Éléments critiques de la culture écranique
À partir du spectacle Kiss & Cry

Pierluigi Basso Fossali 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2946

La multiplication des écrans propose une équivalence et une compétition paradigmatique des rôles actantiels précédemment incompatibles (par exemple, à la fois téléspectateur et enquêteur privé des informations). Est-ce qu’on peut trouver les traces d’une contre-culture, susceptible de problématiser les visées pratiques et les enjeux éthiques dans la communication multi-écran ? Nous voudrions proposer l’exemple d’une œuvre multimédia récente, Kiss & Cry (mise en scène par Jaco Van Dormael), qui cherche à s’opposer à la finalisation dominante des productions sémiotiques pour l’écran, à travers une réinscription du cinéma dans l’espace théâtral. L’appréhension multiple des différents plans de l’expression qui coexistent, entrent en compétition, activent des remédiations mutuelles, devient dans Kiss & Cry un défi poétique, car l’exhibition des médiations en acte ne semble pas soustraire la magie originelle du média, mais en revanche la récréer.

The multiplication of screens ensures some equivalence and a paradigmatic competition between previously conflicting actantial roles (for instance, “television watcher” and “data miner”). But could a counterculture arise in order to contest and throwing into question practical goals and ethical issues concerning multi-screen communication ? We would give the example of a recent multimedia work, Kiss & Cry (directed by Jaco Van Dormael), that seeks to resist the dominant finalization of all semiotic products for the screen. So, this show tries to reinscribe cinema in the theatrical space. Multiple constructions of different expression planes can coexist, compete and trigger mutual remediation ; this is what Kiss & Cry try to demonstrate promoting a poetic challenge. The exhibition of mediations in real time doesn’t take the original magic away from the technological media ; on the contrary, that gives it the chance for a renewal.

Sommaire
Texte intégral

1. Petite critique théâtrale de la culture écranique

1.1. Introduction

Dans les sciences de la culture, les relations problématiques entre les typologies scientifiques et les taxonomies sociolectales des productions sémiotiques ont été la première reconnaissance que la théorisation objectivante et explicite (approche etic) rencontre toujours, dans ses objets d’élection, des formations conceptuelles qui revendiquent une capacité autointerprétative, même si à travers des critères le plus souvent implicites et hybrides, toujours générateurs de tensions polémologiques et de contradictions aiguës (ce qui justifie une approche emic). Or, sur le plan de la conjoncture historique, on assiste à la convergence paradoxale entre, d’une part, la tendance postmoderne qui a conduit l’art à se transformer dans l’autoréflexion de ses lisières domaniales et de ses principes internes, et, d’autre part, la crise d’un paradigme herméneutique face au flux des données et à la représentation écranique de la vie sociale. Cet éloignement progressif entre la conceptualisation programmatique et la diffusion massive d’images prêtes aux usages les plus erratiques semble poser la théorie dans une position encore plus précaire et irrésolue. Elle trouve à la fois un excès de métadiscours doués de prétentions autodéfinitoires et une prolifération d’objets et des textes qui semblent être accompagnés par des pratiques réfractaires à toute herméneutique. Certes, cette condition paradoxale n’a pas eu un effet paralysant sur les sciences humaines, mais a conduit des disciplines, comme par exemple la sémiotique, à affaiblir leur vocation critique pour assumer une attitude plus « constative » et parcellisée de l’observation.

Sans aucune prétention de dépasser d’emblée cette « crise », nous voudrions tout simplement assumer une œuvre artistique qui semble afficher sa nature de fictional essay et sa portée critique afin de profiter de ses plis métadiscursifs pour continuer un jeu de réflexions culturelles susceptible de faire émerger non seulement ses articulations internes (argumentation), mais aussi des notions heuristiques concernant la condition écranique de notre société (conceptualisation). En effet, entre la modélisation déjà offerte par l’œuvre et le métalangage de notre théorisation, on a besoin de situer un espace innovateur de conceptualisation où l’élaboration intensionnelle ne prépare que le terrain pour des études de corpus qui seules peuvent en valider la portée extensionnelle.

1.2. La trans-médialité dans le spectacle Kiss & Cry

Note de bas de page 1 :

Yves Jeanneret distingue trois modalités industrielles : les industries médiatiques (productrices instituées de contenus), les industries médiatisées (marques-médias), enfin, les industries médiatisantes valorisées par le calcul, l’activité d’organisation de l’information selon un objectif de “passage” (Jeanneret, 2014, p. 643).

L’œuvre en question est le spectacle trans-médial Kiss and Cry1, qui a débuté le 20 mars 2012 mais qui sera encore en tournée en 2016. Le succès de ce spectacle est probablement lié à sa capacité de connecter l’origine phénoménologique de l’image à son destin social ; en outre, l’œuvre offre un mariage d’exception entre un lyrisme fortement intériorisé et une exploitation maximale des artifices de manipulations des images, qui conduit le spectateur à réfléchir sur les pratiques de vision multi-écran, désormais très répandues. En effet, ce spectacle n’est pas seulement la création en direct d’un film sous les yeux des spectateurs. En profitant de la numérisation des supports, le tournage sans coupures d’un long-métrage entier devient une solution poïétique disponible, et du reste, déjà exploitée par le cinéma (le cas le plus célèbre est le plan séquence ininterrompu du film Arche russe, tourné en 2002 par Alexander Sokurov). Toutefois, Kiss & Cry a montré la possibilité de répéter à l’infini la production live d’un film, en transformant pleinement le cinéma en un art allographique du spectacle et en réouvrant ainsi le médium à des conditions environnementales locales.

