Elsevier

Sociologie du Travail

Volume 44, Issue 2, April–June 2002, Pages 233-253
Sociologie du Travail

Formes et pratiques du clandestin : joueurs de poker et tripots dans une grande ville de provinceForms and practices of illegal betting: Poker players and gambling joints in a French city

https://doi.org/10.1016/S0038-0296(02)01213-XGet rights and content

Résumé

Cette étude s'inscrit dans la problématique d'Howard Becker avec pour question centrale : « comment devient-on joueur ? » Elle vise à analyser les mécanismes de définition des identités des joueurs au sein d'un groupe de joueurs et à faire ressortir la nature collective des interactions. À l'issue d'une étude de terrain, elle dévoile les ressorts du secret nécessaire aux jeux clandestins et esquisse une discussion des interprétations d'Erving Goffman. Concepteur d'une visualisation des interactions humaines selon une perspective scénique, le dramaturge considère l'interaction principalement en termes d'instantanéité : l'interaction présente, ici et maintenant. Bien que l'analyse de l'expressivité offre un excellent angle d'approche du caractère rituel des interactions, nous démontrons que l'étude des interactions ne peut faire l'impasse des relations passées et futures entre les participants et requiert de ce fait une analyse longitudinale.

Abstract

In line with Howard Becker’s central question “How does someone become a gambler?”, this analysis focuses on how a gambler’s identity is defined inside a group of gamblers. Participant observations in a city outside the greater Paris area bring to light the collective nature of such interactions. They also shed light on the necessity of secrecy in illegal betting and serve as the basis for discussing Erving Goffman’s interpretations. By visualizing human interactions in terms of scenery, playwrights view interaction mainly in instantaneous terms: interaction here and now. Although analyzing expressiveness provides an excellent approach to interactions as a ritual, any study of interaction should not overlook past and future relations between participants. This calls for a long-term analysis.

Introduction

À la croisée de l’escroquerie et du théâtre, le joueur évoque le personnage de l’acteur : habileté sans égal, intelligence, vivacité, image de manipulateur séducteur, d’artiste jamais pris. Évoluant souvent dans la bonne société, le joueur et le tricheur se confondent. Le joueur apparaît au cinéma sous les visages de Paul Newman et Robert Redford, héros de L’Arnaque. En effet, l’attraction pour les jeux ne cesse d’inspirer les réalisateurs : Le roman d’un tricheur (1934), Passion fatale (1949), Casanova (1954), la Baie des Anges (1963), Cinq cartes à abattre (1968), Le flambeur (1974), et plus récemment Casino (1995), Maverick (1996) et Les joueurs (1998).

Les travaux des historiens sur les variations des types de joueurs selon les sociétés1 montrent que parler du milieu du jeu est trompeur. Il y a plutôt les mondes du jeu renvoyant à des niveaux différents de la réalité : le jeu correspond à des pratiques culturelles et sociales, c’est aussi un mode de vie et une source de revenus. Les descriptions romanesques offrent également des lectures des jeux illicites2, permettant, entre autres, de sentir l’atmosphère du milieu : l’activité est nocturne, les joueurs jouent le soir sinon la nuit, les femmes y sont minoritaires, le jeu ne se réduit pas à une griserie du « je tente ma chance »3. Néanmoins, les analyses demeurent impressionnistes et fascinent par le mystère qui entoure le jeu : monde du secret, de la ruse, de la tromperie et de la séduction. Les liens entre histoire et sociologie sont délicats, souligne Jean-Michel Berthelot (Berthelot, 1998). En particulier, les travaux historiques, et plus encore les romans, transmettent des visions individualistes, voire romantiques, des jeux clandestins et du monde des joueurs. Historiens et romanciers laissent trop souvent de côté les phénomènes d’interaction par l’intermédiaire desquels des joueurs s’engagent dans des pratiques illicites. Cette perspective est celle des travaux classiques d’Erving Goffman (Goffman, 1975) et d’Howard Becker (Becker, 1985). Dans son célèbre article Comment devient-on fumeur de marijuana ?, H. Becker propose un modèle séquentiel de la construction et de l’émergence du fumeur. Pour lui, le fumeur de marijuana parcourt des étapes : (i) la phase de la transgression de la norme, (ii) le passage à l’acte déviant, (iii) l’étape de la désignation publique et enfin (iv) l’adhésion à un groupe déviant organisé.

