Le BIM : nouvelles formes de collaboration pour les acteurs du bâtiment ?

Bruno Chaudet 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3981

Le secteur du bâtiment n’échappe pas aux injonctions de la collaboration et de la numérisation généralisée. Ces injonctions se matérialisent dans le BIM qui signifie Building Information Model, Modeling ou Management. Le BIM se présente comme un ensemble d’outils et de méthodes qui visent à améliorer le partage des informations et des connaissances entre les différents acteurs de l’acte de conception, de construction, de réhabilitation et de gestion des logements. Mais au-delà des promesses, le BIM peut-il faire émerger de nouvelles formes de collaboration pour les acteurs du bâtiment ? Quelles sont les pratiques actuellement observées ?

The building sector is not immune of collaboration and widespread digitization. This injunction materializes in the BIM which stands for Building Information Model, Modeling or Management. BIM is presented as a set of tools and methods that aim to improve the sharing of information and knowledge between the different actors of the act of design, construction, rehabilitation and management of housing. But beyond promises, can BIM bring out new forms of collaboration for building stakeholders ? What are the practices currently observed ?

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Comme la plupart des secteurs professionnels, celui du bâtiment n’échappe pas aux injonctions participatives (Galibert, 2014) et à la numérisation généralisée (Wieviorka, 2013). Ces injonctions se matérialisent notamment dans un DISTIC (Dispositif Socio-technique pour l’Information et la Communication) appelé « BIM » par les acteurs de l’habitat. Le BIM est un acronyme à la définition variable qui signifie Building Information Model, Modeling ou Management. On peut le définir comme un ensemble d’outils-méthodes (Hémont et Mayère, 2014, 128), un dispositif de gestion (De Vaujany, 2006, 112), une maquette numérique de l’ouvrage à exécuter et à gérer. L’ensemble vise à améliorer le partage des informations et des connaissances entre les différents acteurs de la conception, de la construction, de la réhabilitation et de la gestion des logements. Comme le laisse suggérer la déclinaison de son « M », le BIM recouvre trois pratiques organisationnelles (Gallot et Le Moënne, 2015, 5). La première vise à modéliser une maquette numérique de l’ouvrage à exécuter associée à une base de données comprenant l’ensemble des informations techniques liées à chaque composant de l’ouvrage (Model) ; la deuxième pratique consiste à organiser, à écrire et à animer le processus de production collaborative de cette maquette (Modeling) ; et la troisième pratique concerne le management de gestion de la plateforme collaborative (Management).

Si les promesses proposées par les éditeurs de logiciels ou les consultants sont superbes lorsqu’il s’agit de démontrer les vertus des technologies et ses capacités à transformer les organisations (Besson et al., 2017), le BIM devra aussi être considéré comme un mot-valise qui porte en lui l’utopie de la communication (Breton, 2004). Le BIM est en effet un dispositif sociotechnique (Coutant, 2015) à qui l’on attribue le pouvoir d’améliorer les échanges et qui, par voie de conséquence, permettrait d’améliorer la qualité de ce que les acteurs doivent produire, réhabiliter et gérer ensuite : en l’occurrence des logements. Deux « croyances » (Alter, 2013), caractéristiques des dispositifs d’innovation, sont ici à l’œuvre : le dispositif sociotechnique qui permet d’améliorer la communication et la communication, sa capitalisation et sa gestion qui permettent d’améliorer la qualité.

Il est important de questionner ces croyances qui se trouvent entre mythe et réalité des usages d’un dispositif en cours de développement dans le secteur du bâtiment. Nous avons souhaité interroger les pratiques organisationnelles liées au BIM. Plus précisément, la question de recherche posée concerne les nouvelles formes organisationnelles (Le Moënne, 2013) qui seraient en voie d’émergence pour les acteurs de l’habitat dans ce contexte. Nous entendons ici par formes organisationnelles l’ensemble des modalités d’organisation qui sont héritées de processus d’information et de communication infra-rationnels (les mémoires, les routines, les cultures, les objets, les machines) et perpétuellement instituées par de nouveaux projets et normes.

