La cartographie participative au service des projets urbains : le dispositif Carticipe

Marie Cambone 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3990

Cet article questionne les visions de la participation telles qu’elles se donnent à voir lorsque des collectivités territoriales font appel à des plateformes numériques en tant qu’outils d’aide à la décision. Le dispositif Carticipe étudié dans cet article, est une plate-forme cartographique sur laquelle les citoyens sont invités à déposer leurs propositions dans le cadre de concertations urbaines. Au-delà des promesses, l’usage d’un outil numérique permet-il d’encourager la participation citoyenne en la rendant plus accessible et ludique ? L’analyse proposée ici examine les concepts de participation, consultation, concertation et montre combien les spécificités techno-sémiotiques de la plate-forme jouent un rôle majeur dans la probabilité d’aboutissement d’un projet urbain.

This paper deals with the visions of participation as they appear when local authorities use digital platforms as a decision-making tool. The Carticipe device, studied in this article, is a cartographic platform on which citizens can submit their ideas during urban consultations. Beyond the promises, does the use of a digital tool encourage citizens to participate by making it more accessible and fun ? This analysis questions the concepts of participation, consultation and concertation and shows how the techno-semiotic specificities of the platform play a major role in the probability of the outcome of an urban project.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Nous questionnons ici les visions de la participation telles qu’elles se donnent à voir lorsque des collectivités territoriales font appel à des plateformes numériques en tant qu’outils d’aide à la décision. Il s’agit donc de formes de participation planifiées tant dans leur forme, dans leurs objectifs que dans leur temporalité.

Note de bas de page 1 :

Texte de présentation sur le site web du bureau d’études « Repérage Urbain », https://carticipe.net/, consulté le 15 avril 2019.

Pour ce faire, nous proposons d’analyser un dispositif utilisé par différentes collectivités territoriales pour mener à bien des consultations citoyennes : Carticipe, une « plate-forme cartographique participative modulable, conçue par des sociologues et géographes urbanistes pour favoriser les débats citoyens et la concertation sur une ville ou un territoire »1.

Le dispositif Carticipe, créé en 2013 par le bureau d’études Repérage Urbain, a été déployé une vingtaine de fois pour des projets en France et à l’international tels que des concertations sur le Plan Local d’Urbanisme Intercommunal (PLUI), sur le Schéma de cohérence territoriale (SCOT) et plus généralement pour des consultations citoyennes à propos de projets de territoire. Lors de la mise en œuvre d’un tel dispositif, les collectivités territoriales s’appuient sur leur expertise des démarches de démocratie participative et de concertations préalables obligatoires pour de nombreux projets locaux.

Note de bas de page 2 :

Grenoble Alpes Métropole, http://plui-lametro.carticipe.fr/, consulté le 04/02/2019.

Note de bas de page 3 :

Nous utilisons l’italique pour parler uniquement de la plate-forme cartographique Carticipe.

Plus précisément, nous étudions le dispositif déployé par une intercommunalité, Grenoble Alpes Métropole, dont l’une des compétences est d’établir le Plan Local d’Urbanisme Intercommunal (PLUI). La concertation sur les grandes orientations du projet d’aménagement et de développement durables de la métropole combine participation en ligne via la plateforme cartographique participative Carticipe et ateliers en présentiel2. Les participants à ces ateliers étaient réunis en groupe de dix personnes qui rédigeaient quatre contributions ensuite déposées sur Carticipe. C’est bien l’ensemble constitué par les actions de médiation et la plate-forme qui constitue le dispositif Carticipe3. La participation est donc au cœur du projet et les services de la métropole ont fait le choix d’aller plus loin que la simple consultation telle qu’elle est prévue dans le cadre réglementaire (Art. L.101-2 du code de l’urbanisme).

