Stratégies de contrôle et valorisation de lexpérience
Étude des technologies mobiles d'Apple Strategies of control and promotion of experience: a study of Apple's mobile technologies

Vincent Rouzé 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2265

Cet article aborde la problématique de la mobilité au prisme des technologies mobiles. Aux formes de contrôles d’expérience mises en place par des entreprises comme Apple répondent des formes d’expériences contrôlées caractérisées par l’appropriation et la personnalisation des appareils. Ces jeux de contrôle et d’expérience reposent alors les questions de la liberté individuelle et de surveillance dans une société paradoxalement nomade et interconnectée.

This text deals with mobile technologies . The main goal of the article is to analyse how the strategies are framed by experiences and controls. On one end, companies like Apple develops strategies aiming to control customers experiences. On the other end, the consumers personalize their uses of the devices. Doing so, they develop controlled experiences strategies. Those interactions between both the concept of control and the concept of experience question the respect of our private datas and of our private lives in a nomadic and network society.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

En écho au célèbre texte de Paul Valery « La conquête de l’ubiquité » paru en 1928, l’homme semble aujourd’hui être devenu ubiquiste. Il peut en effet recevoir, transporter, consulter et envoyer de multiples données, écouter de la musique, regarder des vidéos, téléphoner, jouer à des jeux vidéos dans ses déplacements quotidiens pourvu qu’il soit appareillé d’un ordinateur dit « portable », d’un terminal téléphonique hier appelé « mobile », d’un baladeur ou d’une tablette numérique. Dès lors, ces technologies numériques sembleraient favoriser la mobilité, ou du moins en être des figures d’accompagnement originales. Elles participeraient ainsi au développement de formes de nomadisme généralisées (Urry, 2005) ou inédites (Attali, 2003).

Ce constat soulève alors de nombreuses questions. Ces technologies mobiles contribueraient-elles à l’accroissement des libertés individuelles ? Dans quelles mesures participeraient-elles à de nouvelles modalités de création et de consommation culturelles ? Leur développement favorise-t-il ou non l’accès aux savoirs ? Au contraire, ne contribueraient-elles pas à la généralisation d’un individualisme accru ? Ne sont-elles pas un leurre permettant d’asseoir un système économique toujours à la recherche de nouveaux marchés ? Si leur portabilité permet un accès direct à des données multiples en temps réel, conduisent-elles à des recompositions spatiales et temporelles et/ou ne concourent-elles pas à un effet de « live » permanent et un présentéisme généralisé tel que le critiquait déjà Paul Virilio (1980) ? Et in fine ne sont-elles pas autant de dispositifs de contrôle au sens du philosophe Agamben (2007) préfigurant une société éponyme annoncée dès les années 1990 par le philosophe Gilles Deleuze (1990) ?

Note de bas de page 1 :

« Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication, mais celle du constat ». (Barthes, 1957, p. 230).

Afin d’ébaucher des réponses à ces questions, nous avons étudié les technologies mobiles produites par la marque et l’entreprise américaine Apple. Deux constats motivent le choix de ce terrain d'étude. Le premier repose sur la position économique et technique dominante qu’occupe la marque depuis que celle-ci a investi les marchés des baladeurs numériques (Ipod depuis 2001), des smartphones (iPhone, 2007), des tablettes (iPad, 2009) et du cloud (iCloud, 2010). Le second est lié à l'omniprésence de la marque dans l’espace public. Les discours médiatiques, très souvent prosélytes, les stratégies communicationnelles internationales, tendent à faire oublier l’existence d’autres constructeurs, à naturaliser ces technologies, à les rendent mythiques (Barthes, 1957)1, éludant les problèmes juridiques, techniques ou économiques qui se posent.

Note de bas de page 2 :

Tout au long de ce texte, le concept de mobilité ne se restreindra pas à l'unique problématique du déplacement. Au contraire, il sera considéré dans sa dimension large incluant les dimensions matérielles et symboliques, réelles et virtuelles.

Notons ensuite que, loin des analyses segmentaires et disciplinaires se focalisant tantôt sur l’unique dimension socio-économique, tantôt sur les problématiques techniques, tantôt sur les logiques d’usages et d’appropriation, nous aborderons la problématique de la mobilité2 comme le résultat de multiples médiations (Hennion, 1993) en montrant comment elle se décline dans le cas des produits Apple.

