Du mode d’existence des discours sur les TIC
L’ambivalence des « machines à rêves » chez André Malraux

Fabien Labarthe 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2600

L’objet de cet article est de réfléchir aux conditions historiques d’émergence et de persistance de la dialectique culture/technique dans les discours sur les TIC. Notre hypothèse est qu’il existe un lien d’interdépendance entre les catégories « technique » et « culture » au sein de ces discours, et ce, même lorsque ces dernières sont pensées dans un rapport d’opposition. Pour le montrer, l’article se situe sur le plan d’une analyse lexicale, au plus près des discours prononcés par André Malraux dans le cadre de ses fonctions ministérielles. Ce détour malrausien nous permettra de conclure sur une hypothèse d’ordre épistémologique relative à la difficulté de penser les TIC en dehors de cette dialectique, si ce n’est par l’ambivalence.

The subject of this article is to reflect on the historical reasons for the emergence and persistence of the dialectic culture/technical within the speeches about ICTs. We are working on the hypothesis that an interdependence exists between the categories referred as “technical” and “cultural”, even when these are thought being opposites. In order to demonstrate this, the article situates itself on the lexical analysis perspective, closest to the speeches delivered by André Malraux during his ministerial offices. This so called “malrausian” detour will allow us to conclude with a more epistemological hypothesis about the difficulties to envision ICTs outside this dialectic except by ambivalence.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

L’expression « Technologies de l’information et de la communication » (TIC) recouvre un ensemble disparate de dispositifs techniques, médiatiques, audiovisuels ou numériques, dont l’objet générique est de permettre la fabrication et la transmission de messages. Dans un souci d’éclaircissement, Yves Jeanneret (2000) souligne l’imprécision sémiologique de la terminologie, sa faible opérativité descriptive et sa charge idéologique. Il reste que le sigle TIC – après de multiples remaniements acronymiques (NT, NTI, NTC, NTIC, TICN, TN… le préfixe « N » de « nouvelle » étant devenu au fil du temps le suffixe « N » de « numérique ») – est aujourd’hui devenu une catégorie d’action publique, et c’est précisément aux cadres de pensée qu’elle charrie, et à ceux qu’elle prépare, que nous nous intéressons ici.

Note de bas de page 1 :

Rappelons que cette discussion porte sur le pouvoir et la valeur de l’écriture. Ainsi, pour Teuth, l’écriture constitue un moyen technique d’augmenter l’accès au savoir, tandis que pour Thamous, il s’agit d’un procédé artificiel qui détourne les hommes de l’effort de se cultiver par eux-mêmes.

Le parti pris de cet article est qu’il existe un continuum, pas forcément toujours bien objectivé, entre discours théoriques et discours publics, de sorte que l’on assiste à des circulations d’argumentaires dans les débats qui animent les uns et les autres. Dans le cas des discours sur les TIC qui nous occupe, l’une des controverses récurrentes touche à la question des « effets » que chaque nouvelle avancée technologique dans les vastes domaines de l’information et de la communication est susceptible de produire dans le champ de la culture. Cette question, nous pouvons la préciser en empruntant la formulation par laquelle Yves Jeanneret présente l’actualité du débat en le rapprochant de la discussion entre Teuth et Thamous dans le Phèdre de Platon1 : « l’invention d’un nouveau procédé technique, permettant une forme inédite d’inscription matérielle des productions culturelles, suscite-t-elle un progrès des pratiques culturelles elles-mêmes ? » (Jeanneret, 2000, p. 21. C’est l’auteur qui souligne. Les termes de la controverse sont alors les suivants : » d’un côté, on affirme le caractère déterminant d’une invention technique pour la culture, de l’autre, on maintient énergiquement la distinction entre la création matérielle des objets et la production des idées. Ce qui est très essentiellement en discussion, c’est bien le rapport entre les objets matériels et les capacités intellectuelles : en termes volontairement anachroniques, il s’agit de décider si l’on peut dire de technologies qu’elles sont intelligentes » (Jeanneret, 2000, p. 22).

