L’usage au fil des Tic
Une genèse à raviver pour mieux le repenser ?

Françoise Paquienséguy 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2621

Le contexte de développement des technologies de l’information et de la communication se révèle prégnant et quasi inextricable des avancées de la recherche en sciences de l’information et de la communication. En effet, les concepts d’usages, et d’usages sociaux, naissent dans les travaux des collègues, dont plusieurs sociologues, tous issus d’études de terrain, d’expérimentations particulières et inédites. Ces liens constituent des fondamentaux importants non pas à rappeler mais à exposer pour deux raisons majeures. Premièrement, mettre en évidence l’ancienneté de certains questionnements qui, parce qu’ils sont toujours d’actualité, se retrouvent à tort trop souvent rattachés au déploiement du numérique. Deuxièmement, montrer à quel point la notion d’usages s’affirme comme centrale au fil du temps mais dans des acceptions et définitions évolutives que son unité sémantique a tendance à masquer ou à atténuer. Enfin, ce travail est soutenu par un travail antérieur de constitution d’un corpus de références bibliographiques traitant la question des usages, de 1980 à 2010.

The context of development of Information and communication technologies shows itself significant, almost inextricable from the advances of researches in Sciences of the information and the communication. Indeed, the concepts of uses, social uses were born in the papers of colleagues, among which several sociologists, all stemming from studies of ground, from particular and unpublished experiments. All these links constitute fundamentals important not to remember but to expose for two major reasons. In the first place, to highlight the seniority of certain questionings, which because they are always current, find themselves, wrongly, too often connected with the deployment of the digital. Secondly, to show just how extent the notion of uses asserts itself as central over time but in meanings and evolutionary definitions which its semantic unit tends to mask or to mitigate. Lastly, this work is supported by a previous work of constitution of a French language bibliography corpus handling the question of the uses from 1980 till 2010.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Le terme d’« usage » et l’expression « technologies de l’information et de la communication » sont liés de façon indéfectible à tel point que leur propre genèse reste souvent confuse. Il y aurait pourtant fort à apprendre à revenir sur chacun de ces termes, ceux-ci étant étroitement liés avec le contexte qui les a forgés et les auteurs qui les ont fabriqués. En effet, ce contexte articule la mise en œuvre de plusieurs innovations technologiques, principalement portées par l’action publique à la structuration de la recherche en sciences de l’information et de la communication sur ces thématiques, alors inédites et difficiles à conceptualiser. Ces technologies, très variées de par leur lignée technique (Simondon, 1958), témoignent cependant toutes de changements ou de ruptures qui initient le passage au numérique pris comme source de nouvelles pratiques, de nouveaux modèles économiques, de nouvelles règles sociales, et donc analysé comme une nouvelle ère (Paquienséguy, 2012). Changements de paradigme et de cadre conceptuel majeurs dans une discipline qui va, pour partie, se construire autour de ce double clivage que tout s’acharne à entretenir – les définitions, les méthodologies, les modèles théoriques. Dans le premier clivage, les Tic s’opposent aux médias. Les premières cumulent les nouveautés et les seconds finissent par y être absorbés. Le second clivage est marqué par la scission de l’analogique et du numérique. Cela ne facilite pas l’analyse car la thématique des usages et des usagers a plusieurs caractéristiques qui attirent l’attention des chercheurs en sciences sociales depuis la fin des années 1980 et, tout particulièrement, celle des collègues en sciences de l’information et de la communication. D’ailleurs, cette thématique des usages pourrait peut-être, à la réflexion, être une des caractéristiques de la discipline. En fait, à travers elle se joue un ensemble de tensions. Ces tensions qui sont à l’œuvre nous permettent d’étudier des aspects particuliers de la vie quotidienne, et particulièrement la confrontation qu’elles révèlent des logiques sociales et de la place des technologies de l’information et de la communication (Tic) dans un quotidien forcément social.