Note de bas de page 3 :

Le terme de dispositif est ici employé dans le sens qu'en donne le philosophe Giorgio Agamben (2007). En élargissant la définition proposée par Michel Foucault, il l'envisage comme « ce qui a d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (p. 31).

Notre hypothèse est que, dans ce cas précis, la mobilité serait sous-tendue par une situation paradoxale. D’un côté, les technologies mobiles se construiraient sur des formes d’appropriations individuelles et collectives originales débouchant sur des logiques de contrôles personnalisés. De l’autre, la société Apple jouerait de ces formes de personnalisation au travers de dispositifs de contrôle3 plus ou moins visibles. Ces interactions permanentes entre des logiques d’appropriation et des logiques de contrôle dessineraient alors des pratiques et des stratégies (De Certeau, 1980) qui s’ajusteraient dans des jeux d’interdépendances regroupés sous l’étiquette d’« expérience ». Pour étayer notre propos, nous nous appuyons sur l’analyse, depuis 2001, des stratégies mises en place par Apple et des discours tenus par les différents acteurs qui fabriquent, consomment ou médiatisent les produits de la marque.

2. Du concept d’expérience à la stratégie produit

Aujourd’hui, le terme d’expérience semble être devenu incontournable, notamment dans le domaine des technologies numériques. À rebours du célèbre texte de Walter Benjamin sur la fin de l’expérience inhérente à la reproductibilité technique des œuvres, l’ère numérique consacre au contraire, à travers les discours sur les nouvelles technologies, la valorisation de nouvelles expériences pour l’utilisateur. Elle recoupe alors largement le sens étymologique du mot qui désigne l’épreuve, puis par extension, un enrichissement de la connaissance au contact de la réalité empirique.

L’expansion du terme dans les discours stratégiques des acteurs technologiques s’explique par l’intérêt qu’a suscité le concept pour les chercheurs en sciences sociales à la fin du XXe siècle. Objet de nombreux débats épistémologiques dans l’histoire de la philosophie puis celle des sciences, le concept d’expérience trouve aujourd’hui son inspiration dans les travaux de la philosophie « pragmatique » américaine comme ceux de C. S. Pierce, ceux de William James ou encore de John Dewey. Dans ces perspectives, la référence à l’expérience vise à critiquer les théorisations « pures » construites à priori, les cloisonnements disciplinaires. Elle engage vers des méthodologies adaptatives qui cherchent à saisir les interactions concrètes, dynamiques et situées d’acteurs autant qu’à placer la recherche dans une logique d’action.

Plus spécifiquement, ce sont les chercheurs en marketing et en gestion qui expliquent son apparition dans les discours stratégiques et promotionnels. Suite à l’échec du marketing relationnel dans les années 1990 qui instrumentalisait les relations entreprises/consommateurs au profit des seules velléités de la marque, ces chercheurs ont abordé le concept d’expérience pour le transformer en outil et ainsi l’adapter aux besoins d’innovation marketing des entreprises. De ces travaux, est né le marketing expérientiel dont la visée principale est de créer de la valeur ajoutée à la consommation produite par le consommateur lui-même (Filser, 2002). Son rôle est alors « d’aider le consommateur à traduire l’offre de l’entreprise en expérience intime et subjective que lui seul peut faire advenir » (Caru et Cova, 2006, p. 111). Plus que la « production d’expérience » fondée sur un modèle vertical, le « marketing expérientiel » est ainsi « supposé répondre aux désirs existentiels du consommateur actuel. » (Ibid, p. 100).

Cette évolution stratégique dans l’offre marchande autant que dans les discours qui les accompagnent vise donc sémantiquement à déplacer le curseur de la consommation apparue dans les années 1920, analysée par Jean Baudrillard à la fin des années 1960, vers celui de l’appropriation et de la personnalisation, ce que d’aucuns ont défini, à l’instar du philosophe Gilles Lipovetsky (2006), comme l’ère de l’hyperconsommation. Face à la multiplication des modèles et des marques, face à la concurrence accrue dans un marché globalisé, la démarcation se joue non plus sur les produits mais sur leur capacité à être adoptés et personnalisés. Ce dispositif stratégique marqué par le « dire » autant que par le « faire » s’inscrit dans un régime de la communication mondialisé où l’information sur le produit, à la manière du storytelling, est désormais une information vécue, étant entendu que seules les expériences positives seront valorisées.