Cette étude s’inscrit dans la problématique d’H. Becker avec pour question centrale : « comment devient-on joueur ? ». Cette approche n’a pas pour but de se substituer à l’histoire sociale du jeu et des joueurs mais de restituer l’autonomie du regard ethnographique, voire sociologique. Elle vise à analyser les mécanismes de définition des identités des joueurs au sein d’un groupe de joueurs : tricheur, pigeon, jobard, etc., et à faire ressortir la nature collective des interactions sur la base d’observations participantes menées dans une grande ville de province4. À l’issue d’une présentation du terrain étudié, elle s’efforce à la lumière des analyses de Georg Simmel (Simmel, 2000), de mettre au jour les ressorts du secret nécessaires aux jeux clandestins, elle esquisse enfin une discussion des interprétations d’E. Goffman Goffman, 1973, Goffman, 1974, Goffman, 1975 et plus particulièrement de son analyse des aspects de l’adaptation à l’échec (Goffman, 1989)5. Concepteur d'une visualisation des interactions humaines selon une perspective scénique, le dramaturge considère l’interaction principalement en termes d'instantanéité : l’interaction présente, ici et maintenant, pour interpréter le milieu des joueurs et les jeux d’identité. Bien que l’analyse de l’expressivité offre un excellent angle d’analyse du caractère rituel des interactions, nous démontrerons que l’analyse des interactions peut difficilement faire l’impasse des relations passées et futures entre les participants et ne peut donc faire l’impasse d’une observation longitudinale.

Section snippets

Le milieu secret du jeu de poker

L’enquête s’est déroulée dans un club de bridge, constitué en association. Les membres du club s’y réunissent pour jouer au bridge, au yam et à la belote6

Les jeux secrets du milieu

Le poker n’est pas simplement un milieu, une société secrète. Cette activité clandestine nécessite pour exister et pour survivre de manipuler et de jouer avec des secrets. Ces jeux secrets du milieu se déploient pour répondre à une caractéristique fondamentale du poker illicite : l’ambiguïté. Le poker clandestin ignore la transparence par suite de la présence de professionnels à l’affût de gros gains ou bien par suite de la passion des joueurs à vouloir être plus malins que les autres. Des

Conclusion

Ainsi, les visions individualistes et romantiques des jeux clandestins et du monde des joueurs paraissent erronées à bien des égards. Si les mondes du jeu renvoient à des niveaux de la réalité différente, les joueurs ne se ressemblent pas non plus. Les ressorts du secret rendent envisageables et possibles l’activité clandestine. Le secret devient une forme de l’action commune (Simmel, 2000), l’élément régulateur de la vie du groupe. Il « signe » l’entrée en déviance des joueurs et leur position

Références (22)

  • H Becker

    Outsiders, études sociologiques de la déviance

    (1985)
  • J.M Berthelot

    Histoire et sociologie : une affaire de discipline

    Recherches sociologiques

    (1998)
  • R Caillois

    Les jeux et les hommes

    (1977)
  • Casanova

    Mémoires

    (1960)
  • P Delannoy et al.

    La triche et les tricheurs

    (1981)
  • F Dostoïevski

    Le joueur

    (1936)
  • S Freud

    Dostoïevski et le parricide

  • C Garraud

    Encyclopédie des jeux de cartes

    (1998)
  • A Goudar

    Histoire des Grecs ou de ceux qui corrigent la fortune

    (1757)
  • E Goffman

    La mise en scène de la vie quotidienne

    (1973)
  • E Goffman

    Les rites d’interactions

    (1974)
  • Cited by (0)

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