La théâtralisation d’un making of cinématographique s’articule avec une réflexion profonde sur le « repositionnement médiatique » du théâtre (Larrue, 2008, 24). Après une réaction oppositive aux nouveaux médias, qui a impliqué le choix d’une pauvreté radicale de la mise en scène (on a parlé de théâtre « pauvre » ou « direct ») et l’option élective pour une centralité du corps de l’acteur, le théâtre a ouvert une saison de critique de la « présence » (Auslander, 1993), avec un affichage exhibé de sa matérialité, de son « hypermédiatisation » originaire (Boenisch, 2006).

Note de bas de page 2 :

Certaines solutions poétiques élaborées pour Kiss & Cry trouvent une attestation dans le dernier film de Van Dormael, Le tout nouveau testament (2015), en témoignant d’une ultérieure remédiation possible, certes circulaire (du cinéma au théâtre et du théâtre au cinéma) mais productive par application récursive.

Or, le spectacle, conçu par la chorégraphe Anne De May et par le cinéaste Jaco van Dormael2, est structuré justement comme un système des remédiations emboitées qui semble suivre un programme d’affichage de leurs ressources individuelles, en refusant le modèle romantique du « théâtre total », mais aussi la vision “déconstructionniste” de Brecht avec sa poétique du Verfremdung, de la distanciation (cf. Nelson, 2008, 33-34). La “parataxe” apparente des contributions médiatiques (danse, cinéma, théâtre) se révèle finalement un projet poétique cohésif, avec un régime de jouissance syncrétique, mais doué d’une ambition critique qui vise à opérer un déconditionnement du spectateur.

Il faut expliquer avant tout que le spectacle Kiss and Cry mobilise une trentaine de décors en miniature, disposés sur le plateau, qui deviennent les espaces d’exécution d’une série de « nano-chorégraphies » performées à travers les mains de deux « danseurs ». À cet égard, les trains électriques en miniature font exception, en restant deux scènes sans chorégraphies, tout en exhibant des figurines, comme les autres décors. Autour des mondes en miniature, il y a un set de tournage qui occupe les espaces libres de la scène, tandis qu’au-dessus du plateau, le metteur en scène a installé un grand écran cinématographique, où les images prises avec plusieurs caméras sont visualisées en direct. Enfin, il faut préciser que le plateau n’est pas totalement neutralisé en tant que scène théâtrale “classique”, vu que parfois les danseurs rendent totalement pertinents les configurations exprimées par l’interaction de leur corps, au-delà de la restriction focale des caméras sur leurs mains et sur les scènes en miniature. On est face à une virtuosité trans-médiale de proportions inédites, vu qu’on peut reconnaître au moins quatre plans d’expression distincts du spectacle, dotés de plusieurs relations de remédiation :

I) les nanodanses dans les décors en miniatures, où les mains des danseurs sont les protagonistes d’une série des scènes amoureuses ;

II)le film en direct projeté sur le grand écran ; ce film ne documente pas seulement les nanodanses, mais ajoute aussi des images qui s’entremêlent à la juxtaposition des performances chorégraphiques, afin de transformer la continuité du tournage dans une véritable linéarité du discours cinématographique : les pauses “techniques” dans le passage d’un décor à l’autre sont alors cachées par les vapeurs de la locomotive ou par des prises de vue internes/externes au train ;

III)le tournage du film qui montre et spectacularise la mise en scène dans un monde de jouets, à travers la réalisation extravagante des effets spéciaux, les acrobaties avec le travelling et ses deux grues, etc. ;

IV)les performances à corps libre des danseurs sur le plateau qui se propose de nouveau comme une “machine” théâtrale traditionnelle, surtout dans la partie finale du spectacle. Mais il faut ajouter aussi la performance d’une partie de la troupe, surtout le metteur en scène, qui se détache de la réalisation du film pour se proposer localement comme un acteur qui lit un conte littéraire qui semble construire un fil narratif entre les différentes nanographies.

Note de bas de page 3 :

Sur la notion de disproportion, voir Basso Fossali (2015).

La tension trans-médiale commence avec la disproportion3 éclatante entre la salle du théâtre et les micromondes des nanodanses : la remédiation du dispositif filmique seule peut rendre les chorégraphies des doigts finalement saisissables. À son tour l’illusion du discours cinématographique, à laquelle participe la voix off du narrateur, est remédiée avec le filtre opaque du making of qui reconduit la textualisation sur l’écran au procès extrêmement virtuose de la réalisation du film en acte. Après, le plateau, apparemment consacré à la spectacularisation de la technique, subit une nouvelle remédiation par la machine théâtrale traditionnelle qui, en exaltant les figures à corps libre des danseurs, semble les homogénéiser aux actes cinétiques, mais légers, de la troupe, en révélant une sorte de chorégraphie intégrale qui oblige le public à recadrer, encore une fois, les événements sur la scène.