Pour matérialiser cette problématique, nous avons lancé un appel à projet national en 2015 en collaboration avec l’Union Sociale pour l’Habitat, principale organisation représentative du secteur HLM et la Caisse des Dépôts et Consignations. Six organismes ont alors été sélectionnés parmi les candidatures pour participer au projet. Les lauréats ont été Immobilière 3F, Habitat 29, Habitat 76, France Habitation, Nantes Métropole Habitat et Lille Métropole Habitat ainsi que des entreprises associées à leurs projets. Les résultats présentés dans cet article sont donc issus du travail réalisé auprès de ces organismes de 2015 à 2016.

Nous avons mené un travail d’observation (réunions d’équipe, revue de projet, visite de chantier) ainsi qu’une trentaine d’entretiens semi-directifs auprès des directions générales, des directions de la maîtrise d’ouvrage, des directions des systèmes d’information et d’organisation, des chargés de projet et monteurs d’opérations, des architectes et des dirigeants d’entreprises générales du bâtiment. Les entretiens semi-directifs ont été organisés en deux grandes phases. Dans un premier temps, nous avons interrogé les acteurs de la maîtrise d’ouvrage sur leurs usages attendus et effectifs du BIM à l’aide d’un guide d’entretien. Dans un second temps, nous avons soumis les mêmes questions aux acteurs de la maîtrise d’œuvre. Les entretiens ont ensuite été retranscrits, commentés et analysés dans le cadre de séminaires dédiés, d’abord entre les enseignants-chercheurs puis avec les acteurs interrogés afin de restituer nos observations et analyses.

Le projet a été conduit par quatre enseignants-chercheurs en sciences de l’information et de la communication (PREFics, Rennes 2) et une enseignante-chercheuse en aménagement de l’espace et urbanisme (ESO, Rennes 2).

Tout d’abord, nous examinerons rapidement les attentes et les promesses du BIM formulées par les acteurs et par la littérature grise portant sur le sujet. Dans une seconde partie, nous présenterons les résultats obtenus à partir du travail d’observation réalisé auprès des six bailleurs sociaux et de leurs partenaires. Nous conclurons notre propos en pointant les risques liés à une rationalisation organisationnelle (Bouillon, 2013, 31 ; Bazet et de Terssac, 2007) dans un contexte où les attentes portaient au contraire sur la mise en collaboration du processus de travail.

2. Les attentes et les promesses liées au BIM

Note de bas de page 1 :

L’article 22.4 note ainsi que « Pour les marchés publics de travaux et les concours, les États membres peuvent exiger l’utilisation d’outils électroniques particuliers tels que des outils de modélisation électronique des données du bâtiment ou des outils similaires ». https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/ ?uri =CELEX %3A32014L0024

Note de bas de page 2 :

http://www.batiment-numerique.fr

En France, le BIM a connu un pic d’intérêt et de production éditoriale à partir de l’année 2014 (Hovorka et Mit, 2014 ; Celnik et Lebègue, 2014 ; Hovorka et al., 2014) suite à la promulgation d’une directive européenne (2014/24) visant à inciter très fortement les acteurs intervenant dans les marchés publics à mettre en place le BIM dans tous les marchés publics1. Un plan de transition numérique du bâtiment (PTNB) a alors été ouvert par le ministère2 et doté de 20 millions d’euros avec la nomination d’un ambassadeur du numérique, Bertrand Delcambre, qui a remis un rapport soulignant l’intérêt de développer le BIM (Delcambre, 2014). Les éditeurs de logiciels accompagnent la tendance avec notamment Autodesk et son logiciel Revit qui semble dominer le marché en proposant chaque année des améliorations quant à la gestion des processus. Dans ses dernières actualisations, des compatibilités sont désormais possibles avec le CIM (City Information Model) et le BIM World est devenu, depuis 2016, une figure emblématique des salons professionnels.

Les discours d’escorte qui accompagnent la diffusion du BIM, récoltés auprès de différentes sources dans notre enquête préliminaire, le désignent comme un ensemble de méthodes et d’outils collaboratifs qui devraient permettre d’améliorer la qualité.