L’objet de cet article est donc de restituer et resituer ce double processus, ancien de presque un demi-siècle, au travers duquel l’usage des Tic apparaît dans le giron des sciences de l’information et de la communication. Cet article propose donc de remonter le temps puis de le faire défiler au gré des Tic déployées en France afin d’y associer les éléments conceptuels développés et proposés par les chercheurs de l’époque. Cette posture ne relève pas d’un déterminisme technique, que certains ne manqueraient pas d’agiter comme une faute de goût, mais d’une restitution fidèle de la réalité de la recherche qui a tenté d’élaborer, à chaque nouvelle technologie de l’information et de la communication rendue disponible ou commercialisée, les meilleurs moyens pour la comprendre, la cerner dans les groupes sociaux qui s’en saisissaient, plus ou moins exactement comme l’avaient fait les fondateurs des medias studies dans les années 1930, alors aux prises avec la radio et les discours politiques qu’elle diffusait, puis avec la télévision qui la supplantera par ses soap operas, et ainsi de suite.

Note de bas de page 1 :

Congé pour Recherche ou Conversion Thématique obtenu du Conseil National des Universités en 2016.

Note de bas de page 2 :

Corpus en vue d’une anthologie des usages à paraître en 2018 dans le réseau Terra-HN, collection SHS, http://www.reseau-terra.eu (consulté le 12/12/2017).

Cette réflexion s’appuie essentiellement sur un travail de recherche conduit dans le cadre d’un CRCT1 qui a donné jour à une anthologie des usages, encore inachevée. Cependant, la première partie du travail sera mise en ligne2 et répertorie plus de trois références bibliographiques, constituant ainsi un corpus des textes fondateurs de la notion d’usages, du moins fondamentaux pour la compréhension de son évolution. Principalement le fait de collègues de la 71e section, mais pas seulement, ces textes serviront à instruire les trois questions qui structureront cet article : qu’est-ce que l’usage ? Qu’est-ce que faire usage ? Et pour conclure, comment penser l’usage aujourd’hui ?

2. Qu’est-ce que l’usage ? Naissance et définition

Note de bas de page 3 :

Usagers de la route ou d’un jardin public par exemple.

Note de bas de page 4 :

Voir le journal Le Monde du dimanche 30 décembre 1979 (à l’occasion du premier siècle du téléphone en France).

Avant le terme usage, c’est celui d’usager qu’il faut poser dans le sens premier et unique qu’il avait avant et pendant les années 1980, lesquelles verront la naissance et la démultiplication des Tic. Certains le savent, mais rappelons tout de même qu’un usager est considéré soit comme l’utilisateur d’un service public, alors offert en situation de monopole de droit pour le téléphone et la télévision, soit comme l’utilisateur d’un domaine public3. Le monopole d’État des télécommunications cesse en 1998. Dans le domaine de la télévision publique, l’arrivée de Canal + en 1984, suite aux lois de 1981 et 1982, fait reculer le monopole étatique jusqu’à sa cessation définitive, avec la loi du 1er août 2000. Ainsi, les premiers textes étudiés du corpus qui emploient le substantif « usager » ne font-ils que reprendre un mot usuel de la langue française tout à fait approprié puisqu’il s’agit des usagers du téléphone ou de la télévision ou des services afférents, (annuaire électronique, télétexte, Antiope) lesquels sont bien des monopoles d’État. En 1979, par exemple, une des premières recherches commanditée par la direction générale des télécommunications (Bardin, 1979), vulgarisée et valorisée par la PQN4, relatait « les motivations d’usage » et « l’usage quantitatif » du téléphone qui commençait à se déployer sur le territoire national. Le terme est ensuite valorisé dans le rapport du groupe de travail présidé par M. Henri Pigeat, Du téléphone à la télématique, remis en 1980 au Commissariat général du plan (Pigeat & Virol, 1980). À ce stade, l’usage correspond à l’action finalisée d’un usager utilisant un service public et les machines qui s’y rattachent, lesquelles, d’ailleurs, ne lui appartiennent pas puisqu’il n’en est qu’usager : il en a la jouissance et l’État la nue-propriété, pourrions-nous dire. L’usage se retrouve donc principalement rattaché au déploiement du téléphone dans les foyers entre 1974 et 1985, sans déroger à sa définition première.