Pour résumer, dans Kiss and Cry on peut bien trouver tous les éléments typiques de la remédiation : (I) la restructuration des variables spatiotemporelles, presque obligatoire dans la proposition des « nanodances » dans un espace théâtral ; (II) l’action de filtrage du média qui reste diaphane (ici, la semi-transparence de la médiation devient une véritable exposition du making of), (III) la garantie de contingence, qui est soutenue par la virtuosité risquée des performances “manuelles”, aussi bien que par l’impropriété de la remédiation opérée (par exemple, l’espace théâtral partiellement illuminé n’est pas totalement propre à la jouissance d’un film sur l’écran).

1.3. Le réenchantement de la médiation contre le monitorage

Note de bas de page 4 :

Cette définition de la possibilisation est une reconceptualisation sémiotique du terme e utilisé par Luhmann.

La présence « totémique » de l’écran est ainsi déracinée par rapport au fonctionnement traditionnel, dédié à l’implémentation des entités culturelles produites ailleurs, pour entrer dans un environnement médiatique qui « possibilise » de nouveau les dispositifs convoqués. La possibilisation s’oppose aux protocoles de traitement de l’information, introjectés par les dispositifs comme des paramètres de rationalisation figés, afin de situer localement une exigence de réinterprétation. En effet, la possibilisation n’est que le déplacement de la gestion du possible du système à l’environnement, ce qui permet l’irréductibilité de la vie des langages au réservoir interne d’occurrences virtuelles et à leur combinaison grammaticale4. C’est pourquoi l’environnement médiatique se comporte comme un espace sans cartographie préalable, comme un espace d’expérimentation sociale, ce que le cinéma-théâtre de Van Dormael veut exalter.

Dans Kiss & Cry nous trouvons, d’une part, la spectacularisation des diverses énonciations en acte, avec leurs efforts de délimitation d’un plan de l’expression pertinent ; de l’autre, la concurrence entre ces différents plans et par conséquent l’élimination d’un centre topique des événements scéniques, tout comme la déstabilisation radicale de leur hiérarchisation. Cela ne peut qu’avoir des effets sur la focalisation de l’attention de la part du public, qui assiste à une sorte de crise de la dominance de l’écran en tant qu’espace d’implémentation canonique, normalement prêt à finaliser toute opération productive sur la lumière, le maquillage des visages, les trucages de la scène, les mouvements de la caméra, etc.

Dans le spectacle Kiss & Cry on peut reconnaître alors une instance trans-médiale, étant donné qu’il semble accueillir un régime de jouissance qui renvoie à l’affirmation contemporaine de la multi-screen communication. Cette dernière, désormais entrée dans l’habitus des acteurs sociaux, pose des questions de distribution de l’attention, ce qui a sollicité l’analyse des pédagogues et des psychologues ; mais il est évident que la disposition du récepteur réclame la précision de l’organisation de la scène médiatique, qui peut être un véritable réseau ou, au contraire, une simple juxtaposition de plateformes. Mais l’opposition même entre l’intégration critique et l’accumulation simple de l’information relève probablement d’une modélisation, voire d’une idéologie de la communication, qui n’est plus pertinente ou adéquate aujourd’hui. Selon une telle correction de perspective, l’intérêt théorique pour la notion d’environnement ne relève pas seulement d’un raffinement des modèles sémiotiques, mais d’une demande d’adéquation à des formes nouvelles de gestion du sens. Du monitorage passionnel à la suspension épistémique, la conduite interprétative ne semble plus avoir nécessairement un horizon strictement herméneutique. La remédiation continue et directe semble dessiner un nomadisme intellectuel qui n’est, lui non plus, superposable à la notion d’usage ou à la consommation unilatérale et gratifiante

L’appréhension multiple des différents plans de l’expression qui coexistent, entrent en compétition, activent des remédiations mutuelles, cette saisie synoptique – disions-nous – devient dans Kiss & Cry un défi poétique, car l’exhibition des médiations en acte ne semble pas soustraire la magie originelle du média, mais en revanche la récréer. Un spectacle aussi sophistiqué sur le plan des remédiations opérées semble démontrer que la stupéfaction ingénue engendrée par la « machine théâtrale » peut rester encore un modèle pour les nouveaux médias. Parallèlement, il faut remarquer que les “mains” – métonymie sévère du corps du danseur – se proposent comme l’exemplification maximale du contrôle « artisanal », susceptible de réagir avec sagesse aux contingences de la production, bien au-delà des prothèses et des interfaces les plus évoluées. Au-delà des mains des danseurs qui doivent entrer dans un monde minuscule, en interagissant avec des objets-jouets à partir de postures fortement précaires, il y a les mains des opérateurs et des décorateurs qui doivent réaliser des effets spéciaux extrêmement précis, bien qu’apparemment naïfs ; il y a enfin les mains thématisées dans le récit lu par la voix du narrateur.