Il est ainsi fréquemment présenté un BIM à quatre niveaux de maturité différents. Chaque niveau supérieur représente un pas vers davantage de collaboration pour arriver finalement à un modèle graphique unique et partagé, alimenté en temps réel par les intervenants et servant à la construction, la gestion et la réhabilitation. Cette coproduction se réaliserait par les échanges et les contributions de chacun dans une dynamique horizontale et médiée par un seul artefact : la maquette numérique et les informations qui y sont associées.

Les promoteurs font valoir plusieurs attentes quant à cette nouvelle manière de fonctionner car ils considèrent le processus trop fortement segmenté et que les acteurs se parlent trop peu. Ces attentes renvoient la plupart du temps à ce que les filières de l’automobile et de l’aéronautique ont réussi à faire avec le PLM. Le PLM (Garel, 2011, 47), pour Product Lifecycle Mangement, correspond à la mise en coordination et coopération de l’ensemble des parties prenantes autour d’une maquette numérique. Ainsi a émergé l’acronyme BLM pour Building Lifecycle Management (D’Audiffret et Levan, 2018, 93) en lieu et place du BIM.

Les acteurs attendent ainsi plus de qualité dans plusieurs domaines : en conception, plus de précision ; en construction, moins de dommages ouvrage, plus de pilotage optimisé, plus de qualité, plus de plans tels que construits ; en gestion, une anticipation plus rationalisée des réhabilitations.

Le problème se pose en termes de rationalité technique, organisationnelle et managériale que les acteurs de la filière du bâtiment pourraient atteindre par les vertus de la communication et de l’artefact, en d’autres termes, par les technologies d’accompagnement de la coopération (Bazet et de Terssac, 2007). Le BIM se déploie donc accompagné d’un discours néolibéral selon lequel le calcul, la prédictibilité, la rationalisation, la normalisation de toutes les situations permettraient d’optimiser tous les processus de l’organisation (Hibou, 2012, 53). Ainsi, en première analyse, au-delà des discours prônant la collaboration, la communication ou la coopération, il nous semble que le risque est réel d’observer d’abord et avant tout un processus de bureaucratisation bien connu des ingénieurs tayloriens dans lequel il s’agit de décrire et d’écrire ce que l’on fait et de piloter le travail par le truchement d’un ensemble « d’outils complémentaires, normes standards, règlements »… (Thévenot, 1986, 1), des dispositifs qui produisent des repères normatifs (Thévenot, 1997, 206) censés réduire l’incertitude inhérente aux activités humaines. Sous cet aspect, le BIM s’inscrit dans le contexte socio-économique contemporain. Les formes organisationnelles à mettre en œuvre sont d’abord perçues comme des machines dans lesquelles s’impose l’imaginaire de la rationalité (Castoriadis, 1999, 241).

Il s’agit donc de considérer, loin des idées de « révolution numérique », que le BIM s’inscrit dans des pratiques organisationnelles qui le précèdent. L’hypothèse n’est pas de considérer le BIM comme ce qui vient modifier radicalement les pratiques mais plutôt comme un dispositif qui vient accompagner, poursuivre voire radicaliser des processus qui sont déjà en cours. Il s’agit cependant de ne pas non plus tomber dans l’idée selon laquelle les contextes sociaux seraient totalement déterminants. Nous nous situons plutôt entre déterminisme technique et sociologie des usages (Badillo et Pélissier, 2016 ; Comtet, 2006 ; Millerand, 2008 ; Patrascu, 2010 ; Perriault, 1989) dans une perspective où nous souhaitons analyser les influences entre technique et organisation.

3. Les résultats suite au travail d’enquête

Vis-à-vis de ces espoirs et attentes, qu’observons-nous en situation ? D’abord, l’existence d’une maquette numérique intégrée et coordonnant le flux des échanges est à ce stade une potentialité. Ce qui domine, c’est un contexte organisationnel fragmenté et segmenté de manière historique (Brousseau et Rallet, 1995, 11) qui vient s’imposer aux pratiques d’information et de communication des acteurs. En d’autres termes, au lieu d’avoir une maquette numérique qui s’enrichit au fur et à mesure du déroulement du processus, nous observons des acteurs qui recréent des maquettes en fonction de leurs besoins spécifiques à chaque phase et à chaque acteur.