Cependant, le déploiement du téléphone et sa « puissance d’intrusion immédiate […] du monde extérieur au cœur de l’intimité du foyer » (Bornot & Cordesse, 1981, p. 11) s’accompagne de différentes machines inédites : le visiophone et le minitel inventés par le Centre national d’études des télécommunications et promus par la direction générale de tutelle. Si le premier ne connaît aucun succès, il nous faut insister sur le second. En effet, le contexte historique des recherches conduites sur le terminal nommé minitel et son principe technique, le vidéotex, a totalement façonné voire créé la notion d’usage(s) telle que nous la connaissons.

Note de bas de page 5 :

Saint-Malo représente la première occasion de distribution gratuite du minitel, en 1980, à 55 usagers.

Note de bas de page 6 :

Le département breton d’Ille-et-Vilaine élargit le dispositif et commence avec 4000 terminaux (minitel) distribués à partir de 1981 à différents types d’usagers, et se prolonge jusqu’en 1984 avec 300 000 terminaux distribués.

Note de bas de page 7 :

Télétel 3V : Vélizy-Villacoublay, Versailles et Val de Bièvre, 1980-1982, 2500 foyers.

Note de bas de page 8 :

Telem : Nantes, 1982-1983, 15 bornes publiques.

Note de bas de page 9 :

Gretel : Strasbourg, 1981-1984, 80 foyers.

Note de bas de page 10 :

Claire : Grenoble, 1982-1983, 40 terminaux en lieux publics.

Note de bas de page 11 :

« La sociologie des usages », Réseaux, n° 25, 1987.

Tout vient en fait de ce que six tests en milieu réel, dont certains se nomment des expérimentations sociales, méthode inédite et d’une ampleur également inédite, seront conduits à Saint-Malo5 et en Ille-et-Vilaine6 pour l’annuaire électronique, et en région parisienne7, à Nantes8, Strasbourg9 et Grenoble10 entre 1981 et 1984 pour les services Télétel. L’objectif était d’éprouver et de comprendre la manière dont les usagers rencontrent ces nouveaux objets et services. Chaque expériementation a pour double caractéristique de mettre une technologie nouvelle à disposition d’usagers et d’associer une équipe de chercheurs, généralement des sociologues ou des chercheurs déjà inscrits dans les sciences de l’information et de la communication. Sans entrer ici dans le récit de ces aventures riches en controverses, il nous faut tout de même souligner plusieurs éléments. Premièrement, le déploiement conséquent de tests pris dans un contexte, dont l’objectif premier n’est pas seulement la fiabilité technique (Boullier, 1984), mais aussi l’acceptation par les usagers – qui a engendré le terme d’expérimentation sociale, principalement pour caractériser le cas de Télétel 3V (Charon & Cherki, 1984). Deuxièmement, ces expérimentations portent sur des dispositifs radicalement différents en termes de terminaux (minitel, borne, périphérique branché sur le téléviseur), et de services (presse, annuaire électronique, services vidéotex, fiches d’information, etc.). Troisièmement, l’expérimentation la plus conséquente et la plus médiatisée, dénommée Télétel 3V, associe techniciens, décideurs et sociologues de façon étroite puisqu’ils dépendent tous du secteur public des télécommunications. Le service est public, les chercheurs, sociologues (Flichy, 1987 ; Jouët, 1987 ; Akrich, 1987 ; Mallein & Toussaint, 1987 ; Kokoreff, 1987 ; etc.) et les technologies nouvelles : il n’en fallait pas plus pour que naisse la sociologie des usages à laquelle la revue Réseaux consacre tout un numéro qui en porte le nom11. Sociologie issue de celle de la communication, comme l’écrivait Patrice Flichy dans l’introduction (Flichy, 1987 p. 5). L’ensemble des premières études se focalisait donc sur l’analyse « de la manière dont le public utilise les nouvelles technologies » (Barvier-Bouvet, 1987, p. 9).

