Des données au sens dans le discours de l´information.
La rhétoricité de l’infographie

Kati Caetano 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4399

Cet article traite de l'infographie dans le journalisme comme une production discursive destinée à rendre intelligibles, dans les dimensions cognitive et sensible, des faits rapportés. En tant que discours, les pratiques infographiques relèvent des choix et des combinaisons rhétoriques de leurs constituants, dans le plan du contenu et de l’expression, en vue de provoquer des effets de plus grande présence et de proximité des contenus informatifs. Notre réflexion s’articule autour de données empiriques liées à la médiatisation de la pandémie de covid-19 et porte sur les effets d'affectivité agrégés aux données quantificatives des rapports numériques. L’argumentation se situe à la confluence des études théoriques et analytiques de la sémiotique discursive pour certains développements actuels, qui abordent principalement le visuel et les médias, outre les textes spécifiques de la pratique infographique.

This article discusses infographics in journalism as a discursive production destined to allow the comprehension of reported facts, in their cognitive and sensitive dimensions. As a discourse, infographic practices are dependent on the rhetorical choices and combinations of their components, regarding content and expression plans, with a view to causing effects of greater presence and proximity to the information content. Our idea is linked to empirical issues related to the mediatization of the covid-19 pandemic, focusing on examining the effects of affectivity added to the quantifying data of numerical reports. The topic is located at the confluence of theoretical and analytical studies of discursive semiotics in some current developments, mainly linked to visual and media approach, in addition to specific texts on infographic practice.

Sommaire
Texte intégral

1. Base de données, visualisation des données, infographie ?

Notre propos, dans cet article, est de problématiser l’approche de l’infographie comme une dataviz au service de « la compréhension des informations à partir d’un ensemble complexe de données » (Rodrigues, 2010, 3). Cette conception s’appuie sur les changements productifs, dans certains cas d’origine algorithmique, qui, selon plusieurs auteurs, convertissent cette dataviz en « infographie de base de données » (Rodrigues, 2010).

Pour notre part, les infographies, outre leur contribution à la compréhension d’un ensemble complexe de données, opèrent, comme tout discours, par le truchement de systèmes de productions verbales et non verbales, qui s’organisent en structures conçues pour construire des sens et, dans le cas particulier de l’environnement journalistique, pour rendre intelligibles des faits en tant qu’événements (Aidar, 2017). Cependant, outre les contenus présentés, les formes visuelles infographiques sont susceptibles de comporter un potentiel esthétique agissant sur la sensibilité perceptive du lecteur. Les discours exprimés ou appuyés par des chiffres constituent indubitablement une ressource de synthèse et de simplification, qui ne saurait cependant s’affranchir des choix d’auteur, depuis les formants plastiques traditionnels jusqu’aux productions les plus sophistiquées d’un point de vue techno-esthétique, lesquelles permettent à l’utilisateur d’actualiser les données en fonction de sa situation spatio-temporelle et de l’évolution des événements. Si ce processus présente bien une composante statistique régie par des opérations algorithmiques, il est également, et surtout, un moyen de modeler l’interface selon des variables culturelles et stylistiques.

Il convient donc de considérer que ce type d’infographie confère des dimensions qualitatives à la visualisation, alors que ces dimensions n’étaient pas contenues dans les données. Partant de ce raisonnement, plusieurs chercheurs ont examiné l’infographie en tant que genre journalistique, à l’autosuffisance informative et critique, et signalent l’impératif de l’enseigner dans les cours de journalisme (Teixeira, 2007, 2010) et de mieux comprendre ses constituants et ses manifestations (Rinaldi et Teixeira, 2015 ; Engebretsen et Kennedy, 2020 ; Geenen et Wieringa, 2020 ; Simpson, 2020 ; Tonnessen, 2020 ; Weber, 2020).

