Elsevier

L'Encéphale

Volume 40, Issue 3, June 2014, Pages 203-207
L'Encéphale

Mémoire original
La manipulation dans la pratique de l’entretien psychiatriqueManipulation in the exercise of psychiatric interviews

https://doi.org/10.1016/j.encep.2013.04.005Get rights and content

Résumé

Introduction

Le terme de manipulation désigne le fait « d’obtenir de quelqu’un un comportement qu’il n’aurait pas émis spontanément ». Celle-ci ne fait pas intervenir l’intelligence et les fonctions cognitives conscientisées et permet d’augmenter l’efficience du programme thérapeutique.

Méthode

À défaut de données dans la littérature scientifique sur Medline et Web of Science, nous proposons une présentation de quelques notions clés de la théorie de la manipulation et de l’engagement, avec une réflexion sur ses applications dans la pratique quotidienne de la psychiatrie.

Résultats

Nous présentons ici dans un premier temps l’automanipulation, avec l’effet de gel et le processus de rationalisation. Dans un second temps, nous présentons les techniques d’hétéromanipulation, avec la technique d’amorçage (ou pied-dans-la-porte), du leurre, de la porte-au-nez, de l’étiquetage, du toucher et du « mais ce n’est pas tout ».

Discussion et conclusion

Nous proposons quelques réflexions sur la mise en pratique des théories de la manipulation dans la pratique de l’entretien psychiatrique au quotidien. La connaissance de ces théories par le psychiatre nous semble fondamentale dans l’amélioration de l’efficience de sa pratique en termes d’alliance et d’observance thérapeutiques.

Summary

Introduction

The term “manipulation” is defined as “getting someone to behave otherwise than he spontaneously would”. Unlike cognitive therapies, it does not involve cognitive functioning and may increase psychotherapies’ efficiency.

Method

In the absence of data in the scientific literature (Medline and Web of Science), we propose a synthesis of theoretical data from social psychology with a reflection on its applications in the daily practice of psychiatry.

Results

Firstly we present auto-manipulation: the “chilling effect” is the fact that people tend to keep to a decision and to duplicate it, even if it does not work. The commitment of the patient, i.e., the degree to which he/she identifies with his/her act, will be even stronger if the patient's sense of freedom is high. The rationalization process is the ability for individuals to revisit their beliefs after being forced to issue a behavior (that he/she did not adhere to) to justify it a posteriori.

In the second part, we present techniques for hetero-manipulation. Priming is to ask about a low effort to “initiate” the behavior. The lure technique is to hide convenience or invent fictitious benefits of a product, but is not ethical. The labeling technique is to assign an individual to a positive value regardless of his or her behavior, which increases the probability of emission of positive behaviors. The touch technique, whatever the cultural context, encourages a patient to have more confidence in his/her therapist and to make them friendly towards the person involved by creating a positive mood, reduces stress in patients before surgery, and improve the academic performance of students.

Discussion and conclusion

We propose reflections on the application of these concepts in daily practice in the psychiatric interview. These techniques seem fundamental in improving therapeutic alliance and the likelihood of good compliance in our patients, and should be known to all practitioners.

Introduction

Le terme de manipulation désigne le fait « d’obtenir de quelqu’un un comportement qu’il n’aurait pas émis spontanément »[1]. Il s’applique donc aussi bien aux pratiques psychiatriques qu’à la pratique de la médecine en général, mais également dans tous les domaines de la communication et des interactions interindividuelles.

La manipulation est différente de la persuasion (au sens d’une stratégie explicite fondée sur un argumentaire raisonné) : tenter de convaincre le patient expose le thérapeute à une levée de défenses ou à une réactance qui peuvent nuire à l’alliance thérapeutique. Les thérapeutes utilisant la technique de l’entretien motivationnel nomment l’écueil de la tentation de persuader « le réflexe correcteur » [2].

La manipulation, au contraire, pourrait prévenir la confrontation. Il ne s’agit pas du machiavélisme sans empathie décrit dans la personnalité psychopathique ou antisociale.

Quels seraient les avantages potentiels de la manipulation ? La manipulation a été essentiellement étudiée en psychologie sociale dans les années 1970 [1]. Elle ne nécessiterait pas de bonnes fonctions cognitives chez le patient (contrairement aux thérapies cognitives et comportementales par exemple, qui nécessitent de savoir écrire et tenir un agenda, de s’auto-observer, de faire des exercices cognitifs d’exposition, de relaxation, d’avoir une bonne mémoire prospective, etc). Le processus de manipulation serait le plus souvent ignoré du manipulé et parfois du manipulateur, qui pourrait le rationaliser ou l’intégrer à son mode de fonctionnement par renforcement positif. Elle permettrait potentiellement au thérapeute de mieux exercer son art en limitant l’énergie psychique personnelle investie (dont le danger serait l’épuisement voire le syndrome de burn-out) tout en améliorant le sentiment d’écoute du patient.