3. Qu’est-ce que faire usage ?

Indépendamment des considérations économiques relevant de différents registres tels ceux des monopoles, des industries culturelles ou de la convergence qui ont cependant façonné la recherche et privilégié ses terrains (Breton & Proulx, 1989), deux constats surgissent du corpus de références. Premièrement, la distinction initialement clivante entre les Tic dont on fait usage, et les médias dont on interprète et reçoit les contenus. Faire usage des Tic consiste à mettre en œuvre un processus d’appropriation décrit par plusieurs auteurs aux positionnements sensiblement différents mais finalement complémentaires. Ainsi, Boullier (1983), Charon et Cherki (1984), Jouët (1987), Perriault (1989), Vitalis (1994), Frenette (1995), Millerand (1998), Proulx et Saint-Charles (2004), Proulx (2005), Von Pape (2007), Paquelin (2009) s’accorderaient-ils sans doute sur un empan allant de Jouët, qui confirme que « l’appropriation est un procès, elle est l’acte de se constituer un soi » (Jouët, 2000, p. 502), au constat formulé a posteriori par Flichy, « avec l’appropriation, la technique quitte le monde de la marchandise, l’individu ou le foyer » pour intégrer celui de l’usager (Flichy, 2008, p. 155). Ainsi, de l’appropriation d’une technologie naissent les usages.

3.1. Les années 1980-1990

Note de bas de page 12 :

Le minitel, terminal du service de vidéotex, fonctionne à l’affichage sur une norme alpha-mosaïque (dite Antiope) et au transfert sur la commutation de paquet, via le réseau Transpac.

Cependant, l’usage ne peut encore être isolé d’une technologie en particulier car c’est dans cette relation étroite qu’il a été pensé et fondé, comme en témoignent les premiers travaux liant usage et technologie tels ceux de Bourdieu avec l’appareil photographique (1965) ; de Bardin avec le téléphone (1979) ; de Baboulin, Gaudin et Mallein avec le magnétoscope (1983) ; de Boullier et Combes, Sammer et Pineau avec le vidéotex (1984) ; de Proulx (1984) ou Jouët avec le micro-ordinateur (1987) ; etc. Mais en même temps, ce lien s’étend aux services –applications, dirions-nous aujourd’hui – proposés par ces machines à communiquer comme en témoignent encore les travaux sur la messagerie interpersonnelle de Marot (1986) ou électronique de Toussaint (1989). Si la question viendra ensuite de savoir jusqu’à quel point il est indéfectible, le lien entre usage et technologie demeure premier. Il s’explique par les caractéristiques des Tic analogiques qui marquent le cadre de pensée de la recherche, c’est-à-dire principalement pour le cas français : le téléphone, le minitel12, le visiophone, le magnétoscope, le câble. Initialement, ces objets sociotechniques connectés sont monofonctionnels. Miège, Pajon et Salaün (1986) posent à cette époque le principe d’une fonction centrale structurant des modèles économiques caractéristiques des industries culturelles. Si les Tic en sont bien distinctes, du moins dans ces années-là, elles incarnent également la fonction centrale en liant la détermination d’un service offert par un secteur industriel, à un modèle économique et à une technologie. En effet, décalée des industries culturelles aux Tic, la fonction centrale porte l’idée d’usages prescrits (Paquienséguy, 2006 ; Paquelin, 2009), de mode d’emploi (Akrich & Boullier, 1991), de cadre de référence (Flichy, 1995), etc., autour de cette forme d’association tripartite constituée du terminal, du service qu’il offre et de son usager. Ainsi dans cette décennie, faire usage revient à mettre en œuvre la fonction centrale après s’être approprié le terminal qui la propose.

3.2. Les années 1990-2000

Faire usage permet donc de dépasser les contraintes et les caractéristiques portées par la machine, par l’objet sociotechnique (Akrich, 1987) qu’est la Tic, pour accéder au niveau des contenus, des messages, de l’interaction sociale et permet d’aller au-delà de la simple utilisation (Jouët, 1989). Cependant une étape radicale est franchie dans les années 1990 avec le déploiement de Tic et de techniques nouvelles dans trois directions complémentaires. Cette nouvelle donne technique va peser sur la définition de l’usage, mais la période est si dense que nous l’aborderons par étape.

Note de bas de page 13 :

Commercialisés entre 1984 et 1989.

Note de bas de page 14 :

HyperCard est considéré comme « le logiciel le plus ambitieux et le plus novateur de l’histoire logicielle d’Apple ». Proposé dès l’été 1987, c’est un « organisateur d’information » dont Apple espérait qu’il « allait générer plusieurs centaines d'applications gratuites, payantes ou encore à destination du marché de l'éducation ». Voir l’adresse : https://www.macg.co (consulté le 14/12/2017).

