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Médiologie, narratologie et production de sens du webdocumentaire

Thomas Bihay 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2797

Cet article interroge l’influence des caractéristiques médiologiques et narratologiques du webdocumentaire sur la réception, la production de sens et la compréhension par le spectacteur. Après avoir exposé les choix méthodologiques effectués, ainsi que le corpus sélectionné (Voyage au bout du charbon, Prison Valley, Manipulations et Fort McMoney), il présente les principales réflexions élaborées sur la base des résultats de l’étude.

This article deals with the web documentary features and their influence on the viewer’s perception, meaning production and understanding. After introducing the methodological choices and the selected corpus (Voyage au bout du charbon, Prison Valley, Manipulations and Fort McMoney), the main reflections developed on the present study results will be discussed.

Sommaire

Texte intégral

1. Introduction

Cet article vise à questionner l’influence des particularités médiologiques et narratologiques du webdocumentaire sur la réception, la production de sens (Odin, 1990), ainsi que la compréhension qu’en a le spectacteur. Il approfondit les réflexions présentées dans un mémoire (Bihay, 2012) qui interrogeait la capacité du webdocumentaire à transmettre un message clair et engagé, malgré la liberté d’action laissée au spectacteur. Pour ce faire, nous adoptons une approche propre aux SIC, s’inspirant de la narratologie médiatique telle que développée par Philippe Marion (1997). Cet auteur s’est intéressé à la médiologie, c’est- à-dire à l’étude des médias ayant pour objectif de « désenfouir [leur] occultation » (p. 68), autrement dit de questionner leur matérialité, celle- ci ayant pour habitude de se faire oublier. À ce titre, ce dernier questionne l’influence de la médiativité d’un média, entendue comme son « potentiel [qui] est régi notamment par les possibilités techniques du support, par les configurations sémiotiques internes qu’il sollicite et par les dispositifs communicationnels et relationnels qu’il est capable de mettre en place » (p. 78) sur la réception et la production de sens du spectacteur. Nous entendons appliquer cette réflexion au cas du webdocumentaire.

Note de bas de page 1 :

Bole Nicolas (2014). Choses entendues sur le webdocumentaire. Le webdoc existe-t-il ? [Paris] : Le Blog documentaire, p. 31-70.

Note de bas de page 2 :

Terme emprunté à Catherine Guéneau (2006) pour désigner la possibilité offerte au spectateur d’interagir avec le dispositif médiatique.

Afin d’y parvenir, la définition de ce que nous entendons par le terme « webdocumentaire » est tout d’abord à établir, ce dernier étant questionné par bon nombre d’auteurs (Degand et Grevisse, 2012 ; Le Champion, 2012), tout comme par les professionnels du domaine1. Le webdocumentaire a été confronté au documentaire (Aumont et Marie, 2001 ; Gauthier, 1995 ; Niney, 2009), ainsi qu’aux caractéristiques propres au web. En définitive, il est défini comme étant un néologisme désignant une œuvre appartenant au régime authentifiant, nécessitant une lecture documentarisante (Odin, 1984) de la part du spectacteur et dont la conception et la réalisation sont dirigées vers le web. Il présente dès lors deux traits particuliers qui sont celui de l’interactivité avec le spectacteur et celui de l’agrégation de contenus. Ceux-ci entraîneraient d’autres spécificités telles qu’une narration délinéarisée, un spectacteur se muant en « interacteur2 » et un aspect ludique qui lui est également caractéristique. Néanmoins, la prise en compte de ces différents éléments comme étant caractéristiques et spécifiques au webdocumentaire mérite d’être nuancée, comme le démontreront les analyses de la seconde partie de cet article.

2. Un modèle d'analyse adapté à un média hétérogène

Afin de répondre à la question posée, un modèle d’analyse souple a été développé. Celui-ci s’avère pertinent dans la mesure où le webdocumentaire est encore loin d’être figé au niveau de sa forme médiatique. Il se compose de trois outils d’analyse complémentaires. Le premier est un schéma des séquences et nœuds qui permet de questionner les différents parcours de navigation proposés à l’interacteur. Par nœud, nous désignons les éléments centraux sur la base desquels se construit l’architecture du webdocumentaire, le nœud étant un « élément sémantique qui se matérialise à l’écran comme étant une unité indivisible, proposant une information minimale permettant à l’usager d’agir » (Balpe, 1990, p. 76).

