Agentivité et présence dans les environnements virtuels

Olivier Nannipieri 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3289

Quel est l’impact, d’une part, de l’agentivité – la capacité d’un sujet à s’attribuer ses propres actions et leurs effets – et, d’autre part, de la présence personnelle – la sensation d’être dans un lieu alors qu’il n’existe pas – et environnementale – le fait d’attribuer le caractère réel à un lieu qui n’existe pas – sur la représentation que l’usager construit de la réalité à l’issue de l’expérience immersive dans un environnement virtuel ? C’est sur la base d’une étude empirique qu’il s’agit d’examiner la pertinence d’un modèle causal mettant, notamment, en exergue le rôle central de l’agentivité à plusieurs niveaux d’analyse dans l’expérience immersive.

What is the impact, on one hand, of the agentivity - i.e. the capacity of a subject to appropriate its own actions and their effects - and, on the other hand, of the personal presence (i.e. the sensation to be in a place while it does not exist) and environmental presence (i.e. makes him attribute the real character to a place which does not exist) on the representation that the user builds of the reality at the end of an immersive experience in a virtual environment? It is on the basis of an empirical study that we try to examine the relevance of a causal model underlying, in particular, the central role of the agentivity at several levels of analysis in an immersive experience.

Sommaire
Texte intégral

1. Immersion et sensations subjectives

Note de bas de page 1 :

« Within a very few minutes I was not in a simulator, I was flying the airplane : taxiing, taking off, climbing out, circling the airport, and trying to keep the plane at constant altitude. »

Frederick P. Brooks (1999), professeur d’informatique à l’université de North Carolina, à Chapel Hill, avait testé un vol sur un simulateur de 747 de la British Airways. Voici son témoignage1 : « En quelques minutes, je n’étais plus dans le simulateur. J’étais en train de piloter l’avion : roulant, décollant, grimpant, tournoyant au-dessus de l’aéroport, et essayant de maintenir l’avion à une altitude constante ». Ce témoignage exprime parfaitement ce qu’est la réalité virtuelle : une expérience paradoxale. Une présence à distance, pour reprendre le titre de l’ouvrage éponyme de Weissberg (1999), mais qui permet au sujet d’agir en temps réel avec l’environnement virtuel.

Y être sans y être vraiment. Y agir sans y agir vraiment. Savoir que tout ceci relève d’une illusion sensorielle et pourtant agir comme si cela était bel et bien réel. Ainsi, du point de vue de l’expérience du sujet, avoir la sensation d’être présent et avoir la sensation d’agir dans un environnement qui n’existe pas de manière tangible est une réalité, pas nécessairement objective mais vécue. C’est sur cette base qu’il s’agira d’interroger la pertinence de l’hypothèse selon laquelle l’agentivité, constitue un élément central dans l’expérience immersive dans des environnements virtuels.

Globalement, l’engagement dans un environnement virtuel peut être évalué de plusieurs façons, notamment, sur la base, premièrement, de la sensation qu’éprouve le sujet d’être dans un environnement virtuel (présence personnelle), deuxièmement, de la croyance selon laquelle l’environnement dans lequel le sujet est présent est réel (présence environnementale), troisièmement, de la sensation que le sujet éprouve sur le fait d’interagir avec efficacité avec cet environnement (agentivité) et, enfin, de la croyance qu’éprouve le sujet sur le fait que l’expérience qu’il a vécue a modifié la réalité.

D’un point de vue méthodologique, une étude empirique tentera d’estimer la pertinence d’un modèle de l’expérience immersive dans les environnements virtuels, en examinant les relations causales entre un certain nombre de variables clés de l’expérience immersive.

2. Présence et agentivité

« Être présent » est une expression qui, dans la littérature relative à l’immersion dans les environnements virtuels, signifie qu’un sujet a la sensation d’être dans un lieu qui n’existe pas véritablement – donc, dans un lieu où il ne pourrait pas être réellement présent. En effet, si je suis présent dans un environnement virtuel, c’est parce que, d’une certaine manière, cet environnement m’accueille. On comprend pourquoi il n’est pas surprenant que cette double implication de la présence – 1. Existence d’un lieu, et 2. Existence d’un sujet dans ce lieu – soit unanimement acceptée dans la revue de la littérature relative à la présence dans la réalité virtuelle, dans la distinction opérée entre, respectivement, la présence environnementale (Heeter, 1992) et la présence personnelle (Heeter, 1992) ou physique (Biocca, 1997).

