Étude des performances sémiotiques des usagers au sein de l’application de mise en contact Grindr

Mélanie Mauvoisin 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3885

Cet article propose, à partir d’une approche anthropo-sémiotique, de décrire des logiques de présentation de soi (ethos ; Goffman, 1959 ; Amossy, 2010) déployées par les usagers de l’application de mise en contact Grindr, à travers des discours et des choix de figuration et d’en étudier leur articulation avec la praxis. Ces résultats sont issus d’une recherche doctorale qui prend en compte plus largement les manières de se dire homosexuel, des années 1930 à aujourd’hui. Dans cette perspective, nous proposons de répondre aux questions suivantes : Quelles sont les pratiques énonciatives opérées au sein de l’application Grindr ? Quelles sont les formes et le rôle de ces performances sémiotiques ? Et enfin, en quoi cela participe à définir une manière d’être ou non parmi les autres ?

This article proposes, pursuant to an anthropo-semiotic approach, to describe self-presentation logics (ethos, Goffman, 1959, Amossy, 2010) implemented by the users of the dating application Grindr, through their discourse and their choice of figuration and to study their articulation with praxis. These results come from a doctoral research which also covers the ways of being homosexual from the 1930s to today. With this approach, we propose to answer the following questions : What are the distinctives characteristics of the Grindr app ? What are the forms and role of the semiotic performances ? And finally, how does it contribute to defining a way of being in the world and among others ?

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Si aujourd’hui il existe de nombreuses applications de mise en contact géolocalisée sur le marché (Hornet, Tinder, Happn, Once, etc.), Grindr s’inscrit dans l’histoire comme un modèle. Grâce à ce potentiel technologique, les hommes peuvent avoir accès à une nouvelle spatialisation constituant une alternative aux « lieux de drague » plus traditionnels. L’objectif de cet article est, à partir des traces formelles de la présence, de modéliser les figurations numériques, c’est-à-dire les représentations sous une forme visible que peut prendre un individu au sein d’un dispositif technologique et qui sont constitutives de ce type de plateforme. Nous entendons ici montrer en quoi les manières de se manifester dans ce dispositif technologique sont inscrites dans un continuum de pratiques sociales tout en s’inscrivant dans un espace de sociabilité où il s’agit moins de faire communauté que d’attirer l’attention des autres sur soi. Dans cette démarche, il s’agit pour nous de donner une appréciation du poids du design de l’objet dans cet espace interactif. Nous proposons ainsi de rappeler certaines caractéristiques de ce type de plateforme, d’analyser le dispositif global d’interaction et de tenter de répondre à la question suivante : quelles normes sont à l’œuvre et dans quelle mesure les productions sont-elles configurées par les situations énonciatives concrètes auxquelles elles participent ?

Note de bas de page 1 :

Par discours syncrétique, nous entendons un discours composé de signes hétérogènes qui résulte de l’articulation, à des degrés plus ou moins identiques, entre deux systèmes sémiotiques différents que sont le texte et l’image.

Pour appréhender les formes énonciatives au sein de Grindr, nous nous appuyons essentiellement sur une approche discursive en proposant une analyse de l’ethos, c’est-à-dire, une analyse centrée sur l’orateur, entendu ici comme un producteur et un lecteur de contenu. Ainsi, nous proposons tout d’abord de décrire la méthodologie choisie pour identifier des performances sémiotiques, c’est-à-dire l’ensemble des productions qui, par leur publication, affirme l’acquisition d’un certain nombre de compétences énonciatives (techniques et sociales), pour ensuite, dans une deuxième partie, décrire les caractéristiques du « programme » auquel donne lieu ce type de plateforme, c’est-à-dire l’ensemble des potentielles actions et intentions d’actions des usagers (modèles d’action) qui participent à définir le cadre de l’interaction et les conditions d’énonciation. Nous revenons ensuite, dans une troisième partie, sur la place attribuée à cette image de profil, au sein de ce discours syncrétique1 construit au sein de l’application, et à laquelle les usagers donnent parfois une fonction d’image expression, c’est-à-dire une image au travers de laquelle quelque chose se dit de l’usager (Mauvoisin, 2017). Enfin, dans une quatrième et dernière partie, nous proposons de mettre en exergue précisément les formes (types de pseudonymes, expressions, postures et mises en scène) et les praxis énonciatives (se montrer, se cacher, les manières d’interpeller ou non les autres usagers à travers le regard, la présentation du corps, etc.) identifiées lors de notre enquête, qui s’organisent au sein de Grindr et qui, selon nous, sont dépendantes de l’intérêt porté à la figuration de soi et de l’autre, et de la construction identitaire de chacun des usagers.

