Corps de l’article

Malgré l’intérêt marqué des théoriciennes et des chercheuses féministes pour les questions liées au corps des femmes et à la corporéité (embodiment), et malgré la volonté de plus en plus généralisée de rendre compte de la complexité et de l’imbrication des systèmes de différenciation et de hiérarchisation sociales qui façonnent, à la fois en sus et en interaction avec le genre, les réalités et les luttes des femmes, l’analyse de l’oppression fondée sur le handicap – ou, plus exactement, sur le capacitisme (ableism) – est encore largement marginale dans les théories et les recherches féministes. De fait, le sujet-femme que présume la vaste majorité des travaux féministes est implicitement un sujet able-bodied, c’est-à-dire jouissant d’un corps dont les formes et les fonctionnalités sont conformes aux critères sociaux de « normalité » (Israelite et Swartz 2004 : 476; Silvers 2009). La riche production des chercheuses et des théoriciennes féministes oeuvrant dans le domaine des études critiques du handicap demeure peu connue en dehors de ce champ. Bien que leur contribution ait commencé à être prise en compte par le courant de pensée majoritaire (mainstream) des études féministes anglophones, force est de constater qu’elle est ignorée au sein des études francophones. Dans l’ensemble, les femmes handicapées, leurs réalités et leurs luttes sont rarement discutées dans les travaux liés aux études féministes (Meekosha 2006; Thomas 2006), y compris dans ceux qui portent sur l’intersectionnalité. De plus, les organisations de femmes handicapées se butent souvent à l’indifférence du mouvement des femmes à l’égard de leurs enjeux (Chouinard 1999; Conejo 2011; Lanoix 2008).

Dans ce contexte, et prenant acte de l’extrême rareté des écrits universitaires féministes en français sur le sujet (Lanoix 2005 et 2008; Moser 2005), mon objectif dans cet article est d’initier un lectorat féministe francophone aux cadres analytiques et aux enjeux politiques pertinents pour l’étude du thème « femmes et handicap ». À cet effet, la première partie de l’article vise à permettre aux lectrices et aux lecteurs de se familiariser avec les principaux fondements théoriques et conceptuels développés pour théoriser le handicap et les (in)capacités dans le domaine des études critiques du handicap, et en particulier par les auteures féministes travaillant dans ce champ. Il s’agit en fait d’une synthèse introductive qui ne prétend pas à l’exhaustivité, mais qui offre au regard les principales pistes d’analyses empruntées. La seconde partie de l’article entend contribuer aux connaissances féministes des enjeux de transformation sociopolitique soulevés par les formes d’oppression spécifiques dont les femmes handicapées sont l’objet, tels que ceux-ci nous sont révélés par les luttes de l’organisation féministe Action des femmes handicapées (Montréal) (AFHM)[1]. Enfin, la conclusion souligne les principales implications de ces réflexions théoriques et de ces luttes pour les recherches et les études féministes, ainsi que pour le mouvement des femmes.

Handicap, (in)capacités, capacitisme : quelques jalons théoriques et conceptuels

Ce sont des définitions biomédicales qui déterminent, dans les sociétés modernes, ce qui constitue l’incapacité ou le handicap, sur la base de discours savants distinguant la santé de la maladie et le normal de l’anormal sur le plan tant physique que cognitif (Grue 2011 : 542). Le modèle biomédical contribue ainsi à construire les problèmes et les difficultés qu’éprouvent les personnes handicapées dans leur vie sociale comme étant la résultante directe de leurs incapacités, c’est-à-dire de leurs limitations fonctionnelles (Meekosha 2002 : 69). Si une personne handicapée n’arrive pas à trouver du travail, à se faire comprendre, à effectuer ses déplacements ou à participer plus largement à la vie en société, c’est le déficit biologique qui sera invoqué pour expliquer sa marginalisation. La solution relèvera alors des traitements et de la technologie (prothèses et autres), des efforts de l’individu pour « surmonter son handicap » et, le cas échéant, de la charité ou de l’assistance publique. Le handicap comme restriction à l’activité sociale se trouve ainsi défini en termes purement biomédicaux. Les féministes devraient toutefois considérer comme éminemment suspecte toute explication de l’exclusion sociale qui s’ancre dans la nature des corps[2] ou qui repose sur des caractéristiques du corps (Wendell 1989 : 109).

