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La convivialité
De la polysémie à l’entretien de la confusion The user-friendliness: from polysemy to confusion

Cathia Papi 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2395

Très employé, notamment pour qualifier les technologies de l’information et de la communication, le terme de convivialité est souvent mal connu. Et pour cause, désignant initialement le plaisir lié aux banquets, la convivialité est également comprise, depuis Illich, comme un rapport homme-outil dans une société régie par des valeurs humaines s’opposant aux valeurs financières de la société industrielle. L’outil convivial est ainsi celui que l’homme maîtrise. D’où l’idée de technologies conviviales dès lors que leur utilisation semble accessible à tout un chacun. Toutefois, face à cette polysémie de la convivialité, le sens commun reste flou. S’ils ont souvent entendu parler de technologie conviviale, les jeunes se sont rarement approprié cette idée et l’entendent souvent comme une manière de désigner les possibilités de communication en ligne, tandis que les chercheurs en sciences humaines et sociales travaillent principalement sur la convivialité dans une perspective de remise en cause des sociétés modernes.

Widely used, especially for qualifying information and communication technologies, the term conviviality is often poorly understood. Initially designating the pleasure associated with banquets, since Illich conviviality also means that the tool is at human beings’ disposal in a society governed not by financial values ​​of industrial society but by human values. The convivial tool is thus the one we can control. Hence the idea of “convivial” which means, in French, “user-friendly” technologies whenever their use seems accessible to everyone. However, because of its polysemy, the common sense of conviviality remains unclear. Although they have often heard of user-friendly technology, young people have rarely adopted this idea and mainly consider it as a way to describe the possibilities of online communication, whereas researchers in humanities mainly work on conviviality whenever questioning modern societies.

Sommaire

Texte intégral

1. Introduction

De l’ustensile de cuisine à l’écran tactile, le qualificatif « convivial » semble de plus en plus présent dans le langage courant et apparaît, désormais, comme un terme clé du marketing. Accolé à des objets divers et variés, ce terme attractif semble masquer la valeur marchande derrière une valeur, a priori, humaine. Si la connotation positive de ce terme semble faire consensus, c’est souvent sans en préciser le sens. En effet, ouvrant le dictionnaire historique de la langue française à la page des « conviv* », il est possible de noter que la convivialité, dans son origine latine, désigne tout d’abord le « goût des réunions joyeuses où l’on mange, des banquets ». Puis, dans les années 1970, il se trouve emprunté à l’anglais pour caractériser l’« ensemble des rapports entre personnes au sein de la société ou entre les personnes et leur environnement social, considérés comme « autonomes et créateurs » (Ivan Illich) ». Enfin, la convivialité qualifie la « facilité d’accès, d’emploi (d’un système informatique) » de telle sorte que l’influence de l’américain sur le français amène à parler de « convivialiste » pour désigner « un(e) informaticien (ne) chargé(e) de la convivialité » (Rey, 2006, 1845).

Or, il n’est parfois pas évident de savoir à quel sens se rapporte l’aspect convivial annoncé, comme peut l’illustrer l’exemple d’un objet apparaissant sous cette forme, en première page d’un site marchand bien connu : « Convivial - 1 200 W - 3 Fonctions : Raclette/Pierre à Griller/Multi-Crêpes - 8 poêlons Anti-Adhésifs », est-ce le repas qui est convivial ? La possibilité pour chacun de cuire les mets choisis ? L’objet qui est facile à utiliser ou favorise le dialogue ? Il pourrait être imaginable que, par la subtilité des manipulations à mettre en œuvre pour le faire fonctionner, cet objet soit convivial en ce sens où il incite à l’entraide des convives et à l’instauration d’une ambiance plaisante au vu des résultats crus ou carbonisés des tentatives de cuisson… De fait, il est ainsi possible d’observer une certaine confusion sur ce qu’est la convivialité. Plutôt qu’étudier la convivialité propre à un objet précis, nous proposons donc d’interroger cette notion dans sa polysémie.