Note de bas de page 15 :

Mis en ligne en décembre 1995 et leader jusqu’à la naissance de Google en 2000.

Note de bas de page 16 :

C’est-à-dire le flot, la presse et l’éditorial.

Note de bas de page 17 :

En effet, 20 ans plus tard le co-design réinvente la conception par l’usage et renvoie « à une activité dont le résultat – produit ou service – a impliqué son utilisateur dans différentes étapes de sa production, dans le but de l’enrichir d’idées innovantes ». Voir l’adresse : http://codesign-it.com (consulté le 14/12/2017).

Premièrement, il faut noter la commercialisation de micro-ordinateurs et leur diffusion dans les foyers (Chambat, 1992) sur la base d’une appropriation réelle de la technique informatique. Cependant, si « l’écran apprivoisé » (Jouët, 1987) est plutôt celui d’un PC, souvenons-nous aussi des premiers Macintosh Classic13 et de leur fameux HyperCard14 car ce logiciel, fourni en série, a ouvert la voie à l’interactivité, à la gestion d’information et au multimédia (Pharabod, 2004) que les CD-Rom culturels, jeux vidéo et bornes interactives ont magnifié ensuite. Dans la foulée du minitel (Marchand, 1987), les Personal Computer, quant à eux, ont ouvert celle des systèmes de messageries interpersonnelles (Proulx, 1988). Deuxièmement, de nombreux objets nomades ou périphériques sont commercialisés, comme les lecteurs de CD-Rom ou de CD audio, puis les téléphones portables, qui vont introduire des éléments nouveaux en termes de pratiques dans la vie quotidienne (Gras et alii, 1992) désormais liées à la fois à la mobilité et à l’autonomie (Flichy, 2004). Autrement dit, la consommation de produits des industries culturelles sort pour la première fois du foyer (Pronovost & Cloutier, 1994) ou des lieux de spectacle vivant comme c’est le cas pour la musique avec le Discman de Sony en 1984, et ce mouvement ne fait que commencer. Troisièmement, l’ouverture au monde du World Wide Web très vite enrichi de ses premiers navigateurs comme AltaVista15 change radicalement les pratiques de recherche et d’accès à l’information. C’est ainsi qu’en à peine dix ans, faire usage se révèle tel un processus communicationnel et informationnel (Mucchielli, Corbalan & Ferrandez, 1998), dans la durée et dans l’interaction. Encore à cheval entre l’analogique et le numérique cette décennie est stratégique et déstabilise fortement les figures antérieures de l’utilisateur, de l’usager et du récepteur (Boullier, 1995) tout autant qu’elle fait converger les courants de l’innovation, de l’appropriation et la diffusion autour des usages (Millerand, 1998). Ainsi, se développent les expressions « usager final » et « usages sociaux » (Santerre, 1993 ; Pronovost, 1994) qui vont, pour l’une, positionner l’usager en bout de chaîne industrielle connecté à partir d’un appareil terminal relié à un réseau, et, pour l’autre, généraliser le processus (Bardini, 1996) tant la diffusion des Tic est massive en termes d’équipement. Mais c’est en fait la sempiternelle question du déterminisme technique qu’il faut ici trancher, ce que feront plusieurs auteurs. Jean-Guy Lacroix, Pierre Mœglin et Gaëtan Tremblay en 1992 transposent cette question dans un environnement économique et non plus technique ou social. Ils insistent sur la mainmise industrielle qui pèse sur le contexte de développement des usages. Ces derniers restant liés à une offre industrielle première, l’usager trouve donc sa place particulière parce qu’il intègre un modèle économique idéal typique différent de ceux des industries culturelles connues16. D’ailleurs, Mallein et Toussaint (1987) proposent d’intégrer ces aptitudes particulières de l’usager (porteur d’innovation, consommateur, producteur, actif, etc.) dès la conception de contenus et services promus par les Tic et de « concevoir par l’usage », se situant là dans le droit fil du modèle tourbillonnaire d’Akrich (1998) et du co-design17 à venir.