Note de bas de page 2 :

Comme en atteste par exemple l’usage courant du vocable « technologie culturelle » pour désigner les TIC dans les nombreux rapports publics ayant trait à la « société de l’information » parus à partir du milieu des années 1990.

Au regard de l’histoire des TIC, il semblerait que l’on ait assisté à la lente victoire de Teuth sur Thamous. En effet, d’une technique –ancienne – perçue comme « ennemie » de la culture (les médias de masse), nous serions passés peu à peu à une – nouvelle – technologie considérée comme porteuse de promesses culturelles (les machines à communiquer), jusqu’à des TIC aujourd’hui définies ontologiquement comme « culturelles »2. L’objet de cet article est de réfléchir aux conditions historiques et épistémologiques de ce passage au sein de ce qu’il convient d’appeler, en paraphrasant Michel Foucault (1971), l’ordre du discours des TIC. Notre hypothèse est qu’il existe au sein de ces discours un lien d’interdépendance, une dialectique, entre les catégories « culture » et « technique », et ce, même lorsque ces dernières sont pensées dans un rapport d’opposition, de sorte que l’acception retenue du terme « culture » a des incidences implicites, mais néanmoins directes, sur la manière de concevoir, positivement ou négativement, la technique. Et inversement.

Note de bas de page 3 :

Ce corpus comprend les dix discours prononcés par Malraux devant l’Assemblée nationale entre 1945 et 1968, que nous noterons sous la forme [AN, suivi de l’année]. Il se compose également de discours prononcés à Athènes le 28 mai 1959 [Athènes, 1959], à New York le 15 mai 1962 lors du discours du cinquantenaire de l’Institut français [New York, 1962], de discours prononcés à Bourges le 18 avril 1964 [Bourges, 1964], à Amiens le 19 mars 1966 [Amiens, 1966] et à Grenoble le 13 février 1968 [Grenoble, 1968], à Dakar le 30 mars 1966 lors de l’ouverture du colloque organisé à l’occasion du Festival mondial des arts nègres [Dakar, 1966], à Niamey le 17 février 1969 à l’occasion de la Conférence des pays francophones [Niamey, 1969], et enfin lors de l’audition de Malraux par la commission spéciale chargée d’examiner des propositions de loi relatives aux libertés et aux droits fondamentaux le 12 mai 1976 [Commission des libertés, 1976]. Tous ces documents sont consultables dans le recueil de textes officiels dirigé par Philippe Poirrier (2002).

Pour le montrer, il nous a semblé pertinent de nous arrêter sur les discours prononcés par André Malraux dans la période où précisément celui-ci invente la politique culturelle en France3 (1959-1969). En effet, alors même que l’acronyme TIC n’existe ni dans le vocabulaire ni dans les priorités politiques du récent ministère des Affaires culturelles, ces discours contiennent déjà, incarnés dans la personne même d’André Malraux, l’ensemble des positions structurant le champ d’opposition entre « défenseurs » et « pourfendeurs » de la technique, positions que l’on verra réapparaître tout au long de la vie du ministère (Labarthe, 2013).

Note de bas de page 4 :

Dans un article intitulé « La culture majuscule : André Malraux », Violette Morin insiste avec raison sur la « rhétorique uniforme de l’antithèse » de Malraux. Suivant le procédé de l’analyse sémantique, l’auteure relève et met en correspondance des couplages d’« unités de sujets » récurrents dans les discours du ministre (Morin, 1969, p. 71), qui s’articulent selon nous au couple fondamental que forment les deux entités que sont l’« âme » et la « machine ».