2. Identifier des performances pour mieux les comprendre

2.1. Les praxis énonciatives

Appréhender la question de l’« énonciation » nécessite de rappeler les travaux du linguiste Émile Benveniste pour qui le langage est, d’une certaine manière, permissif. Pour le chercheur, le langage est ce qui rend quelque chose possible. Sans le langage, ni l’homme ni la pensée ne peuvent exister, de même qu’il ne peut exister de langage sans subjectivité dans le discours et sans intersubjectivité, c’est-à-dire sans la prise en compte de la relation entre deux sujets voire deux individualités. C’est à travers ce cadre qu’Émile Benveniste propose d’appréhender et de décrire un « procès d’appropriation » où un locuteur s’approprie l’« appareil » formel de la langue et « implante l’autre en face de lui » (Benveniste, 1966). Traiter de l’énonciation revient ainsi à étudier la manière dont un locuteur va s’approprier des mots et des formes de langages disponibles tout en y attribuant un « je », face à un « tu », un « nous ». En prenant en compte cette première définition, nous proposons d’y agréger quelques éléments supplémentaires. Par « énonciation », nous entendons l’ensemble des manières de se dire, de se raconter ou de se montrer dans une situation d’interaction médiée ou non, à partir d’éléments choisis et déterminés, qu’ils soient visuels ou verbaux, explicites ou implicites, et/ou issus d’une communication verbale ou non verbale. Aussi, dès lors qu’il est question d’interaction, il nous paraît essentiel de comprendre le processus communicationnel à travers lequel s’organisent et se fabriquent des individualités discursives, et où énonciateur et énonciataire ne forment qu’une seule et même personne, chacun des usagers étant tour à tour producteur et lecteur de contenu. L’interprétation de ce contenu partagé se fait ainsi à travers l’action des deux acteurs de l’interaction, chacun participant à la co-construction du sens à partir d’une réappropriation, du point de vue du lecteur (De Certeau, 1980), et selon les références (mémoire et savoir) de chacun (Eco, 1979). Cette approche de l’énonciation nous permet ainsi d’identifier des praxis énonciatives, c’est-à-dire des manières de se dire et de se montrer dans un but plus ou moins précis (une rencontre ou non), chaque action se donnant comme une présentation d’une personnalité, d’une individualité et d’une subjectivité plus ou moins assumées.

2.2. Des performances sémiotiques

Note de bas de page 2 :

La notion de « performativité » renvoie également aux travaux sur les études de genre menées notamment par Judith Butler (Butler, 2006). Cette approche selon laquelle les actes et les discours des individus non seulement décrivent ce qu'est le genre mais ont, en outre, la capacité de produire ce qu'ils décrivent, constitue également un point d’ancrage sur lequel nous nous appuyons dans le cadre de notre recherche.

Pour comprendre au mieux les situations d’interaction qui s’organisent au sein de l’application Grindr, nous avons choisi d’étudier les performances sémiotiques observées qui, à travers leurs caractéristiques et leur redondance, nous permettent d’identifier des modèles de publication. Il s’agit pour nous d’adopter ainsi une approche anthropo-sémiotique en relevant le caractère essentiel de cette performance qui se révèle dans l’action que constitue la production de contenus. À partir d’une étude des performances, nous proposons d’appréhender la communication comme « un processus social sans cesse en acte qui englobe une multitude de manières d’être et de se comporter dans un contexte donné » (Winkin, 2001a, p. 17). Nous proposons par cette approche d’identifier une « culture » au sens large dans le cadre de Grindr, c’est-à-dire ce qui est mis en œuvre dans les interactions pour « performer »2 son appartenance à sa société. Nous reprenons là aussi la définition de la culture proposée par Yves Winkin, entendue comme « tout ce qu’il faut savoir pour pouvoir faire partie de sa famille, de sa société, d’une institution, etc. C’est un ensemble de règles, plus ou moins implicites ou explicites, qui permet la relation humaine... » (Ibid., p. 17). Nous accordons ainsi à travers notre démarche une attention particulière aux faits et gestes, et plus précisément aux postures, aux regards et aux mots à travers une méthode ethnographique combinée à une approche sémiotique, c’est-à-dire en mettant en relation des signes et des pratiques observés au sein de l’application Grindr.

Dans le même temps, nous souhaitons revenir sur le rapport aux positions du corps et au regard à partir de la description de cette interaction figurée, c’est-à-dire une interaction qui s’organise à travers une représentation visuelle soigneusement travaillée à partir de traits et de signes distinctifs, pour comprendre l’importance donnée au visuel au sein de cette application et dans le cadre de ce système interactionnel. Pour cela, nous nous appuyons sur les approches d’Anne Beyaert-Geslin et Schapiro Meyer sur le regard du portrait ou encore de Louis Marin sur le rapport autobiographique et l’« écriture de soi ». Cette approche permet de distinguer le « je » (énonciateur, producteur d’images) du « il » (énonciataire, récepteur d’images). Nous accordons une attention particulière aux éléments « mimétiques » et « non mimétiques » (Shapiro, 1982) qui contribuent à la constitution du signe et qui, en ce sens, participent d’une expression libérée de leur auteur. Les usagers organisent leur profil selon qu’ils souhaitent ou non construire un ou des écarts par rapport aux conditions intrinsèques du dispositif, c’est-à-dire en prenant en compte le rapport médié par l’écran et les caractéristiques techniques de la plateforme Grindr.