La conception de Carticipe intervient dans un contexte de prolifération des plateformes numériques et d’injonctions à la participation en ligne (Denis, Pontille, 2010 ; Brachotte et Frame, 2015). L’étude d’un territoire urbain est particulièrement heuristique car la participation y est à la fois une obligation réglementaire (Murrieta, 2013 ; Sauvêtre, 2013), un espace associé, en tant qu’espace public, à des valeurs de liberté, de circulation, de démocratie et à un imaginaire, celui d’un monde où chaque habitant « participe activement » à la vie de sa ville (Damay, Delmotte, 2016). Les dispositifs numériques renvoient sensiblement aux mêmes idéaux de partage, de participation (Bouquillion, Matthews, 2010 : 13), d’effacement des frontières géographiques et sociales, sans forcément toujours rencontrer le public et la participation tant espérée par les concepteurs, surtout lorsque la participation est planifiée et non spontanée (Mazeaud, 2012 : 57 ; Cambone, 2016a : 68).

Carticipe repose sur une pratique sociale polymorphe qu’est la cartographie participative allant de l’enrichissement des fonds de carte par l’ajout d’éléments topographiques (noms des rues, rivières, etc.) à la géolocalisation de photographies personnelles sur des plateformes telles que Google Maps ou OpenStreetMap. Depuis une dizaine d’années, les géographes questionnent cette pratique que ce soit les opportunités de connaissance du territoire qu’elles offrent ou les enjeux et défis que ces outils représentent pour la cartographie en tant que discipline critique (Boutinot, Viau, et Leclerc, 2008 ; Mericskay, 2011 ; Joliveau, Noucher, et Roche, 2013 ; Didier-Fèvre et Noucher, 2013 ; Palsky, 2013).

Si les géographes se sont naturellement emparés de cette thématique, des chercheurs en sciences de l’information et de la communication en ont également analysé les effets, notamment en ce qui concerne l’évolution de la forme carte sur les médias numériques (Guichard, 2008) ou la manière de nommer ces plateformes cartographiques (Jeanneret, 2013 : 250). D’autres se sont interrogés sur les représentations et les imaginaires du numérique (Flon, Jeanneret, 2010 ; Cambone, 2016b : 189) ou les médiations qu’elles offrent (Plantin, 2014 : §25).

Pour notre part, nous analysons la manière dont les habitants sont invités à participer à ce projet, à s’approprier l’outil ainsi que la manière dont les contributions sont disponibles et mises en scène sur le dispositif cartographique. L’objectif est de comprendre quels sont les motivations et processus à l’œuvre à la fois de la part de la métropole grenobloise chargée d’établir le PLUI, les effets sur le dispositif et sur les résultats de la concertation.

Afin de répondre à cette problématique, nous proposons une analyse critique du dispositif Carticipe, c’est-à-dire de la plate-forme cartographique, des médiations et des discours d’accompagnement du projet. Tout d’abord, l’étude de la communication du projet (documents, ateliers de restitution, etc.) permettra de comprendre les objectifs affichés et la mise en scène des résultats. Nous avons assisté à des ateliers de restitution des consultations organisés par le service « Participation » de la métropole. Étaient présents des contributeurs mais également des personnes n’ayant jamais entendu parler de l’initiative avant ces restitutions publiques.

Note de bas de page 4 :

La scénarisation de l’information : architecture de l’information, organisation spatiale de l’information, les formes d’adressage, les marqueurs d’énonciation.

Note de bas de page 5 :

Les scénarios et programmes d’usages anticipés de l’internaute : parcours de navigation, parcours gestuels, fonctionnalités offertes, notamment les modalités de la participation.

Ensuite, l’analyse socio-sémiotique de la plate-forme permet de questionner un outil dont l’usage n’est pas neutre et qui donne à voir des modèles et imaginaires de la participation tels qu’envisagés par les collectivités territoriales ainsi que la réalité de la participation (Barnaud et al., 2016). L’approche socio-sémiotique repose sur l’analyse de la construction du sens par la relation entre les contenus, leurs conditions de possibilité – usages anticipés des internautes – et les dispositifs techniques qui médiatisent ces contenus (Jeanneret, Souchier, 2009). Plus précisément, il s’agit d’une analyse de trois points en interrelation : les traces d’énonciation des parties prenantes impliquées dans la conception telles qu’elles apparaissent dans les objets médiatiques, ici dans Carticipe ; la dimension techno-sémiotique du dispositif4 ; et les usages anticipés des internautes5. Il s’agit alors de questionner le pouvoir du dispositif, celui de proposer une certaine idée de la communication, et ses effets. (Davallon, et al., 2003 ; Bonaccorsi, 2013).