Note de bas de page 5 :

Gunzig Thomas (2012), Kiss and Cry, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles

Dans ce texte littéraire5, les mains sont au cœur de la narration : la protagoniste, Gisèle, n’a eu qu’un amour véritable dans sa vie, connu à douze ans et seulement pour treize secondes, le temps d’un contact accidentel entre ses mains et celles d’un homme rencontré dans le train. À la légitimation du premier contact par les biais d’une contingence médiatique (le train porte les mains à se toucher), le spectacle ajoute la problématisation de la position du sujet, toujours appuyé sur deux espaces de médiation voire davantage. L’emblème de ce double positionnement est le titre même du spectacle : Kiss and Cry. Comme le texte de la voix narratrice l’explique bien, l’expression « Kiss and cry » désigne, dans le jargon des patineurs artistiques, le banc où ces derniers attendent le vote du jury. Le banc est en même temps le lieu public où les télévisions prévoient la remédiation de la réaction du patineur au vote du jury et l’endroit d’une élaboration destinale fortement intime, par rapport à la compétition en cours et plus généralement à la carrière. Devant le banc « Kiss and Cry », il y a le mélange entre un sourire prescriptif et une véritable commotion à retenir, entre une théâtralisation institutionnelle et une expression affective intenable, ce qui semble obliger à "remédier " promptement aux déséquilibres instaurés vers une polarité ou l’autre, au détriment de toute véracité.

La remarque subtile qu’on peut tirer de cette petite scène canonique dans la médiatisation du sport est que chaque remédiation directe (ou vécue en direct) fonctionne comme un double bind, une double contrainte ; par exemple, on cherche à sauver la face à travers un masque opportun devant la caméra et en même temps à s’autoriser une expression libre des émotions. D’ailleurs, la remédiation en direct favorise des observations de deuxième ou troisième ordre, ce qui semble activer une aptitude interprétative nécessairement dégourdie.

Tout comme les espaces de médiations de ce spectacle de précision absolue, l’histoire racontée qui l’accompagne s’avère pleine de calculs, de chiffres, de quantifications ; mais finalement tous les événements les plus importants de la vie Gisèle relèvent de la pure contingence, du hasard. Paradoxalement, les mains, qui semblent un épitomé de l’action experte deviennent un réceptacle de la contingence (« le train avait dû freiner, […] les mains s’étaient touchées ») ou de la mémoire involontaire (« de ses amants, Gisèle ne se rappelle que de leurs mains »).

La morale de la petite histoire pourrait être résumée par l’idée que chaque dispositif de médiation permet une nouvelle modalisation des acteurs impliqués, qui échangent l’absolutisation de la volonté ou du devoir – effet typique de la transformation prothétique des médias institutionnalisés – avec une nouvelle contingence de savoirs et de pouvoirs. Ainsi, la virtuosité absolue du tournage en direct et des nanodanses n’est qu’un renversement des déterminations de la haute technologie (nouveaux médias) qui finit par réaffirmer le caractère naïf et presque magique d’un artisanat ludique, capable d’homogénéiser la live electronics avec des trains électriques, des figurines et des effets spéciaux très sophistiquée.

1.4. La forme de vie des images entre perception et énonciation

Suspendu entre Méliès et le spectacle trans-médial technologiquement avancé, Kiss & Cry fournit un questionnement du statut des images qui semblent promouvoir une réflexion parallèle à celle qui traverse actuellement les visual studies. Dans le spectacle, il y a d’une part, une enquête radicale sur l’image comme origine de la sémiotisation du monde à travers la prise en compte de l’apparence ; d’autre part, une téléologie de la manipulation du visuel qui réclame, dans l’arborescence des écrans et dans l’exfoliation possibles des couches d’élaboration, une finalisation herméneutique et un usage averti.

En effet, la théorie de l’image semble passer aujourd’hui par deux reconnaissances épistémologiques :

Note de bas de page 6 :

Cf. Jullien (2014, 94).

Note de bas de page 7 :

Basso Fossali (2016).

(i) l’image comme origine (archéologie discursive) : elle serait la forme inaugurale d’un déplacement de pertinence (du perçu au perceptible6, de l’écologie opératoire de l’existence à la prise en compte de toute apparence) et d’une récursivité d’investissement (l’ombre portée peut devenir un théâtre d’ombre et ce dernier, s’élever à un raisonnement figural d’ordre philosophique7) ;

Note de bas de page 8 :

On définira le monitorage comme la multiplication de points de vue disponibles synchroniquement, laquelle favorise l’approfondissement de la distance (hiatus implicatif) entre l’observateur et les paysages sociaux observés

(ii) l’image comme destin (monitorage public) ; les médias visuels contribueraient de plus en plus à la construction du social jusqu’à une forme de monitorage8 garantissant un contrôle généralisé des pratiques aussi bien que des événements.

Par rapport à de telles tendances extrêmes d’un imaginaire épistémique postmoderne, les Visual Studies s’insèrent dans le débat scientifique avec plusieurs issues théoriques, dont nous voudrions souligner deux tangences avec une pensée strictement sémiotique :

Note de bas de page 9 :

On définira le monitorage comme la multiplication de points de vue disponibles synchroniquement, laquelle favorise l’approfondissement de la distance (hiatus implicatif) entre l’observateur et les paysages sociaux observés

a) selon Mitchell (2005, tr. fr. 342), la question définitoire des études visuelles, par rapport à l’esthétique et à l’histoire de l’art, est la reconnaissance des médiations omniprésentes dans la production et la réception des images9 ;

Note de bas de page 10 :

On définira le monitorage comme la multiplication de points de vue disponibles synchroniquement, laquelle favorise l’approfondissement de la distance (hiatus implicatif) entre l’observateur et les paysages sociaux observés

b) la reproduction est au départ de l’image comme l’écriture pour le langage (ibid., 343), bref la culture visuelle ne commence qu’avec la reproduction. Cela ne peut que créer une distinction conceptuelle entre l’image comme famille de transformation et la picture10 qui localement en garantirait une manifestation textuelle.