Note de bas de page 3 :

Dans leurs travaux, Emmanuel Souchier et Yves Jeanneret se réfèrent notamment à l’analyse du cédérom Prisméo (Souchier, 1996 ; Jeanneret, Souchier, 2005), alors que, de son côté, Julia Bonaccorsi propose, elle, une analyse des documents qui constituent le Web (Bonaccorsi , 2016).

L’étude des scènes énonciatives dans Grindr nécessite de prendre en compte à la fois l’écrit et l’écran. Aussi, dans cette démarche, nous prenons appui sur les méthodes proposées par Yves Jeanneret, Emmanuel Souchier puis Julia Bonaccorsi, qui nous paraissent pertinentes bien qu’elles ne s’appliquent pas aux mêmes supports3. Cela nous amène à décrire ces « écrits d’écran » (Souchier, 1996 ; Jeanneret et Souchier, 2005) à travers une analyse sémiotique de l’application et ainsi à prendre en compte l’« architexte », c’est-à-dire ce qui permet de produire le texte et de le rendre visible (Tardy et Jeanneret, 2007), en prenant en compte la « dualité du texte informatisé, entre modèle et invention » (Bonaccorsi , 2016, pp. 140-141). Prendre en compte le dispositif global d’interaction, c’est appréhender les interfaces du dispositif (i.e., le lieu où s’organise la relation entre l’humain et la machine) d’un point de vue technique, sémiotique et social, et l’énonciation éditoriale (i.e., « l’image du texte en tant qu’elle résulte d’un ordre éditorial » (Bonaccorsi , 2016)). Nous appréhendons donc l’application comme une organisation de données formant une co-construction issue d’une logique de conception et d’appropriation. Cette relation complexe à l’application doit être considérée comme autant de moyens de voir ou de ne pas voir, de montrer ou au contraire de cacher, de potentialités d’actions et d’imagination que préfigure le Web (Bonaccorsi , 2016). Notre volonté à travers cette approche est d’identifier des usages à partir des signes qui les révèlent et de les situer dans un contexte sociotechnique pour en découvrir les formes (types de pseudonymes, expressions, postures et mises en scènes) et les praxis énonciatives (se montrer, se cacher, les manières d’interpeller ou non les autres usagers à travers le regard, la présentation du corps, etc.).

3. Le « programme » de Grindr

Note de bas de page 4 :

Il est important de noter que ce chiffre a pu évoluer ces derniers mois puisqu’en avril 2018, Grindr a fait l’objet de nombreuses critiques pour avoir laissé des entreprises tierces accéder à des données privées de ses utilisateurs, dont leur statut VIH. Suite à cette affaire, AIDES, l’association française de lutte contre le sida, n’a pas hésité, par le biais de son site, à appeler au boycott de cette application. Voir l’article d’Amaelle Guiton, « Grindr et les données privées : que dit le droit ? », Libération, 4 avril 2018, voir l’URL : https://www.liberation.fr/planete/2018/04/04/grindr-et-les-donnees-privees-que-dit-le-droit_1640886.

Grindr est une application de mise en contact qui s'adresse uniquement aux hommes ayant une attirance physique et/ou sexuelle pour les hommes. Dès sa création en 2009, cette application connaît un très fort succès en France. Elle compte aujourd’hui plus de dix millions d'utilisateurs dans le monde entier, soit 3,6 millions d’utilisateurs quotidiens d’après les concepteurs4. Comme les applications qui ont vu le jour après elle (Hornet, Tinder), elle permet à l’utilisateur de discuter et de partager des photos avec des hommes mais également de choisir parmi les hommes géographiquement les plus proches et à travers le procédé de la géolocalisation, celui ou ceux avec qui il souhaite engager une discussion.

3.1. Un espace de sociabilité à part

Note de bas de page 5 :

Nous entendons par profil, la ou les interfaces comprenant tout élément partagé par un usager, ayant une valeur indicative sur l’usager qu’il représente (image, pseudonyme, avant-propos, etc.), et qui dans son éditorialisation peut être reconnu comme tel, quelle que soit la densité des informations données et les niveaux de profondeur de l’application (niveau 1, et 2 de la figure 1).

Note de bas de page 6 :

La distance géographique est affichée en kilométrage et peut être modulable, visible ou non selon la volonté de l’usager.