S’interroger sur la mobilité implique alors de l’inscrire dans cette logique d’expérience donnant aux individus le sentiment d’un contrôle de leurs pratiques et d’une plus grande liberté d’actions.

3. Construire l’expérience selon Apple

Pour les marques aujourd'hui, la problématique de la mobilité est inhérente aux discours valorisant l’expérience des potentiels consommateurs. Celle-ci est définie en amont par la création d’une identité forte adossée à des stratégies communicationnelles « crossmédia » régulières. Dans le cas d'Apple, la commercialisation des nouveaux produits ou de dernières « générations » s’expose en deux temps. Au secret qui entoure la conception succède le dévoilement lors de la « grande messe » annuelle du Macworld. Ceci permet de susciter la glose médiatique sur les produits, génère du « buzz » sur Internet et « publicise » gratuitement le produit. Elle se poursuit par des campagnes publicitaires mondiales déclinées nationalement tout en ayant soin de valoriser l’imaginaire et l’expérience du potentiel client. Depuis le fameux slogan « think different » apparu en 1997 avec la commercialisation de l’iMac, Apple réussit à effacer le paradoxe d’une consommation de masse dans laquelle l’acte d’achat est individualisé et alternatif. La mobilité passerait alors par l’image de l’« être » différent. Cette différence permet à Apple de valoriser une communauté loyale et fidèle, « la famille Apple », et de générer un sentiment de proximité forte avec les produits (Kahney, 2005). Hier basé sur l’univers des stars musicales et des groupes à la mode afin de faire de l’iPod un objet au service de la musique, l’accent est aujourd’hui mis, pour l’iPhone et l’iPad, sur les fonctionnalités et les nouvelles expériences qu’ils vont permettre. Ces stratégies convergentes ont pour objectif de susciter l’attention et l’imaginaire des futurs consommateurs et de créer une image de marque symbole d’innovation, d’excellence technologique au service d’une amélioration du quotidien. Cette stratégie est renforcée par les lieux qui lui sont exclusivement dédiés : les Applestores. Inspirés des parcs d’attraction imaginés par Disney, ces lieux doivent offrir aux consommateurs la possibilité de s’immiscer dans le « monde » de la marque et la découverte des produits et services Apple tout en ciblant les attentes de ces acheteurs potentiels.

Parallèlement, la stratégie expérientielle repose sur la valorisation d’un objet « design », articulé entre fonctionnalité et esthétique. Du baladeur iPod à la tablette iPad en passant par les smartphones iPhone, chaque « produit » est le résultat de recherches synthétisant les technologies disponibles, l’ergonomie, les critères intuitifs des applications et enfin l’esthétique de l’appareil. L’objectif pour des designers tels que Jonathan Ive est de créer un objet portable assez neutre, que chacun puisse s’approprier quelle que soit sa culture, garantissant une esthétique et une forme immédiatement identifiable comme étant celle de la marque Apple.

Note de bas de page 4 :

Avec sa liseuse baptisée Kindle, Amazon a développé une stratégie monopolistique des prix de vente similaire à celle employée par Apple pour la musique. Voir « Le livre est en train de prendre sa revanche », Les Échos, n° 20640, 22/03/2010, p. 15.