Note de bas de page 11 :

La notion wittgensteinienne de forme de vie a été fortement réélaborée en sémiotique à partir des années 1990. De manière indépendante par rapport à Mitchell, on a commencé à enquêter en sémiotique la forme de vie des objets (Basso Fossali, 2012b) et pas seulement des sujets (Basso Fossali, 2012a).

La théorie et l’expression artistique semblent pouvoir se rejoindre aujourd’hui dans les opérations de (re)cadrage continu des dispositifs culturels (non seulement technologiques) et dans l’enquête de la forme de vie des images (ibid., 107), vu leur vitalité transformative (ibid., 11011), par rapport aux enjeux de la réception spectatorielle.

Ainsi, afin d’alimenter sans interruption l’enquête du spectateur, le régime d’énonciation de Kiss & Cry aspire à la totale fluidification, avec des montages cachés par l’interposition des figures, des noirs scéniques ou les passages par les vapeurs du train électrique. Cette fluidification est renforcée par l’absentification des rumeurs de la production, au profit de l’écoute de la musique et de la voix qui raconte l’histoire de Gisèle. D’ailleurs, l’effort pour limiter au maximum les bruits de tournage vise à rencontrer l’idéal de légèreté de la danse. Les oscillations garanties par la remédiation, sous un régime fluide d’interventions, poussent le spectateur à approfondir le va-et-vient entre la perception et l’énonciation, l’homogénéisation bidimensionnelle et la problématisation tridimensionnelle, le régime indexical diégétisé et le régime indiciaire, l’autonomisation fictionnelle et l’archéologie productive, la suspension de l’incrédulité et l’objectivation investigatrice.

1.5. Panoptisme et réappropriation

Cette vie paradoxale d’une image à la fois flottante et persistante, qui bénéfice d’une multiplication de dispositifs de visualisation, ne constituerait qu’un approfondissement et une complexification de sa nature sémiotique sans l’intervention d’un renvoi critique à un changement social plus général et à une conjoncture historique qui imposent finalement une discontinuité épistémologique et épistémique. Le nano-monde possible de Gisèle n’est que le renversement poétique et héroïque d’une démocratie faussement affichée comme transparente, où les moyens de reproduction et de diffusion sont partagés librement par la citoyenneté. Il y a seulement une démocratie du visible partagé par des écrans. Kiss & Cry signale alors une forme de réappropriation, avec des clés de production et d’interprétation pour la « montée » à l’écran et la descente vers un plateau où l’analogisation empathique aussi bien que la dissonance émotive entre l’intime et le public peuvent être encore explorées et entendues comme un événement productif.

Note de bas de page 12 :

Cf. Sadin (2015).

En revanche, le data-panoptism12 est le mirage d’une transparence qui distribuerait le pouvoir, mais en réalité on ne donne qu’une apparence visible aux interventions des acteurs sociaux ; une apparence infinitésimale, disséminée et finalement si peu influente que son efficacité rapsodique est toujours un événement. D’ailleurs, tous les petits pouvoirs éparpillés et morcelés des individus sont enfin localisés et monitorés.

C’est pourquoi, dans Kiss & Cry, on ne cesse jamais de souligner l’en deçà de l’écran (la réalisation en acte du film) et l’au-delà de l’écran (le prolongement de la performance à travers le corps entier des danseurs). La pénombre du tournage et la magnification lumineuse du plateau signalent comment la présence métonymique des doigts est couplée à un espace – l’écran – qui, en tant qu’articulation détachée et partielle de la réalité, attend poétiquement une restitution, une réincorporation, voire une amplification imaginative dans un horizon modal qui dépasse le cadrage de l’information garantie. Comme nous l’avons déjà suggéré, l’exercice poétique et en même temps « thérapeutique » du spectacle est l’éloignement de l’effet de « suture projective » dans le monde possible de l’écran (identification) aussi bien que du Verfremdungseffekt (distanciation) : on cherche une spectacularisation circulaire où la médiation technologique reste un passage qui s’impose mais qu’on dépasse aussi, selon des phases d’action guidée (protocole de tournage), de « passivisation » (stupeur de l’image écranique) et de réactivation (réoccupation de la scène en violation de l’implémentation dédiée). Cette circularité trans-médiale préserve une « magie » des relations, un hiatus explicatif, une sublimation, voire une transsubstantiation de la matière expressive qui peut rendre cathartique l’expérience esthétique seulement à travers une « mobilité » interprétative du spectateur, disponible à traiter l’écran moins comme une fenêtre pour accéder à des mondes de référence que comme une « greffe » qui germe une restructuration de l’environnement vécu. Pour ce qui nous concerne, cela mérite bien un prolongement de la réflexion en suivant la piste théorico-critique de Kiss & Cry.