À partir de ce procédé, le lieu de la connexion est alors mis en espace dans Grindr (Mauvoisin, 2018) et dévoile l’existence des autres usagers autour de soi. Le design de l’application repose ainsi, et avant toute chose, sur les potentialités permises par le principe de la géolocalisation. Dès lors, c’est dans ce nouvel espace aux potentialités variées qu’est rendu possible un autre mode de mise en contact et de mise en présence de soi qu’il convient de décrire pour comprendre les différentes pratiques énonciatives qui en découlent. Cette mise en espace du lieu s’illustre à travers une mosaïque de profils5 caractéristique de l’application et inspirée de certains sites de rencontre (comme PlanetRoméo pour les hommes ou Meetic). L’apparition des profils s’organise en fonction du lieu de connexion de chacun des usagers et des distances6 (élément proposé par défaut) qui séparent l’ensemble des personnes connectées ou déconnectées depuis peu (le profil restant visible quelque temps après la déconnexion). Grâce à ce procédé, l’usager accède à un « repérage des partenaires potentiels » autour de lui (Alessandrin & Raibaud, 2014, p. 152). Il découvre une représentation des individualités en présence qui s’actualise et se modifie au fur et à mesure de ses déplacements. Cela permet ainsi une présélection et engage l’usager dans le processus de la rencontre une fois ce premier tri réalisé. C’est dans ce cadre que s’organisent alors le programme et la lecture des éléments. Il est intéressant d’ailleurs de constater que l’application, dans sa conception, est très épurée. La mosaïque est composée de plusieurs vignettes cliquables qui apparaissent et disparaissent au fil des déplacements, et représentent les différents usagers à proximité. Cette indexation se fait de manière automatique. Cette présentification est représentée à travers un signal visuel prenant la forme d’une pastille verte. Bien que cette visibilisation des profils et cette visualisation de la présence donne l’idée d’une rencontre qui s’offrirait d’elle-même, l’usager doit encore agir pour établir réellement un contact. C’est dans ce cadre interactif que s’organise alors une lecture ouverte des profils qui participent à la construction des praxis énonciatives. Le parcours de lecture et l’action de l’usager s’organisent en fonction de ce qu’il voit ou de ce qu’il regarde dans ce dispositif technique où s’entremêlent vignettes cliquables et pastilles de couleur, chacune évoluant dans la mosaïque régulièrement et rapidement. C’est donc l’interprétation qui permet, dans Grindr, d’opérer un tri des informations. En ce sens, la construction de l’application donne lieu à une logique de picking , c’est-à-dire de « cueillette », à partir de laquelle les usagers reconstruisent l’identité numérique des propriétaires des profils consultés. Il en est de même pour le profil lui-même auquel accède l’usager après avoir cliqué sur la vignette cliquable (image de profil). À travers l’image de profil et les informations contenues dans le profil, il s’agit pour le « lecteur » de capter des éléments ou bribes d’informations. Il convient ainsi pour l’usager, dès lors qu’il souhaite produire du contenu, de créer un effet d’attention, c’est-à-dire un effet provoqué par tout un ensemble d’éléments du profil, qui conduit l’autre usager à organiser son action dans le but d’une découverte (ou non) de l’auteur de ce profil au sein de l’application. À travers sa performance, celui-ci cherche ainsi à faire sens à travers son image, il tente de provoquer chez l’autre l’envie d’aller plus loin dans l’attention qu’il porte à son profil et/ou à sa présence dans l’application. Il s’agit dès lors d’attirer davantage l’attention que de réellement se présenter (Mauvoisin, 2017).

3.2. Une narration transmédiatique

Note de bas de page 7 :

Ces résultats sont issus d’une enquête menée de février 2014 à mai 2015 dans la région bordelaise. Durant cette période, des observations directes ont été opérées à partir desquelles ont pu s’organiser 35 entretiens semi-directifs auprès d’usagers de Grindr ayant accepté de répondre à nos questions. Ces entretiens ont été organisés à l’issue d’une première prise de contact permise par l’application. Dans le même temps, une analyse sémio-pragmatique a été réalisée sur un échantillon de 150 profils collectés en ligne et sélectionnés de manière aléatoire sur la période donnée, quel que soit le moment de la journée.

Au-delà de cette conception purement pratique et programmatique, Grindr permet une narration transmédiatique du profil puisqu’il est également possible, à partir de la page de profil, d’accéder à d’autres formes de présentation de soi pour les usagers qui le souhaitent. Or, d’après notre enquête7, ces présentations moins anonymes et propres à d’autres réseaux sociaux (Facebook et Instagram) dont le but est d’affirmer son identité, son statut, ses liens d’appartenance, sont toutefois très peu utilisées par les usagers dans le cadre de Grindr (Mauvoisin, 2017). En effet, d’après nos observations et nos entretiens, ces accès ne sont que très rarement utilisés par les usagers. Leur existence dans cette application très épurée permet cependant de souligner que cette plateforme uniquement réservée aux hommes n’est en soi, qu’un moyen de mise en contact. Les autres sites de réseautage sont présentés dès lors comme des moyens visant à participer à l’élaboration de cette mise en contact et en constituent un éventuel prolongement voire une autre alternative.

Figure  : Présentation de Grindr – Par Grindr

Figure  : Présentation de Grindr – Par Grindr

Dès lors, dans cet espace voué surtout à se rendre visible, on peut se demander si la rencontre constitue pour tous une fin et si celle-ci dépend uniquement de la présentation de soi au sein de ce dispositif technologique. Bien que le succès de l’application repose sur cette promesse de la rencontre, plus ou moins rapide, il semble dans la réalité que celle-ci ne soit pas toujours automatique et qu’elle se heurte aux aléas du hasard. De la même manière, les praxis énonciatives observées au sein de l’application ne permettent pas non plus d’identifier de façon automatique les finalités des échanges. Selon les usagers interrogés, chaque situation peut être inversée et donner lieu à des résultats différents. En d’autres termes, si certains des usagers prétendent à travers leur présentation ne rechercher que des « plans cul » et être surpris parfois par la qualité et la durabilité des échanges possibles sur Grindr, d’autres au contraire, moins attirés et intéressés par le côté rapide de la plateforme, avouent eux aussi avoir pu s’être limités à un « plan cul » à certaines occasions sans pour autant l’avoir manifesté dans leur profil. Malgré cette incertitude du résultat, ces différentes présentations laissent entrevoir des pratiques différenciées et individualisées de l’outil. Nous proposons ainsi de décrire les formes et les praxis énonciatives identifiées lors de notre enquête qui, selon nous, sont dépendantes de l’intérêt porté à la figuration de soi et de l’autre, et de la construction identitaire de chacun des usagers.