Nous développerons, dans une première partie, les discours portés par les acteurs de Carticipe sur la participation telle qu’elle est proposée ici avant de questionner, dans une seconde partie, le terme même de participatif utilisé pour qualifier le dispositif.

2. Un outil participatif numérique au service d’un projet politique

L’analyse des discours portés sur la consultation via le Carticipe par les acteurs de sa mise en œuvre (service « Participation » de la métropole, élus) permet de mettre au jour les stratégies de légitimation de l’usage de l’outil numérique dans le cadre d’une consultation publique.

2.1. L’imaginaire du numérique facile d’utilisation

Note de bas de page 6 :

Discours tenu lors d’un atelier de restitution, janvier 19.

« Carticipe, basiquement, c’est un fond Google Maps de la métro sur lequel vous pouvez zoomer, et sur cette carte, après une rapide inscription, vous pouvez venir déposer votre contribution, votre envie, votre remarque, votre demande, votre contestation, votre constat, au mètre précis, où que vous le souhaitiez. Ce que l’on appelle des idées, ce sont des bulles, une bulle, c’est un titre, c’est une image, c’est un détail de l’idée et une adresse quand vous l’avez déposé. L’objectif de l’outil, c’est de capitaliser une série d’idées de manière géographique. Quand vous êtes sur Carticipe, vous pouvez déposer vos idées mais au-delà de ça, vous pouvez venir consulter les idées déposées par d’autres personnes, et vous pouvez interagir avec elles. Vous pouvez les commenter, et vous pouvez voter. » Chargé de Mission participation pour les projets d’aménagement6.

Figure 1 : Interface Carticipe phase 1

Figure 1 : Interface Carticipe phase 1

Note de bas de page 7 :

Grenoble Alpes Métropole, https://participation.lametro.fr/project/elaboration-du-plui/presentation/presentation, consulté le 07/08/2019.

Note de bas de page 8 :

Ces deux phases ont fait l’objet de synthèses disponibles en ligne, largement distribuées lors d’événements de promotion de Carticipe, ou en rapport avec le PLUI, d’actions participatives de la métropole, et disponibles en ligne : https://participation.lametro.fr/project/elaboration-du-plui/presentation/presentation

La consultation s’est déroulée en deux phases : une première phase de diagnostic de mars à juin 2016 pendant laquelle les Métropolitains ont été invités à contribuer à l’élaboration des grandes orientations du Projet d’aménagement et de développement durable concernant la mobilité, le cadre de vie, le développement économique et l’environnement »7 ; une deuxième phase de traduction de ces objectifs en propositions concrètes en 2017 et 20188.

Premièrement, si notre objectif n’est pas de comprendre les facteurs de réussite de Carticipe, force est de constater que les habitants de ces différents territoires se sont emparés de l’outil. Durant les deux phases de la concertation, 1 700 « carticipants » se sont inscrits sur la plate-forme, 2 306 « idées » ont été déposées qui ont suscitées 1 648 commentaires et 19 331 votes. En effet, la participation ne consiste pas seulement à laisser une idée sur la carte. Les échanges entre carticipants sont également encouragés en permettant de voter pour ou contre les idées et de les commenter.

Nous pouvons l’expliquer par le fait que Repérage Urbain a dépassé le stade de la simple mise à disposition d’un outil pour espérer obtenir de la participation. Il a mis en place tout un dispositif dans lequel l’outil numérique est seulement l’une des briques. 22 ateliers en présentiel ont été organisés sur l’ensemble du territoire dont l’objectif, « après une phase de présentation, est d’entrer en débat, d’entrer en discussion par petit groupe d’une dizaine de personnes. ».

