Le « jeu non sérieux », une activité improductive ? The not serious gaming, an unproductive activity ?

Julian Alvarez ,
Aurélien Libessart 
et Sylvain Haudegond 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.1593

Cet article s’inscrit dans la lignée des travaux de Gilles Brougère et vise à étudier le rapport du jeu au sérieux. Sérieux est entendu au sens « utilitaire » comme le propose notamment Étienne Armand Amato. Plus précisément nous cherchons à étudier la potentielle productivité du jeu, sérieux ou non, dont pourrait bénéficier le joueur. Cette étude s’effectue sous la forme d’une analyse théorique, prenant pour cadre des approches issues notamment des disciplines de l’informatique, de la psychologie, des sciences de l’éducation et des sciences de l’information et de la communication.

This paper is related to the works of Gilles Brougère and aims to study the rapport between play and serious. “Serious” is related to utilitarian aspects as Etienne Armand Amato proposes to do. More precisely, we try to study the potential of the productivity associated to play activities (serious or not) for the player. At the end, we propose a model. The census is carried out form a counter factual analysis, taking to framework from theoretical approaches including computer disciplines, psychology, Educational sciences and Information and Communication sciences.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Un Serious Game se définit comme : un jeu dont l’objectif premier est autre que du pur divertissement (Michael et Chen, 2005). Pour Gilles Brougère L’intérêt de l’émergence de cette catégorie hétéroclite du serious game est de permettre d’affiner la question du jeu. Elle ne conduit pas à opposer un « jeu ludique » (expression dont on reconnaîtra très vite l’absurdité) à un jeu sérieux, mais plutôt de saisir l’intérêt de la question même du rapport du jeu au sérieux. (Brougère, 2012, 128-129). En partant de cette citation, nous proposons d’explorer dans le cadre de cet article le rapport que le jeu entretient avec le sérieux. Pour Brougère « sérieux » renvoie à l’idée que le jeu peut avoir une valeur éducative. Le chercheur Étienne Armand Amato propose, quant à lui, une vision plus large de « sérieux » via la notion de « jeu vidéo utilitaire » où « utilitaire » s’entend au sens de « productif ». C’est à dire : dont la conception vise à opérer une transformation chez leurs destinataires allant dans le sens d’une amélioration des compétences (entraînement), de l’adaptation au milieu (traitement des phobies), de la compréhension d’un phénomène (éducation) ou d’une plus grande adhésion au message véhiculé (promotion, publicité, jeux vidéo idéologiques, dits aussi political games.) [Amato, 2007]. Le vocable « productif » renvoie pour Amato aux termes « transformation », « amélioration des compétences », « l’adaptation au milieu », « la compréhension d’un phénomène », pour le compte des destinataires. Il s’agit sans doute là d’une liste non exhaustive comme peut le présupposer le système ESAR que nous aborderons par exemple. Nous préciserons également qui sont ces « destinataires ». Mais, avant cela, il convient de préciser que le vocable « productif » nous renvoie également à l’approche de Roger Caillois pour qui l’un des six critères définissant l’activité de jeu est : 4° - improductive : ne créant ni bien, ni richesse, ni élément nouveau d’aucune sorte ; et, sauf déplacement de propriété au sein du cercle des joueurs, aboutissant à une situation identique à celle du début de la partie. (Caillois, 1958, 43). Cette opposition dans la notion de « productivité » nous interpelle. S’agit-il de dire que le jeu, est une activité improductive contrairement à celle du jeu sérieux ? Est-ce de ce fait un critère différenciant ? Le doute s’installe si l’on se réfère aux écrits de Brougère qui nous invite à interroger le rapport du jeu au sérieux. Est-ce à dire que le jeu s’adressant au seul divertissement, que Brougère qualifie probablement avec humour de jeu ludique, peut présenter une dimension utilitaire ? Ce qui sous-tendrait que le jeu ludique peut être une activité productive ? Pour recenser des éléments de réponse nous souhaitons étudier si les jeux peuvent apporter un « bénéfice » potentiel aussi minime soit-il aux joueurs. Recenser un tel bénéfice, pour rester dans le champ de la « productivité », pourrait remettre en question le critère « improductif » de Caillois. Mais, cela pourrait en parallèle questionner la notion de « jeu sérieux » même si ce n’est pas la visée initiale de Brougère. Ce qui pourrait être perçu comme une « absurdité » au même titre que le « jeu ludique ».