Note de bas de page 3 :

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do ?cidTexte =JORFTEXT000000693683

C’est la raison pour laquelle il semble pertinent de suivre le processus de segmentation tel qu’il a été institué par la loi Mop (loi relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée – 1985)3, afin d’observer les pratiques organisationnelles en les répartissant en fonction de la phase à laquelle elles participent. Nous parlerons alors du « BIM conception » pour les pratiques relatives au travail avant le chantier, du « BIM réalisation » pour celles relatives au déroulement du chantier et du « BIM gestion » pour les pratiques relatives à l’intégration et à la gestion des données de la maquette numérique dans le système de gestion technique patrimonial du bailleur social.

Nous proposons ici un aperçu et une analyse critique des principales pratiques d’information et de communication observées en fonction de cette segmentation de la maquette numérique entre le BIM conception, le BIM réalisation et le BIM gestion.

3.1. La phase conception

En phase de conception tout d’abord, la maîtrise d’ouvrage produit un nouveau cahier des charges pour identifier ce qui est attendu pour le BIM. Il y a donc écriture d’un nouveau document, le « cahier des charges BIM », qui nécessite la coopération entre les services de conception et de gestion. Ceci est une nouveauté puisqu’auparavant, les acteurs étaient dépositaires de deux cultures professionnelles qui s’ignoraient.

« Avant de mettre en place le mode projet pour le développement du BIM, les collègues de la gestion et ceux de la conception ne se parlaient pas. Je peux dire qu’il y avait même une hiérarchie entre la conception et la gestion au profit des premiers. Désormais, les choses ont un peu changé. En tout cas, dans les revues de projet, tout le monde se parle » (Un directeur de la maîtrise d’ouvrage).

En phase de conception, afin d’aider les équipes à mettre en place le processus collaboratif autour d’un modèle numérique, un nouveau métier a émergé : l’assistant.e BIM à la maîtrise d’ouvrage (AMO BIM) chargé d’aider à la mise en place du cahier des charges. Parfois précédé d’une charte BIM qui définit la stratégie BIM de l’entreprise, ce cahier des charges s’applique précisément au programme en question. Y sont notés le niveau de détail des données attendu, le format des fichiers, les livrables attendus à chaque étape du processus, les logiciels utilisés et les modalités d’organisation du projet.

Ainsi, pour cette phase, nous observons la mise en place d’une organisation en mode projet, soit le passage d’une organisation en service fragmentée vers une organisation processuelle (Chaudet, 2012, 148). La construction de l’information, son maintien et sa mise à jour deviennent dès lors des éléments stratégiques centraux.

Une fois le programme et le cahier des charges rédigés, une consultation est lancée auprès des architectes afin de sélectionner les meilleurs projets. La consultation intégrant une demande de conception en BIM, ceci a eu pour conséquence de réduire considérablement le champ des organisations en capacité de répondre, trop petites ou pas encore compétentes. Sur l’un des projets que nous avons observé, la consultation a reçu près de 50 % de candidatures en moins.

L’une des autres nouveautés, dans cette phase conception, est que la réalisation d’une maquette numérique BIM par les architectes et les ingénieurs ne laissent pas la place à l’approximation. La modélisation est tout de suite très précise. Nous assistons à une montée en qualité du cahier des charges techniques. En d’autres termes, le travail sur modèle numérique avec les références précises de chaque composant ne laisse plus place à l’approximation qui était ensuite laissée à la libre décision de l’entreprise chargée de la mise en œuvre.

Cette conception de la maquette numérique se déroule le plus souvent sur le logiciel Revit d’Autodesk qui propose dans ses dernières mises à jour des modules de discussions collaboratives autour de la maquette.