De fait, à la lecture de ces discours, il apparaît assez nettement que ce que dit Malraux de la technique est inséparable de la manière dont il parle de la culture, dans la mesure où précisément cela lui permet de justifier la création d’un ministère dédié aux « affaires culturelles »4. On remarque de surcroît que le style est éloquent ; tantôt plaidoyer (pour défendre la culture), tantôt réquisitoire (contre la technique). En empruntant la terminologie de Marc Angenot (1995), on pourrait qualifier la faconde malrausienne d’enthymématique : elle est composée « d’énoncés lacunaires qui mettent en rapport le particulier et l’“universel” et supposent une cohérence relationnelle de l’univers du discours » (Ibid., p. 31). Le verbe malrausien procède en effet d’un certain nombre de présupposés qui, sans être explicités, autorisent des métaphores et des expressions évocatrices. Plus qu’à la raison, Malraux s’adresse aux affects qui frappent l’auditeur peut-être plus qu’ils ne le convainquent, participant ainsi à la publicisation de tout un imaginaire technique en gestation, à la fois complexe et ambivalent, qui perdure aujourd’hui, selon nous, au sein des discours sur les TIC.

Dès lors, au regard du contexte intellectuel et idéologique de son temps, quelle est la réponse que le ministre André Malraux apporte à la question des incidences supposées du fait technique sur le fait culturel et qu’est-ce que cette réponse nous apprend quant au mode d’existence actuel des discours sur les TIC ? Pour le savoir, il s’agira d’abord d’illustrer la manière dont se décline chez Malraux l’idée d’une technique menaçant la culture, pour ensuite considérer l’ambivalence de la dialectique du rapport culture/technique telle qu’elle se donne à lire au sein de la rhétorique du ministre. Ce détour malrausien nous permettra de conclure sur une hypothèse d’ordre épistémologique relative à la difficulté de décrire, sinon de penser, les TIC en dehors des effets idéologiques qui leur sont inhérents.

2. La culture contre les « machines à rêves »

Si l’on subsume la logique argumentative de Malraux, on constate que le ministre procède presque systématiquement en établissant un constat de départ, dont l’emphase dramatique semble aller crescendo au cours du temps : ce constat est celui d’« une transformation de la civilisation mondiale » [AN, 1959]. Au cours des dix années que dure son mandat, Malraux n’aura de cesse de décrypter pour son auditoire la chaîne de causalités dont procède ce « changement absolument total de civilisation » [Amiens, 1966]. Ainsi, en remontant le fil de l’histoire, Malraux en vient-il à désigner de manière quasi récurrente dès 1962, la « machine » comme étant « le fond de la question » [AN, 1965].

Note de bas de page 5 :

Pour reprendre le titre du troisième volume, « L’expansion du machinisme », de L’histoire générale des techniques, publié sous la direction de Maurice Daumas en cinq volumes, entre 1962 et 1979.

Note de bas de page 6 :

Ce qui ne signifie pas que Malraux ait abandonné toute référence à la théorie marxiste, dans la mesure où précisément l’importance qu’il accorde à la « machine » dans les causes qui conduisent, selon lui, à la « transformation du monde » ne va pas sans rappeler le matérialisme historique de Marx.

L’approche malrausienne du sens de l’histoire s’inscrit dans un contexte intellectuel où la « technique » commence à être proclamée comme étant « l’enjeu du siècle » (Ellul, 1954). De façon quasi unanime en effet, les intellectuels français de l’époque attribuent les mutations en cours, et les problèmes humains qui s’ensuivent (Friedmann, 1956), à l’expansion du machinisme5. Celle-ci concerne l’ensemble des sociétés industrielles (Aron, 1962) – autre thématique en vogue –, quel que soit leur régime politique. Cependant, en dépit de sa prise de distance avec le communisme6, le ministre semble chercher une troisième voie, et s’inquiète du devenir de la « civilisation machiniste » [AN, 1967] lorsque celle-ci est en proie à un capitalisme conquérant.