Par ailleurs, quelle que soit la complexité (technicité, réalisme, richesse sensorielle…) du dispositif immersif utilisé par le sujet, ce qui importe est la sensation qu’éprouve le sujet et, en l’occurrence, son degré de présence car celui-ci peut varier d’un sujet à l’autre pour un même dispositif.

Or, compte tenu du caractère interactif des dispositifs immersifs de réalité virtuelle, il est possible que la dimension pragmatique et interactive de l’expérience vécue puisse jouer un rôle dans l’efficacité du dispositif. En d’autres termes, l’agentivité ne constitue-t-elle pas une dimension essentielle dans l’expérience immersive ?

L’agentivité est globalement la propriété (possible) pour un système d’être un agent, au sens d’un acteur doué de réflexivité et prenant des initiatives. Barandiaran, Di Paolo et Rohde (2009) identifient trois conditions nécessaires qui font qu’un système est un agent :

  • l’individualité : c’est-à-dire la distinction entre le système agentif et l’environnement dans lequel il se trouve ;

  • l’interaction asymétrique par laquelle l’agent est la source de ses actions et n’est pas passif à l’instar de l’environnement ;

  • la condition de normativité telle que la régulation des interactions produites par l’agent puisse générer des erreurs ou des succès relatifs à une norme.

Ces conditions sont minimales et conduisent à attribuer la capacité d’agentivité aux systèmes vivants, sans exclure que d’autres types de systèmes puissent accéder à cette propriété qu’est l’agentivité (Barandiaran et al., 2009).

En ce sens, un sujet humain est un système vivant qui a la capacité particulière de prendre conscience de son environnement, mais également de ses propres actions. C’est la raison pour laquelle l’agentivité est prise en un sens plus restreint, notamment par les neurosciences, en tant que capacité pour un sujet humain de prendre conscience de ses actions sur un environnement et d’être en mesure de se les attribuer (Jouvent et Lallart, 2009), de s’attribuer correctement le fait d’être la source de ses propres actions sur le milieu (Daprati et al., 1997).

Pour comprendre le rôle clé de l’agentivité dans l’expérience immersive et ses liens avec la sensation de présence, relevons ce qui se produit lorsque la sensation d’agentivité disparaît chez un sujet.

Remarquons d’abord que présence personnelle, présence environnementale et agentivité semblent liées. En effet, globalement, le sentiment de présence semble intimement lié à la possibilité d’attribuer un caractère réel à ce que nous percevons (présence environnementale), alors que la déréalisation s’accompagne d’une dépersonnalisation qui nuit, notamment, à la sensation de présence personnelle. Si le sujet, dans une situation psychologique normale, n’a pas de difficulté à éprouver le sentiment qu’il est lui-même, c’est aussi parce qu’il trouve un repère stable dans le caractère réel du monde qui l’entoure. En cas d’altération psychique, s’il perd le sens de la réalité, il n’est plus en mesure de se distinguer lui-même de quoi ou de qui que ce soit : la conscience qu’il a de lui-même devient moins claire, et il se produit alors un phénomène dissociatif et/ou confusionnel. Le sujet juge alors le monde qui l’entoure comme irréel et, par conséquent, perd plus ou moins son agentivité, tandis que son sentiment de présence devient sujet à caution. Ces désordres mentaux peuvent par exemple être produits par un stress post-traumatique, par un état névrotique ou par la prise de drogues. Dans tous les cas, ces troubles semblent produits par une altération brutale ou progressive, mais dont le sujet prend soudainement conscience. Chez certains sujets alcooliques ou atteints de certaines formes d’épilepsie, cette déréalisation/dépersonnalisation peut prendre la forme d’une hallucinose, c’est-à-dire d’une hallucination dont le sujet a conscience qu’elle est une hallucination. Il s’agit, en toute rigueur, d’une perception sans objet proche de l’hallucination visuelle ou auditive, faite d’images ou de sons, mais sans participation affective du sujet pendant que le sujet a conscience du caractère irréel de ses perceptions. Si l’hallucination s’accompagne d’une perte de discernement, l’hallucinose n’anéantit pas la conscience qu’a l’individu d’être sujet à une hallucination. En somme, ces cas de figure extrêmes laissent envisager, en creux, qu’agentivité et présence au monde seraient fondamentalement associées pour des sujets ne souffrant pas de pathologies mentales.