Le modèle social du handicap, qui a émergé au cours des années 70, effectue alors une première critique, radicale, du modèle biomédical (Thomas 2006 : 178). Cette critique repose sur une distinction entre la notion d’incapacité, vue comme limitation fonctionnelle relevant de la biologie, et la notion de handicap, comprise comme l’ensemble des situations de désavantage, de discrimination et d’oppression subies par les personnes vivant avec des incapacités (Meekosha 2006 : 163)[3]. Si des processus d’ordre biologique ou des accidents peuvent certes affecter le corps et l’existence d’un certain nombre de personnes et créer des incapacités, c’est, dans ce modèle, la société, et non la biologie, qui produit le handicap. Comment? En façonnant les stéréotypes et les attitudes de ses membres envers les personnes qui vivent avec des incapacités et en établissant des barrières sociales, économiques et environnementales qui fonctionnent comme autant de formes d’oppression et alimentent leur exclusion (Grue 2011 : 534; Sands 2005 : 54). Le modèle social dénaturalise le handicap qui relèvera alors de l’organisation de la société et de la construction sociale plutôt que de la biologie et de l’individu (Lanoix 2008). « Le handicap », écrivait en 1989 la théoricienne féministe du handicap Susan Wendell, « n’est pas un donné biologique » : « comme le genre, il est construit socialement à partir de la réalité biologique[4] » (1989 : 104). Le modèle social a également donné naissance au concept de « handicapisme » (disablism), défini comme « un ensemble de présupposés (conscients ou inconscients) et de pratiques qui conduisent au traitement différentiel ou inégal des personnes sur base d’incapacités existantes ou présumées » (Campbell 2008 : 1). Depuis sa constitution, le modèle social s’est répandu comme cadre analytique principal soutenant les mobilisations des personnes handicapées contre l’oppression et pour la dignité, le respect et la défense de leurs droits.

Dans les débats théoriques subséquents, une des faiblesses du modèle a été toutefois mise en évidence : celle de faire l’impasse sur les incapacités elles-mêmes, et plus largement sur le corps et ses fonctionnalités. En particulier, remarquent d’autres théoriciennes féministes, si le handicap est aux incapacités ce que le genre est au sexe, comme le suggère plus haut Wendell, cette relation est une relation du social au biologique, où le corps lui-même continue à être appréhendé dans une optique naturaliste. Or, des théories féministes ont, de diverses façons, et ce, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des études du handicap, remis en question cette idée d’« état de nature » dans lequel se trouverait le corps en s’intéressant aux manières dont « la culture sature les particularités des corps de significations, ainsi qu’aux conséquences de ces dernières » (Garland-Thomson 2002 : 3). Le féminisme poststructuraliste, en particulier, a remis en question les oppositions binaires à travers lesquelles, suivant un héritage attribué à la pensée cartésienne, nous comprenons le monde. Plutôt que d’accepter comme autant d’évidences les clivages société/nature, normal/anormal ou capacité/incapacité, cette pensée propose de problématiser les dualismes eux-mêmes. Il s’agit ainsi de les analyser, eux et chacune des polarités qui les constituent, comme établissant de façon performative des divisions socialement construites.

Le travail de Garland-Thomson permet de prendre la mesure de ce type de théorisation. Celle-ci avance en effet que, sur la base de discours sociaux qui prennent pour objet le corps, et ce, « de façon similaire à ce que nous comprenons comme les fictions de la « race » et du sexe », un système de différenciation et de hiérarchisation sociale qu’elle nomme l’ability/disability system[5] « produit des sujets » à travers un marquage des corps (Garland-Thomson 2002 : 17), c’est-à-dire en sélectionnant et en désignant certaines formes et fonctionnalités corporelles comme constituants de « la différence » sur le plan des capacités sensorielles, motrices et cognitives. L’argument est ici que c’est la constitution sociale de standards et de normes, à l’intérieur de discours et de pratiques biomédicales, esthétiques, de productivité économique et autres, qui vient créer, à l’intérieur du continuum des variations humaines, la distinction entre le « normal » et l’« anormal » du corps et des fonctionnalités corporelles, entre les capacités et les incapacités. Ainsi, Wendell et d’autres auteures soulignent que les définitions de ce qui est considéré comme capacités corporelles « normales » sont appelées à varier « en fonction de la société dans laquelle les standards de normalité sont générés » (Wendell 1996 : 14).

Il ne s’agit pas ici de nier la matérialité des corps[6]. Le fait demeure que certaines d’entre nous ne peuvent se déplacer en marchant, utiliser leurs cordes vocales, leurs oreilles, leurs yeux ou leur cerveau de la même façon que le font les femmes du groupe majoritaire dit « sans incapacités »; que d’autres peuvent éprouver des souffrances physiques ou être affectées par une très grande fatigue corporelle. Il s’agit plutôt de dire que les sociétés interprètent les corps et leur attribuent des significations en fonction de discours et de normes socialement construites, ce qui entraîne des conséquences pour les personnes qui dévient de la norme tout comme pour celles qui y correspondent (voir en particulier Wendell [1996] et Moser [2005], ainsi que Grue [2011]).