Dans l’interprétation malrausienne, la présence envahissante des machines produit deux effets concomitants. D’une part, la machine, en réduisant le temps de travail humain, a créé le « temps vide qui n’existait pas et que nous commençons à appeler le loisir » [Amiens, 1966]. D’autre part, en détruisant la « structure des anciennes civilisations qui étaient des civilisations de l’âme » [Amiens, 1966], la machine a substitué l’esprit scientifique à la religion. Dès lors, la religion disparue, plus rien ne protège l’humanité de ces « énormes puissances qui agissent sur l’esprit à travers l’imaginaire » [AN, 1967]. Quant à la science, elle laisse à l’homme un vide existentiel sans réponse « quand il se demande ce qu’il fait sur terre » [Amiens, 1966].

C’est donc, selon lui, pour meubler cette double vacuité (temps vide du loisir/vide existentiel) que la civilisation machiniste a fait naître le « machinisme du rêve » [Bourges, 1964]. Par cette expression, Malraux désigne « le cinéma, la radio, la télévision, sans parler du développement du livre » [AN, 1965], soit les industries culturelles et les médias de masse. Elles constituent selon lui « le plus puissant diffuseur d’imaginaire que le monde ait connu » [Dakar, 1966]. Or cet imaginaire, libéré par les loisirs et comblé par les machines à rêves, détourne l’homme du « sens de la vie » [AN, 1965] au profit de « l’assouvissement de son pire infantilisme » [Grenoble, 1968]. Car les machines à rêves, gérées comme des usines, font « appel aux instincts primordiaux » [AN, 1965]. Elles encouragent la dimension « organique » de l’homme, flattant ses pulsions de mort, de sexe et de sang.

Le deuxième temps de l’exposé malrausien consiste alors à indiquer à l’humanité les moyens de lutter contre l’industrialisation de la culture et la manipulation de l’imaginaire. Mais avant d’envisager plus avant la forme que prend cette lutte, il convient de s’arrêter un instant sur les filiations théoriques qui sous-tendent le regard critique que le ministre porte sur les machines à rêves.

3. De la dénonciation des « machines à rêves » à la critique de la culture de masse

De fait, il est difficile de ne pas entendre dans les discours de Malraux l’écho d’une vigoureuse protestation lettrée, née dans le milieu des années 1930, contre l’intrusion de la technique dans le monde de la culture. Si Kant et Schiller ont été identifiés par Philippe Urfalino (2004) comme sources d’influence de Malraux en matière d’esthétique, il nous paraît plausible d’avancer que des auteurs s’inscrivant dans le courant « rationaliste-marxiste » ont également incité Malraux à concevoir la culture comme un espace de rapports de force, dont la lutte consiste à « se défendre » face à « l’attaque » [AN, 1967] ourdie par les machines à rêves.

L’hypothèse d’une affinité intellectuelle de Malraux avec la théorie critique de la culture de masse se trouve étayée par le constat d’une transposition de la logique argumentative échafaudée par l’École de Francfort dans la première moitié du XXe siècle. Ainsi, Adorno et Horkheimer considèrent-ils que l’un des troubles de l’homme moderne provient de la « production industrielle des biens culturels » (1974), qui tend à transformer les œuvres de culture en marchandises standardisées. La culture de masse qui en résulte ne se résume cependant pas à son mode industriel de production : elle consiste surtout en des divertissements qui poussent à l’abandon de la raison en flattant les plus bas instincts. Dépourvu de ses valeurs traditionnelles, l’homme moderne serait ainsi exposé à la manipulation idéologique des médias, qui font rêver les masses afin d’en tirer profits. La pierre d’achoppement semble donc bien être ce thème de l’aliénation, présent en filigrane dans la quasi-totalité des discours du ministre (même s’il n’utilise pas directement le terme). Pour Malraux, la culture de masse, ce n’est donc pas la vraie culture : c’est plutôt son antithèse, pour ne pas dire sa dénégation. Tout l’enjeu réside alors dans le fait de défendre et de diffuser la « culture des intellectuels », que Malraux oppose terme à terme (dans sa nature et ses effets) à la « culture des masses » [New-York, 1962].