Figure 1 : Ex. de schéma de succession des séquences et nœuds de Prison Valley

Le deuxième outil est une grille d’analyse de contenus, qui permet une analyse sémio-pragmatique des webdocumentaires qui, comme d’autres dispositifs modernes, « ont multiplié les possibilités de combinaison entre modes de communication. […] Dans chaque message, paroles, images, gestes, sons, entrent en rapport de manière singulière en vue de produire certains effets sur les destinataires, effets immédiats et effets à plus long terme » (Meunier et Peraya, 2010, p. 301). Outre les éléments d’analyse de l’énonciation audio-scripto-visuelle (p. 445-450), cette grille s’inspire également de celle proposée par Geneviève Jacquinot (1977) en ce qui concerne l’analyse sémiologique du film pédagogique. Elle permet donc d’analyser les différents types de médias et systèmes sémiotiques pour offrir une réflexion quant aux effets en termes de réception et production de sens qu’implique l’imbrication de ceux-ci au sein d’une séquence, d’un nœud, voire du dispositif global du webdocumentaire. Enfin, le dernier outil est une grille d’analyse macroscopique qui interroge l’interactivité et les caractéristiques du webdocumentaire en tant que multimédia, voire hypermédia puisque reposant sur « une interface textuelle et/ ou visuelle constituée d’hyperliens menant vers des documents de différentes natures » (Lacelle et Lebrun, 2015, p. 22). Elle s’inspire des travaux de Philippe Charlier (1995) et Sacha Dublin (2003) et porte sur quatre axes : (1) le contenu au sens large (galeries photos, forums…) ; (2) l’interactivité fonctionnelle, entendue comme étant le potentiel d’action permis et les différentes commandes ; (3) les relations pragmatiques et l’interaction, pour ne pas dire la participation, permises par le dispositif ; (4) les démarches cognitives et de production de sens qui résultent des trois axes précédents.

Note de bas de page 3 :

Terme emprunté par Marine Bénézech et Michel Lavigne (2016), ainsi que Samuel Gantier (2016) à Sébastien Genvo et désignant les « processus qui consistent à faire entrer un objet dans l’aire du jeu » (2013, p. 41).

Pour conclure, le choix du corpus de webdocumentaires analysés a été effectué en raison de l’hétérogénéité des dispositifs qu’ils proposent, que ce soit en termes d’interactivité, de narration ou encore des matériaux sémiotiques convoqués (texte, image fixe, image animée, son…). En effet, alors que Voyage au bout du charbon (2008) repose davantage sur la photographie documentaire et se présente comme un « roman dont vous êtes le héros », Prison Valley (2010) repose quant à lui sur un road movie relativement linéaire, autour duquel viennent s’agréger différents nœuds et séquences complémentaires. Manipulations (2011) est caractérisé par la richesse des médias convoqués (image fixe, animée…), le statut de ceux-ci (archives, reportages de JT…) et par une délinéarisation plus poussée. Enfin, Fort McMoney (2013), présente des particularités complémentaires, notamment du fait de sa « ludicisation3 » (Bénézech et Lavigne, 2016 ; Gantier, 2016) qui est pertinente à interroger au regard de notre problématique.

3. Webdocumentaire, réception et production de sens

L’analyse réalisée a permis de mettre en avant différents éléments saillants en ce qui concerne l’influence des caractéristiques médiologiques et narratives de webdocumentaires sur la réception et la production de sens par l’interacteur.