Par cette proposition hybride mêlant ateliers en présentiel et outil en ligne, nous faisons l’hypothèse d’une forme d’acculturation de la part d’institutions publiques à ces plateformes numériques participatives. Par acculturation, nous entendons, dans une acception sociologique (Courbot, 2000), le fait que la Métropole de Grenoble se soit approprié les codes et pratiques numériques, et notamment celles se réclamant des valeurs participatives en ligne. Depuis quinze ans, de nombreuses initiatives participatives en ligne fonctionnent sur la simple mise à disposition de plateformes numériques. Or, des études ont montré que cette condition nécessaire n’était pas suffisante pour engager de la participation et devait être couplée à des actions de terrain ou être dans la continuité d’actions menées depuis longtemps (Bouquillion, Matthews, 2010 ; Cambone, 2016a).

En outre, en utilisant un outil produit à partir de Google Maps, le service « Participation » de la métropole a fait le choix d’un outil connu, qui semble facile d’utilisation. C’est d’ailleurs le message qui est porté sur le pop-up présenté à l’ouverture du site :

Note de bas de page 9 :

Extrait du texte d’accueil à l’arrivée sur l’interface Carticipe Grenoble Alpes Métropole

« En complément d’atelier de concertation sur les territoires, la Métropole vous propose un outil accessible par tous les métropolitains et métropolitaines : Carticipe. Vous pouvez y créer un compte en 3 clics, puis déposez vos idées, remarques, réactions concernant huit grands questionnements. Faites-le, tout simplement, en glissant un pictogramme sur la carte ! […]. Cliquez ici pour consulter le mode d’emploi complet de Carticipe.9 ».

Note de bas de page 10 :

Extrait d’un atelier de restitution à la métropole, 21 janvier 2019.

Cependant, une partie du territoire de la métropole se situe sur des plateaux ou en territoire de montagne où les connexions Internet sont difficiles. Le paradoxe est que même au sein du bâtiment de la métropole, situé au centre de Grenoble, nous rencontrons des problèmes de connexion : lors d’une démonstration de l’outil, l’animateur n’a pas pu utiliser pleinement les capacités de Carticipe, parce que le réseau n’est pas top »10. La simplicité d’accès et la volonté de toucher tous les métropolitains ici vantée trouvent ici une première limite. La deuxième concerne la supposée facilité d’utilisation de l’outil. Bien qu’effectivement relativement simple, il ne reste accessible qu’aux personnes familiarisées avec l’outil numérique. Les ateliers ont notamment permis de pallier cette difficulté.

2.2. Carticipe, l’opportunité de renforcer les liens entre les Métropolitains

Le contexte particulier de la création d’une communauté d’agglomération au 1er janvier 2015 explique les enjeux de la mise en œuvre d’un tel dispositif participatif. En effet, de 28 communes en 2012, la métropole est passée à 49 en 2015, pour presque 450 000 habitants. L’un des principaux objectifs de la concertation à propos du PLUI était donc de faire connaître le nouveau territoire de la métropole, ses spécificités et de créer des liens entre ces communes, autrement dit de « faire communauté ». Cet élément est revenu à de nombreuses reprises lors des ateliers de restitution :

Note de bas de page 11 :

Les trois communes sont entourées sur la figure 2.

« La question, c’est comment on met en scène la complexité, et c’est aussi, comment on fait en sorte que l’expression de l’habitant de Vizille puisse être entendue et rentrer en débat avec l’expression de l’habitant de Montchaboud ou de Munianettes11 par exemple. Il n’y a pas de réponse miracle mais une des propositions qu’a fait la métropole, ça a été d’utiliser justement un outil collaboratif, une cartographie collaborative. » Chargé de Mission participation pour les projets d’aménagement.