3.3. Les années 2000-2010

Cependant, le déploiement conséquent des technologies de l’information et de la communication dites numériques (TICN) dans les années 2000, bouscule l’usage en rendant le terminal à la fois multi-fonctionnel et polyvalent (Paquienséguy, 2007). De fait, avec le numérique qui garantit une compatibilité technique, les fonctions migrent d’un terminal à un autre dans une continuité de pratiques et de médiations qui déplacent les usages (Le Marec, 2004). De façon très nette les études d’usages migrent elles aussi des terminaux à Internet (Guichard, 2001), aux applications comme en témoignent alors les travaux sur Napster ou Myspace (Beuscart, 2001, 2008), de même pour les usages de Facebook, Google ou Instagram. Ce double phénomène de polyvalence des terminaux et de réplication des applications, ou fonctionnalités, oblige alors à distinguer les usages des terminaux de ceux des applications et fonctionnalités en donnant, évidemment, la priorité aux seconds, dans un continuum connexionnel matérialisé par les comptes multi-accessibles ou les clouds. Ce premier glissement conduit également à considérer que décaler ou dédoubler le processus d’appropriation peut s’étudier à propos de l’objet sociotechnique terminal comme à propos des applications qu’il héberge ; il a été pensé par plusieurs auteurs à partir du concept de dispositif pour certains (Licoppe, 2002 ; Paquienséguy, 2006 ; Roux, 2006 ; Jeanneret, 2007) et de pratiques (Le Marec, 2004 ; Figeac, 2007) ou communautés de pratiques (Benchenna & Brulois, 2007) pour d’autres.

Ainsi l’usage se fait-il plus discret dans les travaux de recherche. Le contexte socio-politique libéral a cassé les monopoles qui instituaient le terme d’usager. Le « milieu technique » du numérique est devenu notre « milieu naturel » (Hottois, 1984). La sociologie des usages a passé (Jouët, 2000) alors même que les TICN se démultiplient dans une accélération et une amplification indéniables (Boullier, 2016, p. 260). Mais ce retrait s’accompagne d’un recours très fort et constant au terme « usages » dans les discours d’escorte porteurs d’innovation, de nouveaux modèles économiques, de marketing territorial, d’opendata et autres pans d’activités où règnent les Tic numériques, les objets connectés et l’Internet des objets. Galvaudé et délaissé dans sa définition, l’usage est propulsé à la première place sous la forme d’une injonction partagée : « à développer des usages » (Marchandise, 2004).

4. En conclusion: comment penser l’usage ?

Comment, en effet, penser ou repenser aujourd’hui l’usage, dès lors qu’il quitte son registre initial (domaine public), qu’il se détourne de son lieu de développement (la recherche en SHS) pour se déployer dans les discours, dans les objectifs et dans les projets sociétaux ? La question me paraît structurante car elle convoque les différents paradigmes à l’œuvre, dont principalement : celui des pratiques, qui tendent parfois à se substituer à l’usage (Donnat, 2007 ; Figeac, 2007) ; celui des technologies auxquelles s’accrochent les usages (Benchenna & Brulois, 2007 ; Denis, 2009) ; celui des discours d’escorte qui, souvent, les désincarnent (Paquienséguy, 2010) ; celui de l’innovation, et tout particulièrement de l’innovation sociale ou ascendante, desquelles pourraient naître des usages inédits (Gaglio, 2010 ; Lelong & Gayoso, 2010).

L’ensemble de ces mutations dans un milieu technique numérique pose questions, et tout particulièrement pour qui cherche à étudier les liens entre société et technique, car en effet, ces liens s’en trouvent tout à la fois, démultipliés, renouvelés et complexifiés. L’expression « culture numérique » vient témoigner, si besoin était, de l’ampleur du domaine théorique à penser ou à repenser à l’ère numérique. Pas seulement parce que les technologies changent, en soi le fait n’est pas nouveau, il est juste accéléré ou précipité ; pas seulement parce que les processus info-communicationnels et les règles sociales se renouvellent, ils constituent un des fondements de la vie sociale ; pas seulement parce que les médiations restent, elles s’exercent désormais dans de nouveaux champs sociaux et avec de nouvelles modalités. En fait, sans pour autant reprendre l’histoire des techniques ni même celles des technologies qui en sont issues, plusieurs auteurs de différentes disciplines nous confirment que nous vivons désormais sous le règne du numérique avec, par exemple, Boullier qui construit une Sociologie du Numérique, Stiegler qui structure les Digital Studies ou Doueihi qui analyse la Conversion numérique, même si leurs explications et convictions diffèrent. La transformation numérique est là, les Tic et leurs usages en ont été la cheville ouvrière, et en sont sans doute la clé de lecture conceptuelle.