En effet, ce travail de différenciation produit des positions sociales et des rapports de pouvoir qui inscrivent les sujets dans une dynamique d’inclusion-exclusion. L’ability-disability system normalise et favorise certaines formes et fonctionnalités corporelles qui fournissent un « capital culturel » et les « privilèges de la normalité » aux personnes pouvant s’en réclamer (Garland-Thomson 2002 : 6). D’un même mouvement, il dévalue les formes et les fonctionnalités non conformes aux standards qui sont définies dès lors en termes de déficit, d’incapacité et de handicap (2002 : 5). L’établissement de certaines différences corporelles comme étant socialement significatives légitime alors « une distribution inégale des ressources, des statuts et du pouvoir dans un environnement social et architectural biaisé » (Garland-Thomson 2002 : 17) en faveur des personnes dont les corps sont conformes aux standards culturels de normalité : les corps able-bodied – c’est-à-dire répondant à la définition du corps valide ou, traduit plus littéralement, du corps capable (capable de faire ce qui est attendu de lui, capable de satisfaire aux normes).

Le concept de capacitisme (ableism) a ainsi été avancé par plusieurs pour mettre en lumière le fait que l’ensemble de l’organisation sociale est structuré sur la base de la présomption de la possession de corps valides/capables (able-bodiedness), créant et maintenant des barrières sociales et physiques qui construisent comme « Autres », oppriment et marginalisent les personnes aux corps hors normes (Chouinard 1997 : 380-381). En s’appuyant sur le travail de Garland-Thomson, il est possible de théoriser le capacitisme[7] plus largement comme une structure de différenciation et de hiérarchisation sociale fondée sur la normalisation de certaines formes et fonctionnalités corporelles et sur l’exclusion des corps non conformes et des personnes qui les habitent. Le capacitisme « fait système » au sens où il infuse et structure tous les aspects de la vie en société  (subjectivités et identités, relations sociales et arrangements sociaux, institutions, représentations et environnements), et ce, dans toutes les sphères de la vie sociale.

Au-delà de ces bases, largement partagées, les perspectives théoriques développées dans les études féministes du handicap et des incapacités se complexifient. Les avancées récentes empruntent différentes avenues qu’il vaut la peine d’indiquer. Certaines cherchent à étendre aux théorisations du handicap les travaux de Judith Butler sur la performativité ainsi que ses réflexions sur ce qui définit les vies qui valent la peine d’être vécues et les corps qui valent d’être protégés, sauvés ou pleurés (grieved) (voir Samuels [2011], pour un aperçu critique de ces travaux). D’autres mettent à profit la pensée de Foucault pour examiner « le réseau complexe de techniques institutionnalisées de normalisation » (Carlson 2001; Hall 2002 : vii) qui produisent et maintiennent la supériorité des corps valides. Ainsi, Tremain (2006) met en lumière le rôle des technologies reproductives et prénatales dans la normalisation des (in)capacités in utero, via le gouvernement des corps maternels. D’autres encore s’inspirent des théories de la diversité sexuelle (queer) pour explorer les implications des politiques d’invisibilité (passing) et de visibilité (coming-out) des incapacités (Samuels 2003), ainsi que pour remettre en question l’érotophobie culturelle envers les corps définis comme biologiquement différents/anormaux et analyser les possibilités qu’offre, dans ce contexte, une reconceptualisation radicale des sexualités (Wilkerson 2011).

Des pages qui précèdent, on comprend donc que les théoriciennes féministes oeuvrant dans le domaine des études critiques du handicap en appellent, de différentes façons, à la reconnaissance de l’oppression sur la base du « handicap » ou des « (in)capacités » et à l’inclusion du capacitisme (ou de son équivalent théorique), au rang des grands systèmes de différence et de hiérarchisation essentiels à l’analyse du genre et des réalités des femmes, au même titre que la race/l’ethnicité, la classe sociale et l’orientation sexuelle (Israelite et Swartz 2004 : 477). Elles en appellent également, joignant leur voix à celle des militantes des organismes de défense des femmes handicapées, à l’inclusion pleine et entière de ces femmes, de leurs réalités, enjeux et analyses au sein des études, des recherches et des mouvements féministes. Les luttes des groupes de femmes handicapées – ici celles de l’organisation féministe québécoise AFHM (Montréal) – offrent l’occasion d’explorer un univers encore largement ignoré des féministes jouissant des privilèges de la normalité corporelle.