Nous proposons de différencier la visualisation de données et l’infographie. En effet, si la visualisation procède par extraction, accumulation et systématisation des données, l'infographie requiert des formes de composition de ces données dans des structures persuasives, qui visent à guider la pratique interprétative du lecteur ainsi que ses régimes de crédibilité à l’égard des rapports publiés. Il ne s'agit pas seulement d’une circulation de signifiés, mais de les percevoir dans une perspective relationnelle, entre des sujets intégrés à un acte communicatif. Le résultat est distinct, car les marques discursives et énonciatives dans l’infographie peuvent être détectées comme des choix subjectifs, et, dans ce cas, il n'est guère pertinent de s’interroger si l'infographie a été élaborée par un être humain ou par la médiation d'un robot. Il est notoire que la part des productions journalistiques élaborées par des algorithmes dans les grands journaux s’est effectivement accrue. Toutefois, comme le soutient Ed Finn, il ne s’agit pas d’identifier, dans ces applications, l'imitation du travail humain. Le résultat doit être vu comme un ajustement qui est réciproque dans l’interaction avec les systèmes et d’où peuvent dériver des réalisations créatives (2017). Dans le cas des infographies, il ne s’agit pas de données pures présentées sous la forme de graphiques, mais des constituants d’une structure syncrétique composée d’autres grandeurs, qui, dans leur configuration iconique, acquièrent de nouvelles significations. L’appréhension des données dans leur dimension intellective et sensible est donc une opération rhétorique qui guide le parcours d’interprétation et qui est susceptible d’être examinée, dans certaines de ses potentialités significatives, par l´étude de son fonctionnement productif.

Nous nous référons à la rhétorique au sens d’une « rhétoricité », propre à tous les types de discours, lesquels résultent, comme l’explique Fiorin, des processus de discursivisation pouvant être déclenchés stratégiquement ou qui sont « indépendants des intentions conscientes de l’énonciateur » (Fiorin, 2020, 4). Selon l’auteur, reconnaître cette rhétorique générale revient à mettre en évidence la dimension argumentative et tropologique de tout discours (id., 8), dont dérivent notamment les effets de sens de vérité, d’objectivité ou de subjectivité.

Au-delà de la présentation des données, les infographies symbolisent les façons de visualiser les valeurs et les flux qu’elles expriment, lesquels sont distribués sur des axes spatio-temporels, et visent à une lecture spécifique de l’ensemble. À cet effet, le journalisme utilise des stratégies de sélection et de combinaison, qui composent une » rhétoricité » de l’infographie. Pour étayer notre raisonnement, nous avons choisi des exemples traitant de la pandémie de covid-19, car, d’une part, ce phénomène s’impose comme le sujet journalistique majeur de cette année et, d’autre part, la stratégie infographique visant à le discursiviser et à le matérialiser visuellement prend de l’ampleur dans les environnements médiatiques.

Dans les informations sur la pandémie, deux facteurs imbriqués semblent concrétiser la présence du virus : l’extensité de sa dilatation dans la quasi-totalité des régions du monde, et l'intensité de sa présence (Fontanille et Zilberberg, 2001), perçue par la proximité tragique des cas/décès dans nos cadres de vie. Un mouvement tensif de sentiment de manque et d'excès s'établit sur cet axe. D’un côté, ce manque procède d’une maigre connaissance du virus, de la sous-déclaration des cas, de l'incertitude sur sa permanence et ses effets, et, par conséquent, de notre crainte à l’égard de la situation économique du pays. De l’autre, l'excès provient des relevés du nombre de cas, des pourcentages, de la propagation géographique de l'épidémie et de sa durée, ce qui nous plonge dans l'attente (angoissante) de l'annonce de l'abaissement de la courbe. Eu égard à ce scénario, il est aisé de comprendre que l'infographie soit perçue comme une stratégie adéquate de concrétisation visuelle des faits et que son emploi soit fréquent dans les diverses plateformes informatives. L’augmentation du nombre de cas de personnes contaminées s’inscrit dans les prévisions, compte tenu de l'observation du comportement du virus. Cependant, la proximité de sa manifestation expose chaque nouveau rapport sur la pandémie comme une donnée événementielle, car, bien que prévu, il apparaît comme inattendu et excède toute capacité d'imagination. Cette dynamique de chiffres et de pourcentages incite les créateurs infographiques à se surpasser et à multiplier les manières de faire sentir, dans le but de se démarquer d'un système médiatique concurrentiel alimenté par les mêmes données, quotidiennement répétées par tous les moyens de communication.

Bien que les chiffres se basent sur des rapports fournis par les agences de santé, et apparaissent au lecteur comme des échantillons fidèles à la réalité, leur valeur affective et expérientielle peut s’avérer différente, car elle s'exprime par des formes esthético-discursives, qui sont non seulement propres à chaque infographiste, mais aussi conditionnées à des contextes socioculturels et à des circonstances politiques susceptibles de générer des appréhensions distinctes. Par conséquent, la compétence activée par l'infographie ne consiste pas uniquement à visualiser les données, mais surtout à les vivre.