Après avoir défini « jeu » et « Serious Game » et comparé les aspects artefact et activité, nous questionnerons la notion de « bénéfice » associé au jeu. Cette démarche effectuée, nous conduirons une étude analytique afin d’avancer des hypothèses. Ces dernières prendront pour cadre des approches théoriques issues notamment des disciplines de l’informatique, de la psychologie, des sciences de l’éducation et des sciences de l’information et de la communication. In fine, cette démarche pourrait nous permettre de réfléchir à l’élaboration d’un modèle présentant le rapport du jeu au sérieux, avec notamment une mise en tension entre improductivité et productivité.

2. Définitions

Pour débuter notre exploration analytique, commençons par définir ce que nous entendons par « Jeu » et « Serious Game ».

2.1. Définition de « jeu »

Pour Jacques Henriot, le jeu est une approche subjective et fluctuante : la chose que j’appelle jeu en ce moment […] sera peut-être différente demain (Henriot, 1989, 15). Cette citation résume à elle-seule la complexité que représente l’idée de définir le jeu car perçu comme subjective. Complexité qui s’applique également au jeu vidéo, si l’on se réfère à l’échange, imaginé par Mathieu Triclot, entre Socrate et Mario pour définir l’objet (Triclot, 2011, 7-12). Durant cet échange les deux personnages font transparaître que le jeu est difficile à cerner et finissent par conclure : Des expériences avec un air de famille ? Voilà bien un critère extrêmement flou pour décrire les jeux vidéo. Cet air de famille fait référence aux écrits du philosophe Ludwig Wittgenstein. Il a proposé de regrouper les jeux par des traits pouvant être partagés bien qu’apparaissant hétéroclites à l’instar du baseball et du jeu d’échecs (Wittgenstein, 1961). Ainsi, puisqu’il existe à ce jour plusieurs approches possibles du jeu, de plus, fluctuantes, nous ne disposons pas réellement d’une définition fédératrice. En adopter une nous inscrit nécessairement dans l’erreur au regard de certains chercheurs. Cependant, pour conduire notre étude exploratoire nous devons nous positionner. Nous retiendrons ainsi la définition de Roger Caillois (1958). Ce choix est motivé par les écrits de Triclot qui voit dans les travaux de Caillois bien des atouts au regard d’autres approches et ce malgré des critiques comme celles formulées par Jesper Juul (Triclot, 2011, 41-49). Pour Caillois le terme de jeu désigne non seulement l’activité spécifique qu’il nomme, mais encore la totalité des figures, des symboles ou des instruments nécessaires à cette activité ou au fonctionnement d’un ensemble complexe. (Caillois, 1958, 11). Cette approche, nous permet de percevoir « le jeu » comme à la fois un artefact et une activité. C’est cette double propriété que nous retenons pour conduire notre étude analytique.

2.2. Définition de « Serious Game » et « Jeu sérieux »

En traduisant « Serious Game » dans la langue de Molière par « jeu sérieux », nous introduisons la double approche du jeu. En effet, comme nous venons de le voir (cf. 2.1), en français, « jeu », peut se référer à la fois à l’artefact et à l’activité. Ce n’est pas le cas de « game » et « Serious Game » qui en anglais désignent uniquement l’artefact. Le vocable « artefact », renvoyant au vocable anglais artifact désignant un objet fabriqué ou modifié par l’homme. À ne pas confondre avec la notion d’une information erronée ou aberrante qui pourrait survenir par exemple dans une image radar, photographique ou numérique. Pour ne pas nous inscrire dans l’erreur, nous poursuivrons donc nos propos en employant le vocable « Serious Game » en nous référant à sa signification anglo-saxonne, et « jeu sérieux » pour englober à la fois l’artefact et l’activité. Traduire « Serious » par « Sérieux » nécessite également quelques précisions. Il est en effet possible de « jouer sérieusement » ou « jouer avec sérieux » ce qui signifie que l’on s’applique ou que l’on se concentre sur l’activité de jeu. Ce dernier pouvant se destiner au seul divertissement ou pas. Mais ce n’est pas l’approche que nous retenons dans le cadre de cette communication. Comme exposé en introduction, c’est au sens « utilitaire » donc de « productif » comme pour Amato, que nous entendons « sérieux », à ne pas confondre avec la notion d’« utile ». En effet, selon nous, la notion de « sérieux » ne se superpose pas entièrement à cette notion, approche corroborée par Jérome Dupire, Jean-Marc Labat et Stéphane Natkin qui nous proposent de différencier, sous un angle formel, « jeu sérieux » et « jeu utile » (Dupire & al., 2011). Ainsi, selon nous, un jeu peut être non sérieux et utile, sérieux et inutile.