Citoyennes à part entière! Des femmes handicapées luttent

Aux prises avec le sexisme dans le mouvement de défense des personnes handicapées et avec l’insensibilité aux enjeux liés au capacitisme dans le mouvement des femmes, les femmes handicapées[8] créent leurs propres organisations à partir du début des années 80, et ce dans de nombreux pays (Meekosha 2002 : 72). Au Canada, le DisAbled Women’s Network[9] (DAWN), est fondé en 1985. Au Québec, l’organisation AFMH est créée en mai 1986 par une des fondatrices du DAWN, Maria Barile, et quatre autres femmes handicapées (AFHM, voir page web « Historique »). Après plus de 25 ans d’activité, AFHM se donne toujours pour objectifs de rassembler, de défendre et de promouvoir les intérêts des femmes handicapées, plus particulièrement de « lutter contre toutes les formes de violence, de discrimination, de marginalisation ou d’exclusion » à leur endroit. Son énoncé de mission est aujourd’hui de « travailler solidairement et en collaboration avec d’autres groupes à favoriser l’autonomie des femmes handicapées et leur participation libre et entière à la vie sociale, culturelle, politique et économique, et ce, dans une perspective féministe intersectionnelle et d’autodétermination » (AFHM, voir page web « Mission et objectifs »).

Le « problème du handicap », on l’a vu, est défini depuis l’élaboration du modèle social comme un phénomène social d’exclusion aux fondements illégitimes. L’idéal normatif de la citoyenneté a été, dans ce contexte, largement repris par les mouvements de personnes handicapées comme horizon et comme discours politique permettant d’articuler leurs revendications, déclinées dans le registre des droits et sous le mode de l’inclusion (Beckett 2006 : 97). Tout comme plusieurs autres organisations de femmes handicapées (Conejo 2011 : 605), AFHM a également fait sien le langage de la citoyenneté, plaçant ainsi la défense des droits, mais surtout la pleine participation des femmes handicapées à toutes les sphères de la société, au centre de ses discours et de ses actions : « Quand on parle de la défense des droits pour Action des femmes handicapées (Montréal), c'est que chaque femme handicapée puisse jouer son rôle de citoyenne à part entière » (entretien du 5 juillet 2010). Cependant, bien des conditions doivent être réunies pour réaliser la promesse que fait miroiter l’idéal de la pleine citoyenneté. C’est à travers des luttes pour l’accessibilité et des luttes sur des enjeux où l’oppression de genre s’entremêle à celle du handicap, voire à d’autres oppressions, que les militantes de l’AFHM se mobilisent et interpellent l’ensemble de la société.

Des luttes pour l’accessibilité

On ne peut dissocier la demande d’une pleine participation des femmes handicapées à la vie sociale, culturelle, politique et économique de la question de l’accessibilité. Les revendications d’« accessibilité universelle » développées à l’intérieur des mouvements de personnes handicapées mettent en lumière des formes d’oppression propres au handicap qui limitent l’engagement social des personnes vivant avec des incapacités « socialement significatives ». Ces revendications insistent également sur la nécessité et les moyens d’y apporter remède. L’accessibilité universelle, expliquent les militantes de l’AFHM, est une notion à quatre volets.

Le volet attitudinal de l’accessibilité exige l’élimination des attitudes de dépréciation et d’irrespect, voire de mépris qui, toutes, atteignent à la dignité de la personne humaine. Pour les représentantes de l’AFHM, cela signifie « qu’on soit respectées, qu’on ne nous regarde pas de manière condescendante, qu’on ne nous considère pas comme moins que rien, comme si on n’était pas capables, moins intelligentes » (entretien du 5 juillet 2010). Les femmes vivant avec des incapacités ont pourtant droit aux mêmes égards que les personnes sans incapacités. L’« oubli du respect normalement dû » (Taylor 1997 : 42, cité dans Fraser 2005 : 17) signale la non-reconnaissance d’un statut égal de l’autre, comme personne et comme être humain. Il inflige des blessures personnelles en même temps qu’il fait acte d’exclusion, et « çà, c’est de la violence pour nous », disent les représentantes de l’AFHM, « c’est une forme de violence » (entretien du 5 juillet 2010).