C’est alors au ministère des Affaires culturelles que revient la charge de « lutter contre la grande puissance de l’instinct » [AN, 1967] et de conserver l’« héritage de la noblesse du monde » [Amiens, 1966]. Les maisons de la culture seront le fer de lance de cette politique et forment donc le socle de la contre-attaque imaginée par Malraux – « machines vertueuses », selon l’expression de Philippe Urfalino, dont la diffusion sur l’ensemble du territoire doit permettre de rivaliser avec les machines à rêves.

4. Contre la technique… Tout contre

Il faut maintenant préciser qu’une lecture attentive des discours prononcés par Malraux fait apparaître une conception des machines à rêves plus ambiguë qu’il n’y paraît de prime abord. Dès ses premières prises de parole à l’Assemblée nationale en tant que ministre des Affaires culturelles, il souligne en effet qu’« un moyen technique comme le cinéma » [AN, 1959] peut servir à la diffusion des œuvres vers le plus grand nombre. De même, on voit ponctuellement apparaître dans les discours du ministre l’idée que « la télévision […] constitue un moyen de culture énorme » [AN, 1967]. Ainsi, même s’il considère que « rien ne remplace tout à fait la présence humaine » [Grenoble, 1968], Malraux concède des aspects positifs au développement de « la nouvelle technique » [Grenoble, 1968].

Outre un changement perceptible dans la terminologie employée (de « machine à rêves », on passe à « nouvelle technique »), le point de basculement semble reposer sur cette question de la reproductibilité d’un donné culturel par des moyens techniques. Un autre membre éminent de l’École de Francfort, Walter Benjamin, aborde cette question dans un texte de 1936 resté célèbre : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée. Si l’on poursuit l’hypothèse d’une affinité intellectuelle de Malraux avec ce courant de pensée, il se pourrait bien que le ministre ait finalement été plus proche des vues de Benjamin que de celles qui ont été énoncées dix ans plus tard, en les radicalisant, par Adorno et Horkheimer. Le jugement ambivalent que portent Benjamin comme Malraux sur le cinéma plaide en tout cas en faveur de cette thèse. Dans un premier temps, tous deux s’appuient sur l’idée du dépérissement de l’œuvre lorsqu’elle est soumise à cette technique de reproduction. Ainsi pour Benjamin, « ce qui, dans l’œuvre d’art, à l’époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c’est son aura » (Benjamin, 1991, p. 181). Or, c’est précisément cette « mystérieuse présence » que Malraux souhaite mettre au cœur de sa politique culturelle, puisqu’il estime à son tour que l’œuvre d’art authentique est mise en péril par la machine. Ainsi un film tiré d’une grande œuvre littéraire – par exemple l’adaptation cinématographique du roman de Tolstoï, Anna Karénine, que Malraux cite à plusieurs reprises – ne parviendra-t-il jamais à atteindre le « niveau mental » [New-York, 1962] du roman original.

Note de bas de page 7 :

Décret n° 59-889 portant sur l’organisation du ministère chargé des Affaires culturelles. Source : JORF, 26 juillet 1959, p. 7413 (cité dans Poirrier, 2002).

Pour autant, la traduction du roman en film laisse entrevoir la potentialité d’une stimulation esthétique et intellectuelle par la découverte de « l’un des plus grands écrivains du monde » [AN, 1963]. On retrouve à nouveau cette idée chez Benjamin, qui se base sur l’exemple jugé « progressiste » de Chaplin (et que Malraux reprend également à son compte) pour constater que le principe même de reproductibilité accroît ce qu’il nomme la « valeur d’exposition » de l’œuvre, au détriment de sa « valeur rituelle ». À son tour, Malraux saisit les multiples possibilités qu’offrent les technologies audiovisuelles en termes de diffusion des œuvres, en conformité avec l’article premier qui adjoint au ministère la « mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français7 ». L’enjeu qui apparaît désormais est celui de la maîtrise du contenu culturel des messages que véhiculent les machines à rêves, plus que celui d’une dénonciation de la technique conçue ontologiquement comme mauvaise en soi.