Que désigne-t-on par le terme de convivialité et quelles sont les sources de cette dernière ?

Cette question de départ va nous amener à considérer les sources ou les origines de la convivialité sous l’angle à la fois de facteurs engendrant la convivialité et de penseurs ayant participé à forger les sens assignés à la convivialité. Dans un premier temps nous nous intéressons ainsi aux conceptions de la convivialité dans la littérature, puis, dans un second temps, à l’usage de ce terme dans les sciences humaines et sociales ainsi qu’à son sens commun, c’est-à-dire à la compréhension courante de ce terme si fréquemment employé dans les médias.

2. Des origines de la convivialité

Cette première partie est consacrée à deux auteurs qui ont diffusé voire façonné, par leurs réflexions et publications, le sens attribué à la convivialité : Brillat-Savarin au XVIIIe siècle et Illich au XXe. Nous proposons de revenir sur leurs écrits évoquant la convivialité afin de retrouver les origines des sens que ce terme a conservées jusqu’alors.

2.1. Une histoire de goût

Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826), membre de diverses « sociétés » et de la légion d’honneur, exerce la profession d’avocat puis de magistrat et de maire à l’époque troublée de la révolution française. Il fuit la terreur en 1793 et trouve asile en Suisse puis aux États-Unis où il donne des cours de français et joue dans l’orchestre du théâtre de New York. Il revient en France en 1796 où il finit par travailler à la Cour de cassation. Présenté comme un homme aimable et gai, il est également cultivé et écrit plus d’un ouvrage qu’il laisse anonyme. Tel est le cas de La physiologie du goût ou méditations gastronomiques transcendantes, référence de la convivialité dans le Littré. Cet ouvrage mêle considérations historiques, métaphysiques et poétiques de la gastronomie ou, de façon plus prosaïque, de la cuisine désignée par des termes tels que « science des festins » ou « art alimentaire » (1847, 279) L’émergence de la convivialité est présentée comme liée au plaisir pris à déguster des mets en société, désigné par le terme de gourmandise davantage considéré comme l’acte du gourmet, que du grignoteur et en ce sens valorisé comme le révèlent les deux passages ci-dessous.

La gourmandise est un des principaux liens de la société ; c’est elle qui étend graduellement cet esprit de convivialité qui réunit chaque jour les divers états, les fond en un seul tout, anime la conversation, et adoucit les angles de l’inégalité conventionnelle.
C’est aussi elle qui motive les efforts que doit faire tout amphitryon pour bien recevoir ses convives, ainsi que la reconnaissance de ceux-ci, quand ils voient qu’on s’est savamment occupé d’eux… (Brillat-Savarin, 1847, 147)
On a commencé à séparer la gourmandise de la voracité et de la goinfrerie ; on l’a regardée comme un penchant que l’on pouvait avouer, comme une qualité sociale, agréable à l’amphitryon, profitable au convive, utile à la science, et on a mis les gourmands à côté des autres amateurs qui ont aussi un objet commun de prédilection.
Un esprit général de convivialité s’est répandu dans toutes les classes de la société ; les réunions se sont multipliées, et chacun, en régalant ses amis, s’est efforcé de leur offrir ce qu’il avait de meilleur dans les zones supérieures. (Brillat-Savarin, 1847, 281)

Cette idée de généralisation de l’esprit de convivialité « dans toutes les classes de la société » est vue comme la conséquence de la diminution des inégalités, dans le temps de paix du règne de Louis XV, période à partir de laquelle les arts de la table ne cessent de se raffiner.