2. Petite grammaire écranique

2.1. Image-écran et image-écrin

Malgré l’apparence de spectacle féerique, Kiss & Cry semble pousser le spectateur à réfléchir critiquement sur deux pouvoirs intransitifs de l’image qui semble aujourd’hui faire la pluie et le beau temps : (i) le pouvoir de monitorage et (ii) le pouvoir d’exfoliation. Le premier trouve sa réalisation dans l’image-écran, laquelle semble assurer une appréhension intégrative et continue, qui garantirait une fraîcheur synthonique par rapport aux données visualisées. Le second substitue à l’organisation temporelle des productions iconiques une exploitation de leur composition stratifiée (cf. Manovich, 2013), de manière à déconstruire différents plans signifiants, au profit de la ré-synthétisation locale d’une stabilité textuelle (picture). Bref, à l’image-écran s’opposerait une image-écrin susceptible, comme un coffret de virtualités internes, de donner lieu à différents cadres indiciaires ou opérationnels, en renvoyant asymptotiquement toute prise référentielle aussi bien que toute stabilisation statutaire.

Au lieu de profiter de la divergence et de la dialectique de ces deux types d’image, selon une circulation critique qui est exploitée exemplairement dans le spectacle ici analysé, on est en train d’assister à leur conciliation progressive, bien que leur compatibilité puisse sembler paradoxale. En effet, il est évident que le monitorage s’oppose à la manipulation, et vice-versa, leur activation ne pouvant qu’être combinée syntaxiquement en séquence. La solution valable pour leur compatibilité forcée passe alors à travers la recherche d’une intransitivité, d’un arrêt sur les images mêmes. La manipulation de l’image-écrin n’aura alors plus une syntaxe avisée passant par des étapes telles que l’hypothèse et la démonstration, ou encore elle ne sera plus une exploration qui vise en tout cas à la performativité, à une finalisation d’emploi ; la manipulation restera plutôt un sondage, une exploitation des contrôles disponibles sur les composantes iconiques, souvent dans l’ignorance radicale des processus subjacents. De même pour ce qui concerne le monitorage, qui ne doit pas favoriser des implications subjectives sélectives par rapport aux paysages des valeurs appréhendés.

Bref, la « compatibilisation » entre écran et écrin semble pouvoir s’affirmer seulement comme (A) une suspension de l’opposition entre activité et passivité et (B) une voie moyenne entre deux rêves historiques liés aux « excès » de la vision : celui de pénétrer dans l’image, selon une fusion prothétique capable d’énacter une autre forme de vie, et celui de monitorer en multipliant les interfaces et les possibilités de contrôle, selon un approfondissement de la distance et du détachement. Ces tensions contradictoires trouvent une solution, bien qu’instable, dans une culture dominée par la notion de dispositif, lequel s’impose en tant que formatage neutre des interactions, en dépassant l’opposition entre automation et hétéro-activation, entre l’implicite et l’explicite, l’illocutoire et le perlocutoire, l’objectif et le subjectif. La perspective du dispositif ne connait que des configurations actantielles émancipées du désir (jouissance) tout comme d’une maïeutique (pédagogie) ; le dispositif offre seulement des diathèses moyennes, lesquelles ont « grammaticalement » un effet décausautif, en éclipsant le sujet opérateur au profit d’une variation aspectuelle des valorisations qui est libérée de toute imposition sur les proportions de l’interaction. Cette « désappropriation » des images ne serait alors que l’antithèse de la circulation trans-médiale subjectivante de Kiss & Cry, ce qui suggère d’assumer la première comme la cible critique de la seconde.

Comme dans certaines langues, la diathèse moyenne permet de rester dans un no man’s land où la scène actantielle profilée n’est que le spectacle même de ce formatage formel. Cette poursuite « décausative » explore les potentialités expressives du dispositif comme un arc d’existence de l’image (du swish pan au freezing) qui ne doit plus être doublé par un arc herméneutique (explication, compréhension, appropriation). D’ailleurs, le visuel, en tant qu’« art taciturne » (Derrida, 2013) qui se maintient dans une densité réfractaire à toute détermination définitive de ses relations internes, semble favoriser la boîte noire des dispositifs et l’implicitation de leur sens efficient.

Ainsi, l’anthropologie symétrique (Latour 1991) qui devrait s’affirmer pour dénoncer la fausse conscience de la modernité devant le tribunal de la diversité culturelle, pourrait aussi montrer une condition émergeante qui relève d’une épistémè nécessitant des coordonnées d’autointerprétation au-delà de la simple explicitation de ses modes de production, ce repliement épistémologique étant le mythe le plus véritable de la modernité.

L’alliance entre l’image-écran et l’image-écrin nous mène à un intermonde anonyme où les proportions de la confrontation avec les défis communautaires ne sont plus claires et la thésaurisation systématique du passé déborde toute possibilité de gérer les héritages de la tradition. La diathèse décausative est profilée par une solution inédite qui n’est finalement pas superposable à la généalogie de la représentation classique, où le rêve de la pénétration dans l’image, aussi bien que le rêve du monitorage, étaient canalisés et sublimés par la rationalité avisée des espaces d’implémentation institutionnels, lesquels ont toujours fonctionné comme des emboîtements successifs de cadres de pertinence.

