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Du graphique à l’infographie. De l’art de faire parler les images

Ludovic Châtenet 
et Stéphanie Cardoso 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4408

Cet article cherche à interroger le rôle de l’image dans les modèles argumentatifs du data journalisme et de l’infographie. Deux analyses détaillées d’articles de presse sur le réchauffement climatique permettront de définir la mise en image comme un curseur de la crédibilité du discours journalistique. Dans ce cadre, il s’agira de distinguer les stratégies argumentatives du data journalisme et de l’infographie en montrant comment chacune de ces pratiques manipule les représentations de données et le discours scientifique pour faire adhérer le lecteur à son message.

This article aims at exploring the role of image in data journalism and infographics argumentative models. Through the detailed analysis of two press releases we will consider the way information is pictured as a cursor of journalism discourse credibility. Within this framework, we will differentiate the argumentative strategies of data journalism and infographics showing how each practice manipulates both data representation and science discourse in order to make its reader adhere to the message.

Sommaire

Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

Ce texte a fait l’objet d’une présentation à l’occasion de la journée d’étude SEMDI le 21 Juin 2018 à Cap Sciences, Bordeaux.

Note de bas de page 2 :

Des savoirs « objectivants » produits par la mesure instrumentale opposés aux « savoirs opinion », des savoirs « subjectivants » reposant sur l’expérience individuelle et sociale.

Cet article1 s’inscrit dans une réflexion sur l’objectivité des pratiques journalistiques s’appuyant sur les data et l’image. La notion d’objectivité hante le discours de la presse qui l’élève au rang de mythe. Celle-ci cherche en effet à convaincre son lectorat que son discours sur un événement serait « plus vrai » puisqu’elle s’en tiendrait à restituer les « faits ». Cette promesse a conduit le journalisme à accorder une grande importance à la donnée et à son traitement par la science, privilégiant les « savoirs connaissance »2 (Charaudeau 2004), et à adopter de nouveaux modes de collecte et de transmission de l’information (data visualisation, data design, infographies). Pour autant, une distinction semble s’être tracée entre le data journalisme, reposant sur l’analyse statistique quantitative, et l’infographie qui opère une mise en forme graphique des données en leur ajoutant une dimension esthétique, la première pratique étant considérée plus objective que la seconde. Toutefois, la sémiotique a clairement montré que l’objectivité du discours est une fausse question dans la mesure où celui-ci construit une vérité interne ou « illusion référentielle ». Cette dernière est, d’une part, le « résultat d'un acte de langage qui vise à faire paraître vrai », d’autre part, elle est « soumise aux règles en usage dans un groupe social donné. » (Courtés 1991 : 43). Autrement dit, les discours ne produisent que des effets de « réalité » ou de « vérité » (une véridiction) relatifs aux valeurs partagées par une communauté particulière (Greimas et Courtés 1979 : 312, 417-418). Cette remarque préliminaire est importante car notre questionnement ne portera plus tant sur l’objectivité que sur des stratégies discursives objectivantes (produisant des effets d’objectivité) ou subjectivantes (produisant des effets axiologiques). L’objectif de ce texte sera donc de montrer comment les graphiques participent à des stratégies argumentatives propres à chaque pratique de l’information. Pour cela nous observerons comment les données du discours scientifique sont employées par la presse au travers de quelques exemples d’articles sur le réchauffement climatique, tirés notamment du Courrier International et du site de la BBC. Ils permettront d’ouvrir une réflexion sur le rôle de l’image dans l’argumentation.

Graphique et communication

La sémiologie graphique développée par Bertin (1967) est le fruit d’une réflexion sur la représentation des données pour le partage de connaissances. Elle s’inscrit dans le courant de nombreux travaux sur l’image et la signification menés dans les années 1960 (Palsky et Robic 1998), avant même que ne se stabilise la sémiotique visuelle (Thürlemann 1982 ; Greimas 1984 ; Floch 1985 ; Groupe µ 1992). Bertin élabore ce qu’il nomme « la » graphique : un système monosémique, clos et fortement codé dont les éléments fixés à l’avance sont élevés au rang de grammaire universelle, a-culturelle. Une de ses fonctions est d’établir des règles garantissant la constitution d’un langage scientifique, rigoureux et neutre (Palsky et Robic 1998 ; Lloveria 2014) répondant à des critères d’efficacité communicationnelle (Bertin 1967 : 139 et142).