2.2. Une vision de la société

Ivan Illich (1926-2002) dont la mère est d’origine juive allemande, perd son père et est amené à déménager plusieurs fois pendant la seconde guerre mondiale. Il est ainsi très tôt polyglotte. Il étudie la théologie et la philosophie à l’université de Rome puis obtient un doctorat d’histoire à l’université de Salzbourg. Il vit à New York et Porto-Rico, officiant dans la prêtrise puis devenant professeur. Au début des années 1960 il fonde un centre de documentation ou d’université libre (le Centre interculturel de documentation ou Cidoc) au Mexique et retourne enseigner en Europe dans les années 1970. En 2002, il meurt d’un cancer qu’il a fait choix de ne pas opérer conformément à la pensée développée au fil de sa vie. Ses travaux portent sur les institutions (église catholique, école, transport, médecine) et interrogent les possibilités d’autonomie dans une société gouvernée par la recherche de productivité. C’est ainsi que, dans La convivialité (1973), Illich critique la société industrielle qui crée des besoins et attentes en détournant l’humanité de ses aspirations réelles et limitant ses choix en imposant ses valeurs. L’industrialisation, présente dans tous les domaines, est décrite comme déshumanisante par les découpages qu’elle opère sources de perte de connaissances, voire de compétences ancestrales. Elle est perçue comme se retournant contre l’humanité en accroissant ce que cette dernière considérait comme des maux : la médecine crée de nouvelles maladies quant à elles incurables, le développement des moyens de transports accroît l’espace-temps passé à voyager davantage qu’il ne le diminue. Ainsi, l’homme semble s’être donné ses propres moyens de soumission, voire de destruction : La prise de l’homme sur l’outil s’est transformée en prise de l’outil sur l’homme. […] Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. (Illich, 1973, 26) L’enjeu est dès lors le rapport de l’homme à l’outil :

La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme. (Illich, 1973, 27)

Il considère comme outil non seulement les objets matériels mais également les moyens de communication, organisations et institutions. L’outil, « inhérent à la relation sociale » (Illich, 1973, 43) est envisagé dans un rapport de domination :

Lorsque j’agis en tant qu’homme, je me sers d’outils. Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie ou me lie au corps social. Pour autant que je maîtrise l’outil, je charge le monde de mon sens ; pour autant que l’outil me domine, sa structure me façonne et informe la représentation que j’ai de moi-même. L’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. La plupart des outils qui m’environnent aujourd’hui ne sauraient être utilisés de façon conviviale. (Illich, 1973, 44)

C’est dans cette relation de l’homme à l’outil que s’inscrit l’idée de convivialité qui entre en contradiction avec la productivité industrielle selon le jeu d’opposition suivant :

Tableau 1. Oppositions entre les rapports homme/outil convivial
et homme/outil industriel

Tableau 1. Oppositions entre les rapports homme/outil convivial et homme/outil industriel

Au-delà de l’outil en lui-même, c’est ainsi l’usage qu’il permet ou contraint qui tend à en faire un outil dominant ou dominable, maniable c’est-à-dire convivial. Par exemple, le téléphone est convivial par essence dans la mesure où il permet aux personnes d’échanger si et quand elles le souhaitent et d’avoir des conversations originales, non prédéfinies. Cependant, un recours abusif à cet outil est susceptible d’en dénaturer la fonction. Ce n’est ainsi pas la complexité de l’outil qui définie sa convivialité mais la liberté d’usages qu’il permet.

2.3. Une évolution terminologique

Force est de constater que si la convivialité est toujours une question de relation, elle connaît une incarnation progressive. En effet, initialement considérée comme un esprit, une atmosphère se créant autour d’un repas, elle en vient à caractériser l’emprise possible de l’homme sur l’outil.

J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. […] dans l’acception quelque peu nouvelle que je confère au qualificatif, c’est l’outil qui est convivial et non l’homme. L’homme qui trouve sa joie et son équilibre dans l’emploi de l’outil convivial, je l’appelle austère. […] L’austérité fait partie d’une vertu plus fragile qui la dépasse et l’englobe : c’est la joie, l’eutrapelia, l’amitié. (Illich, 1973, 13)

Note de bas de page 1 :

Commission générale de terminologie et de néologie (France), 2000.