La réalisation de l’accessibilité universelle demande également la suppression des barrières physiques dont l’existence traduit le fait que l’aménagement de la plupart des espaces est conçu en présumant d’un usage par des personnes dont le corps correspond aux standards de normalité corporelle. C’est le volet dit architectural de l’accessibilité. La présence, par exemple, de marches ou d’escaliers, de portes trop étroites pour un fauteuil ou un triporteur ou encore difficiles à ouvrir est en elle-même « handicapante », c’est-à-dire facteur d’oppression et d’exclusion. Il est ainsi crucial, pour la pleine participation à la société des femmes ayant des limitations fonctionnelles, de rendre les espaces physiquement accessibles en toute sécurité, et ce, d’une façon qui ne porte pas atteinte à la dignité humaine : « c’est d’avoir des portes universelles où tout le monde entre par la même porte, c’est ça que ça veut dire universel, pas une porte dans le garage ou le sous-sol, dans les cuisines […] ou dans les ordures, parce que souvent on rentre comme ça » (entretien du 5 juillet 2010).

L’accessibilité revêt également un volet communicationnel qui implique le développement et la diffusion de pratiques de communication dans le but de rendre l’information usuelle et spécialisée accessible à des personnes ayant divers types de limitations. Pour les femmes malvoyantes et non voyantes : la publication de documents en gros format ou en braille ou encore la production de documents en formats pouvant être lus par les nouvelles technologies de reconnaissance de caractères. Traduction de documents visuels et écrits[10] en langue des signes pour les femmes sourdes; utilisation d’un langage simplifié ou de pictogrammes pour les femmes en situation de handicap intellectuel : l’atteinte de la pleine citoyenneté, c’est aussi « que tous les citoyens puissent lire et avoir accès à la même information » (entretien du 5 juillet 2010).

Le quatrième volet des revendications d’accessibilité est celui de l’existence de services de base répondant aux besoins des personnes handicapées : logement adapté, services d’aide à domicile et de soins personnels, transport, etc. Non seulement ces services sont vus comme nécessaires, mais « la citoyenneté ne peut pas s’exercer sans ces préalables » (entretien du 5 juillet 2010). L’accessibilité aux transports publics occupe ici une place toute particulière en ce que la mobilité – le fait de pouvoir se rendre sur les lieux des activités – est essentielle à la participation politique, économique et sociale. Or, le transport public est souvent inexistant en dehors des moyens et grands centres urbains. Par ailleurs, les autobus ne sont pas tous équipés de rampes d’accès et, quand ils le sont, celles-ci sont fréquemment défectueuses. Et sait-on que seules 8 des 68 stations du métro de Montréal sont actuellement accessibles[11], et qu’au rythme actuel celui-ci ne le sera pleinement… qu’en 2085 (Ouatik 2011)? Quant au transport dit adapté, il se caractérise par des temps d’attente imprévisibles (en avance ou en retard) et des durées de transport allongées, le tout difficilement compatible avec les exigences des milieux de travail, de la poursuite d’études postsecondaires, de l’engagement politique, ou même de la nécessité d’aller reconduire ou chercher les enfants à la garderie. Le transport est ainsi un des enjeux clés : « Si [la femme handicapée] n’a pas un accès au transport adéquat, ça a un impact sur sa participation citoyenne », ainsi que sur sa situation financière, sa santé, la maternité (entretien du 5 juillet 2010).

Parler des enjeux d’accessibilité universelle comme réponse à des formes d’oppression propres à la situation de handicap semble présumer de leur neutralité par rapport au genre. Cependant, certaines données, en particulier en ce qui a trait aux services de base comme l’aide technique et les services à domicile (CSF 2011) et, comme on le verra plus loin, au transport, indiquent que ce n’est pas le cas. Des inégalités entre les sexes pourraient également être à l’oeuvre dans l’attribution des logements et des services adaptés (Sands 2005 : 54), ainsi que dans l’accès aux nouvelles technologies de communication.

Des luttes à l’intersection du genre et du capacitisme

Les priorités d’action de l’AFHM mettent en lumière d’autres enjeux de luttes où s’entremêlent très clairement, de manière intersectionnelle, l’oppression organisée par le capacitisme et l’oppression structurée par le genre, voire par d’autres modes de différenciation et de hiérarchisation sociale. Le droit à la maternité, à la sexualité et à la santé sexuelle et reproductive des femmes handicapées ainsi que le droit à l’emploi et à une vie exempte de violence sont ici centraux.