Toutefois, le sens du lien entre présence (personnelle et environnementale) et agentivité reste encore à valider car, lequel explique l’autre ? Jouvent et Lallart (2009) et Russell (1996) soutiennent que l’agentivité contribue au sentiment de présence. Se fondant sur les travaux de Gibson (1986), faut-il, comme Zahorik et Jenison (1998) et Bouvier (2009), considérer que la présence est en action, donc, fondamentalement liée à l’agentivité ?

3. Méthodologie de l’étude

Cette étude a pour objectif d’estimer le rôle de la présence personnelle et environnementale d’une part, et de l’agentivité d’autre part, sur les modifications de la réalité perçues par l’usager après son expérience immersive. En somme, il s’agit de tenter de modéliser les relations qui existent entre quatre variables : présence personnelle, présence environnementale, agentivité et conséquences perçues de la transformation de la réalité.

Afin d’examiner la pertinence de ce modèle de l’expérience immersive, une étude empirique réalisée sur un échantillon de 108 personnes âgées de 16 à 72 ans a été menée en s’appuyant sur un questionnaire où les sujets pouvaient estimer (en répondant à des questions sur la base d’une échelle de Likert en 5 points) leur degré de présence personnelle, environnementale, d’agentivité et les conséquences sur leur représentation de la réalité relative à une expérience passée lors de laquelle ils avaient été immergés dans un environnement virtuel. En introduction du questionnaire, il était demandé, dans un premier temps, aux sujets de se remémorer le cas échéant des expériences immersives qu’ils avaient vécues dans un métavers, un jeu vidéo ou un environnement 3D (l’échantillon analysé dans cette étude – 108 sujets – ne prenant en considération que les sujets ayant été déclarés pouvoir se remémorer de telles expériences). Dans un deuxième temps, les sujets devaient indiquer l’expérience immersive à laquelle ils se réfèreraient lorsqu’ils répondraient au questionnaire. Les items du questionnaire de chaque variable sont présentés dans le tableau suivant (cf. tableau 1). Les items mesurant la présence distinguent les deux dimensions mises en évidence dans la revue de la littérature : la présence environnementale (Heeter, 1992) et la présence personnelle (Heeter, 1992) ou physique (Biocca, 1997). Ces items ont été construits sur la base d’échelles de mesure estimant, notamment, ces deux dimensions fondamentales (Dinh et al., 1999 ; Larsson et al., 2001, Nichols et al., 2000 ; Schubert et al., 2001, et Slater et al., 1994). L’agentivité et la transformation de la réalité sont mesurées par des items élaborés pour les besoins de l’étude.

Le tableau suivant comporte différentes formulations très proches, pour mieux construire une échelle de mesure : les variables latentes (ex : présence personnelle) sont mesurées par des variables observées ou mesurées, de sorte à estimer la qualité psychométrique des échelles. Autrement dit, une échelle constituée d’un seul item ne peut pas être estimée du point de vue de ses seules qualités psychométriques, puisqu’on postulerait alors que « variable latente » = « 1 variable de mesure ». Sans pouvoir ici déployer la procédure de construction d’échelles de mesure, qui procède par réductions successives du nombre d’items selon certains critères (ex : corrélation insuffisante, saturation d’items d’échelles différentes sur plusieurs axes, estimation du degré de fiabilité…), mentionnons ici le principe retenu. Les variables latentes sont le reflet d’un axe factoriel autour duquel sont corrélées des variables de mesure qui, généralement, proposent des formulations voisines afin de mieux rendre, et de manière plus pertinente, le construit de l’étude, davantage que s’il n’était constitué que d’un seul item (cette information est donnée notamment par le pourcentage de variance expliquée).

Tableau 1. Items des variables.

Variables

Items

Présence personnelle

  • J’étais immergé(e) dans cette situation

  • J’étais plongé(e) dans cette situation

Présence environnementale

  • Cette situation était la réalité pour moi

  • Cette situation était réelle pour moi

Agentivité

  • Ce que je disais ou faisais produisait des effets dans cette situation

  • Mes paroles ou mes actions produisaient des effets dans cette situation

  • J’avais l’impression que ce que je disais ou faisais avait des conséquences, produisait des effets dans cette situation

  • J’avais le sentiment que ce que je disais ou faisais avait des effets dans cette situation

Transformation de la réalité

  • Après cette expérience, la réalité était différente

  • Après cette expérience, le monde qui m’entourait paraissait avoir changé

Nous partons, en accord avec Jouvent et Lallart (2009) et Russell (1996), du postulat global que l’agentivité constitue une variable clé susceptible d’influencer non seulement le degré de présence personnelle et environnementale d’une part, mais également que la présence personnelle et environnementale ainsi que l’agentivité sont en mesure de transformer la représentation de la réalité de l’usager après une expérience immersive.