Le système de Bertin donne l’illusion que les graphes produits pour donner un plan de l’expression aux données enregistrées par les chercheurs tendent à l’objectivité. Mais il ne faut pas oublier que, chez Bertin même, les graphiques sont des messages servant à communiquer de l’information au lecteur (Metz 1971). Ils mettent en regard le savoir-faire d’un énonciateur et la compétence d’un lecteur (Greimas, 1979 : 54), cultuellement situés. En conséquence, la construction d’un graphique est une pratique réglée, déterminée par le domaine dans lequel elle s’inscrit (Dondero 2016). La signification des représentations de données est donc sensible à son contexte – c’est-à-dire à l’ensemble titre-image-texte. La question de l’objectivité concerne alors la manière donc les autres éléments orientent son interprétation.

Titre et lecture de l’image

Le rapport au titre est particulièrement exemplaire d’une certaine perte objectivité relative à l’inscription d’images de données dans un argumentaire interprétatif. Bertin (1967) nous indique une première piste lorsqu’il aborde la manière dont les titres des graphiques leur donnent du sens. En examinant quelques exemples, il dresse une typologie des éléments textuels contribuant à la bonne lecture de la représentation graphique : l’invariant, les composantes, la vedette.

L’invariant est « la définition complète et invariable à toutes les données », c’est à dire un mot ou un ensemble de mots, nécessaire pour déterminer le sujet du graphique et en résumer les composantes – les variables, c’est à dire les données en abscisse et ordonnée - (Bertin 1967 : 16). C’est un titre assez général (thématique) qui résume l’information et permet une compréhension spontanée qui dispense d’analyse logique. Il permet une identification externe (indépendante du graphique) efficace de la représentation (Bertin 1967 :139). Toutefois, l’identification externe nécessite parfois qu’un invariant soit complété ou remplacé par une vedette « rédigée en fonction de l'orientation de pensée que les informations voisines ont déjà donnée au lecteur » (Bertin 1967 :21). Selon Bertin, elle permet en première lecture de « pénétrer dans l’originalité de chaque représentation ou bien de retrouver rapidement une représentation donnée » (Bertin 1967 : 21).

Cet exemple extrait d’un article de presse sur le réchauffement climatique permet de constater que les invariants donnent le thème général (l’objet) des graphiques et indiquent ses composantes (temps, mesure, autres données quantitatives) alors que les vedettes interprètent et orientent leur lecture :

Note de bas de page 3 :

Article publié dans la Dépêche, « La fonte des glaces des deux pôles s’accélère plus que prévu », 25/02/2009. https://www.ladepeche.fr/article/2009/02/25/564468-fonte-glaces-deux-poles-accelere-plus-prevu.html

  • Invariant : « Carte de l’arctique indiquant l’étendue minimale de la banquise en 1979 (année réf) et en 2007 »3

  • Vedette associée : « Accélération de la fonte des glaces arctiques »

Elles apportent généralement un supplément narratif, qui préfigure déjà l’argumentaire du texte et assigne à la vedette un statut d’intermédiaire entre la donnée manifestée par l’image et l’argumentaire verbal qu’elle accompagne. En intégrant une dimension plus qualitative, des adjectifs évoquant des affects par exemple, mais aussi des références sociales, elle établit un lien entre la mesure (supposée) et l’univers de croyance du lecteur (Greimas 1983). Comme l’ont relevé les linguistes, le titre obéit à des règles propres au genre et aux usages d’une époque, mais il apparait surtout ici comme un déclencheur de processus sémiotiques – d’une interprétation notamment – dans la mesure où il produit des effets de lecture (Roy 2008). En conséquence, il contribue d’emblée à l’appropriation de l’image par le lecteur. La nuance entre l’invariant et la vedette constitue un premier marqueur pour montrer l’ancrage stratégique des images dans des discours plus larges.

Pour aborder plus particulièrement l’image, et discuter les différences stratégiques de quelques pratiques infographiques, il sera nécessaire d’étudier l’ensemble de l’article comme un tout signifiant, associant des éléments textuels, symboliques, digitaux, figuratifs et plastiques tel que le préconise la sémiotique (Greimas 1984, Dondero 2010, Fontanille 2008). Elle permettra d’analyser comment la mise en scène (spatialisation, ordonnancement) produit du sens et construit des stratégies énonciatives (choix des couleurs, des titres en vedette, des illustrations).