3.1. Une narration (pas si) délinéarisée ?

Tout d’abord, l’analyse de la narration montre qu’un seul d’entre eux, Manipulations, se détache d’une organisation linéaire du récit. En effet, les trois autres, bien qu’offrant la possibilité à l’interacteur d’emprunter différents parcours de consultation ne menant pas forcément à la même fin, adoptent une trame narrative linéaire obéissant aux règles du récit traditionnel, c’est-à-dire constituée d’un « début, un milieu et une fin, mais pas nécessairement dans cet ordre », pour reprendre cette citation habituellement attribuée à Jean-Luc Godard (Young et Duncan, 2009 ; Henley, 2011). Le schéma de Voyage au bout du charbon (figure 2) montre que l’interacteur peut effectivement opérer des choix qui modifient l’ordre et le nombre de séquences et nœuds visionnés, bien qu’une trame narrative centrale parcoure l’ensemble du webdocumentaire : la seule alternative à celle-ci est de se rendre souvent au bureau du directeur de la mine et, ainsi, de se faire expulser. La fin respecte la structure linéaire et reste lourde de sens, ce comportement indiquant le caractère dérangeant de l’enquête menée et insistant, ainsi, sur le pouvoir autoritaire du pays. De son côté, Fort McMoney présente ce que Bénézech et Lavigne (2016) nomment un « récit éclaté », c’est-à- dire une trame narrative dans laquelle l’interacteur « ne suit plus un récit linaire mais intègre un univers au sein duquel il choisit les portes qu’il pousse, les documents qu’il s’approprie. La démarche de l’internaute devient celle d’un explorateur. Tout comme le joueur de jeux vidéo, il franchit des étapes qui lui permettent d’avancer. » (p. 7) De même que pour la narration linéaire, cette organisation logique est souvent couplée à une organisation spatiale (Prison Valley et Voyage au bout du charbon proposant des cartes) qui correspond à un schéma narratif intégré par les spectacteurs, facilitant la réception et la production de sens du fait du peu de travail cognitif qu’elle suscite. En effet, si le récit éclaté demande un plus grand effort cognitif que la narration, celui-ci est compensé par l’intérêt suscité par l’enjeu ludique qui y est rattaché, dont nous traiterons dans la suite de cet article.

Figure 2 : Schéma narratif de Voyage au bout du charbon

Note de bas de page 4 :

Par nœud central, nous désignons le nœud à partir duquel l’interacteur peut accéder à l’ensemble des nœuds, séquences et autres documents présents sur un webdocumentaire.

De son côté, Manipulations présente une narration délinéarisée, s’ouvrant sur trois séquences (deux interviews et une photo) et un nœud (un carnet de notes). La consultation de chacun d’eux en débloque d’autres représentés sous forme de documents déposés sur un « bureau » (figure 3) qui constitue le nœud central4 du dispositif. Le webdocumentaire repose sur la mise en situation du spectacteur dans la peau d’un journaliste, celui-ci se trouvant confronté à un ensemble de documents de plus en plus hétérogènes (archives, lettres, photographies…) et nombreux. Le traitement de ceux-ci lui demande donc un effort cognitif considérable, au risque de se perdre aussi bien au niveau de sa navigation, que de la compréhension du sujet en raison d’une asphyxie informationnelle. Cet exemple, ainsi que ceux qui le précèdent, démontre qu’adopter certains schémas narratifs ou d’organisation de l’information connus de tous peut avoir une influence sur le travail cognitif demandé et, de ce fait, sur la compréhension du dispositif et du message diffusé.

Figure 3 : Capture d'écran du « bureau » de Manipulations

3.2. L’importance de l’incipit et de l’explicit

Liés à la trame narrative, l’incipit et l’explicit s’avèrent également importants. Outre le fait qu’il introduit le sujet dont traite l’œuvre, l’incipit définit le contrat implicite (Jost, 1997) sur lequel repose l’ensemble du dispositif narratif et, en partie liée, la place qu’occupe l’interacteur dans l’univers diégétique. L’incipit de Voyage au bout du charbon, par exemple, est constitué de deux écrans noirs successifs, sur lesquels s’inscrit du texte en blanc. Le premier dresse un état de la situation économique, sociale et écologique de la Chine, tandis que le second s’adresse à l’interacteur en lui indiquant son rôle de journaliste indépendant (figure 4). Celui de Manipulations est composé d’une vidéo d’introduction, accompagnée par une voix off indiquant à l’interacteur qu’il va devoir enquêter sur l’affaire Clearstream. Cette voix s’adresse à lui en utilisant des marqueurs déictiques très prononcés. Ainsi, elle lui signale notamment que « c’est maintenant une expérience à vivre, un puzzle à reconstituer. Vous avez les pièces, à vous de les assembler. Cliquez, cherchez, lisez, fouillez, échangez, chaque document renvoie à un pan de l’affaire, chacun de vos clics vous ouvre des portes, soyez curieux, tissez des liens… L’incipit de Fort McMoney influence également la compréhension et la projection intradiégétique du spectacteur. En effet, la première séquence est accompagnée par une voix off informant le spectacteur sur le sujet de l’œuvre et sur la place intradiégétique qu’il y occupe. Cette voix, tout comme celle de Manipulations, informe également l’interacteur du contrat implicite du webdocumentaire, car celui-ci est présenté comme un « jeu documentaire où tout est réel. Les lieux, les faits, les personnages. Tous vos choix influenceront cette expérience […] ».