Figure 2 : Carte du territoire, Carticipe phase 1

Figure 2 : Carte du territoire, Carticipe phase 1

Si cet aspect est mis en avant par le service « Participation » de la métropole lors des ateliers de restitution, qu’en est-il dans la réalité du dispositif ? L’interface du dispositif cartographique permet en effet une visualisation de l’ensemble des idées déposées sur le territoire et permet à tous les métropolitains de commenter des idées déposées dans d’autres communes. Cependant, le territoire de la métropole n’est pas physiquement matérialisé sur le fond de carte, ce qui peut être surprenant pour un projet qui vise à faire connaître les nouvelles frontières de l’agglomération. De plus, les fonctionnalités proposées ne permettent pas par exemple de faire émerger les bassins de vie et les mobilités des métropolitains, informations particulièrement utiles aux décisionnaires dans le cadre de l’élaboration d’un PLUI. De même, les ateliers étant organisés localement pour les habitants des communes environnantes, les débats entre citoyens de territoires différents est plutôt difficile. Seules les options de commentaires et de votes participent de cette circulation de l’information. En effet, tout citoyen est invité à commenter l’ensemble des idées déposées, quel que soit son emplacement sur le territoire. Dans les faits, l’outil ne permet pas de voir si le commentaire a été déposé par un citoyen habitant cette commune ou y travaillant.

Figure 3 : Exemple de commentaires à propos d’une idée

Figure 3 : Exemple de commentaires à propos d’une idée

Les fonctionnalités de partage de l’information existent mais les dynamiques de territoire ne sont donc pas représentées sur cet outil, rendant difficile la visualisation d’une « communauté métropolitaine » circulant dans cet espace alors même que de nombreuses idées concernent justement cet aspect.

2.3. Le numérique comme facilitateur de participation ?

Dans les discours portés sur Carticipe, nous avons pu observer que le numérique est perçu comme un outil privilégié pour engager une participation citoyenne. Il est à noter que le dispositif a été déployé par le service « Participation » de la Métropole Grenoble Alpes et non par le service urbanisme, alors même qu’il s’agit d’une consultation à propos du Plan Local d’Urbanisme Intercommunal. Un chargé de mission et une équipe étaient spécialement affectés à la mise en œuvre, puis à l’animation et enfin à l’analyse des deux phases de concertation.

Note de bas de page 12 :

Le terme civictech, est l’un de ces nouveaux termes créés pour désigner une famille de technologies, ici dans le secteur de la participation citoyenne.

Nous allons examiner ici les propriétés prêtées à Carticipe et plus généralement au numérique dans les discours des acteurs de la participation citoyenne. Lors de l’un des ateliers de restitution, le service « Participation » était représenté par son responsable et son chargé de mission qui a lui-même organisé une démonstration de l’outil, d’élus et de professionnels appartenant au monde des « Civitech »12.

Note de bas de page 13 :

Expression utilisée par le responsable du service « participation » lors d’un atelier de restitution.

Le premier élément mis en avant est le fait que le numérique peut permettre « d’élargir la participation13 », c’est-à-dire la diversité des participants. Le premier élément mentionné est le cas des personnes qui ne possèdent pas les codes de la communication orale en public ou ne sont pas à l’aise en public pour s’exprimer lors de consultations en présentiel.

« Une personne qui n’est pas très à l’aise à parler en public, tout le monde ne maitrise pas suffisamment la langue, puisse s’exprimer. L’avantage de l’outil, c’est que c’est vrai, vous êtes tout seul devant votre ordinateur. ». Chargé de mission participation pour les projets d’aménagement

L’inscription d’une idée sur un fond de carte peut en effet paraître moins contraignant que d’assister à des réunions de concertation où il faut prendre la parole en public pour être entendu, argumenter son point de vue et être éventuellement confronté à des arguments opposés. Cependant, l’usage d’une plate-forme numérique de cartographie participative requiert également d’en connaître les codes, les codes du numérique mais également les codes de l’écriture et encore plus de l’écriture numérique, ce que l’on peut résumer par le terme de littératie numérique : « L’usage du terme de littératie implique un lien avec l’écriture et les rapports que la culture entretient avec la raison graphique. » (Le Deuff, 2012).

Par élargissement de la participation, il est aussi question de la diversité des publics :

« Il y a la question de la largeur de la participation, et là les outils numériques peuvent nous aider, la largeur de la participation, c’est la diversité des publics, comment aller chercher cette diversité du public, voire les plus éloignés quand on en a besoin, l’outil numérique peut nous aider. Il y a d’autres outils, aller vers, aller voir les gens là où ils sont, etc. » responsable axe « Participation citoyenne » à la métropole.

En recourant à un outil numérique, la métropole espère pouvoir toucher des publics qui ne se rendent habituellement pas aux consultations publiques. Au vu du nombre de « carticipants » bien supérieur aux participants aux ateliers, il apparaît que cet objectif a été atteint.