C’est pourquoi, malgré toutes ces transformations liées à la période étudiée ici (1980-2010), quelques certitudes se font jour pour revisiter les concepts d’usage et d’usager.

Premièrement, si l’usager au sens strict c’est-à-dire l’usager d’un service public a disparu avec la perte des monopoles d’État, l’usage persiste à condition de l’étudier dans le contexte contemporain d’une offre de services, de couches logicielles ou d’applications. Autrement dit, l’usage est sans doute à décorréler d’une technologie spécifique ou d’un objet connecté particulier, au profit d’une accroche forte et première à la connexion elle-même et aux accès qu’elle donne à des contenus, des espaces, des comptes, des outils, etc.

Deuxièmement, les usages prescrits se sont radicalement transformés puisqu’ils ne sont plus le seul fait des constructeurs ou des concepteurs de terminaux physiques, mais des logiques économiques et des stratégies marketing qui contraignent l’utilisateur à passer sous leurs fourches caudines (s’inscrire, regarder la publicité, réagir, noter, etc.). En effet, les terminaux sont aujourd’hui pensés dans une logique d’objets abstraits (Simondon, 1958, p. 25), inachevés, qu’il revient à l’utilisateur de paramétrer et d’équiper d’applications. Autrement dit, la phase d’appropriation s’est étendue des aspects de maniement de la technologie à une compréhension de l’offre de services et des enjeux industriels qui s’y jouent. S’est étendue, ou plutôt aurait dû s’étendre, car l’adhésion massive, à l’échelle internationale, aux produits des compagnies géantes d’Internet montre la difficulté à pratiquer le discernement et l’uniformité des usages, totalement prescrits par les marchés bifaces (Paquienséguy & He, 2017 ; Lelong & Gayoso, 2010).

Troisièmement, d’autres logiques sociales surgissent, porteuses de pratiques différentes autour de « l’innovation ascendante » (Leadbeater & Miller, 2004). Celle-ci semble s’inscrire dans deux registres : celui de l’inventivité des individus, bien connue depuis de Certeau, particulièrement présente avec les makers ou les fablabs par exemple, qui gagnent en force et en compétence grâce à un contexte favorable à l’innovation et aux initiatives collaboratives ; et le registre des industriels, qui découvrent d’autres voies de conception et de définition de services sur la base d’objets inachevés ou encore dits potentiels qui laissent l’ultime phase de design, autrement dit la définition de la fonction centrale de l’objet, aux mains de l’usager. Ce changement annihile-t-il les usages sociaux (puisqu’ils ne peuvent être de masse, trop personnalisés et volatiles qu’ils deviendraient) au profit de technologies (matérielles ou servicielles) de masse (hégémoniquement partagées et présentes sur le globe) ? Autrement dit, dans un contexte porté par l’innovation, le design ouvrirait-il la voie d’une liberté d’usages à l’individu et magnifierait-il avant tout l’artefact dont chacun ferait usage de façon personnelle ? L’élément fondamental et dérangeant de cette hypothèse encore immature vient du renversement qu’elle propose : l’émancipation de l’action passant alors par le règne de la technique ou des technologies. L’Internet des objets pourrait en être un bel exemple.

Plusieurs registres nous sont donc ouverts pour penser l’usage dans la décennie 2010 : le registre des dispositifs, lesquels engloberaient un ensemble de terminaux et de réseaux ; le registre des pratiques, lesquelles engloberaient l’ensemble des actions, motivations et médiations vécues ou opérées par les individus indépendamment des artefacts requis ; le registre du design, lequel engloberait toutes les strates de la conception de l’objet sans en déterminer sa fonction centrale pour autant ; le registre de l’innovation ascendante, qui fait de l’usage surgir la fonction ou l’appareil et enfin le registre du numérique qui porterait tous les éléments constitutifs d’un milieu technique nouveau. L’embarras du choix révèle le défi à relever.