Nous proposons de résumer ici quelques notions clés de la manipulation et d’évoquer une application dans les entretiens thérapeutiques, quelles que soient les théories de référence du thérapeute. Après une recherche infructueuse dans deux bases, Medline et Web of Science, réalisée pour la dernière fois le 4 décembre 2011 en utilisant le paradigme « psychological manipulation and psychotherapy », aucun des 150 articles obtenus n’aborde ce sujet. Le concept de manipulation paraîtrait donc innovant en pratique psychiatrique, alors qu’il est très connu et étudié en psychologie sociale depuis plusieurs décennies. Nous avons donc choisi de présenter ici quelques concepts clés de la manipulation et de la théorie de l’engagement [1]. Les concepts présentés ci-dessous ne sont pas spécifiques de l’entretien psychiatrique et concernent toute interaction entre deux individus dont l’un cherche à obtenir un comportement que l’autre n’aurait pas émis a priori, comme venir à ses rendez-vous, prendre un traitement, etc.

Le postulat erroné communément répandu serait que nos actes découleraient de nos intentions et a fortiori de nos opinions et de notre personnalité. La manipulation ne concernerait pas simplement le thérapeute. Le patient manipulerait également le thérapeute, et chacun d’eux se manipulerait lui-même, il s’agit alors d’automanipulation. Les principales interactions patient–thérapeute sont représentées sur la Fig. 1.

L’effet de gel, l’engagement et le sentiment de liberté désignent le fait que les individus auraient tendance à maintenir une décision et à la reproduire, même si elle ne donne pas les résultats escomptés, s’ils l’ont prise initialement avec un sentiment de liberté.

Le plus important, dans la manipulation, serait d’insister sur la liberté de choix (le libre-arbitre), car l’engagement du patient (c’est-à-dire le degré auquel il s’identifiera à son acte) serait d’autant plus fort qu’il aura eu le sentiment de le faire en toute liberté. C’est la technique du « mais vous êtes libre de ». La plupart du temps, ce sentiment de liberté est une illusion car nous sommes soumis au fonctionnement de notre organisme, de nos automatismes, de nos contraintes sociales et morales.

Parmi les variables qui renforcent l’engagement, la psychologie sociale retrouve :

  • le fait de décliner son identité oralement ou par écrit préalablement à la décision (comme par exemple lors d’un procès verbal) ;

  • la répétition de l’acte : l’individu serait d’autant plus engagé qu’il a répété un acte (changer de conduite à la septième répétition apparaitrait comme un comportement fantasque, alors que refuser de répéter un comportement la deuxième fois soulignerait le caractère exceptionnel du premier comportement) ;

  • la valeur financière de l’engagement : le patient serait d’autant plus engagé qu’il investirait du temps, de l’énergie et/ou de l’argent dans ses soins ;

  • les récompenses. Paradoxalement, l’engagement serait d’autant plus fort que la récompense est faible : c’est par exemple le système des images ou des bons points chez les enfants. Une récompense forte apparaît comme une obligation puisque l’enfant a le sentiment de ne pas pouvoir refuser. Il s’agit d’une illustration de la théorie de l’engagement, puisqu’une faible récompense associée à un sentiment de liberté plus important conduira à un engagement plus important.

Ainsi, l’engagement pourrait avoir des effets négatifs et conduire au piège abscons, sous-tendu par l’idée qu’on a trop investi pour arrêter si près du but. Le piège abscons est défini en psychologie sociale par les critères suivants :

  • l’individu a décidé de s’engager dans un processus de dépense (en argent, en temps, en énergie) ;

  • l’atteinte du but n’est pas certaine ;

  • l’individu peut avoir l’impression que chaque dépense le rapproche du but ;

  • le processus se poursuit sauf si le patient/client décide activement de l’arrêter ;

  • l’individu n’a pas fixé au départ de limite à ses investissements.

Quelques exemples de pièges abscons : poursuivre une carrière qui vous mine ; rester avec un conjoint maltraitant, persistance d’étudiants dans des cursus universitaires qui ne leur conviennent pas, persistance des conjoints dans une relation insatisfaisante, les jeux d’argent…

Une personne tenue de prononcer un discours en contradiction avec ses opinions modifierait a posteriori ses opinions pour se rapprocher du discours. Ainsi, lorsque nous sommes contraints d’effectuer des actes contraires à nos attentes ou à nos convictions, nous trouverions a posteriori des justifications, amplifications ou minimisations de ces actes pour les rendre plus acceptables. La rationalisation pourrait participer au biais de mémorisation et pourrait conduire à un effet de stabilisation ou de résistance. L’hypothèse cognitive sous-jacente est une réorganisation de la mémoire autour de l’acte : un acte avec fort engagement serait plus facilement accessible au rappel, un acte avec faible engagement serait rangé dans la mémoire épisodique.