Cette expérience de l’objet se voit renforcée par une offre de contenus. La mobilité promise est alors la possibilité pour chacun d’emporter sa musique, ses images partout où il le souhaite grâce aux qualités techniques (poids, ergonomie, puissance, batteries...) de l’appareil mobile qu’il possède mais aussi de télécharger des applications dédiées afin d’en améliorer les fonctionnalités. Le développement des plate-formes iTunes Stores (2004) et l’Appstore (2008) en lien avec les appareils spécifiques propose une offre globale intégrant l’appareil, les contenus et les services. Ces contenus, devenus partie intégrante du dispositif Apple et bien qu’ils soient générés par des acteurs extérieurs à la firme, permettent à Apple d’asseoir son pouvoir sur d’autres marchés tout en renforçant son image de marque. Avec l’iTunes Music Stores, Apple a engagé de longues et nombreuses négociations avec les majors de la musique pour la distribution de leurs catalogues arguant de la faible place occupée par Apple sur le marché informatique à cette époque (Rouzé, 2010). Ce faisant elle s’introduit comme le premier vendeur de musiques numériques légales en ligne et suscite de nombreux débats dans la filière musicale, notamment sur la fixation unilatérale des prix à l’unité. Un scénario inversement similaire se dessine avec les tablettes et les offres de livres numériques où l’iPad d’Apple devient une alternative pour les éditeurs traditionnels tels qu’Hachette au monopole exercé par Amazon4. L’enrichissement de l’expérience et l’accroissement de la mobilité proposés par Apple passent donc par l’accès et la diversification de l’offre payante intégrant des films, des séries, l’accès à de multiples podcasts mais aussi des ebooks encore très peu nombreux en français. Fort de ces stratégies matérielles et symboliques, Apple impose des prix de vente de ses appareils supérieurs à ceux de ses concurrents et tente de minimiser l’existence de ces derniers.

Or depuis 2011, avec l’ouverture du service iCloud, généralisant la déterritorialisation des données personnelles, la question de la mobilité franchit une nouvelle étape. Disponible pour les dernières versions des appareils, ce service est un marqueur supplémentaire de cette expérience mobile décentralisée qui permet de consulter tout son « univers » numérique (données, photos, musique, architecture et organisation de son espace de travail) en tout lieu et en tout temps. L’apparition d’offres concurrentes telles que Google drive lancé en 2012 par Google, Skydrive de Microsoft ou encore Dropbox développé par deux étudiants du Massachussetts, souligne l’importance du phénomène autant que le paradoxe posé par la stratégie d’Apple. Si le service propose un accès ubiquitaire aux données personnelles, il n’en demeure pas moins centré sur un monopole des services accessibles uniquement à partir de ses propres appareils.

4. Retour d’expériences individuelles et collectives

Note de bas de page 5 :

Concernant la téléphonie mobile, je renvoie ici à la lecture du numéro « Les usages avancés du téléphone mobile », Réseaux, n° 156, La découverte, Paris, 2009.

Ces stratégies se traduisent chez les utilisateurs par des expériences et des pratiques diversifiées selon qu’ils sont fans ou simples consommateurs (Bull, 2008). Loin des analyses critiques dénonçant un individualisme et un autisme exacerbé, ces nouvelles technologies participent au contraire à la reconfiguration de formes d’individualismes collectifs, à des formes « d’être seul ensemble » (Jauréguiberry, 2003). Orthèses numériques devenues indispensables pour certains, elles participent à la construction d’une mobilité hybride marquée par une fragmentation et/ou une superposition de l’espace et du temps (Kaufmann, 2008). L’envoi de SMS, la consultation d’Internet, l’écoute de podcasts, de ses propres playlists, le visionnage de séries télévisées ou la pratique de jeux vidéos, par exemple, témoignent d’un contrôle temporel personnalisé et adapté selon les situations de déplacements5.

Note de bas de page 6 :

Le site américain iLounge ou le site français Mac4ever par exemple.

Par ailleurs, la personnalisation des contenus dessine un babélisme culturel marqué par la prise de contrôle de la part des consommateurs. Car, au-delà des spécificités techniques pures, chaque appareil fait l’objet de formes d’attachements forts dont témoignent les sites dédiés et de nombreux forums6. Suite à notre travail sur l’iPod (Rouzé, 2010), nous avons observé que les thématiques évoquées sur ces sites portaient essentiellement sur le design, l’ergonomie, les questions techniques et les softwares. L’enjeu pour les possesseurs de technologies de la marque est de partager des expériences personnelles en lien avec la « customisation » physique de l’appareil, avec l’installation d’applications, ou encore l’ajout de contenus personnels. Notons au passage qu’en relayant des informations pratiques tant sur les appareils que sur les applications disponibles, ce partage d’expérience participe de manière directe ou indirecte au renforcement des stratégies de la marque et sont autant de relais promotionnels gratuits.