2. La rhétorique de l’infographie (ou pour une » rhétoricité » de l´infographie)

Durant cette période, nous observons un usage croissant d’infographies de formats divers, affichant des constituants traditionnels et/ou interactifs grâce aux ressources numériques. Certaines infographies proposent notamment des mises à jour quotidiennes du nombre de cas. L’image du coronavirus, très stable dans sa forme de couronne bardée de pointes, présente cependant une diversité de couleurs, composant des images aux apparences photographiques ou stylisées, ces dernières intégrant certaines figurativisations qui circulent sur les réseaux sociaux. Si une symbolique des couleurs ne saurait être a priori évoquée, des variétés culturelles existent néanmoins. Chaque périodique a recours à des formes de présentation visuelle du virus, qui préfigurent le ton des discours énoncés dans le support (Fontanille, 2005), et propose de la sorte une forme possible d’interaction avec le spectateur, basée sur les effets d’un sentiment d’impact et de menace. Dans la description verbale des journaux, le récit de la contamination du corps humain par le virus ne varie guère, car il relève des scientifiques. Il en va tout autrement pour les plateformes des réseaux sociaux, qui diffusent généralement de nombreuses fake news.

Note de bas de page 1 :

Voir quelques exemples sur les sites suivants :
https://www.theguardian.com/world/2020/may/01/us-germ-warfare-lab-creates-test-for-pre-infectious-covid-19-carriers?CMP=Share_IOSApp_Other,
www.theguardian.com
https://www.nytimes.com/interactive/2020/04/14/science/coronavirus-transmission-cough-6-feet-ar-ul.html?referringSource=articleShare
https://www.covidvisualizer.com/

Ainsi, une rhétorique infographique organise des façons singulières de concevoir, de présenter, de médiatiser et de diffuser les bases de données. Traditionnellement, les traits et les figures s’organisent selon des dispositions topologiques à valeur distinctive, qui s’accompagnent de textes verbaux synthétiques pour orienter le sens de lecture des discours graphico-visuels et donner des contours à leur contenu. Outre ces composants, les ressources numériques, telles que la convergence (Jenkins, 2006), la capacité d’interagir, ont récemment inclus les microrécits immersifs dans le parcours de lecture de l’infographie. Ces cas manifestent des niveaux hiérarchiques d’intégration des couches sémiotiques, qui ont recours à des traits traditionnels et à des élaborations plus complexes, formant de la sorte des compositions hybrides1. Les informations excèdent alors le simple diagramme visible à la surface de l’écran ; l´infographie est « randomisée » par des hyperliens et elle est régulièrement mise à jour. En d’autres termes, les changements de données, d´abord prédits par les opérations d’un acteur humain à travers une planification préalable et avec un large potentiel d’évolution, sont automatiquement enregistrés.

Dans cet article, nous analysons comment différents types d'infographies sont à même d’actionner des stratégies, par le biais de ressources traditionnelles ou numériques, afin de conférer une valeur affective aux données quantificatives et d’obtenir de la sorte des effets de sens d'extensité et d'intensité, de proximité du virus et de l'expansion de la pandémie dans le monde.

Note de bas de page 2 :

L'article est disponible sur le site suivant :
https://www.nytimes.com/interactive/2020/04/06/us/coronavirus-deaths-united-states.html?searchResultPosition=1

Le premier exemple, intitulé « How the Coronavirus Toll Grew », publié à la une du New York Times (NY Times), le 8 avril 2020, se présente comme une combinaison entre des graphiques et d'autres composants de la page. Il ne s'agit donc pas d’un simple arrangement de figures verbales et non verbales dans un article journalistique à part entière, mais de l'exploitation organique des divers éléments constitutifs de la page, de façon à fonctionner comme une ample infographie de la situation actuelle. Il convient de noter que le site Internet du journal ne bénéficie pas du même traitement que celui de la première page de l'imprimé, ce qui entraîne une perte d'aspectualité intensive supplémentaire. Cette production infographique comporte une séquence verticale de quatre cartes des États-Unis, chacune enregistrant respectivement le nombre de décès pour les dates des 17 et 26 mars, et des 2 et 6 avril, avec un accroissement graduel du nombre de points rouges et de pics d’incidence2.

Figure 1. Reproduction d’une photo publiée par Josh Crutchmer sur Twitter @jcrutchmer, 07/04/20.

Figure 1. Reproduction d’une photo publiée par Josh Crutchmer sur Twitter @jcrutchmer, 07/04/20.