Compte tenu du caractère exploratoire de l’étude et de la complexité des relations en jeu, plutôt que formuler des hypothèses relatives à la nature du lien (positif, négatif ou non significatif) entre ces variables, nous proposons de construire un modèle causal qui sera testé et dont les résultats seront discutés (cf. figure 1).

Figure 1. Modèle théorique.

Figure 1. Modèle théorique.

Le choix de la méthode d’analyse de données, à savoir la modélisation par les équations structurelles, est motivé par deux raisons principales. Outre la robustesse d’un point de vue statistique de ce type de modélisation (comparé, par exemple, à des régressions linéaires), les modèles d’équations structurelles permettent d’estimer un modèle global où toutes les relations postulées sont estimées simultanément. Concrètement, l’examen du modèle se fait en deux temps : premièrement, par la vérification des qualités d’ajustement du modèle aux données (cf. tableau 2) ; deuxièmement, par l’analyse des relations causales estimées par des coefficients de corrélation dont les valeurs peuvent varier de -1 (relation causale maximale négative) à +1 (relation causale maximale positive) ; les relations causales étant estimées par la méthode des moindres carrés généralisés. Compte tenu du caractère exploratoire de cette étude, les indicateurs d’ajustement du modèle sont moins stricts que ceux utilisés pour des modèles de type hypothéticodéductifs.

Tableau 2. Normes empiriques des indicateurs de la qualité d’ajustement d’un modèle d’équations structurelles.

Chi2

Chi2 / dl

Rmsea

Gfi

Agfi

Le plus faible

< 5

< 0.1

> 0.8

> 0.8

4. Résultats et discussion

Le tableau suivant synthétise les résultats obtenus pour chaque variable (cf. tableau 3) et la matrice de corrélation est donnée en annexe.

Tableau 3. Description des données.

Variable

Moyenne

Écart-type

Présence personnelle

4.20

1.03

Présence environnementale

3.88

1.10

Agentivité

3.96

1.10

Transformation de la réalité

2.32

1.17

La qualité d’ajustement du modèle statistique en regard des critères empiriques est tout à fait satisfaisante (cf. tableau 4).

Tableau 4. Indicateurs de la qualité d’ajustement du modèle causal.

Chi2 (dl) P

Chi2 / dl

Rmsea

Gfi

Agfi

50.918 (30) p = 0.009

1.697

0.087

0.905

0.826

S’agissant des relations causales entre les variables, les coefficients de corrélation et leur degré respectif de significativité (noté p) sont présentés dans le schéma suivant :

Figure 2. Relations causales.

Figure 2. Relations causales.

Conformément à ce qui était postulé, l’agentivité constitue une variable jouant un rôle significativement positif, non seulement sur la transformation de la réalité (0.605 ; p = 001) mais également, sur le degré de présence personnelle (0.241 ; p = 0.023) et de présence environnementale (0.481 ; p = 0.000).

Concrètement, plus l’usager d’un dispositif immersif s’attribue ses propres actions et leurs effets dans cet environnement, plus, à l’issue de la phase d’immersion, il a la sensation que la réalité a été modifiée par cette expérience. Ce résultat souligne l’importance de l’interactivité en temps réel comme vecteur de crédibilité – ou de réalisme perçu. La conséquence en est que l’usager va considérer que ce qu’il a vécu durant la phase d’immersion est suffisamment « réel » pour pouvoir l’assimiler à la réalité une fois qu’il a quitté l’environnement immersif. En ce sens, on pourrait dire que c’est la dimension interactive de l’expérience immersive qui brouille les frontières entre l’environnement réel et l’environnement virtuel et qui, du point de vue de l’usager, produit un effet qui pourrait être qualifié de paradoxal, en ce que l’expérience d’un monde artificiel et illusoire parvient à modifier la réalité extérieure. Or, ce paradoxe est installé par les catégories du langage, lesquelles distinguant le réel du virtuel sous-entendent impossibles les interactions entre un environnement défini comme irréel et un environnement défini comme réel.

Par conséquent, il devient difficile de soutenir la thèse selon laquelle l’agentivité dans les environnements virtuels serait elle-même illusoire du seul fait que ces environnements seraient illusoires car, en dépit de ces deux présupposés, les actions virtuelles et leurs effets virtuels dans l’environnement artificiel ont des conséquences lors du retour dans ce que nous nommons la réalité, par exemple, dans le cas de thérapies comportementales destinées à supprimer des phobies en immergeant le patient dans des environnements virtuels ou des apprentissages en régime de simulation.