Ce n’est ainsi pas l’homme mais l’institution, la société ou tout autre outil au service de l’humanité qui est convivial. On comprend dès lors que le terme de convivialité s’est élargi dans la langue française pour désigner la facilité d’utilisation d’un matériel ou d’un logiciel correspondant à l’usability anglo-saxonne ainsi que pour pointer la « qualité d’un système de traitement de l’information qui comporte des éléments destinés à rendre aisé et vivant le dialogue avec l’utilisateur »1 désigné par le terme de user-friendliness en anglais.

Par ailleurs, on peut noter que les deux principaux sens conférés au terme de convivialité mettent en relief une préoccupation sociale en ce sens où apparaît l’idée de favoriser la convivialité au niveau de l’ensemble de la société. En effet, l’étendue de la convivialité à « toutes les classes de la société » évoquée par Brillat-Savarin peut, dans une certaine mesure, être mise en parallèle avec l’idée défendue par Illich selon laquelle des outils conviviaux doivent être utilisables par tous en opposition avec la spécialisation restreignant la maîtrise de biens, compétences ou savoirs communs devenus des institutions industrielles notamment dans les domaines de l’éducation ou de la médecine réservés à des corps de métiers particuliers.

Il est également possible de constater que la convivialité de l’interaction ou de l’interactivité procède d’un lien parfois ambigu entre rapports de pouvoir et pratiques de don. En effet, si les convives profitent du repas offert par l’amphitryon, ce dernier peut, par sa générosité aussi bien faire œuvre de partage désintéressé qu’affirmation de sa supériorité en termes de capital économique ou culturel. De même, l’objet convivial est certes, en son sens actuel, utilisable par les non spécialistes de l’informatique. Cependant, loin d’être des objets « maniables » c’est-à-dire dépendants de l’énergie humaine, les TIC sont tout au plus des objets « manipulables » c’est-à-dire « mû, au moins en partie, par une énergie extérieure » (Illich, 1973, 45). Bien que Illich mette de côté la complexité technique, concentrant la convivialité dans l’usage, il semble cependant important d’interroger la part de maîtrise de l’outil par l’usager dès lors que les fonctions dont ils peuvent faire usage sont prédéfinies dans un système qui lui est souvent inconnu et limite sa liberté aux usages prévus ou aux détournements d’usages sans permettre, bien souvent, le développement de fonctionnalités nouvelles ou la réparation de l’objet. De même, alors que le renouvellement des TIC semble s’inscrire dans une course effrénée et offrir, bien souvent, comme argument de convivialité la rapidité de connexion, d’accès aux autres, les propos de Illich concernant les transports semblent ici trouver un écho qui peut laisser songeur : « l’exigence d’un mieux-être à tout prix, la course à la vitesse est une forme de désordre mental » (Illich, 1973, 67). De fait, si le passage de la convivialité du repas à celle des objets technologiques s’est fait par les travaux de Illich, la philosophie qui l’accompagnait paraît avoir été perdue en chemin vers le marketing. Loin d’une maîtrise de la consommation et d’une liberté d’action, les TIC s’inscrivent, effectivement, davantage dans la course à la productivité industrielle et à la consommation ainsi que dans la soumission de l’homme qui, rendu joignable et repérable en tout lieu et tout instant, est davantage contrôlé par les institutions qu’il ne les contrôle.

Dès lors, face à ce brouillage des pistes et à l’usage commercial de ce terme, dans quel contexte ce terme est-il employé aujourd’hui ? Quel sens commun se crée pour rendre compte de cette qualification des TIC de conviviales ? Quelles postures adoptent les chercheurs envers la convivialité dans leurs études de la société ?

3. Les usages du terme

Note de bas de page 2 :

http://cote-d-azur.france3.fr/2012/09/12/votre-nouveau-site-internet-plus-clair-plus-convivial-plus-reactif-80037.html consulté le 1/10/12.

Le 12 septembre 2012 une chaîne de télévision publique titre : « Votre nouveau site internet : plus clair, plus convivial, plus réactif », puis indique : « votre site internet fait sa mue. La chaîne a entrepris une vaste refonte de ses 24 sites régionaux depuis plus d’un an. Une rénovation qui place le télénaute au cœur de ce nouveau dispositif. En affichant une ligne éditoriale ambitieuse. »2

Note de bas de page 3 :

http://www.sony.fr/product/sony-tablet-s/tab/overview consulté le 1/10/12.