En plus des informations techniques, la maquette se double désormais d’informations sur le travail en train de se faire (l’architecte par exemple ouvre un espace de discussion numérique avec un ingénieur sur un problème identifié), ce qui implique une nouvelle compétence à la gestion de ces informations : suivi, compréhension, gestion des conflits, clôture de la discussion.

En plus des compétences techniques apparaissent ainsi de manière centrale des compétences collaboratives (gestion des échanges) et sociocognitives (passage de la construction du sens autour d’un objet 2D à un objet 3D). Les acteurs notent une augmentation et une accélération de ces échanges autour de la maquette.

« Nous discutons beaucoup plus autour de la maquette. Dès que nous avons une question, nous échangeons via un petit module. Les décisions vont plus vite. Par contre, il faut faire attention à gérer ces espaces de discussion. On peut rapidement en ouvrir plusieurs et ne plus savoir où on en est des discussions en cours ou clôturées, ni des décisions qui ont finalement été prises » (Un architecte).

Cette manière de faire accélère par ailleurs le processus de conception et produit une juxtaposition des phases qui auparavant étaient bien séparées : phase de l’avant-projet sommaire, phase de l’avant-projet définitif, phase projet, etc. Le niveau de détail que requiert la conception de la maquette numérique invite souvent à déborder des phases et à aborder des discussions qui avaient lieu auparavant plus tardivement.

3.2. La phase chantier

La phase chantier de réalisation appelle ensuite d’autres pratiques et d’autres problèmes.

Nous observons des entreprises qui vont réécrire leurs maquettes numériques en fonction de leurs besoins et pour leurs usages spécifiques. La raison en est simple. Juridiquement responsable de leur chantier et des quantités de matériaux qu’elles doivent commander, la règle est de ne pas faire confiance à une maquette qu’elles n’ont pas elles-mêmes réalisée.

Au cours de cette phase, nos observations ont produit beaucoup plus de questions que de pratiques effectives, soulignant ainsi le caractère gestionnaire du BIM. Ce dernier est sans doute utile pour des managers, mais inefficace pour les ouvriers du chantier dans l’état actuel des choses. Les questions posées par la maîtrise d’œuvre étaient les suivantes : Comment faire vivre une maquette numérique, et donc la faire agir et la mettre à jour dans un contexte où les entreprises de second œuvre, pour la plupart, ne sont pas formées ? Quels liens et quelles plus-values de la maquette numérique sur le chantier ? Dans un entretien avec un cadre de la maîtrise d’ouvrage, ce dernier explique :

« L’objectif est de connecter le chantier à la maquette numérique de telle sorte que si l’ouvrier réalise un geste ou une opération qui n’est pas prévu ou au mauvais endroit, il faut qu’il soit empêché ou alerté ».

Nous voyons ici se développer le mythe taylorien de la rationalité, incarné auparavant par une mégamachine (Mumford, 1967, 251) avec des investissements de forme (Thévenot, 1986) spécifiques mis en œuvre entre des machines-outils et un ensemble de normes et de standards techniques. Cette rationalité est incarnée aujourd’hui par une même organisation-machine aux investissements de forme différents mais dont l’objectif est toujours de coupler et de soumettre des ouvriers à un appareillage technique censé garantir la qualité de l’ouvrage.

Cela dit, durant les visites de chantier que nous avons réalisées, nous avons surtout observé des impressions couleurs extraites de la maquette et affichées en guise d’exemple pour les ouvriers. Nous en conviendrons, c’est une bien maigre pratique d’information compte tenu des efforts cognitifs et financiers qui ont été investis en amont pour améliorer la qualité de l’ouvrage. Comme le souligne un chargé d’opération lors d’un entretien :

« Le BIM peut être bon, mais sur le terrain, les ouvriers sont désintéressés de ce qu’ils font. Moi, j’aimerais bien trouver des ouvriers respectueux mais sur le terrain, ça ne sera jamais les machines qui vont construire. Il y a un manque d’encadrement des équipes ». Et d’ajouter : « Malgré un cahier des charges très précis, nous constatons toujours des imprécisions, des imperfections, des « ratés » (Un chargé d’opérations).