Ces précisions étant exposées, nous proposons la définition suivante du « jeu sérieux » en tenant ainsi compte à la fois de la composante « jeu » comme activité et artefact, d’une part, et d’autre part, de « sérieux » entendu comme la visée d’objectifs utilitaires :

« Jeu sérieux n.m (de l’anglais Serious Game - probablement dérivé de Serio Ludere, XVIe siècle - humanistes) :

1. Activité dont l’intention initiale, de ceux qui la mettent en place, est de combiner du jeu proposant règles et objectifs, avec une visée utilitaire (sérieux), destinée de manière non exhaustive et non exclusive à former, renseigner, communiquer, entraîner, soigner.

2. Artefact numérique ou non, visant un marché s’écartant du seul divertissement (ex. : formation, publicité, santé, humanitaire, culture, gouvernemental, défense...), proposant simultanément des mécaniques de jeu et fonctions utilitaires parmi les trois suivantes : diffusion de message(s), dispense d’entraînement(s) ou collecte de données. Une telle association donne lieu à une typologie diversifiée, parmi lesquelles sont recensées de manière non exhaustive, les sous-catégories suivantes de jeux sérieux : jeu publicitaire (Advergame), jeu pour l’enseignement (Edugame), jeu pour la santé (Health game), jeu pour la défense (Military game), jeu politique (Political game), jeu basé sur l’actualité (News game), jeu associant des bases de données (Datagame), jeu associant simultanément messages éducatifs et marketing (Edumarket game). »

3. À la recherche de jeux non sérieux

Les définitions de « jeu » et « jeu sérieux » étant posées, nous allons les étudier toutes deux sous le couvert de l’artefact et de l’activité et questionner la dimension « productive ».

3.1. Artefact

Sous l’angle de l’artefact, un « jeu ludique », que nous pourrions aussi qualifier de « jeu non sérieux » peut exister « en théorie ». En effet, selon la définition que nous proposons du serious game (cf. 2.2), un jeu proposé par ses concepteurs peut viser le seul divertissement. Le caractère non sérieux porte de la sorte sur les objectifs premiers du dispositif de jeu. De ce point de vue, il suffit de décréter et formuler ces objectifs pour qu’ils existent. En conséquence, il est possible pour des concepteurs de proclamer que les objectifs visés ne sont pas sérieux pour recenser un « jeu non sérieux ». Pour ce faire, les mécanismes du jeu doivent évidemment être cohérents et en accord avec de tels objectifs. L’utilisation réelle qui sera faite du jeu intervient dans un second temps. Ainsi, l’objectif premier se définit en amont au moment de la conception. Durant cette phase de conception, l’équipe de développement du jeu conçoit des mécanismes de jeux qui façonneront l’expérience du joueur et devraient lui permettre d’atteindre des objectifs fixés à priori.

Ce point étant posé avec l’intention des concepteurs, nous pouvons en déduire que ce n’est pas au niveau de l’artefact qu’il convient de recenser l’aspect « productif », mais plutôt au niveau de l’activité.

3.2. Activité

Note de bas de page 1 :

Le level design correspond « à la construction des niveaux du jeu » (Djaouti, 2011, 46) pour un gameplay ou un jeu déjà existant.

Note de bas de page 2 :

Le modding consiste à modifier un jeu existant pour en diffuser une version différente. La différence entre la variante d’un jeu donné et un « mod » tient au fait que ce dernier n’est pas autonome et nécessite de posséder le jeu de base pour fonctionner. Les concepteurs d’un mod n’ont généralement aucun lien direct avec ceux qui ont réalisé le jeu d’origine.