4. Les caractéristiques d’un discours syncrétique

Au regard de la présentation de l’application qui précède, c’est donc par sa représentation dans l’application que l’usager prend part à un environnement visuel particulier et s’y intègre (auto-indexation). Il est ainsi intéressant de voir comment se construit la mise en récit de soi, qu’elle soit iconique ou discursive.

4.1. L’image

Note de bas de page 8 :

Contrairement aux autres sites de mise en contact, Grindr ne contraint pas ses usagers à publier des informations. Les profils sont généralement composés à 98 % d’une image de profil ou image par défaut, à 84 % de la taille, 74 % du poids, 70 % de l’âge. L’à-propos et le type de recherche sont renseignés ensuite par environ 60 % des usagers, là où l’état matrimonial et le type de morphologie sont mentionnés par 40 % des usagers. Les préférences ou l’appartenance à un groupe spécifique comme par exemple la communauté bear (subdivision de la communauté gay) constitue le champ le moins renseigné de tous (Mauvoisin, 2017).

Tout d’abord, l’engagement de l’usager dans l’application est quantifiable selon son intervention ou non sur les différents éléments du profil proposé8. Dans la mosaïque qui se donne à voir comme une page d’accueil, l’image est centrale, elle est ce qui permet de distinguer les usagers entre eux, chaque image représentant un profil parmi d’autres profils sous forme de vignette cliquable (Niveau 1, figure 1). Dans le profil (niveau 2), l’image est publiée en fond d’écran. La représentation figurée est alors ce qui permet de garder le fil entre les deux niveaux puisqu’il s’agit de la même image. Celle-ci joue le rôle de fil d’Ariane dans la lecture du profil et ce, jusqu’à l’espace privé de discussion qui, lui, se trouve indexé au troisième niveau de l’arborescence (voir de gauche à droite, figure 1). Cette place de l’image en tant que signe iconique est d’autant plus marquée que l’ensemble des contenus sont indexés de manière secondaire à la mosaïque d’images des profils qui, elle, est classée comme élément premier de l’application. En outre, le travail sur l’image de présentation est d’autant plus important sur Grindr qu’elle constitue la seule et unique image partagée au public (contrairement aux autres applications). D’autres images peuvent être partagées mais ce partage ne peut se faire que dans l’espace plus intime de la discussion.

4.2. Le texte

Note de bas de page 9 :

Grindr propose par exemple la phrase suivante dans la figure 1 : « Homme athlétique pour rencontre amicale ».

Note de bas de page 10 :

Traduction : « Comment ça va ? Je recherche des gens pour sortir et visiter les alentours. Pourquoi pas sortir dîner, voir un film ou faire une randonnée. N’hésite pas à m’écrire ! ». Certains utilisateurs n’hésitent pas à s’en servir pour faire passer des messages explicites comme par exemple : « Si tu penses que les mecs sur Grindr sont de la viande, je ne suis pas pour toi » ou encore « Une orthographe vaguement correcte un gros plus » (expressions issues de profils d’usagers). En ce sens, ceux-ci aspirent à être sollicités par certains usagers plutôt que d’autres.

Le contenu linguistique complété par l’usager est par ailleurs plus ou moins lisible dans l’application et se donne comme une source secondaire d’information. Celui-ci prend la forme d’un pseudonyme ici « Guy » (figure 1) donné par défaut par l’application. Dans un carré gris transparent situé à gauche de l’image de profil et en superposition, il est possible d’inscrire une « headline » (courte phrase d’accroche9), celle-ci ayant pour rôle de seconder le pseudonyme. Dans ce même carré, vient ensuite la partie « about », c’est-à-dire celle de l’à-propos qui en troisième option permet alors, à juste titre, de préciser à un moment donné les pensées, sentiments, volontés de l’usager comme le montre l’exemple proposé par l’application10. D’autres éléments peuvent venir compléter le profil : la distance (en kilomètres), l’âge, le poids, l’appartenance ethnique, l’aspect physique, le type de recherche.