Dans un passé pas si lointain, les filles et les femmes vivant avec des incapacités étaient l’objet d’une stérilisation forcée au Royaume-Uni, en Australie[12] et au Canada (Meekosha 2006 : 171). Aujourd’hui, le déni du droit à la maternité des femmes handicapées perdure encore dans les attitudes des autorités médicales, des familles et des institutions. Le construit social, c’est : « Tu ne vas pas te marier, tu ne vas pas avoir d’enfants » (entretien du 5 juillet 2010). Les militantes de l’AFHM rapportent que l’annonce de la grossesse d’une femme handicapée est souvent l’objet de la désapprobation des proches. Cette attitude se répercuterait également chez certains professionnels et professionnelles de la santé. L’accès à l’adoption et aux nouvelles technologies de reproduction serait aussi refusé aux femmes handicapées, les organisations responsables invoquant comme motifs les limitations fonctionnelles de ces femmes ou encore l’insuffisance de revenus entraînée par leurs difficultés d’accès au marché du travail (entretien du 20 décembre 2012). Ces situations contribuent à alimenter la peur, en cas de séparation ou de divorce, de perdre la garde des enfants au profit du père si celui-ci est valide et mieux nanti (entretien du 5 juillet 2010).

Les écrits universitaires soulignent le caractère répandu des pratiques qui consistent à décourager les femmes vivant avec des incapacités d’avoir des enfants (Sands 2005 : 54). Pour Lloyd (2001), ce déni du droit des femmes handicapées à un véritable choix au regard de la maternité s’ancre pour une très large part dans une vision du rôle maternel où celui-ci est défini par la capacité d’accomplir, seule, certaines tâches domestiques et de soins. Pourtant, ces tâches « pourraient être accomplies d’autres façons, souvent avec des accommodements mineurs » par la mère, ou encore par d’autres personnes, y compris des aides à domicile (Wendell 1996 : 39). Ainsi, une représentante de l’AFHM mentionne que des mesures de soutien au rôle parental, par exemple « quelqu’un qui aide physiquement la mère à jouer son rôle », sont incluses dans le panier de services à domicile pour les personnes handicapées en Ontario, mais pas au Québec (entretien du 20 décembre 2012). D’autres enjeux associés à la maternité demeurent le manque d’accessibilité universelle des garderies et des écoles, ainsi que des restrictions quant au nombre d’enfants pouvant voyager avec leur mère dans les services de transport adapté (AFHQ et AFHM 2011 : 29), ce dernier point touchant plus particulièrement les femmes handicapées immigrantes et des communautés culturelles[13] (entretiens du 5 juillet 2010 et du 20 décembre 2012).

La sexualité et l’agentivité sexuelle demeurent l’impensé et l’impensable des discours dominants sur les femmes handicapées, qui sont le plus souvent vues comme des êtres asexués (Shildrick 2007; Wilkerson 2011) :

Quand tu parles de la sexualité, d’emblée on considère que tu es asexuée, donc […] même si tu es une femme, tu es une personne handicapée. On n’est pas des femmes […], on est des « personnes », c’est comme si en bas [le bas-ventre] il n’y avait rien, comme un nuage asexué, un nuage, c’est comme ça que je l’imagine.

entretien du 20 décembre 2012

Alors que des normes étroites de beauté corporelle oppriment déjà les femmes sans incapacités, leur confrontation avec un corps hors normes envoie un message encore plus puissant aux femmes handicapées qui proclame l’impossibilité pour elles d’être désirables et, par voie de conséquence, d’être sujets de désir et de plaisir (Israelite et Swartz 2004 : 473; entretien du 20 décembre 2012). Bien que la sexualité des femmes handicapées soit « un tabou », une recherche menée par l’AFHM montre « que 41,4 % des [315] répondantes sont actives sexuellement, seules ou en couple » et que « 71,8 % des participantes trouvent que cela est important d’avoir du plaisir sexuel » (AFHM 2012b : 48-49). Selon Wilkerson (2011), l’autonomie sexuelle devrait être vue comme un droit fondamental de la personne et son déni joue un rôle clé dans l’oppression des femmes handicapées. Découlent également de ce déni l’absence d’éducation sexuelle appropriée aux situations diverses des femmes handicapées ainsi que le peu de reconnaissance de leurs besoins en matière de contraception ainsi que de santé sexuelle et reproductive.

Sur ce dernier thème, un des principaux dossiers pilotés par l’organisation AHFM depuis une décennie est celui de l’accès des femmes handicapées aux programmes de dépistage du cancer du sein et du cancer cervical. Une recherche menée en 2003 par Barile pour L’AFHM montrait en effet que, si tous les centres montréalais désignés par le Programme québécois de dépistage du cancer du sein étaient physiquement accessibles à l’entrée, l’accessibilité était souvent déficiente en ce qui a trait à la signalisation, aux salles d’attente et de déshabillage, aux communications, à l’attitude du personnel et… aux appareils de mammographie eux-mêmes (Barile 2004 : 37-38). Les recommandations du rapport auraient donné lieu à des améliorations, mais la majorité des centres de dépistage et les cliniques gynécologiques seraient toujours difficilement accessibles pour une majorité de femmes handicapées (AFHM 2012b : 45), les privant ainsi de services (mammographies, tests PAP et autres) ayant une incidence potentielle importante sur leur santé. L’AFHM dénonce régulièrement ces inégalités d’accès des femmes handicapées à des services de santé offerts pourtant à toutes les autres Québécoises (AFHQ et AFHM 2011 : 27).