Note de bas de page 7 :

L’enquête réalisée en 2011 par la start-up française Appsfire via son application iPhone éponyme montre que 40 % des applications sont « natives ». Terme qui désigne les applications implémentées en série par le constructeur.

Note de bas de page 8 :

Ces œuvres ont fait l’objet d’une exposition à la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent à Paris entre octobre 2010 et janvier 2011.

Devenus des terminaux techniquement proches, l’iPod et l’iPhone, accompagnent les déplacements quotidiens et brouillent les frontières (Bull, 2008) entre espace public, vie professionnelle et vie privée. Outre ses fonctions de téléphone « mobile », l’iPhone croise les usages de l’iPod en musicalisant le quotidien de manière individuelle. Mais ces usages peuvent également déboucher sur la naissance d’événements culturels collectifs tels que les iPodBattles, joutes musicales à partir des playlists disponibles sur l’appareil. Ils dessinent un usage original sinon un détournement de l’iPod devenu le support de défis musicaux. Pour l’iPhone, outre les applications « natives »7, les plus utilisées sont l’accès aux réseaux sociaux (Facebook), à l’information via Google mobile, la chaîne météo ou encore Google earth. Mais ils peuvent là encore donner naissance à des expériences créatrices telles que les peintures réalisées par le célèbre peintre britannique David Hockney à partir de l’écran tactile de son iPhone8.

Note de bas de page 9 :

http://www.journaldunet.com/ebusiness/internet-mobile/usages-ipad/activites.shtml

Note de bas de page 10 :

http://www.journaldunet.com/ebusiness/internet-mobile/applis-iphone-europe/ top-25.shtml

En revanche, eu égard son format, l’iPad est majoritairement utilisé dans le cadre domestique. Sur le plan des contenus, l’étude proposée par le groupe Fullsix et OTO Research montre un usage concentré sur l’accès à Internet et les réseaux sociaux, la recherche d’informations, la consultation de son courrier électronique et le divertissement9. Parmi les 25 applications les plus téléchargées au niveau européen10, on retrouve majoritairement des jeux vidéo. Il est à noter que la majorité des applications téléchargées sont gratuites et financées par la publicité via la régie publicitaire mobile Apple : iAd.

Toutefois, comme le notait le sociologue David Hesmondhalgh (2007) à propos de l’expérience musicale, l’expérience est le plus souvent observée dans son versant positif en oubliant les possibles détournements ou les critiques de l’appareil par les utilisateurs. Au-delà des chiffres médiatiques de satisfaction, des utilisateurs sont déçus et dénoncent un système fermé, des problèmes techniques non réglés et des mises à jour reportées. Ces expériences négatives débouchent alors sur une volonté de « reprise » de contrôle soit en se tournant vers une autre marque, soit en détournant les produits proposés. Le jailbreaking exemplifié par le développement d’applications comme Cydia, développé par des « geeks » mécontents, déverrouille le système d’exploitation iOs et les systèmes de contrôle mis en place par la marque pour être ensuite redistribué au public moins averti via d’autres plate-formes de téléchargement.

5. Autres usages, nouvelles expériences?

Si ces pratiques se construisent individuellement et collectivement, elles peuvent aussi être à l’initiative des institutions. Dans ce cas, le recours à des matériels mobiles légitime des formes de mobilité individuelles et collectivement partagées tout en assurant, de façon directe ou indirecte, la promotion de la marque. On notera par exemple que les iPods ont fait leur apparition dans les dispositifs muséaux de médiation culturelle. Devenus audioguides, ils accompagnent les visiteurs de musées tels que celui de Versailles ou encore le musée historique de Berne. Présent dans certaines bibliothèques et médiathèques pilotes, l’iPad devient quant à lui le support de diffusion des collections mais aussi le support de la formation, d’ateliers pédagogiques avec la création d’ebook multimédia.

Note de bas de page 11 :

C’est le cas connu de l’université de Duke aux États-Unis qui a offert les iPods lors du lancement du programme en 2004 mais qui aujourd’hui se propose soit de les prêter gratuitement durant un semestre soit de l’acheter à un tiers du prix du marché http://www.insidehighered.com/news/2006/04/28/iPod.