L’image de l’information

Note de bas de page 4 :

Notion qui renvoie aux études sur le cinéma et implique des dispositifs énonciatifs de construction du regard et du point de vue du spectateur. (Voir Roy 2007)

De manière générale, le visuel a pour fonction de faire-être l’information par le « faire voir », il lui donne corps, il la spatialise en organisant les unités signifiantes dans le cadre d’une image. Au sein d’un article de presse, l’image renégocie la tabularité classique des formes éditoriales et propose un autre modèle d’appropriation cognitive des données relative à une dynamique topologique. D’un côté, l’image produit une « évidence perceptive » (Beyaert-Geslin 2010, 2011) dotée d’une épaisseur propre à la saisie sensible par l’œil. Dans ce cas, l’organisation plastique de l’image schématise la pensée tout autant que les éléments qui composent l’expression (couleurs, formes, texture, lumière) agissent sur le lecteur (Merleau-Ponty 1960, Edeline 2011). D’autre part, en associant le « faire-voir » au « faire-savoir » de la pratique journalistique, elle s’appuie sur une « monstration »4 qui installe un point de vue et actualise le rôle du lecteur en observateur-témoin (Fontanille 1989). Ce dernier, qui voit l’argument se constituer sous ses yeux semble avoir davantage de raisons d’adhérer aux propos que lorsqu’ils sont simplement rapportés. A cet endroit, il faut considérer que les images entremêlent argumentation et persuasion, elles possèdent une efficace (Marin 1993) qui s’active par le biais des dispositifs. A partir de deux exemples tirés de la presse, nous allons chercher à comprendre comment l’image participe aux stratégies argumentatives de la presse, et comment en retour chaque pratique donne un statut aux images.

Des données à l’argumentation journalistique

Note de bas de page 5 :

BBC News, Six graphics that explain climate change, 30/11/2015, Online: https://www.bbc.co.uk/news/resources/idt-5aceb360-8bc3-4741-99f0-2e4f76ca02bb.
Les figures 1 à 6 extraite de l’article ont été reproduites avec l’aimable autorisation de BBC News (bbc.co.uk./news).

L’article de la BBC5 intitulé : Six graphics that explain climate change (trad. « six graphiques qui expliquent le changement climatique ») a pour objectif, explicitement énoncé de « montre[r] comment et pourquoi le climat de la Terre change ». Pour cela, il s’appuie sur une structure argumentaire classique (problématique, développement, conclusion) dont chacun des six graphes qui le composent illustre le propos. Chacune de ces parties de l’argumentaire est titrée par une question à laquelle le graphique apporte un élément de réponse.

Figure 1. © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Figure 1. © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Nous constatons d’emblée que l’article reprend la figure du modèle classique du graphe scientifique (figure 1), articulant des données quantitatives dans un repère cartésien présentant un rapport entre le temps et la quantité observée (concentration de CO2, ou T° sur d’autres). Coiffée d’un simple invariant, cette image met en évidence la mesure d’un phénomène dont la forme visuelle facilite l’interprétation (augmentation). Précédée d’un cours texte expliquant son objet (le gaz à effet de serre), l’image fait l’effet d’une démonstration et ajoute la caution d’une mesure scientifique. La figure seule suffit à donner de la crédibilité au phénomène décrit.

Note de bas de page 6 :

Pour Marti, la narration, définie comme « Façon de raconter les événements, selon un ordre (chronologique) et un mode (point de vue) » est un acte subjectif, tributaire des contraintes sociales, culturelles et linguistiques (Marti 2012, Genette 1972).

L’article de la BBC exploite également les possibilités offertes par le numérique par le biais d’un dispositif visuel « animé » plus sensible. Le premier cas (figure 2) reprend la forme d’un graphique scientifique sur lequel figurent les courbes de mesures successives de la température. La réponse à la question de l’évolution du climat par rapport à la moyenne du XXe siècle se construit sous les yeux du lecteur qui en fait directement l’expérience. L’information n’est ici plus simplement spatialisée, dans un repère mathématique figé, elle est également temporalisée par la superposition animée des courbes, ce qui a pour effet de produire une narration6 graphique. L’image raconte une histoire.