La poursuite de la pleine citoyenneté pour les femmes handicapées passe également, de manière prioritaire, par leur participation pleine et entière au marché de l’emploi. Toutefois, celles-ci, souligne l’AFHM, font face « à une double discrimination et souvent à une discrimination intersectionnelle » où « les femmes handicapées immigrantes ou racisées […] se retrouvent exponentiellement exclues » (AFHM 2012a : 7). Les statistiques officielles tiennent rarement compte de ces réalités complexes. On y apprend tout de même que le taux de participation au marché du travail des femmes handicapées est moindre que celui des hommes handicapés, et largement inférieur à ceux, eux-mêmes inégaux, des femmes et des hommes sans incapacités (CSF 2011 : 29). Par conséquent, un grand nombre de femmes handicapées se retrouvent en situation de pauvreté (CSF 2011 : 34). Alors que le Conseil du statut de la femme suggère — dans le droit-fil du modèle médical — que c’est largement « leur état » qui empêche les femmes avec incapacités d’exercer un emploi[14] (CSF 2011 : 32), l’analyse que fait l’AFHM des obstacles rencontrés sur le marché du travail est tout autre. Aux difficultés associées à une structure du marché du travail encore patriarcale et raciste s’ajoutent en effet les barrières systémiques liées au manque d’accessibilité. Ainsi, la recherche réalisée par l’AFHM (2012b) met en évidence les aspects suivants parmi les principaux obstacles rencontrés par les participantes dans leur recherche d’emploi : l’inaccessibilité (architecturale et communicationnelle) des lieux de travail, des problèmes liés au transport, l’attitude des responsables des entretiens d’emploi et le manque d’adaptations lors de ces entretiens. Autre obstacle majeur : la discrimination. Ainsi, 14 à 18 % des répondantes rapportent l’avoir ressentie. L’organisation dénonce cette situation et demande « un investissement social et financier pour assurer l’accessibilité universelle » ainsi que la reconnaissance d’un véritable droit à l’emploi pour les femmes handicapées (AFHQ et AFHM 2011 : 39).

La violence qui est faite aux femmes handicapées préoccupe au premier degré l’AFHM. Formes patriarcales d’oppression des femmes, les violences conjugales et sexuelles sont en effet intensifiées par leur articulation à l’infériorisation basée sur les incapacités. Ainsi, l’organisation cite l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) selon lequel les femmes handicapées subissent de la violence conjugale dans une proportion de 50 à 90 % plus élevée que les femmes sans incapacités (OPHQ 2010 : 9); ces violences prennent des formes plus graves et se répètent sur de plus longues périodes. Les femmes handicapées subissent aussi des formes spécifiques de violence, « en lien avec leurs incapacités, tel[le]s que la négligence et la maltraitance » (OPHQ 2010 : 10-11). De plus, rapportent les organisations AFHM et AFHQ, parfois « l’agresseur nous enlève nos aides techniques (fauteuil roulant, prothèses auditives, etc.) pour nous rendre complètement vulnérables, isolées et totalement à sa merci » (AFHQ et AFHM 2011 : 19).

Paradoxalement, l’idée que les femmes handicapées seraient des êtres asexués ne les protège pas contre les agressions sexuelles. De fait, elles sont plus susceptibles de subir des violences sexuelles que les femmes non handicapées et ce, dans des proportions qui vont d’une fois et demie à quatre ou même dix fois plus que les femmes sans incapacités (Elman 2005 : 3)[15]. Les femmes handicapées sont ainsi plus exposées à des violences non seulement dans la famille, mais aussi de la part du personnel des services à domicile, du transport adapté et des établissements qui sont censés les accueillir et les protéger (AFHQ et AFHM 2011 : 20; CSF 2011 : 55).