Il s’agit de demander un faible effort au sujet pour « amorcer » le piège abscons. Exemple : proposer d’essayer un échantillon gratuit (« prenez le traitement au moins deux semaines et si ça ne vous convient pas on l’arrêtera »), acheter le premier livre d’une série à prix bas, participer à un concours… L’hypothèse cognitive sous-jacente est l’inférence (très développée dans les thérapies cognitives) : ce serait par son comportement et ses actes que l’homme apprendrait ce qu’il ressent dans son monde intérieur. Par exemple, un patient prendrait conscience de la dépression lorsqu’il voit moins ses amis, lorsqu’il a plus de mal à se lever le matin, lorsque sa libido diminue.

Il s’agit d’une technique de vente fréquemment usitée : cacher des inconvénients, inventer des avantages fictifs du produit. Il ne nous semble pas éthique de recommander cette technique dans la pratique de l’entretien psychiatrique.

Il s’agit d’une vieille technique de commerce : proposer un premier prix exorbitant, pour ensuite obtenir l’achat au prix souhaité, très inférieur au prix annoncé. Dans le cadre de la relation thérapeutique, le premier comportement demandé par le thérapeute devrait être le plus coûteux possible (par exemple pour un patient psychotique : se rendre tous les jours à l’hôpital de jour) pour ensuite proposer une alternative (n’y aller qu’une fois par semaine). Pour être optimal, les deux événements devraient faire intervenir le même interlocuteur en face à face, l’intervalle entre les deux événements devrait être le plus court possible (si possible au cours de la même conversation).

Quelle que soit l’attitude du patient en entretien, lui dire qu’il est « une bonne personne », « quelqu’un de bien » augmenterait ses chances d’émettre des actes altruistes et moraux. Cette technique a été particulièrement étudiée dans l’enseignement. La technique d’étiquetage se rapproche de l’« effet Pygmalion » décrit dans l’entretien motivationnel [2] : un patient présenté comme difficile à une équipe aurait un pronostic plus mauvais qu’un patient présenté comme volontaire pour les soins.

Quel que soit le contexte culturel, toucher l’avant-bras ou l’épaule du sujet aurait des effets positifs aussi divers qu’inciter un patient à avoir davantage confiance en son thérapeute et à le trouver plus chaleureux, à créer chez la personne touchée une humeur positive, à réduire le stress des patients avant une intervention chirurgicale, à améliorer les performances scolaires d’un élève.

Illustrée dans la série Columbo, il s’agit de donner des informations importantes sur le pas de la porte, à la fin de l’entretien.

Convaincre, persuader, argumenter, conseiller lorsque le patient ne le demande pas (toujours veiller à ce que le patient demande un conseil avant de le donner, sans quoi au mieux le thérapeute perd son temps, au pire il lève une résistance chez le patient). Argumenter ne serait utile que si le patient est ouvert à recevoir les arguments du médecin. Cela peut paraître une évidence, mais de nombreuses incompréhensions dans l’entretien sont liées au fait que le thérapeute n’a pas évalué les attentes du patient quant à son diagnostic, ses traitements…

Section snippets

Application à la situation précise de l’entretien psychiatrique1

Alors que les techniques de manipulation sont largement usitées par le milieu politique et les mass media, l’enseignement autant que la pratique psychiatrique semblent rarement s’intéresser à ce domaine.

Si nous appliquons ces théories à l’entretien psychiatrique, lorsqu’un psychiatre veut prescrire un traitement à un patient, le psychiatre commencerait par écouter la demande du patient, en formulant une question ouverte. Par exemple : « que pensez-vous des médicaments ? » ou « avez-vous une

Conclusion

Cet article n’est pas exhaustif et souhaite ouvrir la réflexion sur la manipulation en pratique quotidienne, dont beaucoup de praticiens utiliseraient les rouages sans en avoir conscience. Les techniques présentées dans cet article permettraient l’amélioration de la qualité de la relation thérapeutique et de l’observance du patient, ainsi qu’un gain de temps et d’énergie pour le praticien dans l’amélioration de son efficience en pratique quotidienne, quel que soit son domaine d’activité.

Déclaration d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Remerciements

Remerciements à Jean-Benoit Cottin, avocat docteur en droit.

Références (2)

  • J.L. Beauvois et al.

    Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens

    (2002)
  • W.R. Miller et al.

    L’entretien motivationnel : aider la personne à engager le changement

    (1991)

Cited by (2)

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