Note de bas de page 3 :

Une copie haute résolution de la première page du journal peut être obtenue à l'adresse suivante :
https://static01.nyt.com/images/2020/04/08/nytfrontpage/scan.pdf

Visuellement, l’augmentation exponentielle des cas est évidente, avant même la lecture des informations des textes verbaux, en raison de la densité chromatique obtenue par la prolifération des points. Les pics rouges, plus visibles, se détachent de l’ensemble et s’étendent à partir du 26 mars. Le pic de décès qui émerge de la région de l’État de New York, dans la dernière carte du 6 avril, placée en haut de la page, s’allonge tant que sa pointe traverse le bandeau du quotidien new-yorkais et chevauche la lettre « K » du nom New York3.

Figure 2. Détail de la première page du NY Times intitulée « How the Coronavirus Toll Grew », 08/04/2020.

Figure 2. Détail de la première page du NY Times intitulée « How the Coronavirus Toll Grew », 08/04/2020.

Note de bas de page 4 :

« We Want to Hear From You ». « Do you have a story idea, a question for our newsroom or feedback on our coverage ? Let us know. »

Note de bas de page 5 :

Le projet est présenté de la manière suivante : « Times Insider explains who we are and what we do, and delivers behind-the-scenes insights into how our journalism comes together ». www.nytimes.com.

Note de bas de page 6 :

« Teach and Learn With Times : Resources for Bringing the World Into Your Classroom. »

Cette image de la première page apparaît sur le compte Twitter du rédacteur en chef du journal, Josh Crutchmer, le 7 avril, dans la soirée, conjointement au croquis attribué à Tom Bodkin. De la sorte, le projet créatif idéalisé pour représenter les données obtenues s’affiche en toute transparence. En dépit d’un premier effet de pollution visuelle en raison du chevauchement des constituants de la page (le nom du journal et une partie de l’article), le résultat est positif, car l’illustration accentue l’aspect intensif-extensif de la tragédie et ses répercussions sur New York. Ce projet, qui témoigne de l’intention de faire preuve de transparence dans les choix éditoriaux, corrobore une tendance éditoriale du NY Times. Des rubriques spéciales conçues pour répondre aux demandes des lecteurs, comme le « Reader Center4 » ou le « Times Insider5 », mais aussi la rubrique éducative « The Learning Network6 » ou les rubriques explicatives sur l’infographie, comme « What´s going on in this graph ? », manifestent cette aspiration du quotidien new-yorkais à « faire paraître » être transparent.

Le texte interne (page A14) présente diverses informations historiques, les circonstances de la recrudescence des cas dans l’UE, des données géographiques, des rapports de progression géométrique de la pandémie à de courts intervalles, les incidences dans la zone métropolitaine et des graphiques concernant le nombre de personnes contaminées. Par ailleurs, il mobilise également des ressources visuelles traditionnelles pour un affichage plus aisé des informations. Le créateur de l’infographie du NY Times convertit cette masse confuse de nombres en une composition visuelle permettant une compréhension immédiate de l’argument. Pour ce faire, il discrétise la continuité du texte verbal en traits et en signes plus clairement appréhensibles : des cartes, des lignes rouges (les décès) de courte extension — les horizontales/peu ascendantes — ou plus longues — les verticales/de hauteurs diverses —, formant des pics à la base épaisse et à la pointe effilée pour indiquer un nombre de cas très élevé. L’icône la plus haute est le pic qui émerge de New York. La stratégie de percer le bandeau du journal et de faire chevaucher le nom de la ville par la pointe de cette aiguille produit un effet énonciatif particulier à cette icône du graphique. En considérant que le cadre de l’image infographique délimite l'espace de représentation des faits, le franchissement de ce cadre s’assimile à un mouvement invasif dans le champ d'énonciation occupé par le lecteur, comme si ce dernier était sévèrement piqué par cette pointe effilée qui semble excéder les limites du support.

De surcroît, il convient de noter que le bandeau de la première page, où figurent le nom du journal et la date, constitue une partie fixe qui confère une identité visuelle (Floch, 1995) au quotidien new-yorkais, quelles que soient les variations journalières de son contenu. L’irruption d’une trace graphique de l’événement du jour dans la surface du bandeau identifiant le journal rompt avec la routine du faire journalistique que le lecteur est censé expérimenter. De même, les formants eidétiques, différenciés par des couleurs et disposés dans une syntaxe unique, dessinent ce qui monte selon un flux de temps accéléré et évoquent une rupture dans le flux de la vie.