L’AFHM dénonce cette violence et déplore qu’elle soit aujourd’hui encore largement invisible aux yeux des gouvernements et des fournisseurs de services en matière de santé et de services sociaux. Le manque criant d’accessibilité aux maisons d’hébergement (OPHQ 2010) et des autres services féministes apparaît également comme un crève-coeur aux yeux des militantes (entretien du 20/12/2012; Barile 2002). Pour l’AFHM, cela reflète une violence sociétale plus large, celle que l’on fait « en rendant impossible aux femmes handicapées un accès égal aux ressources disponibles aux autres femmes, en affirmant que cela coûterait trop cher d’adapter les ressources » et « en refusant les ressources financières et matérielles [nécessaires] pour répondre aux besoins individuels et collectifs » des femmes handicapées (AFHQ et AFHM 2011 : 21, 20)[16].

Le handicap : un enjeu féministe

« Disability is a feminist issue » : le handicap est un enjeu féministe, écrivent Meekosha et Dowse (1997 : 50). Pourquoi cela? Parce que de 11 à 16 % de la population féminine vit aujourd’hui avec des incapacités (CSF 2011 : 10; Camirand et autres 2001 : 78) et que les frontières de cette catégorie sont fluides, poreuses. Comme le souligne en effet Garland-Thomson (2002 : 5) « le handicap est une catégorie identitaire dans laquelle nous pouvons entrer à tout moment, et dans laquelle nous nous retrouverons toutes si nous vivons assez longtemps ». Bref, il est important pour les féministes de réaliser que les femmes handicapées ne sont pas « les Autres », mais « Nous  ».

Les théorisations féministes en études critiques du handicap offrent des outils conceptuels pour aborder cette question. Handicaps et (in)capacités y perdent leur statut d’évidences, leur apparence de « donné de nature » pour se transformer en notions participant d’une structure fondamentale d’oppression fondée sur une normalisation des corps. Mieux documenter et analyser les réalités vécues par les femmes situées à l’intersection du genre et du capacitisme, ainsi que la façon dont ces réalités sont modulées par d’autres rapports de pouvoir, constitue l’invitation et le défi lancés aux majoritaires (les féministes sans incapacités socialement significatives) dans le domaine des recherches et des études féministes.

Le handicap est aussi un enjeu féministe en ce qu’à la fois les théoriciennes féministes du handicap et les militantes des organisations de femmes handicapées adressent au féminisme des majoritaires des revendications d’inclusion[17] au nom de femmes qui ont été jusqu’ici exclues du projet intellectuel et politique du féminisme. Dans cette perspective, l’AFHM effectue depuis 2006 un important travail de représentation auprès de plusieurs organisations du mouvement féministe québécois (Masson 2012). Cette stratégie vise la reconnaissance véritable et effective par les milieux militants de l’existence des femmes handicapées et des réalités qui leur sont propres, ainsi que du caractère non seulement « genré », mais intersectionnel des oppressions qu’elles subissent. Si le soutien des autres féministes au travail de défense des droits réalisé par les organisations de femmes handicapées est d’abord recherché, l’objectif à long terme de cette stratégie est ultimement le partage et l’incorporation, dans les plateformes politiques du mouvement féministe, des enjeux, des analyses et des revendications élaborées par les féministes handicapées et dont j’ai offert plus haut un aperçu. L’accessibilité est une composante cruciale de ces enjeux. En effet, l’AFHM exhorte les autres groupes de femmes à prendre conscience de la façon dont le capacitisme influe sur la participation même des femmes handicapées au mouvement féministe. Se référant aux quatre volets de l’accessibilité universelle, ses militantes demandent donc que les groupes de femmes québécois mettent en place les conditions nécessaires pour que les femmes handicapées puissent poursuivre une politique de présence et une politique des intérêts[18] en leur sein, en s’assurant qu’elles pourront avoir plein accès à leurs réunions, activités et communications, ainsi qu’aux événements que ces groupes organisent (entretiens du 5 juillet 2010 et du 20 décembre 2012).

Prises ensemble, les interventions des théoriciennes féministes du handicap et des militantes des organisations de femmes handicapées signalent au féminisme qu’il est lui-même traversé par les rapports de pouvoir liés au capacitisme, et qu’il appartient aux majoritaires de travailler avec les « minorisées » (ici : les femmes et féministes handicapées) pour faire disparaître ces exclusions. À l’heure où la popularité croissante des approches intersectionnelles appelle à une construction de cadres d’analyses et de solidarités féministes qui tienne compte des différences et des identités multiples des femmes, l’inclusion de la question « femmes et handicap » apparaît tout à fait cohérente avec le projet du féminisme : celui de développer des discours et des pratiques permettant de mettre fin aux oppressions « à l’endroit de TOUTES les femmes » (AFHQ et AFHM 2011 : 33; en majuscules dans l’original).