Figure 4 : Capture d'écran de l'incipit de Voyage au bout du charbon

L’explicit joue également un rôle prépondérant au niveau de la compréhension et de la production de sens. Les webdocumentaristes s’en servent pour appuyer une dernière fois le message qu’ils souhaitent transmettre. Ainsi, les explicit de Voyage au bout du Charbon et de Prison Valley sont extrêmement clairs. Dans le premier, la voix off indique :

« votre enquête est terminée, au petit matin vous rentrez à Pékin en vous demandant comment agir pour faire connaître le destin de ces mineurs, qui chaque jour recommencent le miracle économique chinois ». Dans le second webdocumentaire, l’explicit confirme le message une dernière fois, tout en essayant de susciter de l’empathie envers ce que le webdocumentariste a vécu. Ainsi, la dernière parole du journaliste- narrateur est la suivante : « comment dire… On était comme son visage [d’une ancienne détenue], comme à bout de force. Dans le comté de Frémont, au loin, nos copains les Flumbs se jouaient du Nirvana. On s’est retourné, on a dit «adieu» et puis on a quitté la vallée de la prison ».

3.3. Nœud central et commandes

Le nœud central et les différentes commandes proposées à l’interacteur, ainsi que les façons de les désigner, jouent un rôle prépondérant au niveau de son orientation et de son interaction avec le dispositif. Le nœud central de la plupart des webdocumentaires analysés fait référence à un lieu ou à un outil d’orientation du quotidien. Ainsi, Voyage au bout du charbon propose une carte précise, qui permet à l’interacteur de suivre son parcours, de revenir en arrière et de trouver les séquences et nœuds qu’il n’aurait pas parcourus, alors que Prison Valley renvoie à la chambre du webdocumentariste, qui permet d’accéder à d’autres nœuds (galeries photographiques, extraits d’interviews…) et documents complémentaires. Pour sa part, le nœud principal de Fort McMoney se présente sous la forme d’un tableau de bord (figure 5), semblable à ceux des jeux vidéo, et pourrait s’avérer compliqué à utiliser en raison du grand nombre de commandes et d’informations qu’il comporte.

Figure 5 : Capture d'écran du tableau de bord de Fort McMoney

Enfin, le nœud central de Manipulations représente le bureau du webdocumentariste et montre une plus grande complexité en termes de compréhension et d’utilisation. En effet, si la carte du premier webdocumentaire est claire, tout comme la chambre du deuxième en raison des différents textes explicitant les commandes, le bureau présente deux éléments perturbants pour la réception. D’une part, malgré la présence d’un balisage, les sujets abordés par les documents sont difficilement identifiables. L’interacteur, qui consulte au gré de ses envies les documents accessibles, se trouve en effet confronté à certains documents dont il ne peut comprendre la finalité sans en avoir vu d’autres précédemment. D’autre part, il peut éprouver de la difficulté du fait d’être confronté à des documents aux statuts variés (archives de JT, coupures de presse, extraits d’entretiens sur lesquels il peut intervenir en choisissant les questions…) et à des systèmes sémiotiques (textes, sons, images fixes, images animées…) qui le sont tout autant. Ces éléments constituent des sources de difficultés cognitives influençant la réception et la production de sens chez l’interacteur, comme le soulignent Laure Bolka et Samuel Gantier (2011). Selon eux, la « difficulté pour l’usager vient ici du passage d’un média ou d’une combinaison de médias à un autre et donc de la nécessité d’opérer des ajustements cognitifs continuels au niveau de la lecture et de la navigation, ce qui induit une charge cognitive forte pour ce dernier. » (p. 125).