Un aspect majeur de cette infographie est la conception d’une étendue et d’une intensité, quelles que soient les valeurs enregistrées en termes de nombres ou de pourcentages, car l’interprétation du dessin précède la lecture précise des chiffres. Comment faire sentir chez le lecteur/utilisateur l’accent que le créateur entend mettre dans son œuvre, ou comment faire ressentir à l’autre cette perception de la grandeur d’un nombre qu’il ressent lui-même ? L’exemple du pic qui s’allonge jusqu’au bandeau du journal est une bonne illustration de cette tentative, car l’orientation verticale et le chevauchement sont des indicateurs culturellement reconnaissables d’élévation.

Note de bas de page 7 :

Disponible sur le site :
https://extra.globo.com/capas-jornal-extra/2020-04-80-24380885.html?mesSelecionado=Abr&ano=2020.

Un tel effet sensoriel peut être généré dans une direction autre que verticale, comme l’illustre la seconde infographie analysée. Dans le sens spatio-topologique de l’horizontalité, ce phénomène est susceptible de créer la même impression de quantité, ou bien par l’augmentation de la longueur d’une seule ligne sur la surface de la page ou de l’écran, ou bien par la répétition des lignes en parallèle sur toute la longueur de la page, comme s’y emploie le journal carioca Extra pour exprimer le nombre de 2 165 décès au mois d’avril7. Dans ce cas, les lignes tracées sont formées par des icônes de figures humaines représentant des vies anonymes.

Figure 3. Couverture du journal EXTRA, Rio de Janeiro, 28/04/2020.

Figure 3. Couverture du journal EXTRA, Rio de Janeiro, 28/04/2020.

À l’instar du cas empirique précédent du NY Times, qui entendait également donner davantage de présence aux données, les graphismes à la une du journal EXTRA ne se réfèrent pas uniquement à une histoire importante de la veille, qui est ensuite explorée à l’intérieur des pages du journal. Ils composent et créent, sur la totalité de la page, une infographie synthétisant, non sans force poétique, l’essence du contenu principal. Sur un fond blanc, des traits sont entrecoupés par les couleurs noir et rouge, ce qui est assez courant dans les graphismes contemporains des journaux et des sites d’information, et alludent clairement ici au danger et au deuil. Le nom du journal est invariablement orthographié de cette manière et avec ces mêmes couleurs, de sorte que la création visuelle, l’orthographe du texte verbal et la séquence des figures humaines réitèrent une identité plastique du médium, et explorent notre imaginaire lié au rouge et au noir dans des circonstances impliquant des tragédies et des pertes. L’effet réticulé obtenu par les lignes dessinées des corps humains contraste avec les caractères majuscules rouges et en gras du titre, aux formes nettes et sans empattement. Par conséquent, l’attention se fixe sur l’impact de l’information et sur la corrélation que le verbal présente avec une pléthore de chiffres similaires relatifs à la pandémie. Sur cette page, rien d’autre ne dérange ou ne détourne le regard du lecteur. Figure et fond se neutralisent par la densité des icônes dans les limites de l’énoncé représenté. Quoique circonscrit par le cadre, l’ensemble des figures humaines « saigne » la page et œuvre avec l’imagination du lecteur pour étendre les effets de ce qui est dit dans l’espace d’énonciation.

Ces deux premiers exemples d’infographie manifestent des différences de structuration spatiale, de cadrage et de mode de figuration de l'extensité et de l'intensité de la crise. Les processus interactionnels qui en résultent consistent, pour le NY Times, à la perception de la proximité du virus par extrapolation de l'énoncé de l’énonciation et, pour le quotidien EXTRA, à l'effet de densification, obtenu grâce à la concentration des données dans la quadrature de l'image, qui transforme les figures humaines en traits lorsqu'elles sont contemplées à une certaine distance.

Note de bas de page 8 :

https://www.nytimes.com/interactive/2020/05/24/us/us-coronavirus-deaths-100000.html?referringSource=articleShare