De même, le terme de convivialité, revient fréquemment dès lors qu’il s’agit de promouvoir des TIC tels que les smartphones ou tablettes présenté comme ayant un « design élégant et convivial »3. De fait, il est possible de repérer un usage pluriel du terme de convivialité dans son rapport aux interfaces si bien que Gobert (2007, 15) propose de distinguer « convivialité ergonomique, convivialité collaborative et convivialité thématique ». Pour autant, les télénautes et plus généralement les clients potentiels de ces outils sont-ils capables de faire cette distinction ? Quel sens se font-ils de la convivialité ? Et, face à un terme ainsi entré dans le vocabulaire et le sens commun, quels usages les sciences humaines et sociales en font-elles ?

3.1. La convivialité dans le sens commun

Note de bas de page 4 :

Dans le communiqué de presse Eurostat 47/2012 est précisé que « en 2011, plus des trois-quarts des personnes âgées de 16 à 74 ans dans l’UE27 ont utilisé un ordinateur, tandis que cette proportion s’élevait à 96 % parmi les jeunes de 16 à 24 ans. » (http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/4-26032012-AP/FR/4-26032012-AP-FR.PDF).

Alors que les publicités n’hésitent pas à mettre en avant la convivialité des objets, il semble intéressant d’interroger la manière dont le message est compris. Autrement dit, que signifie, pour un chacun, le terme de convivialité associé aux technologies. Il convient ainsi de chercher à en saisir le sens commun, c’est-à-dire l’« ensemble de représentations du monde, qui, pertinentes ou contestables, permettent les dialogues et les rencontres » (Mauger, 2009, 1). Pour ce, prenant en compte les données selon lesquelles les jeunes sont davantage usagers de technologies que les plus âgés4, nous avons interrogé des jeunes de 16 à 24 ans, primo-entrants à l’université de Picardie, sur ce qu’était, pour eux, la convivialité dans le champ des technologies. Nous avons recueilli 918 réponses venant, pour 61 % de jeunes femmes. Les résultats sont tranchés comme le met en relief le tableau ci-dessous.

Avez-vous déjà entendu dire que telle ou telle technologie ou interface était conviviale ?

Tableau 2. Réponses sur la convivialité des technologies

Tableau 2. Réponses sur la convivialité des technologies

Si près des trois quarts des jeunes interrogés ont déjà entendu l’idée de convivialité qualifiant des technologies, ce terme reste, pour la majorité, dans le registre publicitaire et semble avoir peu fait l’objet d’appropriation. Ainsi, seulement 3 % déclarent eux-mêmes l’employer et 18 % ne comprennent pas que la convivialité puisse être associée à un objet.

Interrogés de manière plus ouverte sur ce que signifie, pour eux, le qualificatif de « convivial » appliqué aux technologies, six catégories de sens ou arguments peuvent être observées.

Tableau 3. Catégories sémantiques associées à la convivialité

Tableau 3. Catégories sémantiques associées à la convivialité

Les deux premiers types d’arguments concernent la majorité des jeunes interrogés, les trois autres catégories sont minoritaires. Il est cependant difficile de chiffrer précisément ces catégories dans la mesure où plusieurs réponses mélangent différents arguments, comme l’illustre l’exemple suivant :

Selon moi les technologies qui sont dites « conviviales » sont surtout des moyens pour une entreprise de vendre un produit. Il est vrai qu’il existe des technologies comme l’internet ou la téléphonie mobile qui permettent aux gens de se parler, mais mon avis serait que ce sont des moyens de substitutions que l’on donne aux personnes pour leur permettre de communiquer. Mais ces moyens de communications ne sont en aucun cas des moyens, qui vont permettre de substituer le sentiment que l’on éprouve à parler aux gens que nous voulons. Pour moi la convivialité ce serait un échange chaleureux entre les personnes d’un même groupe, ce qui est toute la différence lors de l’utilisation d’une technologie.