3.4. La projection de l'interacteur en tant que personnage-héros intradiégétique

La projection intradiégétique de l’interacteur a une influence sur la réception et la production de sens, notamment du fait du plaisir qu’elle suscite chez celui-ci. Différents procédés permettent de la renforcer. Tout d’abord, l’univers diégétique des webdocumentaires analysés repose sur certaines métaphores (bureau, chambre du journaliste, tableau de bord…) destinées à intégrer davantage l’interacteur, mais aussi à en faciliter la compréhension. Ces métaphores renvoient généralement à l’imaginaire journalistique, Laure Bolka et Samuel Gantier (2011) parlant ainsi d’un univers diégétique se construisant autour d’une « figure imaginaire du grand reporter indépendant qui mène une investigation journalistique vécue comme une aventure humaine périlleuse. » (p. 122) Différents éléments renforcent cet imaginaire, qu’il s’agisse des lieux et paysages visités (caravanes, bidonvilles, prisons…), des sujets abordés (exploitation pétrolière, scandale politique…), de voyages dans des pays lointains (Canada, États-Unis…) ou, encore, de la représentation des différentes commandes par des objets qui y font penser (cartes, indices, carnet…).

Les dispositifs sémio-pragmatiques des webdocumentaires renforcent également cette projection. Par exemple, la plupart de ceux-ci reposent sur l’accompagnement de l’interacteur par une voix off qui lui donne des informations complémentaires et des directives. Ceci avec des paroles extrêmement embrayées, comme l’illustrent la figure 4 et cet extrait de la voix off de Fort McMoney : « voilà, Jim Rogers a terminé. Le natif aimerait vous emmener quelque part dans la forêt. Il a quelque chose à vous montrer, ça vous dit ? » Ces marques apparaissent également sur différents liens hypertextes et textes précisant les commandes, renforçant encore davantage la projection de l’interacteur dans l’univers diégétique. Enfin, les postures et paroles des personnages rencontrés sont elles aussi embrayées et le dispositif renforce d’autant plus la projection intradiégétique du fait qu’il laisse à l’interacteur le choix des questions à leur poser (figure 6), dans la majorité des cas.

Figure 6 : Capture d'écran de l'interview de Ken Chapman, dans Fort McMoney

3.5. Interactivité fonctionnelle et interaction : vers la ludicisation du webdocumentaire ?

Bien qu’en partie évoquée précédemment, l’influence du dispositif interactif sur la réception et la production de sens a été interrogée. Tout d’abord, l’attention a porté sur l’interactivité fonctionnelle, c’est-à-dire liée aux commandes proposées. Si celle-ci permet à l’interacteur de se projeter davantage dans la peau du journaliste-héros du fait des choix qui lui sont proposés (questions posées, chemins de navigation empruntés…), ses apports en termes de production de sens restent restreints dans la plupart des cas. En effet, seul Fort McMoney semble mettre celle-ci à profit afin de proposer certaines tâches à l’interacteur qui, outre le fait d’attirer son attention, le conscientisent quant au sujet traité. Les autres webdocumentaires analysés limitent, quant à eux, l’interactivité à la navigation, celle-ci n’ayant un impact que sur la projection spectatorielle.

L’interaction, c’est-à-dire la possibilité offerte à l’interacteur d’entrer en relation avec d’autres intervenants (spectacteurs, webdocumentaristes, personnages…), mais aussi celle de participer à la construction du webdocumentaire, a également été questionnée. Si Voyage au bout du charbon ne présente aucun dispositif de ce type, Prison Valley et Manipulations mettent en place des forums, ainsi que des chats live avec des personnages et documentaristes du webdocumentaire. Ces applications peuvent avoir de réels apports lorsqu’elles suscitent un débat constructif, mais la plupart d’entre elles semblent assez peu utilisées.