Figure 2. © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Figure 2. © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Figure 3. © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Figure 3. © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Cette temporalisation par ré-actualisation de l’image est particulièrement visible dans le cas de la banquise (figure 3). Le visuel s’appuie sur une représentation azimutale classique, répondant aux critères de forme et de couleur de la cartographie (Bertin 1967 et Tufte 1990). Mais l’image est rendue dynamique, et autrement narrative, par le biais d’un dispositif double : (i) une mise en correspondance avec un second graphique, opérant un rapport entre l’étendue dans l’espace (l’aire de la banquise) et le temps (mesure tous les 5 ans) ; (ii) une animation qui enchaine des images d’état successifs de la plage bleue (symbolisant la banquise, identique dans les deux figures). Encore une fois, l’ensemble montre l’énonciation en train de se faire et installe le spectateur en position de témoin : la surface de la banquise décroit devant ses yeux, le phénomène climatique devient sensible.

Si, comme nous venons de le voir, l’article combine la dimension scientifique du planisphère et des repères de mesure, il installe aussi directement le lecteur dans l’image en faisant appel à sa culture - un lecteur modèle dirait Eco (1979). Pour cela il s’appuie sur : (i) un code couleur qui symbolise la thématique de l’image (rouge, bleu, « bleu glacial » pour la température et le banquise) ; (ii) la figure du Royaume-Uni (coloré en vert) qui permet au lecteur de s’identifier à cette portion de l’image, « se situer » dans l’espace du cadre, pour « mesurer » le phénomène à partir de ce repère familier. De plus, le graphique qui n’est pas directement titré s’accompagne de deux vedettes : a) » la banquise arctique fond » et le passage surligné b) » 10 fois la taille du Royaume-Uni de surface de glace perdue ». L’effet de comparaison produit s’appuie sur la référence culturelle et la proportion (rapport qualitatif) pour installer un point de vue et le contour d’une identité. L’ensemble de ce dispositif montre que l’image sert de support narratif au texte au sein d’une stratégie qui cherche l’adhésion du lecteur par l’évidence visuelle.

Du constat à l’action

Malgré la faible quantité de texte, l’article parvient à développer un argumentaire, fondé sur le jeu entre les questions textuelles et les réponses graphiques. Mais nous souhaitons souligner ici que la stratégie employée s’inscrit dans un discours politique ; il vise à convaincre pour faire-agir. Ce phénomène est illustré par la dernière partie de l’article où l’ordre des images sur la page (du haut vers le bas) enchaine (i) le diagnostic d’un phénomène alarmant, (ii)la responsabilité des états puis (iii) les scénarios d’action, produisant une structure narrative.

Le premier élément – qui suit les autres « preuves » étudiées plus haut – est une image de planisphères (figure 4) coiffée de l’invariant « changement de température projetée (1986-2005 à 2081-2100) ».

Figure 4. © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Figure 4. © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Vraisemblablement issues de la mesure scientifique (normées, sourcées) les deux figures sont mises en perspective et se distinguent par la quantité et la saturation de la couleur rouge qui représente la température. D’une part, la « différence de chaleur » est visuellement et sensiblement évidente, et se double d’un effet d’« alerte » également véhiculé par la couleur rouge (Déribéré 2014, Pastoureau 2016) .

Ensuite, en réponse à la question-titre « que peut-on faire ? », l’article présente un histogramme empilé (figure 5) qui détermine, et hiérarchise, les responsabilités des pays vis-à-vis des phénomènes décrits en amont. Le visuel joue sur la proportionnalité – du calcul comme de la figure graphique - pour « dénoncer » les politiques énergétiques.

Figure 5. © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Figure 5. © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Enfin, cet élément se complète d’un texte évoquant les politiques globales à mener, fixées par l’ONU, pour maitriser le phénomène. Il est accompagné d’un graphique (figure 6) reposant une nouvelle fois sur l’effet de proportionnalité du visuel et le contraste chromatique (gradients de rouge), amplifié par l’absence de repère gradué.

Figure 6 © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Figure 6 © BBC News [bbc.co.uk./news], avec leur autorisation.

Le quantitatif laisse ici pleinement place au qualitatif, les différences plastiques deviennent des jugements de valeur. Chaque barre représente un scénario « si les pays n’agissent pas », « si on suit les règlementations actuelles », si on suit « les propositions de Paris ». En associant le « non-agir » au « danger » et l’« agir » au « non-danger » (une atténuation), le discours du journaliste raconte une histoire pour convaincre le lecteur, il ne s’agit pas seulement de lui faire-croire mais de le faire-agir.