Note de bas de page 3 :

http://lewebpedagogique.com/reseauludus/

L’activité du joueur se produit nécessairement en aval, lorsque le jeu lui est accessible. Il existe souvent un décalage entre la tâche prescrite au joueur (objectif) et son activité réelle lorsqu’il interagit avec le jeu. Les joueurs se réapproprient ainsi leur tâche au cours de l’activité de jeu et la redéfinissent en fonction de leurs motivations. Ainsi, lorsqu’il y a usage de l’artefact pour en faire un instrument, nous recensons un prolongement du design. Les intensions visées par les concepteurs de l’artefact ne sont donc plus garanties. Par exemple, nous avons conduit une expérimentation où deux enfants n’ayant pas connu les attentats du 11 septembre ont été mis face au titre de Gonzalo Frasca, September the 12th: a toy World (Newsgame, 2003). Les enfants se sont amusés à tout détruire, bâtiments, palmiers, animaux, habitants… Ils ont voulu savoir si tout était destructible. Le message porté par l’auteur n’a pas été perçu. Avec cette observation nous vérifions ainsi que le jeu sérieux peut être utilisé dans un aspect divertissant en-dehors des objectifs « sérieux » assignés par les concepteurs. Cela remet en cause l’utilité même du jeu sérieux mis en présence dans ce contexte. A contrario, si un jeu sérieux peut ne pas remplir ses objectifs utilitaires, un jeu vidéo dédié au seul divertissement peut se voir associer une dimension utilitaire. Un enseignant peut ainsi envisager, par exemple, de se servir d’un jeu vidéo tel quel, sans recourir à du level design1 ou du modding2, pour bâtir son scénario pédagogique. Yvan Hochet du réseau Ludus3, utilise par exemple Sim City 2000 (Maxis, 1993) pour des cours de géographie. Cette catachrèse (Rabardel, 1995) est désignée par le vocable Serious Gaming (Alvarez et Djaouti, 2010, 21-25), ou plus exactement par le terme Serious Diverting (détournement sérieux) (Bouko et Alvarez, 2014).

Ainsi, face à un « jeu non sérieux » ou face à un jeu sérieux, les usages pourront s’inscrire dans du seul divertissement ou dans des usages dits sérieux. Ce constat nous amène à remettre en question le cloisonnement entre jeu non sérieux et jeu sérieux. Il n’est donc plus certain de pouvoir affirmer que nous aurions d’un côté des jeux non sérieux qui seraient « improductifs » et de l’autre des jeux sérieux qui seraient « productifs ». Le critère « improductif » de Caillois est-il pour autant mis à mal ? Il convient d’éclaircir un point avant de nous engager dans une telle affirmation en clarifiant la question suivante : qui sont les « destinataires » des bénéfices potentiels générés par l’activité de jeu ?

4. Recensement des bénéfices et bénéficiaires associés à l’activité de jeu

4.1. Écarter l’entrepreneur et se focaliser sur le joueur

Dans le cadre du serious game, nous recensons la catégorie des datagames (Alvarez et Djaouti, 2010, 32-33). Ce type de jeu présente la caractéristique d’être relié à une base de données dont le remplissage est assuré par l’activité de jeu. Si nous prenons le serious game Quantum Physics (Brown et al., 2013) qui se présente sous la forme d’un jeu de tir, la base de données collecte des solutions produites par les joueurs. L’objectif étant de trouver et détruire des éléments identiques dans le décor. Cette démarche permet le traitement d’une multitude d’équations pour vérifier une hypothèse s’inscrivant dans le champ de la mécanique quantique. Cela constitue un bénéfice réel pour les chercheurs du laboratoire de l’université de Heriot-Watt qui ont réalisé ce titre. Le Jeu sérieux semble donc être associé à une création de richesse. Ce que corrobore Patrick Schmoll : La notion également récente de « jeu sérieux », élargissant à tout un ensemble d’applications (jeux publicitaires, jeux informatifs, simulations) l’oxymore qui était déjà contenu dans celle de « ludo-éducatif », affronte le paradoxe d’une activité futile à finalité utile. (Schmoll, 2011, 15).