Nous avons également remarqué une posture critique vis-à-vis de l’outil, corroborant notre hypothèse d’une acculturation des institutions publiques à ces plateformes numériques participatives. Les limites de l’outil numérique ont été plusieurs fois pointées, notamment sur le fait qu’il est très difficile de dépasser l’expression individuelle pour engager des débats et l’enrichissement des idées, ce qui a été appelé la « profondeur de la participation », et ce, malgré les nombreuses fonctionnalités proposées en ce sens (système de vote, de commentaire, etc.).

Nous avons donc observé une acculturation de cette institution publique quant aux technologies numériques participatives, ayant mis en place un dispositif hybride entre présentiel et distanciel et conscientes des limites de l’outil. Notre question est maintenant de savoir comment qualifier les interactions citoyennes proposées sur Carticipe.

3. Participation, consultation, collaboration: comment qualifier la parole citoyenne sur Carticipe?

Carticipe est qualifié de dispositif participatif utilisé dans le cadre d’une consultation publique. Les deux termes ne recoupent pas les mêmes réalités. La participation citoyenne peut être définie par :

Note de bas de page 14 :

Définition donnée par l’observatoire de la participation citoyenne, http://www.participation-citoyenne.eu/fr/page/observatoire-de-la-participation-citoyenne, consulté le 29/07/19

« La participation citoyenne correspond au processus d’engagement de citoyens lambda, agissant seuls ou collectivement, afin d’influer sur leur vie communautaire. Elle se manifeste au travers des tentatives d’influence sur les prises de décision et d'initiatives citoyennes visant à renforcer le « bien-vivre ensemble ». Elle peut s'intégrer dans un cadre institutionnalisé et être organisée à l’initiative des membres de la société civile organisée ou des décideurs politiques ; au contraire elle peut émaner des citoyens eux-mêmes, dans une approche ascendante. »14

À l’inverse, la consultation publique est légalement encadrée et obligatoire dans un certain nombre de projets de territoires dont l’élaboration du PLUI.

Notre objectif ici est donc, au-delà des discours et grâce à l’analyse sémiotique du dispositif, d’identifier les modalités d’interpellation des citoyens, les effets sur le dispositif et plus généralement sur les résultats de la concertation du PLUI.

3.1. Les fonctionnalités collaboratives : un « PageRank » façon Carticipe

Loin d’être accessoires, les fonctionnalités collaboratives sur Carticipe conditionnent fortement la probabilité d’aboutissement d’un projet dans le PLUI. Ces fonctionnalités sont de plusieurs ordres : il est possible de commenter ou de voter en faveur ou en défaveur d’une idée. Il est également possible de partager l’idée sur les principaux médias sociaux. Nous retrouvons ici des fonctionnalités très communes des plateformes collaboratives.

Figure 4 : Une des idées les plus votées et « débattues »

Figure 4 : Une des idées les plus votées et « débattues »

Ces fonctionnalités sont mises en évidence lorsqu’un internaute consulte une idée (fig. 4, cercle bleu). Les outils de navigation dans le menu principal de gauche proposent de trier les idées par date (« dernières idées », « derniers commentaires ») ou par popularités (« les plus débattues », « les plus appréciées ») (fig. 4, cercle rouge). Il est intéressant de remarquer que c’est le terme de « débattu » qui a été sélectionné pour qualifier les fonctionnalités collaboratives. Si les concepteurs de la plate-forme souhaitaient effectivement engager le débat en ligne, force est de constater que l’outil n’était pas le plus adéquat pour ce type d’action. En effet, l’idée prise en exemple dans la figure 4 (pourtant figurant parmi « les plus débattues ») comporte seulement neuf commentaires. Sur les neuf, deux sont de la même personne et se complètent. En réalité peu de carticipants se répondent, chacun ajoutant plutôt son propre commentaire. Le format liste tel qu’il est présenté sur les figures 3 et 4, n’est pas un format optimal pour favoriser les interactions de type débat.