Note de bas de page 12 :

Le monde informatique, 12/09/2007.

Ces fonctions de médiateurs culturels et éducatifs sont également assurées lorsque les appareils de la marque sont utilisés dans certaines universités et écoles. Au-delà du simple support des enseignements donnés, l’iPod, l’iPad et leurs applications respectives, offrent en médecine par exemple, la possibilité de se familiariser avec les battements cardiaques. Assez rapidement, les grandes universités nord américaines (M.I.T, Duke, Stanford, Berkeley, Sherbrooke, université de Montréal) font bénéficier leurs étudiants de ce service d’éducation complémentaire aux enseignements classiques. Ces usages sont moins généralisés en France même s’ils génèrent de nombreuses réflexions. En profitant d’outils d’apprentissage hybrides entre pratiques personnelles et pratiques d’enseignement classiques, l’université permet à ces étudiants de bénéficier de supports sonores certifiés par les enseignants ; tout en se pliant aux règles de production et de diffusion imposées par Apple qui en tire un bénéfice à la fois économique et symbolique ; tout en faisant des étudiants de potentiels consommateurs11. Problématique socio-économique qui dépasse le cadre éducatif pour devenir une problématique politique de réduction de la fracture numérique comme ça a été le cas en 2007 dans les Yvelines12.

Note de bas de page 13 :

“Apple’s New Weapon”, Newsweek (27/05/2009). http://www.newsweek.com/id/194623.

Enfin, on notera l’utilisation d'appareils mobiles de la marque par l'armée. De technologies mobiles à destination du grand public, elles peuvent ainsi servir des intérêts militaires. Plutôt que de développer ses propres appareils, les choix de l’état major américain s’expliquent par la simplicité d’usage, le coût réduit en comparaison des matériels développés spécifiquement. Avec ses multiples fonctionnalités (cartographie, traduction, transmission d’informations), ces deux terminaux permettent d’alléger les équipements en proposant une fois encore un produit global enrichi par le développement de softwares et de programmes de recherche financés par le département de la défense américaine. Ce choix intègre également la logique d’expérience puisque de nombreux soldats en possèdent déjà un à titre personnel, ce qui permet une réduction des coûts de formation13.

Ce déploiement de multiples formes de mobilité inhérentes à de nouveaux champs d’expérience contribue donc à institutionnaliser des pratiques nouvelles sinon originales mais ouvre également le débat sur la possible marchandisation du savoir et de la culture. De fait, ces partenariats spécifiques sont autant d’opportunités de valoriser l’image de marque d’Apple mais aussi, pour elle, de conquérir de nouveaux marchés, tout en s’assurant unilatéralement le développement de toutes les applications développées pour ces usages spécifiques.

6. Vers un contrôle des expériences?

Note de bas de page 14 :

Nous renvoyons ici par exemple à la lecture des bilans financiers et prospectifs annuels publiés par Apple qui effacent la dimension d'usage au profit d'enjeux strictement économiques.

Les logiques d’expériences loin d’être considérées comme des finalités permettent au contraire d'actualiser les données « clients » et de nourrir les stratégies économiques de marché14. La référence au concept d’expérience peut alors être entendue au sens qu’il prend en science : la provocation d’un phénomène afin de l’observer, de l’étudier dans le but d’en tirer un ensemble de règles, une « logique systématique » telle que l’appelle Husserl. Les dispositifs d’expérience peuvent alors être perçus comme autant de stratégies de contrôle. Dans « surveiller et punir » (1975), Michel Foucault montre l’apparition et le déploiement des dispositifs disciplinaires à partir du XVIIIe siècle et leur imposition au XIXe siècle. Il en tire la conclusion que la question du contrôle s’accentue à mesure que les moyens techniques permettent d’assurer une surveillance accrue – illustrée par le panoptique – en réduisant les moyens nécessaires à son fonctionnement. Dans cette société, le contrôle est régi par des mots d’ordre, des chiffres et une coercition normative assurée par les institutions étatiques, religieuses et militaires. Or à la suite de Foucault qui remarquait déjà une transformation de ces dispositifs disciplinaires à la fin des années 1970. Gilles Deleuze observe que la société bascule, avec le marketing, l’économie mondialisée et la communication, de la discipline à ce qu’il appelle la société de contrôle. Poussant les logiques disciplinaires et biopolitiques vers des états de crise, cette société se complexifie. Elle est marquée par le glissement progressif de l’injonction à la suggestion, de l’unitaire au fragmentaire, de l’organisation spatiale et temporelle analogique à l’ordre numérique.