À ce niveau, Fort McMoney se distingue des trois autres webdocumentaires analysés, celui-ci ayant proposé aux interacteurs une expérience se déroulant sur plusieurs semaines, au cours desquelles ils ont pu intégrer virtuellement la ville et prendre part aux différents débats et votes liés à la politique sociale, économique ou encore environnementale. Chaque vote a eu un impact sur la ville et a permis aux interacteurs de prendre conscience des conséquences à la fois positives et négatives des choix politiques effectués. L’atout du dispositif est d’avoir tiré parti aussi bien des possibilités offertes par l’interactivité fonctionnelle, que de celles liées à l’interaction. Cette articulation des deux dimensions est inscrite dans l’ADN de l’œuvre, celle-ci se présentant en tant que « jeu documentaire », dans lequel « tous vos choix influencent l’expérience » comme signalé précédemment. Ce webdocumentaire est ainsi représentatif du processus de ludicisation à l’œuvre dans différents domaines de notre société.

À ce titre, le dispositif de Fort McMoney comporte différents « marqueurs ludiques » (Bézénech et Lavigne, 2016) tels que le tableau de bord (figure 5) constituant son nœud central. Sur celui-ci, les interacteurs peuvent consulter différents documents et objets trouvés lors de leur navigation, ainsi que la liste des missions (figure 7) à réaliser. L’exploration du webdocumentaire (rencontres de personnages, découverte de nouveaux lieux…) leur permet quant à elle de gagner des points d’expérience augmentant leur poids lors des votes. Ces éléments ont un grand impact en termes de réception et de production de sens car ils augmentent le plaisir de l’interacteur lors de sa consultation du dispositif, notamment du fait d’un certain processus de gratification, tout en le conscientisant par les débats et votes auxquels il prend part. Il reste cependant à signaler que tous les spectacteurs ne réagissent pas de la même manière face à ce type d’œuvre (Bénézech et Lavigne, 2016) et que la réception et la production de sens peuvent donc varier fortement selon ceux-ci.

Figure 7 : Capture d'écran des missions proposées dans Fort McMoney

Conclusion

La réception, la production de sens et la compréhension du spectacteur sont influencées à différents niveaux par les caractéristiques médiologiques et narratologiques, comme démontré dans cette analyse. En effet, les différents axes développés, bien que non exhaustifs, en témoignent parfaitement. Chaque webdocumentaire est construit à partir d’une négociation entre des éléments d’ordre médiologique et d’ordre narratif, les décisions étant prises par une instance dont nous avons peu parlé, leurs auteurs. Ainsi, qu’il s’agisse du choix des principaux matériaux sémiotiques convoqués, de l’intensité de la projection de l’interacteur en tant que personnage intradiégétique, du type de narration (linéaire, délinéarisée, éclatée) ou encore du concept global sur lequel il repose, tous ont un impact en termes de réception et production de sens.

Etablis sur base d’un projet précis, les choix des webdocumentaristes ne sont pas toujours orientés en vue de faciliter la réception et la production de sens par le spectacteur. Manipulations illustre bien ce fait, les auteurs ayant privilégié une narration délinéarisée ainsi qu’une confrontation du spectacteur à des sources d’informations relativement hétérogènes, avec pour objectif de le placer dans la peau du journaliste, et ce, quitte à augmenter l’effort cognitif nécessaire à la compréhension de leur œuvre. Il en est de même pour Fort McMoney avec l’adoption d’une narration éclatée, d’un nœud central sous forme d’un tableau de bord ou encore d’une voix off qui rappelle constamment qu’il s’agit d’un « jeu documentaire ». Tous ces éléments témoignent de la volonté des auteurs d’effectuer la ludicisation de leur webdocumentaire, celle-ci impliquant une grande liberté d’action et de navigation du spectacteur.

Les choix opérés par les auteurs des deux derniers webdocumentaires, en ce qui concerne les éléments médiologiques et narratifs, témoignent également d’une volonté de conformer leur œuvre à un projet, voire à un genre particulier. Ainsi, Voyage au bout du charbon, qui repose sur le principe du « livre dont vous être le héros », renforce son appartenance à ce genre en intégrant une narration axée sur la photographie et l’écrit, et sur une exploration de l’univers diégétique, basée sur les choix de navigation de l’interacteur. En effet, c’est celui-ci qui décide du parcours à emprunter, mais également des personnes à aborder, sans oublier des questions à leur poser. Pour sa part, Prison Valley présente tous les archétypes du road movie, qu’il s’agisse du lieu où se déroule la diégèse, des longs travellings réalisés dans les plaines américaines ou d’autres éléments médiologiques développés afin de renforcer cette impression.