Et pourtant, ces fonctionnalités collaboratives jouent un rôle extrêmement important dans la mise en visibilité des idées. En effet, nous observons une mise en visibilité plus importante des contributions les plus partagées, provoquant ainsi, tel Google avec son PageRank, une promotion d’autant plus importante de ces mêmes contributions. Et étant plus visibles, elles ont encore plus de chance de susciter de nouveaux votes.

Le partage et les votes sont donc tout aussi importants voire plus importants que les contributions rédigées par les habitants puisque c’est en fonction du nombre de votes que la proposition a des chances d’être vue, mentionnée dans les bilans des concertations et donc d’aboutir. Les caractéristiques techno-sémiotiques de Carticipe ont donc une incidence directe et non négligeable sur les résultats de la concertation sans que cela ne soit mentionné dans les bilans.

3.2. Une participation citoyenne contrainte par le dispositif

Comme toute plate-forme, Carticipe propose des usages très précis fixés en fonction des objectifs de la Métropole. Dans notre cas, la participation est contrainte par trois principaux éléments. Premièrement, les textes de présentation de l’outil et du projet de concertation orientent fortement les usagers en précisant les attendus de la concertation de la phase en cours et le format des contributions souhaité. Deuxièmement, les contributions doivent appartenir à des catégories prédéfinies par les collectivités territoriales en partenariat avec l’agence Repérage Urbain, de les commenter ou de voter pour ou contre. Troisièmement, les internautes sont invités à toujours respecter le même format pour leurs contributions du fait de la présence de champs à renseigner : un titre, une description si possible associée à une image, le tout étant spatialisé sur le fond de carte. La participation est donc encadrée par l’acteur public à l’initiative du projet, tout comme elle l’est lors des ateliers où des objectifs et méthodologies très précises avaient été présentés aux participants (4 contributions par groupe de 10 par exemple) afin de leur expliquer comment « bien participer ».

Le dispositif Carticipe propose donc plus qu’une simple consultation citoyenne telle que définie par le code de l’urbanisme. Pour autant, les modalités de la participation sont très contraintes tant en présentiel qu’en ligne, rendant cette dernière peu créative et ne laissant pas de place aux expressions en dehors de ce cadre. Si ce processus est classique des consultations numériques ou non, le dispositif Carticipe a proposé l’expression de la parole citoyenne sur des thématiques bien précises et encadrées. La dimension participative y est donc limitée.

4. Conclusion

L’analyse socio-sémiotique a qualifié la participation médiée par le dispositif Carticipe comme relevant davantage de l’expression contrainte par un dispositif technique que d’un réel engagement citoyen dans la mesure où cette plate-forme et la finalité des ateliers ne permettent pas vraiment de débat même si des fonctionnalités comme l’insertion de commentaires sont proposées. Carticipe permet principalement de recueillir des avis et propositions qui seront ensuite examinées par les collectivités territoriales, comme c’est le cas lors des concertations non numériques. Ces expressions ont été synthétisées dans plusieurs bilans mis en ligne et distribués lors des ateliers de restitution. Il est intéressant de noter que dans les bilans, le fonctionnement de l’outil Carticipe est peu mentionné alors même que ses modalités de type PageRank ont une forte incidence sur la visibilité des idées des citoyens : plus elles sont commentées et plus elles sont visibles, ce qui peut entraîner toujours plus de votes.

Enfin, nous avons mis en évidence une acculturation des institutions publiques aux plateformes collaboratives, ayant une vision critique de l’outil et mettant en œuvre des procédures hybrides entre présentiel et distanciel. L’analyse socio-sémiotique a permis d’identifier des « mises en invisibilité » du processus de participation mais reste insuffisant pour comprendre les effets réels d’une telle consultation sur les décisions finales du PLUI. Afin de compléter cette première analyse, il conviendra de réaliser une étude approfondie par des entretiens individuels (en plus des avis collectés lors des ateliers de restitution) auprès des participants afin de percevoir leurs représentations de ce type d’initiatives et auprès des décideurs politiques pour comprendre comment ils intègrent les résultats de la consultation au PLUI. Il sera alors nécessaire de procéder en parallèle à l’analyse des idées déposées par les carticipants.