2.2. Écran-greffe et écran-display

Note de bas de page 13 :

Manovich pense finalement que le concept d’image n’est plus valable (2001, chap. 2).

Lev Manovich (2001) a justement parlé d’une autre généalogie, celle du radar, où l’image est une émergence détectée en temps réel, non une projection13. À ce propos, le problème est moins de distinguer des classes généalogiques de textes et des traditions linguistiques ou technologiques (cinéma vs télévision), que de discriminer des régimes symboliques. Or, étant donné que l’écran n’est pas un simple support, nous proposons de le concevoir comme une « greffe » dès qu’il abandonne une scène d’implémentation dédiée en s’émancipant des contraintes externes (il est alors indépendant de conditions d’illumination, indifférent à l’angle de vision et finalement nomade).

Note de bas de page 14 :

Il est vrai que le regard médiatisé peut activer une circularité entre « perception d’expressions et expression de perceptions » et que cette perméabilité ne permet pas une dissimilation radicale entre l’image filmique et le corps du spectateur ; toutefois, il y a une dissimilation toujours active entre les instances en jeu et la persistance d’une médiation (cf. Sobchack, 1991).

Note de bas de page 15 :

La greffe médiatique est le corrélat « objectal » de la vision prothétique de la technologie, selon un couplage toujours inachevé et nécessitant des médiations ultérieures qui montrent comment la phénoménologie traite moins des ontophanies ou des modes d’instauration que des dissimilations critiques entre des guides eidético-structurelles et des thématisations intentionnelles. D’ailleurs, ce croisement modal et cette perméabilité des matières du contenu, en nourrissant les formes de vie objectales et subjectales, sollicitent une articulation entre la tradition phénoménologique et la sémiotique, ce qui semble la base la plus solide pour une médiologie. Pour une confrontation avec d’autres perspectives, voir Lipovetsky & Serroy (2007 : en particulier, l’idée d’écran assisté, p. 289), Frau-Meigs (2011, pour la thématisation finale du passage de l’écran-interface à l’écran-prothèse), et surtout Vial (2013).

La greffe, d’une part, ne manque pas de renvoyer à l’idée de « faire une incision » (du latin graphiare), d’autre part, pousse cette insertion au-delà de la surface, en insérant des caractères propres dans une réalité « organique » autonome. Ainsi, la greffe devient à la fois un point aveugle (l’insertion couvre partiellement l’instance d’accueil) et une transplantation qui origine de l’intérieur une reconfiguration, sans une assimilation complète entre les deux parties en jeu14. L’écran couvre et s’insère partiellement dans l’environnement social en continuant à signaler de petites différenciations entrantes et sortantes, mais en garantissant aussi des redoublements des plans de référence qui commencent à avoir une vitalité et une propagation propres, bien que non autonomes. La conciliation entre expression et perception qui est anthropiquement réalisée à travers le miroir montre, à travers l’écran, une autre forme opérationnelle : la greffe médiatique, qui s’instaure apparemment comme une simple visualisation du monde, exprime en réalité la réaction de ce dernier aux changements d’apparence « anatomique » (exfoliations iconiques) et aux modifications « physiologiques » (monitorages diffus). Si l’écran pouvait rejoindre le statut du miroir, il serait un miroir pour l’environnement objectal même. En effet, il stimule une sémiotisation qui ne cherche plus des emboitements contextualisants (cadres d’implémentation), mais plutôt des transplantations de fonctionnement, afin d’explorer l’émergence de nouvelles images15.

Note de bas de page 16 :

Cf. Fontanille (2007).

Ainsi, la multiplication des écrans n’est pas en soi un changement épistémique univoque ; elle peut changer la « proprioception » du social, sa sensibilisation à ses lisières et à ses connexions internes, selon deux directions antinomiques relevant de l’assomption de l’écran en tant que « greffe » ou en tant que « display ». Le terme « display » vient du latin displicare et ce qui vient à image ne distingue plus ce qui est une déclination des potentialités de l’objet et ce qui relève de la recherche empirique du regard. La réalité augmentée peut donc se transformer dans la réalisation d’une culture « écranique » marquée par une superposition radicale des valeurs d’expérience et des valeurs encyclopédiques (d’existence16), ce qui soutient évidemment un régime actantiel fondé sur une diathèse moyenne, décausative, sans friction entre savoirs et manifestations. Les énonciations sont enfouies selon des strates anonymes que l’écran se limite à déployer à chaque fois.

L’écran-display n’est pas une prothèse ni un système de contrôle, étant donné son indifférence aux impressions subjectives tout comme aux impressions matérielles, les images informatiques (paquets de données) pouvant déroger à leur passé tout comme à leurs promesses futures. Ainsi, l’épistémè écranique semble introduire une fracture dans le couplage des mémoires (empreintes mnésiques et empreintes environnementales), ce qui semble suggérer de se mettre à l’abri grâce à un présent constatif, si riche à chaque moment qu’il faut en réduire la densité et la dissémination d’informations.

Note de bas de page 17 :

L’imagination était déjà une forme de citoyenneté existentielle accordée, une extension du monde de l’expérience vu des connaissances considérées comme trop restreintes et pauvres.