La compréhension majeure du terme de convivialité réside ainsi dans les possibilités de communication offertes, c’est-à-dire son aspect « collaboratif » (Gobert, 2007), discours que l’on retrouve dans certaines publications sur les communautés en ligne (Castern, 2010).

Il est ainsi possible de rejoindre Breton (2004, 61) dans l’observation selon laquelle, dans le sens commun, Convivial veut vaguement dire « très sympathique ». La convivialité a souvent une consistance aérienne : c’est l’atmosphère qui est conviviale, ou bien l’ambiance, ce qui revient au même. On se rapprochera alors, parfois sans le savoir, du sens originel. La convivialité renvoie alors à une sympathie mutuelle proche de la communion. On se sent bien ensemble, souvent sans avoir besoin de se parler, ou en échangeant que des propos sans importance, légers.

Le fait de qualifier les technologies de conviviales est, dès lors, soit incompris, soit compris comme une caractéristique des outils de communication qui permettent (catégorie 1) voire favorisent ou engendrent (catégorie 3) l’échange. Dans la lignée des travaux de Breton, les propos entrant dans cette troisième catégorie soulignent ainsi l’intérêt de la désincarnation de la communication médiatisée pour l’émergence de la convivialité. Cependant, les arguments allant dans ce sens sont minoritaires et moins détaillés que ceux allant dans le sens d’un manque, voire d’un antagonisme entre convivialité et TIC lié, justement, à l’absence de présence physique. Les jeunes voyant dans l’usage de ce terme un argument de vente ou une désignation de la facilité d’utilisation sont rares (une dizaine seulement pour chacune de ces catégories). De fait, les publicités jouent sur l’imaginaire social et vendent des outils technologiques en promettant une convivialité majoritairement perçue comme un climat chaleureux, source de bien-être.

3.2. La convivialité dans les sciences humaines et sociales

Afin de donner un premier éclairage à l’appréhension de la convivialité dans les SHS, nous avons cherché les articles ou ouvrages dans lesquels le terme « conviv* » apparaissait dans le titre, sans restriction d’année, sur Google scholar, Revue.org, le Sudoc et Cairn au 1er septembre 2012.

Sur Google scholar le résultat est rapide : « Aucun article ne correspond à votre recherche : allintitle : conviv* ». Dans Revue.org seulement deux références apparaissent, elles s’inscrivent dans le champ de l’histoire et évoquent la convivialité dans son premier sens relatif au repas.

La recherche sur le Sudoc livre, quant à elle, 87 références dont plusieurs apparaissent à de nombreuses reprises sous des formes ou éditions différentes telles que l’ouvrage de Illich (1973). Les autres textes font référence aux repas et aux boissons, au savoir-vivre, à l’habitat, aux bistrots et autres lieux de convivialité, au développement durable et à la religion. Seulement 7 références portent sur le lien entre convivialité et technologie : 2 pointent la convivialité d’un logiciel, 2 autres celle d’une base de données, 1 traite de la convivialité des interfaces, 1 de la convivialité d’un environnement, 1 de la convivialité d’un service de communication.

Le nombre de titres sur cette thématique est moindre dans la base de données du Cairn. Ainsi, 20 résultats ressortent (dont 3 en espagnol traitant de la convivencia, de même qu’un en italien sur la convivenzia, textes relatifs aux enjeux de pouvoir). Les 16 références en français sont les suivantes :

  1. Note de lecture sur un ouvrage récemment paru : Priscille de Poncins « De la convivialité. Dialogues sur la société conviviale à venir », Projet 4/2011 (n° 323), 99-99.

  2. chapitre XI intitulé « les convivialités » d’un ouvrage coordonné par Jean-François Gomez sur les « déficiences mentales : le devenir adulte » paru chez Eres.