3.3. La phase gestion

Ce BIM doit ensuite être compatible avec le logiciel de gestion technique du patrimoine de la maîtrise d’ouvrage chargée de la gestion. Viennent ainsi se développer des pratiques visant à faire de l’extraction de données pour organiser voire anticiper les réhabilitations ou les démolitions.

Des projets de numérisation générale du patrimoine s’ajoutent également. L’objectif est de pouvoir intégrer dans le BIM les bâtiments existants et pas seulement les constructions neuves.

4. Conclusion

Dans le fond, le BIM semble condenser dans le secteur du bâtiment les problématiques liées aux démarches qualité et au développement de l’informatique dans les années 1980. De nombreux travaux ont en effet démontré que ces nouveaux dispositifs (Fraenkel, 2001 ; de la Broise et Grosjean, 2010, 3) ont notamment eu pour conséquence une inflation de l’écriture et des dispositifs normatifs pour l’encadrer. Dans notre contexte, les chartes, cahiers des charges et conventions BIM doivent cadrer le processus de manière à mieux optimiser son fonctionnement. La plateforme technique joue également le rôle d’architexte (Jeanneret et Souchier, 1999) chargé d’encadrer les écritures techniques que doivent produire les différents acteurs pour créer cet avatar numérique.

Ainsi, comme l’ont démontré les critiques des démarches qualité et des systèmes d’information organisationnelle, sans doute faut-il ici pointer le risque de l’excès de formalisation. À trop cadrer par les normes techniques, les cahiers des charges, les procédures, les informations-communications organisationnelles, les acteurs ne risquent-ils pas d’alourdir le système pour un gain minime ? Nous assisterions finalement à une rationalisation organisationnelle (Bouillon, 2013) de plus en plus poussée qui vise à décrire de manière la plus fine possible ce qui doit être fait et comment cela doit être fait. Il se produit donc nécessairement une surcharge informationnelle et un travail supplémentaire autour de la gestion de ces informations organisationnelles qui sont appelées à faire fonctionner le processus de travail. Les pratiques organisationnelles liées au BIM consistent alors essentiellement en un travail de mise à jour des informations techniques et organisationnelles (Denis et Pontille, 2012). En d’autres termes, les acteurs sont soumis de nouveau à écrire ce qu’ils font, à le partager, à mettre à jour les données, c’est-à-dire un travail de gestionnaire, une sorte de surtravail qui consiste à alimenter une mégamachine (Mumford, 1967, 251) censée apporter vertus, progrès et qualité, bien connue des ingénieurs tayloriens (Coriat, 1979, 43).

En effet, pour disposer de cet avatar numérique, il faut l’alimenter et le mettre à jour. Tout le monde, hormis les ouvriers sur le chantier pour le moment, est appelé à participer à ce jeu d’écriture. Si la figure du BIM manager émerge comme ressource clef chargée d’organiser ce processus, celui-ci est moins un individu qu’une compétence répartie entre plusieurs métiers en fonction de la phase du processus. Parfois du côté de la maîtrise d’ouvrage, parfois du côté de la direction du système d’information et de l’organisation, parfois du côté de l’architecte, parfois du côté de l’entreprise générale, il n’y a pas une personne chargée de la coordination tout comme il n’y a pas une personne chargée de la mise à jour du modèle.

Ce travail exponentiel d’écriture semble ainsi poursuivre l’intellectualisation et l’abstraction du travail (Klein, Ratier, 2012, 87). De nouvelles machines à communiquer (Perriault, 2008 ; Schaeffer, 1970) sont d’ailleurs attendues sur les chantiers de manière à les piloter au plus proche de leurs simulacres.

Le travail de conception, de réalisation et de gestion des logements fait ainsi appel de manière centrale aux travailleurs de l’information, voire aux travailleurs du clic (Cassili, 2019) à qui l’on demande de « nourrir » une mégamachine (Mumford, 1967, 251) dont il est attendu des performances rationnelles susceptibles d’avoir une action efficace sur la réalité.