Si dans les siècles passés, il y avait une tension utopique de l’image, liée à l’effort, presque émouvant, de détailler paradoxalement l’inconnu, de capturer l’élément fugitif à travers la « fiction » de sa figurativisation anticipée, voire abusive17 (cf. Pierantoni, 2003), la modernité tardive doit visualiser en revanche le résultat des traitements synthétiques d’une information toujours excédante. Or, il est évident que l’intervention réductrice ne peut que s’accompagner par d’agnosie progressive de l’usager, incapable d’opérer des reconnaissances directes (les observables sont déjà formatées), tout comme de pénétrer cognitivement les processus informatiques opérés sur les données brutes. L’écran-display offre une progression « émergentiste » d’informations qui déplace vers le nonsense toute recherche de profondeur, tout acte libératoire de lacération de la surface.

Certes, la multiplication des monitors nous libère de la scénarisation de l’écran unique qui prescrit, dans le fonctionnement du dispositif, l’immobilité du spectateur. Ainsi, le désistement progressif vers l’interprétation est combattu aujourd’hui à travers la gestion responsable des plusieurs écrans en même temps, selon des usages critiques qui s’opposent à la diathèse moyenne de tout dispositif favorable à la transformation des acteurs sociaux en spectateurs d’un intermonde : un écran fonctionne de syntonisation prothétique avec le monde public médiatisé et un autre écran, interactif, active l’exfoliation privée des contenus latéraux de la transmission en cours.

Si la multiplication des écrans-greffes semble pouvoir promouvoir une nouvelle « physiologie » de l’environnement vital, la logique du simple displaying peut bien la transformer dans l’instrumentation d’un spectateur-modèle dont l’interprétation est substituée par l’ostension infinie de la capacité de remédiation, le parcours de visualisation n’étant qu’un sondage des digressions possibles. D’où la sensation que l’accomplissement du travail (une activité à la fois) est presque une canalisation contre-nature par rapport aux déploiements de possibilités visualisables (pendant l’écriture/lecture, on sait bien que le pointeur risque de l’emporter toujours sur le curseur). Les opérations ne sont plus électives et on réalise des choix sur un paradigme limité des possibilités, en suivant des écarts de « composition » qui ont été déjà formatés en fonction de l’écran. En effet, le logiciel sert à contrôler la gamme des solutions exploitables et la performativité du dispositif latéralise ainsi la prestation du sujet et ses tensions indiciaires, ce qui ne peut qu’avoir un effet d’aplatissement sur les enjeux sémantiques, réduits parfois aux connexions réalisées à partir des pistes suggérées.

Note de bas de page 18 :

Cf. Belting (2001).

L’écran s’illumine sur une distalité déjà conquise (souveraineté du regard), mais durant l’appréhension visuelle, l’individuation n’est plus la garantie d’une individualisation (détection de l’altérité dans une profondeur espacée). Cela démontre comment l’épistémè écranique s’éloigne de la perspective d’Alberti qui a été thématisée comme le cadre d’accès à la « fenêtre de l’âme »18 ou à l’ethos réfléchi par le paysage. Par contre, l’écran de visualisation est sous l’égide d’une anamorphose potentiellement infinie, dépourvue de balises identitaires préalables. On explore des synthétisations locales des configurations actantielles, la candidature à la signifiance n’étant qu’une poursuite possible.

Note de bas de page 19 :

Voir Geninasca (1997).

C’est pourquoi, comme au Moyen Âge, le verbe « scrutiner » devient un synonyme de « scruter » : le scrutinium de la réalité sociale est avant tout un sondage, un examen qui attend d’élire les « représentants » par calcul. Le data-panoptism attend la force des candidatures pour représenter un horizon de référence, selon une planification à court terme, vu qu’il y a toujours d’autres visualisations possibles et, par surcroît, d’autres greffes, d’autres médiatisations concurrentielles. On peut naviguer dans les paysages des données en suivant l’implicitation maximale du visuel, tout comme on peut descendre vers une exploitation fine des informations à travers la reconnaissance instrumentée des formes (la confiance dans des logiciels de reconnaissance semble rendre de plus en plus inutiles les enquêtes indiciaires individuelles). L’écart entre les deux dispositions coalescentes semble suggérer en soi l’abandon d’un paradigme herméneutique, au profit d’une saisie molaire de la signification, à savoir une appréhension par stocks de valeurs immédiatement disponibles19.

Note de bas de page 20 :

L’interprète est une sorte de médiateur rétrospectif, qui exhibe son filtrage méthodologique et sa contiguïté avec d’autres instances culturelles, sans aucune tentation de les dépasser.

Or, d’une part, il faudrait "remédier" à la non-innocence d’un médium déjà affirmé en offrant des accès concurrents aux informations, de manière à révéler les incrustations symboliques qui couvrent des connaissances directement manipulables, en apparence (hétérogénéité révélée). D’autre part, on devrait remédier à la non-immédiateté de la nouvelle initiative de médiation, à travers des solutions qui seraient, à leur tour, de plus en plus transparentes (homogénéité proposée de nouveau). Le caractère contradictoire de l’opération montre que la cure est toujours imparfaite et que la remédiation ne peut que renouveler le rôle crucial de l’instance critique de l’interprète20.