En dernier exemple, nous reprenons l’infographie interactive du New York Times (27/05/2020), intitulée « An Incalculable Loss8 », qui entend induire une perception différentielle du seuil franchi des 100 000 morts du coronavirus aux États-Unis. Projetée par une équipe de journalistes du périodique et de collaborateurs, formant un groupe de plus de 30 personnes impliquées, cette production rassemble les noms d'un millier de victimes du coronavirus aux États-Unis ainsi que de brèves descriptions de leur vie. Les données ont été extraites de plusieurs centaines de notices nécrologiques, d'articles de presse et d'avis de décès payés pour être publiés dans les journaux et les médias numériques au cours des derniers mois. L’infographie, composée par le dessin de plusieurs figures humaines, dont le nombre s’accroît au fur et à mesure que défile l’écran, met l’accent sur la hausse surprenante des décès, non seulement sur l'axe vertical du temps, mais aussi dans l'espace, puisque ces figures humaines occupent toute la surface de l'écran et semblent excéder ses limites latérales. L'effet de projection de l'énoncé représenté par l'infographie dans l'espace de l’énonciation, supposément occupé par le lecteur, crée la perception de présentification du fait. Cependant, outre la concrétisation d'un nombre, la nomination de mille personnes, qui se superpose aux figures à l'écran avec de brèves descriptions de leur vie, confère une quantification tangible à des cas qui perdent ainsi l'anonymat des chiffres. Ce travail a requis de nombreuses consultations auprès de 250 journaux et entités, des projets d'équipes pluricompétentes et un traitement de base des données disponibles.

Figure 4. Images de l’infographique interactive « An Incalculable Loss », NYT, 27/05/2020.

Figure 4. Images de l’infographique interactive « An Incalculable Loss », NYT, 27/05/2020.

La fin de l'article recense toutes les sources de compilation, ce qui permet de consulter les données, c'est-à-dire d'en vérifier la crédibilité. Cependant, depuis cette visualisation des données jusqu’à l'élaboration de l'ensemble du processus créatif, un projet de construction formel a été organisé, capable d'agréger aux quantificateurs une intensification affective, qui se fonde sur la confiance et l'expérience du sensible.

3. Considérations finales

Notre réflexion développée tout au long de cet article a mis en avant une tension largement débattue dans le domaine du journalisme entre la subjectivité et l’objectivité, entre l’information et la communication. En ces temps où l’on parle fréquemment de fakes news, la question de la vérifiabilité des faits a fonctionné comme un paramètre de crédibilité. Néanmoins, conformément à un raisonnement positiviste, ce sont les valeurs exprimées en chiffres qui obtiennent davantage de crédibilité.

Note de bas de page 9 :

« Dans une analogie claire avec le terme valeur de l'actualité déjà établi dans le domaine du journalisme, nous proposons le concept de valeur-expérience, en le comprenant comme le résultat de constructions techno-esthétiques et interactives qui établissent ou augmentent le degré d'intérêt et l'implication sensible dans une actualité, parallèlement à une valeur informative. Tout comme son homologue, cette valeur doit être créative afin d’être efficace dans l'activation des aspects esthétiques et corporels des processus de communication, et de donner à l'utilisateur des sensations de l'expérience vécue. La valeur-expérience n'est donc pas une composante en dehors de la rationalité cognitive, elle peut surdéterminer la valeur herméneutique en évoquant des états pathémiques ou affectifs. » (pp. 84-85)

Les infographies examinées révèlent que le processus de signification et de communication, quoique provenant d´une base de données, dépend de facteurs non mesurables. Il est lié au potentiel créatif des systèmes de relations entre les langages ainsi qu’au caractère concret de leurs matérialités expressives pour faire émerger leurs propres façons de voir et de montrer la réalité, pour convertir les perceptions en opérations discursives capables d’attirer l’attention et la sensibilité des lecteurs, en agissant sur le paraître du monde. Au cours d’autres travaux, dans le contexte du journalisme, nous avons discuté de la prévalence de la « valeur-expérience » (Longhi et Caetano, 2019)9 par rapport à la « valeur-nouvelle » (Traquina, 2005 ; 2008) dans l’approche des faits, en raison de la stratégie de mouvements interactifs et expérimentaux recrudescents. Avec l’émergence de la pandémie, le contenu informatif ancré sur des données concrètes et des reportages aux apparences objectives domine à nouveau la scène journalistique. Alors que la situation perdure et effraie, les journaux recherchent des différences esthétiques afin de faire connaître, voir et ressentir. De telles stratégies se produisent principalement sur le plan visuel des infographies qui mobilisent le côté sensible des énonciataires.

En ce qui a trait au discours médiatique de contenu informatif, ces procédures dépendent de la modalité de croyance, c’est-à-dire qu’il faut faire croire ce qui est montré. Cependant, nos exemples ont mis en évidence que dans le cadre de l’infographie, la croyance ne se réfère pas uniquement aux référents factuels, mais à la forme à travers laquelle les relations verbales construites dans notre imagination sont à même d’être vues et perçues. Dans cette perspective, bien que les données quantifiables et programmables s’imposent comme point de départ, elles ne sauraient assurer l’efficacité du lien de communication.