Si un tel positionnement nous conforte dans le fait de contester le critère « improductif » de l’activité de jeu, nous resterons attentifs au fait que pour Caillois « l’entrepreneur », celui qui conçoit le jeu et perçoit les bénéfices potentiels liés à l’activité des joueurs, ne s’adonne pas au jeu et se protège des aléas associés (Caillois, 1958, 35). Ainsi, pour le jeu Quantum Physics, l’université de Heriot-Watt est assimilable à « l’entrepreneur » qui ne prend pas part au jeu et récolte les bénéfices générés par l’activité des joueurs, même si in fine des bénéfices indirects pourront éventuellement être recensés sur un plan sociétal dans le domaine technologique par exemple. Pour recenser des bénéfices plus directs pour le compte du joueur, nous pouvons nous tourner vers des serious games orientés santé (health games) à l’instar de X-TORP (CHU Nice, 2014), Paldokangsan 3 (Hoseo University, 2014) ou Hammer & Planks (NaturalPad, 2012) visant à stimuler les capacités cognitives et physiques des joueurs tout en informant les médecins des progrès par la collecte de données. Même si les données sont orientées vers l’équipe médicale, elle peut en retour modifier la difficulté et les objectifs du jeu pour aider au mieux le joueur dans sa rééducation en fonction de ses progrès.

Afin de nous écarter clairement de la dimension « improductive » de Caillois, nous devons en toute logique, ne prendre en compte que des jeux où les bénéfices recensés sont orientés pour le compte des joueurs impliqués dans l’activité. Pour recenser au mieux ces bénéfices et élargir les propositions d’Amato exposées en introduction, nous pouvons nous appuyer sur le système ESAR.

4.2. Système ESAR

Note de bas de page 4 :

www.gameclassification.com

À l’instar des travaux de Nicole De Grandmont (1997), le système ESAR, conçu par Denise Garon, en s’inspirant des travaux de Jean Piaget, a pour vocation de classifier et d’organiser les jeux et jouets en fonction des compétences psychomotrices qu’ils mobilisent chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte. Rolande Fillion, représente aujourd’hui le système ESAR auprès des ludothèques pour classifier leurs éléments. Ce système se structure en six grandes facettes : les types de jeux, les habilités cognitives, les habilités fonctionnelles, les types d’activités sociales, les habilités langagières et les conduites affectives. Pour Fillion, les jeux vidéo ont une place à part dans ESAR car présentant une « dimension virtuelle ». En 2010, Fillon s’est prêtée à l’exercice de classifier par elle-même, avec les critères du système ESAR, le titre vidéoludique LEGO Batman sur notre base de données Gameclassification4 recensant près de 39 000 occurrences de jeux vidéo à ce jour. Nous avons mis en place avec le concours de Damien Djaouti un formulaire reprenant l’ensemble des critères du système ESAR pour permettre à Fillon de cocher les critères idoines. Après quelques itérations, la classification de LEGO Batman dédié au secteur du seul divertissement se présente comme suit :

A - Types de Jeu

  • A-403 Jeu de circuit

  • A-404 Jeu d’adresse

  • A-412 Jeu de règles virtuel

B - Habilités Cognitives

  • B-308 Différenciation spatiale

  • B-309 Association d’idées

  • B-310 Raisonnement intuitif

C - Habilités Fonctionnelles

  • C-302 Discrimination visuelle

  • C-311 Coordination œil-main

  • C-315 Orientation spatiale

D - Activités Sociales

  • D-103 Jeu individuel et compétitif

  • D-104 Jeu individuel et coopératif

E - Habilités Langagières

  • E-305 Décodage de phrases

  • E-306 Décodage de messages

F - Conduites Affectives

  • F-402 Reconnaissance sociale

La manière dont Rolande Fillon classifie LEGO Batman, un jeu vidéo se destinant au seul divertissement, avec le système ESAR, montre un éventail d’habilités à mobiliser chez le joueur sur les plans cognitifs, fonctionnels, langagiers ainsi que sur le plan des activités sociales et affectives. Avec n’importe quel autre jeu dédié au seul divertissement, le système ESAR permettrait d’identifier à minima une habilité à mobiliser. Faute de quoi, le jeu serait inclassable. Et puisqu’il convient dans un jeu de rejouer jusqu’à obtenir la victoire, cela sous-tend qu’il est sans doute possible d’améliorer les capacités mobilisées, rendant l’activité potentiellement productive. Ce qui implique un recensement de bénéfices potentiels pour le compte du joueur. Mais encore faut-il pouvoir le démontrer.