Note de bas de page 8 :

Sur ce point, nous renvoyons aux écrits que Bernard Miège consacre à ce qu’il nomme « l’éducation secondée » (1996).

Les évolutions technologiques et la place croissante qu’occupent les nouveaux outils de communication ne cesseront d’interpeller le ministre sur leur capacité à accroître la diffusion de la culture. Allant même jusqu’à y voir, comme il le dira lors d’une audition devant la commission des droits et des libertés en 1976, la « prochaine alphabétisation », il plaidera quelques mois avant sa mort pour l’introduction de l’« enseignement audiovisuel » dans les écoles, ouvrant ainsi la voie aux expérimentations pédagogiques utilisant la télévision, puis l’informatique8.

5. Persistance et ambivalence de la dialectique culture/technique dans les discours sur les TIC

Au moment où le ministre invente sa politique culturelle, le thème de l’aliénation est au centre d’un débat public qui repose sur l’idée selon laquelle il existe un continuum médias de masse/culture de masse/société de masse. Comme le rappelle Armand Matellart, le débat divise alors « ceux qui dénient à la société de masse et à la culture de masse un potentiel émancipateur et ceux qui, effaçant toute interrogation sur l’inscription de ladite culture de masse dans les dispositifs de régulation sociale, croient en leurs vertus démocratisantes, en leur capacité à favoriser une plus grande participation des grandes majorités et à diminuer la distance entre le centre et la périphérie de la société moderne » (Matellart, 2001, p. 55).

Au regard de ce contexte idéologique, il est aisé de déduire des développements qui précèdent que Malraux fût plus proche de l’analyse critique des contempteurs de la culture de masse que de ses partisans. Il n’en partage cependant pas moins avec les seconds un certain pragmatisme. De manière graduelle, Malraux laisse entendre que les machines à rêves peuvent aussi devenir, dans les mains d’hommes éclairés, des outils de stimulation intellectuelle et de diffusion culturelle, faisant ainsi apparaître en filigrane une inflexion donnée à la définition même de ce qu’il entend par culture : d’une conception universaliste et légitimiste, on passe progressivement à une conception anthropologique et relativiste qui marquera l’action culturelle du ministère durant les décennies suivantes (Urfalino, 2004).

Dès lors, que nous apprennent les discours sur la technique prononcés par André Malraux quant à l’ordre des discours actuels sur les TIC ? En premier lieu, nous pouvons émettre l’hypothèse d’une corrélation positive entre culture légitime et technique aliénante d’une part, et d’une corrélation positive entre culture anthropologique et technique émancipatrice d’autre part. Ici, un parallèle peut être suggéré avec la dialectique pouvoir/désir qui est au cœur de l’histoire de la sexualité telle que l’a restituée Michel Foucault (1976). Foucault identifie deux types d’analyse mobilisés dans les discours sur la sexualité en Occident : l’un met l’accent sur ce qu’il nomme la « répression des instincts », l’autre sur la « loi du désir ». Si ces deux discours s’inscrivent dans un même régime de vérité, ils se différencient en son sein par la manière de concevoir leur place respective. En résumé, lorsque le pouvoir (la loi, la règle, la norme…) est considéré comme interne au désir, alors la loi du désir prime, lorsqu’il lui est extérieur, alors la répression des instincts est prônée. Dans le cas des discours sur les TIC qui nous intéresse, un mécanisme similaire semble bien être à l’œuvre : lorsque la technique est considérée comme faisant partie intégrante de la culture, alors l’accent est mis sur ses potentialités émancipatrices ; lorsqu’elle est située à l’extérieur, l’accent est mis sur la nécessité de maîtriser la technique, d’en canaliser les effets aliénants.