7. Surveillance et contrôle

Si ces technologies mobiles concourent à de nouvelles formes d’expériences, elles sont aussi les marqueurs possibles d’une surveillance et d’un contrôle accru. Ce contrôle s’exerce en premier lieu sur les plans techniques et juridiques. La spécificité des produits Apple est la non interopérabilité entre les appareils concurrents et l’accès exclusif aux programmes proposés. Pour l’iPod ceci se traduit par exemple par le choix d’un format de compression de fichiers musicaux spécifiques : AAC (Advanced Audio Coding). Si les discours de l’entreprise l’ont légitimé en avançant la qualité de ses performances en comparaison au mp3, ils ont aussi permis le contrôle des musiques chargées sur l’appareil. Format qui s’est aussi doublé de l’application des DRM sur les fichiers musicaux jusqu’en 2009, Apple ne faisant ici que répondre aux conditions imposées par les majors pour pouvoir proposer des contenus dans l’Itunes Store. Ce principe de contrôle technique se décline également par les systèmes d’exploitation de la marque (iOS), à l’inverse d’Android, logiciel « open source » développé par Google pour les smartphones.

Note de bas de page 15 :

Source Journal ZDNet, janvier 2012. http://tinyurl.com/7juc3xl

Il s’exerce ensuite par un dépôt systématique des technologies acquises (le plus souvent via le rachat de start-up). Le multitouch par exemple développé avec l’iPhone a donné lieu à des actions en justice de la part d’autres constructeurs ayant déjà développé des technologies du même type (Palm, Nokia, Elan Microelectronics). Après trois ans de batailles juridiques, Apple a finalement payé 5 millions de dollars de dédommagements au constructeur Coréen Elan15.

Note de bas de page 16 :

http://www.apple.com/fr/privacy/

Note de bas de page 17 :

C'est le cas par exemple de la fonction ministore sur l'iPod. Voir J. Borland, « La fonction MiniStore du nouvel iTunes d’Apple trouble ses utilisateurs », CNET News.com, 13 janvier 2006.

Ensuite, sous couvert de « veille stratégique » et de personnalisation des offres, Apple utilise ou laisse développer des applications transmettant les informations personnelles. Comme le souligne l’entreprise, Apple et ses partenaires utilisent des cookies et autres technologies dans les services de publicité sur téléphone portable afin de vérifier le nombre de fois où vous visualisez une publicité donnée, pour se souvenir de vos données personnelles lorsque vous utilisez notre site, nos services en ligne et nos applications. Dans ce cas, notre objectif est de rendre votre visite plus pratique et de la personnaliser16. Au nom de l’expérience et de la personnalisation des services, la majorité des applications sont aujourd’hui sujettes à controverse car renvoyant des informations personnelles sans que l’utilisateur n’en soit averti. Comme d’autres acteurs numériques tels que Google, Apple s’en défend en annonçant que ces dispositifs lui servent à personnaliser les offres et affiner les propositions faites aux clients17.

À ces transferts d’informations s’ajoutent les fonctions de géolocalisation. L’iPhone par exemple, terminal hybride combine les interfaces GSM, WiFi et le récepteur GPS. En plus des données personnelles acquises, il est désormais possible de détecter les déplacements, au nom d’une meilleure personnalisation des offres promotionnelles en fonction de la situation géographique. Se dessinent alors le paradoxe de la liberté offerte. L’usager de technologies mobiles serait nomade mais connecté, libre mais sous contrôle. Cette dénomination de « nomade » est d’ailleurs sujette à débat car elle entre en opposition avec la définition anthropologique du terme lui même, qui se définit par la réduction matérielle au strict nécessaire et au déploiement de savoirs et de techniques naturalistes sophistiqué (Joseph, 2002). Or, dans ce cas, la dénomination à la mode du « nomade » désigne un être appareillé à des technologies de pointe et, dans une majorité des cas, connecté.