4.3. L’image expression

Dans ce type de plateforme l’interaction se construit par conséquent avant tout à partir d’une logique de l’instantanéité qui valorise la publication d’images expression. Ces images visent surtout à évoquer une pensée ou une action, et servent à exprimer une émotion, un sentiment, une ambiance, une atmosphère, etc. En d’autres termes, à travers elles, l’usager exprime « quelque chose de lui ». Nous sommes dès lors moins du côté d’une image esthétique, d’une très belle image, d’une image qui met l’usager à son avantage à travers une belle coiffure, une posture précise avec le beau sourire, le bon regard, mais davantage face à une image expression, une image qui exprime volontairement quelque chose de soi. L’énonciation visuelle s’organise ainsi en fonction de l’éphémérité et de la facilité de l’interaction et des échanges, toutes deux induites par le procédé et participant à construire tout un imaginaire autour de Grindr. Cela peut expliquer le risque de quiproquos et l’importance accordée aux échanges dès lors qu’il s’agit de négocier le sens, c’est-à-dire trouver une entente à travers l’échange sur le sens à donner aux images partagées qui s’inscrivent comme étant le premier moment du rapport à l’autre. L’image de profil dans Grindr, en tant que portrait, peut ainsi se doter :

Note de bas de page 11 :

Nous renvoyons ici à la citation d’Anne Beyaert-Geslin (et de Pierluigi Basso) de Jacques Derrida dans son ouvrage consacré à la sémiotique du portrait : le portrait est ainsi « le lieu même d’une parole qui est d’autant plus puissante qu’elle est silencieuse ». Voir Anne Beyeart-Geslin. Sémiotique du portrait. De Dibutade au selfie. De Boeck Superieur, Paris, 2017, p. 26.

  • d’un caractère « aphoristique »11 car elle possède en elle une multitude de sens interprétables à travers ce qu’elle rend visible mais qui, dans le même temps, se conjugue à une certaine opacité dès lors qu’il s’agit d’interpréter et de comprendre le sens que l’interlocuteur donne à cette image et à l’ensemble de ses signes ; ou

  • d’un caractère « polysémique » à travers l’approche de Roland Barthes pour qui l’image implique « une “chaîne-flottante” de signifiés, dont le lecteur peut choisir certains et ignorer les autres » (Barthes, 1964, p. 44).

Il convient donc de maîtriser au mieux ces deux caractères pour éviter tout malentendu.

5. De quelques traits de performances

Cette approche énonciative de l’application de mise en contact nous invite à révéler quelques spécificités propres à l’énonciation de soi par l’image. Si autrefois les agences matrimoniales comme UniCentre se satisfaisaient d’une photo d’identité plus conventionnelle et dont le choix de publication était moins arbitraire, dans Grindr l’enjeu est différent. Il ne s’agit pas de se montrer mais de se signaler, c’est-à-dire d’attirer l’attention avec des effets plus ou moins différents selon les démarches opérées. Pour déterminer les modes d’expression possibles dans Grindr et les logiques de visibilité, il est nécessaire de décrire ce qui caractérise ces interactions figurées auxquelles donne lieu ce type de plateforme. Cette approche nous permet ainsi de distinguer le « je » ou le « on », du « il » ces figures énonciatives qui s’interpellent et se répondent à travers des actions, des gestes, des regards ou encore des mots. Nous proposons donc d’identifier ce qui, lors du balayage visuel des contenus d’écran, constitue les formes énonciatives (pseudonymes, corps, regards) qui œuvrent dans l’application et qui génèrent des effets d’attention différenciés (Mauvoisin, 2017).

5.1. Des pseudonymes

Note de bas de page 12 :

Les Grindr tribes sont des catégorisations inspirées des sites et qui font partie des « sous » communautés de la communauté homosexuelle comme par exemple les bears, les sadomasochistes, les cuirs, etc.

Malgré le balisage social et culturel de l’écriture que l’on retrouve notamment par la proposition d’affiliation à des subcultures de l’application12, dans la pratique nous avons pu remarquer que très peu d’intérêt était porté à ces classifications. L’action et l’attention sont plutôt portées sur un des éléments historiques de l’application, c’est-à-dire le pseudonyme. Celui-ci se situe en en-tête, sur une bande jaune (« bannière ») placée en haut de l’image et centré (figure 1). Son écriture est imposante et sa couleur noire « Guy » permet de trancher avec le jaune orangé. Les usagers peuvent s’exprimer à travers des propositions variées, allant du simple prénom, à l’usage de surnoms, voire de formules ou de mots-clés plus ou moins explicites pour définir éventuellement une recherche précise. Nous repérons trois catégories :

  • les pseudonymes crus et sexuels comme par exemple « Bouche à queue », « Top XL French », « sensuel », « pour actif », « à pomper… », « ch actif bm » (cherche actif bien monté), etc.

  • les pseudonymes personnalisés : « cœur à prendre », « 2 mecs de passage », « Cool », « No princess ».

  • les pseudonymes individualisés : prénom, initiale (du prénom), surnom ou encore une référence à une ville, un pays, etc.

  • le pseudonyme par défaut : « Guy » pour l’expression « Grindr guy » qui est attribué par défaut par la plateforme dès lors qu’un usager fait le choix de ne pas personnaliser ce critère.

Note de bas de page 13 :

Dans un entretien, Josiane Jouët revient sur ses recherches sur le Minitel et plus précisément sur son étude du premier protocole de rencontre sur écran à travers la messagerie Axe, une petite communauté de 400 personnes. Cette étude a été réalisée sous un angle ethnographique et à travers une observation participante. Voir l’entretien de Dakhlia Jamil et Poels Géraldine, « Le minitel rose : du flirt électronique... et plus, si affinités », Entretien avec Josiane Jouët, Le Temps des médias, février 2012, n° 19, pp. 221-228.