S’agissant du lien entre l’agentivité et la présence tant personnelle qu’environnementale, il est significativement positif, ce qui signifie que plus le degré d’agentivité est élevé, plus le degré de présence personnelle et environnementale est important. L’examen des coefficients de corrélation permet de préciser cette analyse, dans le sens où l’impact de l’agentivité n’est pas équivalent d’un point de vue quantitatif : il est plus important sur la présence environnementale (0.481 ; p = 0.000) que sur la présence personnelle (0.241 ; p = 0.023). Ce résultat souligne le fait, qu’une fois encore, c’est moins l’action (i.e. l’usager effectue des actions dans l’environnement) que l’interaction (i.e. la boucle « action du sujet / réponse du système ») qui est au cœur de l’expérience immersive. C’est la raison pour laquelle il est cohérent d’observer une différence entre les coefficients de corrélation : l’agentivité contribue plus faiblement au degré de présence personnelle qu’au degré de présence environnementale car ce qui fait que l’environnement artificiellement créé puisse être perçu comme réel est dû aux réactions de l’environnement en réponse aux actions de l’usager. Pour le dire autrement, ce qui fait croire au sujet qu’il est présent (présence personnelle) n’est que marginalement dû au fait qu’il ait le sentiment d’interagir dans l’environnement virtuel. En revanche, ce qui fait croire au sujet que l’environnement dans lequel il est immergé existe (présence environnementale), c’est précisément parce que cet environnement réagit à ses sollicitations comme le ferait un environnement réel.

Qu’en est-il de l’impact de la présence personnelle et environnementale sur la conception de la réalité qu’élabore le sujet ?

Les résultats mettent en évidence une absence de lien causal significatif entre la présence personnelle et le fait que la réalité soit modifiée à l’issue de l’expérience immersive. Ce résultat est cohérent avec les analyses précédentes et avec les résultats d’une étude de Nannipieri et al. (2015), dans le sens où la présence personnelle est une présence plus substantielle que située ou contextualisée. Concrètement, la présence personnelle apparaît, du point de vue du sujet, comme une existence qui ne serait pas conditionnée par la nature de l’environnement, à l’instar de l’expérience cartésienne du cogito. Et c’est la raison pour laquelle, comme le montrent les résultats, l’agentivité n’explique que marginalement la présence personnelle.

En revanche, il existe un lien de causalité significatif très élevé et négatif entre la présence environnementale et la transformation perçue de la réalité (-0.826 ; p = 0.003). En clair, ce résultat indiquerait que plus le sujet a la sensation que l’environnement virtuel existe réellement, moins sa réalité ordinaire se trouve modifiée à l’issue de l’expérience immersive. Il est possible d’interpréter ce résultat de la manière suivante : plus le sujet accorde une existence réelle à l’environnement virtuel, plus cet environnement acquiert une indépendance ou une autonomie ontologique. En effet, plus le sujet croit en l’existence de l’environnement virtuel, plus il l’isole en le constituant en tant qu’entité séparée de l’environnement réel, limitant ainsi considérablement le passage de l’un à l’autre, voire, comme l’indique cette forte corrélation négative, en stigmatisant l’opposition entre le réel et le virtuel.

En considérant le modèle dans son ensemble, on relève que l’agentivité pourrait renforcer le caractère ontologiquement indépendant de l’environnement, comme peut en témoigner le lien significativement positif de l’agentivité sur la présence environnementale (0.481 : p = 0.000). Ce qui expliquerait de manière cohérente que le lien causal entre la présence environnementale et la transformation de la représentation de la réalité soit négatif. En somme, plus le sujet est en interaction avec l’environnement virtuel, plus il lui accorde une existence objective indépendante ; existence qui vient, dès lors, s’opposer frontalement, par contraste, à la réalité retrouvée à l’issue de la phase d’immersion.

Si tel est le cas, comment alors expliquer l’impact significativement positif et important (0.605 ; p = 0.001) de l’agentivité sur la réalité pour le sujet ? Ce lien ne devrait-il pas être également négatif ?

Afin d’expliquer ce résultat positif, il serait nécessaire d’établir des distinctions à la fois conceptuelles et expérientielles au niveau de l’agentivité elle-même. En effet, l’agentivité semble avoir un impact à trois niveaux.