On remarquera combien cette dialectique culture/technique demeure active dans les discours sur les TIC, qui sont tour à tour (et souvent de manière concomitante) appréhendées comme oppressives et comme émancipatrices. Que l’on pense par exemple à Malraux et Alain Finkielkraut qui, à cinquante ans d’écart, jugent la technique susceptible d’aliéner l’humanité. L’argumentation qui a trait respectivement aux machines à rêves et à Internet mobilise des schèmes récurrents : chez Malraux, nous l’avons vu, le lieu de l’aliénation de l’individu se situe du côté de « l’assouvissement de son pire infantilisme », chez Finkielkraut, l’Homme serait menacé par sa « fatale liberté » (Finkielkraut, Soriano, 2001), c’est-à-dire par l’absence de contraintes, de normes et de valeurs ; en bref, de culture au sens légitimiste du terme.

Inversement, dans la conception émancipatrice de la technique qu’il défend, le philosophe Gilbert Simondon propose un élargissement de la notion de culture. « Cette extension de la culture, supprimant une des principales sources d’aliénation, et rétablissant l’information régulatrice, possède une valeur politique et sociale : elle peut donner à l’homme des moyens pour penser son existence et sa situation, en fonction de la réalité qui l’entoure » (Simondon, 1989, p. 14-15). De même, Yves Winkin note que c’est par le truchement de l’article défini la appliqué au terme communication, que les nouvelles technologies de la communication « deviennent alors des modes de participation à la communication, c’est-à-dire à la culture au sens anthropologique le plus large » (Winkin, 1994, p. 357). On retrouve ici les deux corrélations précédemment établies : face à une approche légitimiste de la culture, qui va de pair avec une vision pessimiste et aliénante de la technique, Simondon et Winkin en appellent à une conception élargie et anthropologique de la culture, apte à intégrer le fait technique en son sein, notamment par la prise en compte des phénomènes informationnels et communicationnels.

6. Conclusion

Note de bas de page 9 :

Terme par lequel Gilbert Simondon (1989) caractérise le rejet de la technique. Nous empruntons le terme de « philonéisme » (ou attrait pour la nouveauté) à Emmanuel Pedler (2000).

Pour conclure, deux remarques d’ordre épistémologique doivent encore être faites relatives à la dialectique culture/technique qui caractérise les discours sur les TIC. Premier point : il serait erroné de lire le mouvement dialectique que nous avons brossé à travers les allocutions d’André Malraux comme symptomatique d’une évolution linéaire du discours au travers duquel, d’un passé technophobe, nous serions passé avec le vocable TIC à une modernité devenue technophile. Même s’il existe des dominantes à une époque donnée, les deux attitudes coexistent en réalité constamment dans les discours, dans la mesure où précisément la notion de culture qui en constitue le contrepoint n’est pas stabilisée et demeure un objet vif de débat. Deuxième point, corrélatif du premier : la dialectique culture/technique définit un cadre de pensée persistant sur les TIC dont il est en réalité particulièrement difficile de sortir. À l’instar des études portant sur la culture populaire qui se trouve confrontée au double écueil du « populisme » et du « misérabilisme » (Grignon, Passeron, 1989), les discours sur les TIC ne peuvent échapper à la double dérive idéologique que constituent le « philonéisme » et le « misonéisme »9 à l’égard du fait technique. C’est peut-être donc par l’ambivalence et l’oscillation, faisant alterner perceptions aliénantes et émancipatrices du fait technique et approches relativiste et légitimiste du fait culturel, qu’il devient possible de neutraliser ces effets idéologiques du discours.

D’autres travaux portant sur la manière dont les TIC sont convoquées dans les discours publics ou théoriques devraient permettre d’étayer, de complexifier ou d’infirmer ces remarques conclusives, dont la genèse des rapports équivoques entre culture et technique au moment de l’apparition de cette dialectique avec la société industrielle jusqu’à la société de l’information avait pour objet de tracer les contours généraux.