Cette typologie n’est pas sans rappeler des exemples et des éléments de description de certaines pratiques propres à d’autres supports tels que le Minitel Rose et les sites de mise en contact. Il n’en reste pas moins que ces pseudonymes sont choisis en fonction des logiques de support qui invitent à plus ou moins s’ouvrir, se dévoiler et s’exprimer, et selon des époques différentes (Mauvoisin, 2017). Aussi, dans son analyse des pratiques du pseudonyme propre aux sites généraux, François Péréa, décrit l’importance de ce qu’il nomme « l’identité-écran » à travers l’« effet d’autocréation » que cela confère à l’individu (Pérea, 2011), une autocréation qui, dans le cadre, de Grindr limite l’approche fictionnelle de l’identification à celle d’une nécessaire authenticité de celle-ci du fait de la rencontre physique possible. De plus, d’après notre enquête, il semble que la moitié des usagers choisissent de ne pas modifier le pseudonyme donné par défaut. Nous remarquons ainsi que la valeur attribuée au pseudonyme n’est pas la même que pour le Minitel où s’exerçait une véritable « réhabilitation de l’écrit » (Jouët, 2012) en raison des rencontres fictives auxquelles il donnait lieu. Si pour le Minitel, l’expressivisme, faute d’image, s’illustrait surtout à travers une recherche des pseudos et une grande place laissée à l’imaginaire (faux pseudonymes, titres de chansons ou de films, jeux de mots) en accordant un fort pouvoir aux mots13, dans Grindr, il semble plutôt que ce soit l’image de profil qui soit la mieux travaillée. Par conséquent, lorsque le pseudonyme est personnalisé, il s’agit surtout d’une volonté de faire passer un message clairement formulé mais qui, comme nous l’avons vu, n’est pas forcément à caractère sexuel.

5.2. Des corps

Note de bas de page 14 :

Le scroll est un geste et une manipulation de l’écran qui vise à faire défiler le contenu d’une page avec son doigt et ce, de haut en bas de l’écran. Cette navigation verticale, ajoutée à la structuration en mosaïque, accentue l’impression de densité de l’information ce qui participe à développer chez l’usager un balayage de l’écran.

Note de bas de page 15 :

Créé en 1954 et dissous en 1982, Arcadie était un club constitué d’« homopophiles ». Il s’agit de la première association marquante de l’histoire homosexuelle en France. Celle-ci était présidée par André Baudry et prônait la nécessité de se cacher pour permettre aux homosexuel.e.s de mieux vivre en société, à la différence des nombreux mouvements révolutionnaires qui la suivirent.

Le corps, dans ce type de plateforme, se dévoile de plusieurs manières. Il est tout d’abord charnel par son inscription dans un lieu donné puis traduit mathématiquement à travers les algorithmes de géolocalisation et le rapport à l’écran par le biais du « scrolling »14. Il est ensuite présence dès lors qu’il pénètre dans l’espace clos de la plateforme. Il est enfin incarnation à partir de l’inscription figurative des usagers. C’est dans ce dernier cas que se joue la relation complexe de l’interaction. Le corps peut alors servir le sens en s’invitant ou non de manière figurée dans l’espace qui lui est offert. Si la majorité des usagers choisissent de publier une image personnalisée, il est possible, à de rares occasions, d’observer une absence du corps figuré et d’apercevoir une image proposée par défaut, un logotype représentant un masque qui renvoie tout à la fois à la commedia dell’arte mais également dans son usage, à la notion de carnaval (Jouët, 1997) ou au masque de Bakhtine (Bakhtine, 1994), ce qui semble par conséquent permettre aux usagers de suivre d’une certaine manière la recommandation Arcadienne15 visant à se cacher, alors que Grindr s’inscrit dans une toute autre logique : se dévoiler. Aussi, quand le corps se montre, il peut être une exposition d’un torse qui renvoie ainsi à une dimension érotique et/ou esthétique. Il peut investir l’image à travers des postures et des attitudes différentes selon son inclinaison et sa place dans l’image. Il peut aussi être évoqué dans sa capacité à avoir été là, dans un lieu donné, à travers des images (par exemple de paysages) et apparaît alors comme une autre écriture de soi possible (Mauvoisin, 2017).

Il peut enfin se dire à travers le critère de l’âge, considéré comme l’un des critères principaux de sélection. Indiqué de manière automatique dès l’inscription, il conditionne le droit d’accès à l’application. Ce renseignement est ainsi sujet à de nombreuses falsifications. Les usagers de moins de 18 ans se voient obligés de tricher pour utiliser l’application. Dans le même temps, les usagers les plus âgés trichent sur leur âge au risque d’être directement rejetés par certains usagers. Comme le poids, la taille, ou la silhouette, il s’agit par conséquent toujours de mettre en valeurs ses atouts (Illouz, 2006), l’absence d’information pouvant ainsi desservir le propos.