Note de bas de page 18 :

Scott Saponas, Lester, Hartung, Kohno, « Devices That Tell On You: The Nike+iPod Sport Kit », novembre 2006. [www.cs.washington.edu/research/systems/privacy.html])

Note de bas de page 19 :

« Nike+iPod : quatre ans et des kilomètres de chiffres », 10 septembre 2008. [www.macgeneration.com/tags/nike]

Dans cette continuité, le partenariat engagé entre Apple et Nike pose aussi la question du respect de la vie privée et de la surveillance avec l’introduction d’une puce dans la chaussure susceptible d’être détournée et de transmettre des informations en temps réel sur les déplacements de la personne, via des ondes radio18. À ce premier point s’ajoute la transmission, par le biais d’iTunes, des informations sur la pratique sportive afin de calculer les distances parcourues, d’effectuer des moyennes, de gérer la progression mais aussi d’entrer en compétition « virtuelle » avec d’autres joggers sur d’autres parcours. Grâce au succès de ce dispositif « 224 millions de km parcourus et 13 milliards de calories brulées »19, Nike peut aujourd’hui proposer des tendances sur la pratique du jogging dans le monde en fonction de critères d’âge, sexuels ou encore géographiques. Le contrôle des expériences trouve sa justification dans la volonté de servir le client mais aussi de modéliser globalement des offres déclinées individuellement. Jouant le rôle d’interface entre les clients et les éditeurs, Apple s’arroge également le droit de récupérer des informations socio-démographiques.

Contrôle et surveillance également marqués par la polémique engagée autour de la fonction « killswitch » permettant à Apple de supprimer à distance n’importe quelle application sur un iPhone à partir d’une connexion à un site sécurisé contenant une liste noire d’applications indésirables.

S’ajoute à cela, le retrait d’applications proposées sur l’Appstore si ces dernières « prêtent à confusion avec un produit ou une publicité Apple déjà existant ». C’est le cas du logiciel Evi développé par TrueKnoledge qui proposait un assistant vocal trop proche de l’application Siri disponible sur le dernier iPhone4S. Droit moral aussi puisque Apple, bien qu’elle ne soit responsable qu’en tant qu’éditeur, peut supprimer toute application qu’elle juge non conforme à sa politique éditoriale. Ce fut le cas en 2008 de l’ebook « knifemusic »de David Carnoy rejeté parce qu’il contenait le mot « fuck », en 2010 de l’application du journal allemand Bild qui proposait des images de filles dénudées et qui dut les retirer pour réintégrer le store.

Le développement de l’iCloud et du dépôt de données pour terminer, ajoute une pierre supplémentaire à cette réflexion sur la libre circulation des données et le respect de la vie privée. Car si ces dernières sont déterritorialisées et disponibles en permanence pour l’utilisateur, elles ne le sont pas pour celui qui les stocke. Comme l’a analysé le spécialiste des nouvelles technologies Nicholas Carr, l’association de Google et d’Apple doit inviter à s’interroger sur la collecte systématique de multiples informations privées et publiques mais également sur nos libertés individuelles, sur la mémoire et la potentielle persistance des données à l’heure du numérique.

8. Conclusion

La mobilité liée aux nouvelles technologies demeure paradoxale. Au delà des discours promotionnels et communicationnels ventant les mérites d’expériences originales pour les consommateurs, les stratégies d’Apple illustrent un contrôle monopolistique des appareils et de leurs contenus. Souscrivant à ces expériences de mobilité, différents usagers se dessinent. À ceux qui, fans, simples consommateurs ou institutions qui légitiment les stratégies de la marque répondent les autres qui, au contraire, entendent bien garder le contrôle de leurs pratiques en les détournant ou en quittant la marque. Le contrôle des expériences croise alors celle des expériences contrôlées et débouchent sur des formes de bonheur paradoxales (Lipovetsky, 2006). L’expérience de la mobilité via les technologies reconfigure donc aujourd’hui les espaces économiques, politiques, culturels et sociaux sans nécessairement réduire les inégalités et les conflits qui les animent.