  3. Bryon-Portet Céline, « Vers une société plus conviviale et solidaire ? Les associations et réseaux fondés sur la proximité géographique à l’ère postmoderne », Sociétés, 2011/3 N° 113, 107-118.

  4. Wiliquet Claire, « Villes en transition : vers une économie conviviale », Projet, 2011/5 N° 324 - 325, 83-88.

  5. Caillé Alain, « Au-delà du libéralisme, le convivialisme », Projet, 2011/5 N° 324 - 325, 94-97.

  6. Bach-Ignasse Gérard, « Pour une anthropologie conviviale des familles », in Martine Gross, Homoparentalités, état des lieux, Erès « La vie de l’enfant », 2005, p. 77-81.

  7. Latouche Serge, « La décroissance comme condition d’une société conviviale », in Patrick Troude-Chastenet, L’Économie L’Esprit du temps « Jacques Ellul », 2005 p. 13-28.

  8. Flonneau Mathieu, S’asseoir « au baquet du progrès. Ô fortuné convive ! » In Les cultures du volant XXe-XXIe siècles Essai sur les mondes de l’automobilisme, 2008, 57-61.

  9. Dutoit Martine et Saint-Pé Marie-Claude, « L’espace convivial citoyen Advocacy », VST - Vie sociale et traitements, N° 77, 25-28.

  10. Martin-Fugier Anne, « Convivialité masculine au XIXe siècle : les dîners Bixio et Magny », Romantisme, 2007/3 N° 137, 49-59

  11. Latouche Serge, « La convivialité de la décroissance au carrefour des trois cultures », Revue du MAUSS, 2007/1, n° 29, 225-228.

  12. Gargani Julien, « De la convivialité entre scientifiques », Revue du MAUSS, 2007/1, n° 29, 127-156.

  13. Orange Gérald et Vatteville Eric, « Le développement durable : de la rivalité à la convivialité », Management & Avenir, 2009/9, n° 29, 191-207.

  14. Garcia-Parpet Marie-France, « Le Salon des vins de Loire : convivialité et vocation internationale », Ethnologie française, 2005/1 vol. 35, 63-72.

  15. Larribe Pierre, « Un biotope paradoxal à la convivialité difficile », Études sur la mort, 2006/1, n° 129, 91-98.

  16. Alexandre-Bidon Danièle, « La convive anorexique », CLIO. Histoire, femmes et sociétés, 14, 2001, 184-186.

Il est ainsi possible de constater que les références datent des années 2000 et sont condensées dans un nombre restreint d’ouvrages ou de revues selon la thématique du numéro, tel que le numéro 323 de la revue Projet coordonné par Priscille de Poncins intitulé « De la convivialité. Dialogues sur la société conviviale à venir » ou le numéro 29 de la Revue du MAUSS introduit par Alain Caillé intitulé « Avec Karl Polanyi, contre la société du tout marchand ». La lecture des titres suffit à mettre en évidence que si l’acception première de la convivialité associée aux banquets demeure dans quatre textes, c’est avant tout le sens donné par Illich à la convivialité qui prédomine, mettant en relief une critique de la société moderne et une volonté de proposer des perspectives de changement pointées sous les dénominations de « décroissance » ou « développement durable ». Aucune référence ne lie la convivialité aux TIC bien que plusieurs revues de sciences de l’information et de la communication riches en textes sur les TIC soient recensées dans cette base. Évidemment, cela ne signifie pas qu’il ne soit jamais question de convivialité des interfaces ou autre, mais une recherche, sur cette base spécifique, restreinte aux titres, pointe la prédominance de la compréhension illichienne de ce terme, compréhension développée, elle aussi au-delà des textes ainsi intitulés, comme on peut le voir dans le numéro de 2010 de la revue Esprit dédié à Illich.

De fait, la pensée d’Illich semble un élément précurseur du regard actuel porté sur la société de telle sorte que divers courants critiques tendent à se situer dans son héritage.