5.3. Des regards

À partir de nos observations, nous remarquons que différents regards animent les usagers dans cette présentation de soi par le biais d’une image. Il y a les regards assurés et frontaux qui interpellent directement celui dont le regard balaye l’écran et parvient à le croiser. L’intensité plus ou moins forte de ce regard permet alors d’oublier le décor et ainsi d’entrer déjà dans le jeu de la drague. L’usager est alors happé par cet appel d’attention qui le place directement dans une posture où lui-même se sent regardé. D’autres usagers choisissent au contraire de publier une image d’eux le regard porté ailleurs, comme s’ils détournaient le regard. Le visage de trois quart, le regard donne alors toute sa place au hors-champ et inscrit l’usager dans un lieu qui n’est pas celui de l’application. Dans une visée sans doute esthétique plus que subversive, l’usager apparaît quelque peu « détaché » mais il est . Il laisse ainsi entrevoir, en plus d’une confiance en soi et d’une libération expressive (Mauvoisin, 2017), des facettes de sa personnalité.

Certains regards peuvent au contraire laisser transparaître une certaine maladresse et se différencient des portraits publicitaires très travaillés. Ces usagers qui choisissent de se présenter ainsi ne semblent pas à la recherche de la pose parfaite. Au contraire, ce qui semble être apprécié ici, c’est cette fragilité induite par cette image d’eux. La valeur donnée à l’image s’inscrit donc dans sa différence. Ce portrait renvoie ainsi au naturel de l’erreur, de l’à-peu-près qui par l’acte de publication contamine l’image et lui donne un sens.

Enfin, des regards sont inspirés des photographies de professionnels. On y retrouve les codes et les poses semblables à celles des catalogues ou des sites de vente commerciales de vêtements et cosmétiques. Ces images constituent une source d’inspiration pour les usagers, de par leur caractère esthétique qui, selon nous, prime sur l’effet de marché que cela suggère notamment à travers le geste et la lecture en scrolling. Il ne s’agit pas uniquement de choisir un profil et de partir avec, il s’agit avant toute chose d’attirer l’attention de celui qui sera capable de voir le potentiel attractif de l’image choisie et d’accéder à l’étape suivante, celle de la discussion. C’est ainsi, à travers cette multiplicité de présentations de soi, que se traduit le caractère idiosyncrasique des interactions figurées dans Grindr, à travers des pratiques personnalisées qui s’éloignent des schémas traditionnels de drague ou des scripts sexuels et l’importance des échanges qui donnent lieu à de nouvelles formes de négociation et d’engagements (recherches, niveau d’affinité, intérêts communs).

6. Conclusion

Au regard des observations réalisées au cours de notre enquête, il semble que les présentations de soi sur Grindr à travers les formes et les praxis énonciatives révèlent le plus souvent une volonté de se manifester, de se différencier et d’obtenir un effet d’attention sur certains usagers en reprenant ou non des manières de faire traditionnelles de drague et en les combinant ou non à une approche esthétique du corps et de l’expression à travers des mises en scène et des postures (Mauvoisin, 2017). Ainsi, d’après nos observations, l’usager de Grindr, quelles que soient ses actions et ses publications, agit le plus souvent par mimétisme en faisant « comme les autres » tout en s’inspirant de modèles différents et variés. Aussi, c’est moins dans son image de profil, entendue comme une expression visuelle, que l’énonciation se joue que dans l’intégralité de l’interaction. À travers l’ensemble de ses écrits et de ses traces, l’usager peut choisir de laisser libre cours à ses « fantaisies » et laisser transparaître sa fragilité/son assurance, ses centres d’intérêt/son envie passagère, son goût pour l’esthétique/le naturel. Il s’inscrit alors comme un « je » face à un « il » avec qui il lui appartient de négocier ou non le sens de sa présence dans l’application.

À travers le phénomène d’incarnation de soi permis par ce dispositif, l’usager est ainsi à la fois lui-même et son autre. Il est à la fois producteur et lecteur, et organise son apparition à travers une perpétuelle construction identitaire du soi. Cette « manière d’être » parmi les autres, à la fois portée par la technique et habitée par son caractère social, permet de donner une représentation de l’expérience vécue par des usagers au sein de ce type d’environnement numérique. Elle permet également de souligner le retour de l’image sur la scène énonciative et de montrer comment celle-ci peut à la fois être polysémique et travaillée de manière à aller vers une image expression, porteuse d’un sens tout en restant le support d’une interprétation et d’une narration.

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Pour citer ce document

Référence papier

Mauvoisin, M. (2019). Étude des performances sémiotiques des usagers au sein de l’application de mise en contact Grindr . Interfaces numériques, 8(2), 253-274.

Référence électronique

Mauvoisin, M. (2019). Étude des performances sémiotiques des usagers au sein de l’application de mise en contact Grindr . Interfaces numériques, 8(2). https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3885

Auteur
Mélanie Mauvoisin
Laboratoire MICA EA 4426, Université Bordeaux Montaigne Pessac
10, esplanade des Antilles, 33600 Pessac, France
melanie.mauvoisin@u-bordeaux-montaigne.fr
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