4.3. Nature des bénéfices en lien avec le jeu

Note de bas de page 5 :

http://bit.ly/1pOjrsg

Note de bas de page 6 :

http://bit.ly/1sU4EfV

Note de bas de page 7 :

http://bit.ly/1q8TMb4

Note de bas de page 8 :

http://bit.ly/1p74Usd

Note de bas de page 9 :

La base de données Ludomedia du Digra recense par exemple des articles s’inscrivant dans ce registre : http://digrastudents.org/ludodemia/

Pour démontrer que des bénéfices pour le compte du joueur peuvent être associés à l’activité de jeu et notamment au jeu vidéo, nous pouvons commencer par nous référer aux écrits de Jacques Perriault, professeur de sciences de l’information et de la communication à Paris X : le raisonnement abductif, selon lequel l’hypothèse causale devient explication, est une fonction cognitive particulièrement sollicitée dans les jeux vidéo. Ceux-ci exploitent également d’autres mécanismes cognitifs intéressants pour l’apprentissage : un traitement parallèle de l’information ; l’évaluation d’une situation : sérendipité (l’art d’exploiter des choses qu’on trouve sans les avoir cherchées), synthèse des informations, construction d’une vue d’ensemble, gestion de l’incertitude ; la stratégie et l’anticipation.5 De tels écrits font échos aux travaux de Vincent Berry étudiant notamment les compétences développées par les joueurs dans le cadre de MMORPG6. Berry met en lumière leur dextérité motrice acquise ou bien encore leurs aptitudes pour effectuer plusieurs tâches simultanément. Cette dextérité est aussi évoquée dans l’article The Worldness of EverQuest: Exploring a 21st Century Fiction de Lisbeth Klastrup (avril 2009). Ici la dextérité des joueurs se traduit par leur vitesse de frappe au clavier, leur précision d’utilisation de la souris ou de la manette de jeu. Hélène Michel, de son côté, recense l’acquis de compétences managériales liées à la pratique de MMORPG à l’instar de World of Warcraft (Blizzard, 2004). Dans de tels jeux, les quêtes proposées doivent notamment se résoudre en équipe. Cela induit donc la création de guildes. Ceux qui prennent le commandement de telles guildes mobiliseraient notamment des qualités de leader7. La pratique de jeux vidéo permettrait, selon un article de la revue Nature (2003), d’accroître les performances visuelles. C. Shawn Green et Daphné Bavelier, du département neurosciences de l’université de Rochester ont ainsi comparé les performances de joueurs réguliers face à des non-joueurs dans différentes tâches. Les chercheurs pensent que la pratique de jeux vidéo d’action modifie tout un ensemble de capacités visuelles en lien avec l’attention. Pour étayer leur hypothèse, les chercheurs ont testé l’effet d’un entraînement chez des non-joueurs sur un jeu de tir à la première personne comme Medal of Honor (EA, 1999). Ce dernier requiert essentiellement une bonne coordination visuo-motrice pour détecter et suivre des yeux de nombreux éléments simultanément, afin de viser, tirer, se déplacer, etc. Après seulement dix heures de jeu, les sujets entraînés avec Medal of Honor auraient amélioré leurs performances visuelles globales8. Yann Leroux recense de son côté une série de compétences que le jeu vidéo permet de développer sur le plan de la psychologie clinique : maîtriser l’angoisse, établir des contacts sociaux, intégrer la personnalité, etc. (Leroux, 2012, 74-78). Plus récemment en septembre 2013, la revue Nature a également dédié un dossier aux bénéfices du jeu vidéo sur un plan cognitif : Video gaming enhances cognitive skills that decline with age. Il s’agit là de quelques exemples, loin d’être exhaustif dans le registre d’une production scientifique très abondante sur ces questions. Un très grand nombre de publications9 démontrent en effet l’amélioration des compétences spatiales, le renforcement de l’attention, de la mémorisation, de la coordination visuelle et gestuelle, et ce, notamment avec des jeux d’arcade ou d’action. Parmi les études pionnières dans ce domaine nous recensons notamment les travaux de Sherry Turkle (1986) qui montrent l’acquisition de compétences via Pacman.

À ce stade, il semble que tous les jeux, à visée utilitaire ou non, soient potentiellement à même d’apporter un bénéfice aux joueurs. Cependant, quels que soient les bénéfices potentiels pouvant être suscités par l’activité de jeu, perçus ou non par les joueurs, les items du système ESAR mettent en lumière des habilités, donc des prérequis. Par exemple, dans la facette E, nous identifions les items LANGAGE RÉCEPTIF ÉCRIT et LANGAGE PRODUCTIF ÉCRIT. Pour accéder à de tels jeux, il convient donc pour le joueur de connaître au préalable les bases de la lecture ou de l’écriture ou au minimum d’en avoir quelques notions. Un tel constat nous amène à introduire la notion « d’apport » pour rester dans le registre lexical de « productif » et « bénéfice ». Ainsi, pour prétendre à un bénéfice potentiel, il convient pour le joueur de posséder au préalable un stock mobilisable d’aptitudes ou de compétences au sens entendu par Philippe Perrenoud (1997) afin de s’inscrire dans l’activité de jeu. Si nous parlons de bénéfices, d’apports, il convient d’aborder la question du déficit.