Le premier niveau concerne le lien entre agentivité et présence environnementale. Il souligne que l’agentivité exacerbe le caractère ontologiquement indépendant de l’environnement virtuel : l’environnement virtuel réagit en temps réel à mes sollicitations, donc il existe.

Le deuxième niveau concerne le lien entre agentivité et présence personnelle. Il exprime le fait que l’agentivité contribue à ancrer la présence du sujet grâce à sa dimension pragmatique : j’agis donc j’existe.

Le troisième niveau concerne le lien entre agentivité et conception de la réalité. Il peut signifier que le coefficient de corrélation positif est dû à l’importation d’un schème cognitif depuis l’environnement réel vers l’environnement virtuel. Ce schème pourrait être formulé de la manière suivante : quel que soit l’environnement dans lequel le sujet évolue (réel ou virtuel), il s’attend raisonnablement, par habitude, à ce que ses propres actions aient des conséquences sur l’environnement dans lequel il se trouve, et ce, pas uniquement au moment où il déclenche l’action, mais également à plus long terme. Pour le formuler simplement, si le sujet agit dans l’environnement virtuel, il lui devient difficile de refuser que ses actions dans l’environnement virtuel demeurent sans conséquences, même lorsqu’il quitte l’environnement virtuel, puisqu’en son sein, ses actions sont censées avoir des conséquences plus ou moins durables, qui ne s’annihilent pas lorsqu’il revient dans la réalité. En clair, ce troisième niveau est un méta-niveau qui concerne moins les contenus de l’expérience que sa structure, en l’occurrence, l’utilisation du schème selon lequel « mes actions produisent des modifications dans l’environnement ».

5. Conclusion : au-delà des clivages, la puissance du vécu

Tenter de penser la présence dans sa dimension subjective, c’est-àdire expérientielle au sens où le sujet immergé ne serait pas réductible à une substance pensante localisée dans un environnement artificiel, mais serait une entité située, en interaction non seulement cognitive, affective mais également sensori-motrice avec son environnement entendu comme milieu, exige de ne pas nier la dimension charnelle (Amato, 2014, p. 54) de notre rapport aux mondes – réels, virtuels. Qui plus est, comment oublier que, même dans le cadre d’une activité ludique (e.g. jeux vidéo), il s’agit bien de « changer l’état de l’univers » (Amato, 2014, p. 58). Car, paradoxalement – au double sens de ce qui heurte l’opinion et qui contrevient à nos catégories logiques – l’expérience de la présence dans un environnement virtuel n’est pas sans conséquence pour notre réalité quotidienne. Et le point d’articulation qui permet ce passage du virtuel au réel n’est pas un sujet abstrait, mais bien un sujet en acte ou, plus justement, en action, mieux encore, en interaction. C’est précisément cette dimension pragmatique et interactive de la présence qui est au cœur de la question de l’agentivité. N’est-ce pas, finalement, parce que le sujet éprouve la sensation d’agir dans un environnement virtuel – et pas seulement d’y naviguer passivement – et, en retour, de percevoir les réponses de cet environnement, qu’il s’y sent d’autant plus présent ?

En tentant de contribuer à une meilleure compréhension de l’expérience immersive, nous avons, avec les limites que cela suppose (e.g. étude fondée sur du déclaratif lié à des expériences passées, échantillon non statistiquement représentatif, réduction du spectre des variables susceptibles de modifier l’expérience immersive), souligné le rôle essentiel joué par l’agentivité. Agentivité qui, loin d’être un concept univoque, recèle des niveaux d’expérience qui engagent à examiner cette notion de manière plus approfondie.

En effet, ne serait-il pas pertinent de distinguer ce qui, dans l’agentivité, manifeste une sensation d’auto-attribution de ses propres actions – relevant de qu’il conviendrait d’appeler un auto-contrôle – de ce qui manifeste une attribution perçue par autrui, en l’occurrence par des avatars en situation de présence sociale – ce qu’il conviendrait d’appeler un contrôle perçu par un/des tiers ? En ce sens, réduire l’agentivité à un processus réflexif qui n’engagerait que le sujet est-il suffisant ? La reconnaissance par autrui de l’agentivité du sujet ne constitue-t-elle pas un facteur susceptible, par un effet de rétroaction, d’augmenter l’agentivité du sujet et, par voie de conséquence, sa présence et les effets sur la réalité qui, légitimée socialement, tendrait à s’objectiver au sens où l’entendent Berger et Luckmann (1966) ?