Les « pamphlets » d’Illich sur la contre-productivité des écoles, des autoroutes et des hôpitaux sont en fait des premières dans l’exploration d’un paysage critique très original et radical, distant à la fois de la critique écologique courante (limiter pour survivre) et du catastrophisme (donner d’ores et déjà poids à la réalité du « pas encore » par essence inconnue appelé « futur »). Dans ce « paysage », il ne s’agit pas de « limiter pour survivre » mais de se limiter pour mieux vivre maintenant.

Il faut insister sur son originalité : alors que les schèmes hérités du Club de Rome, de l’écologie et de la climatologie semblent déplorer les limites aux plaisirs de la consommation industrielle que semble exiger la nature, les limites que propose Illich sont au contraire nécessaires pour définir ce domaine du bien-vivre qu’il appelait la convivialité. » (Robert et Paquot, 2010, 121).

Les écrits plaident ainsi pour le développement de l’écoconception, de l’écoproduction, de l’autoréparation, de l’usage partagé d’un même bien, de l’agriculture biologique et du commerce équitable (Orange et Vatteville, 2009, 202). Selon Latouche (2007, 226), l’heure est à la décroissance et au retour des liens sociaux : « La convivialité qu’Ivan Illich emprunte au grand gastronome français du XVIIIe siècle, Brillat-Savarin (La physiologie du goût. Méditations de gastronomie transcendantale), vise précisément à retisser le lien social détricoté par « l’horreur économique » (Rimbaud). La convivialité réintroduit l’esprit du don dans le commerce social à côté de la loi de la jungle et renoue ainsi avec la philia (l’amitié) aristotélicienne. » La plupart de ces articles, à l’instar des textes réunis dans De la convivialité : dialogues sur la société conviviale à venir (Caillé et al., 2011) mettent ainsi en relief la nécessité de faire passer l’économique et le financier au second plan pour redonner aux sociétés une dimension humaine favorable au développement de relations respectueuses entre les acteurs.

4. Eléments de conclusion

La convivialité est polysémique. Désignant initialement le plaisir pris à partager un festin, elle est employée, depuis quelques décennies, pour qualifier l’outil tel qui peut être mis au service de la liberté et des choix de l’homme, puis, par glissement, la facilité d’utilisation d’un outil. Bien qu’il s’agisse dans les deux acceptions plus récentes de qualifier l’outil de convivial, nous avons vu qu’un rétrécissement s’opérait : les outils désignés par Illich sont souvent à la mesure de la société, telle l’institution éducative, tandis que les outils actuellement qualifiés de conviviaux ne sont souvent que des TIC susceptibles de répondre au sens commun d’une appréhension de la convivialité comme moment agréable d’échange. Ce faisant, ces dernières vont, bien souvent, à l’encontre de l’idée de réelle maîtrise de l’outil et de domination de l’outil par l’homme dans la mesure où « l’interface, séduisante et multimédia, recouvre et masque des processus complexes » (Baron et Bruillard, 2001, 164) et impliquent une adaptation à des comportements prédéfinis pour obtenir les actions escomptées (Gobert, 2007). Le qualificatif de convivial tel qu’il est fréquemment mis en lien avec les TIC ne semble ainsi pas tant correspondre à une réalité qu’à des fins mercantiles en opposition totale avec l’appréhension des sciences humaines et sociales d’une convivialité garante du respect de l’humanité, en contradiction à la pression financière visant la croissance par l’augmentation incessante de la productivité et de la consommation.

Plutôt que de chercher à pointer une acception plus légitime qu’une autre et débattre sur l’importance ou le dédain à accorder au sens commun (Crapez, 2004), l’enjeu principal nous paraît être celui de la clarification. Face au fossé se créant entre conceptions de la convivialité en SHS et usages courants, souvent confus du terme, d’une part, et à la rareté des travaux de recherche sur la convivialité des TIC dans une perspective d’« usage social » (Ellul, 1990, 7), de l’autre, il semble nécessaire de revisiter, au niveau scientifique, le champ de la convivialité associée aux technologies comme y contribue ce numéro, porte ouverte à la « convivialité entre scientifiques » (Gargani, 2007).