4.4. Des jeux procurant des déficits ?

Note de bas de page 10 :

http://newsgames.blog.lemonde.fr/

À quoi peut se rattacher le concept de déficit dans l’activité de jeu ? S’agit-il de perdre ? Le joueur s’expose toujours à la possibilité de gagner ou perdre durant une partie. L’incertitude étant par essence l’un des ingrédients du jeu (Brougère, 2012), tous les joueurs ne vivent pas de la même manière le fait de gagner ou perdre. Certains le vivront avec plus ou moins d’intensité, d’où les expressions de « bon ou mauvais perdant » par exemple. Cela pourrait influer sur la manière dont une personne s’engagera dans le jeu et profitera du bénéfice potentiel suscité par l’activité. Mais une réduction du bénéfice ne signifie pas déficit. Perdre peut au contraire être une source d’apprentissage comme l’illustre de manière évocatrice le blog Je perds donc je pense du journaliste indépendant Florent Maurin10 qui réalise des news games (jeux basés sur l’actualité).

Pour rechercher la notion de déficit, nous pouvons explorer la piste du « jeu paradoxal », inspiré de Jeremy Bentham (1840) et définie comme suit par Bruner (1983, 78) : Par jeu paradoxal, Bentham entendait un jeu dans lequel les chances de gagner sont tellement faibles qu’il est totalement irrationnel de jouer, parce que l’utilité marginale de ce que l’on peut gagner est nettement inférieure à la privation marginale engendrée par la perte de ce que l’on risque de perdre. La notion de jeu paradoxal ne doit pas être confondue ici avec celle de Pierre Parlebas qui voit dans le jeu « Renard–Poule–Vipère » mettant en scène trois équipes pour être tour à tour poursuivant ou poursuivi (Parlebas, 1987). Dans le cas de Bruner, le jeu paradoxal peut être illustré par la roulette russe (p. 79) ou le jeu du foulard. Ainsi, avec la pratique de jeux paradoxaux, une atteinte forte aux dimensions cognitives ou physiologiques allant jusqu’au décès du joueur peut survenir. Nous sommes donc ici en présence d’un bénéfice négatif, soit un déficit pour le joueur.

Cependant, ce n’est peut-être pas la peine d’aller chercher des cas aussi extrêmes pour illustrer la notion de déficit. Un jeu de compétition impliquant de mobiliser le corps est potentiellement source de risques. En courant, sautant, feignant de se battre, etc., il est possible de se blesser. Les conditions externes de l’activité peuvent aussi détruire les effets bénéfiques du jeu. Tous ces risques constituent donc des déficits potentiels. Sur le plan cognitif, il existe des jeux qui peuvent potentiellement inscrire les utilisateurs dans le faux. Par exemple, des jeux de propagande qui feraient passer des messages erronés ou tout simplement des jeux dont les règles proposées sont trop simplistes ou trop décorrélées du modèle de référence pour pouvoir l’appréhender avec efficience.

Avec une approche mathématique, nous pourrions envisager d’établir le bilan comptable d’une activité de jeu. Un résultat nul correspondrait à un bénéfice nul. Mais, une telle approche semble difficilement concevable car il conviendrait de mettre en équation des expériences en lien avec des dimensions culturelles, psychologiques, physiques, financiers. Si un tel calcul était envisageable, il en ressortirait très certainement que le résultat nul, ne serait que l’un des résultats possibles et serait probablement moins fréquent qu’un résultat non nul. Avec un tel paradigme, il devient difficile d’envisager que l’activité de jeu soit frivole et ne porte pas à conséquence. Au contraire, le jeu offrirait, à son niveau, la possibilité de s’exposer à des déficits ou à des bénéfices potentiels pour le compte du joueur.

5. Conclusion

Dans la lignée des travaux de Brougère, nous cherchons à étudier le rapport du jeu au « sérieux », ce dernier étant entendu au sens d’« utilitaire ». Confrontés à l’approche de Caillois qui associe au jeu le critère « improductif », nous avons été amenés à étudier, si, seuls les jeux sérieux sont potentiellement « productifs » comme l’entend Amato. Notre exploration effectuée sous la forme d’une analyse théorique, nous conduit à délaisser, en premier lieu, l’artefact pour nous recentrer sur l’activité de jeu. Sur un plan théorique, il ressort de notre analyse que toutes les activités de jeu mises en place par un organisateur peuvent présenter des gains (cf. 4.3.) et des risques (cf. 4.4.) potentiels pouvant conduire à des « bénéfices » éventuels pour le compte du joueur. Mais rappelons que ces bénéfices sont également relatifs selon les joueurs. Par exemple, certains joueurs s’inscrivant dans l’activité avec un apport déjà conséquent d’aptitudes et de compétences, pourraient, de ce fait, récolter un bénéfice proportionnellement moindre que des joueurs moins aguerris. C’est le principe de la courbe d’apprentissage. À l’inverse, un joueur ne présentant pas l’ensemble de compétences ou aptitudes requises pour s’inscrire dans l’activité de jeu, ne pourrait prétendre à l’ensemble des bénéfices potentiels. Quand le joueur présente l’ensemble des compétences et aptitudes nécessaires pour récolter les bénéfices potentiels, il doit également être réceptif à l’activité et éviter en parallèle de s’exposer aux différents risques potentiels. Les accompagnements dont il bénéficiera, le contexte et les enjeux mis en présence durant l’activité, sont également des paramètres à prendre en compte. Il convient aussi de noter qu’un joueur peut éventuellement enrichir l’activité de jeu et ajouter des gains et risques potentiels supplémentaires. Toutes ces précisions témoignent de la complexité de l’affaire.

Quoi qu’il en soit, cela induit que tous les jeux, sérieux ou non, peuvent être potentiellement productifs ou improductifs. Cela nous invite à nous inscrire en rupture avec le critère « improductif » de Caillois qui en l’état nous semble trop catégorique. Si le jeu n’est plus nécessairement improductif, doit-on pour autant remettre en cause le concept de « jeu sérieux » ? En effet, le bénéfice potentiel porté par certains jeux peut, selon les conditions d’utilisation, être supérieur à ceux de certains jeux sérieux comme en témoignent, par exemple, les travaux d’Alexandra Perrot et Pauline Maillot. Ces chercheuses ont recensé, dans le domaine de la santé, avec une approche clinique, un bénéfice potentiel plus important dans le jeu de divertissement Super Mario Bros (Nintendo, 1985) que dans le serious game d’Entraînement cérébral du Dr. Kawashima (Nintendo, 2005 ; Perrot et Maillot, 2014).

Il convient cependant de ne pas perdre de vue que le jeu sérieux représente également des artefacts, c’est-à-dire, des serious games qui s’adressent à des segments de marché s’écartant du seul divertissement. C’est donc sous le couvert de l’appellation « serious game » que le jeu sérieux semble se justifier essentiellement, ce qui correspond au positionnement anglo-saxon d’origine (cf. 2.2.). En revanche, dans le cadre de l’activité, la frontière entre les jeux ludiques et les jeux sérieux se dilue : les acteurs mis en présence, joueurs et organisateurs de l’activité, sont les seuls à poursuivre le design du jeu et à « bénéficier » ainsi des gains et risques potentiels associés. Ce constat nous invite à explorer davantage le potentiel offert par le serious gaming et notamment le serious diverting, ce détournement de jeux existant à des fins sérieuses (cf. 3.2.).

En parallèle, avec les éléments recensés jusqu’à présent, nous pouvons envisager d’élaborer un modèle reposant notamment sur l’hypothèse qu’un jeu, visant des objectifs sérieux ou non, peut servir de base à une activité potentiellement productive ou improductive. Un tel modèle pourrait notamment mettre en relation les habilités ESAR (cf. 4.2.) que nécessite l’utilisation de l’artefact, les gains et risques potentiels, le contexte d’utilisation, les objectifs utilitaires visés et les enjeux associés. Avec un tel modèle, l’objectif serait notamment d’évaluer le bénéfice potentiel pour le joueur mis en présence et en déduire l’utilité pour lui de s’inscrire dans une telle activité de jeu. C’est l’objectif visé dans le cadre de nos prochains travaux.