Note de bas de page 7 :

Greimas définit la manipulation comme « une action de l’homme sur d’autres hommes, visant à leur faire exécuter un programme donné ». Il vise ici à « faire-faire » le lecteur en influençant son interprétation par des stratégies de persuasion. (Greimas et Courtés 1979 : 220,221)

De manière générale, on constate ici que le journaliste a proposé un argumentaire pour l’action et la responsabilité collective concernant l’évolution climatique. Pour remporter l’adhésion de son lectorat, la stratégie journalistique associe la vraisemblance du raisonnement scientifique (agglutination de graphes, chiffres) à des effets plastiques plus narratifs et sensibles, dans le but de manipuler7 (Greimas et Courtés 1979 : 220 - 222) le lecteur, autrement dit le convaincre et le faire-agir (faire-faire).

Afin de mettre en perspectives leurs stratégies respectives, examinons désormais comment l’infographie se réapproprie le discours scientifique.

L’infographie, une topologie de l’information

Note de bas de page 8 :

Courrier International, Changement climatique : à qui la faute ? Courrier International, 03/08/2016. https://www.courrierinternational.com/grand-format/infographie-changement-climatique-qui-la-faute. L’infographie intitulée « Climate change inequality. Visualizing the Economic spectrum » est l’œuvre de la designer Allison Chan (https://allisonchan.info/Visualizing-Climate-Change-Inequality)

Le visuel ci-dessous (figure 7), extrait du Courrier International8, est un exemple typique d’infographie que l’on retrouve généralement dans des rubriques dédiées sur les sites de presse. L’infographie est, de manière générale, un objet visuel composite permettant une lecture imagée unitaire (spatiale et temporelle) de l’information. En l’absence presque totale de texte, l’image prend ici en charge l’ensemble de l’argumentaire répondant à la question posée par son titre : « Changement climatique : à qui la faute ? ».

Figure 7 Climate change inequality. Visualizing the Economic spectrum. © Allison Chan (avec son aimable permission).

Figure 7 Climate change inequality. Visualizing the Economic spectrum. © Allison Chan (avec son aimable permission).

Tout d’abord, l’infographie se compose de graphiques visant à apporter une caution scientifique au propos sous-jacent. Elle s’accompagne, sur la partie gauche, d’une légende qui en donne les clés de lecture (sources, instructions et codes de lecture) associant quantitatif et qualitatif. La forme centrale est un agencement d’histogrammes, punctigrammes (Desnoyer 2009) associés à des graduations et noms de pays. Elle est encadrée des graphiques autonomes décrivant des cas exemplaires. Chaque graphe comporte une vedette (niveau de revenus), un invariant (RNB par habitant, valeur en dollar), une barre colorée présentant le rapport émission/croissance.

Toutefois, si l’infographie reprend la culture visuelle de la science, elle adopte un modèle argumentatif imagé plus qualitatif et esthétique. Premièrement, la forme plastique d’ensemble évoquant une coupe équatoriale de la Terre situe la thématique abordée à partir d’une référence familière pour le lecteur. Ensuite, l’organisation topologique de l’image conduit le lecteur à saisir les disparités territoriales à partir du parcours de lecture circulaire, de la hiérarchisation des figures, de leurs combinaisons et des couleurs qui construisent des déséquilibres. Par exemple, comme pour la BBC, certains repères non normés trahissent l’attention portée à l’évidence perceptive de la proportion.

Note de bas de page 9 :

Une relation semi-symbolique met en corrélation des paires d’oppositions (catégories), les unes du plan de l’expression, les autres du plan du contenu. L’association semi-symbolique est relative à une culture donnée, elle permet donc d’avoir accès à une dimension culturelle du sens. Voir Greimas et Courtés 1986, Landowski 1998, Floch 1990.

De ce fait, la composition de l’image est pensée pour produire un discours « politique » reposant principalement sur le semi-symbolisme9, dont Floch (1990) a montré la grande efficacité véridictoire et persuasive : /gauche vs droite/ : :/pauvres vs riches/ : : /non-pollueur vs pollueurs/. Le lecteur peut répondre lui-même à la question du titre sans faire appel au court texte qui accompagne l’image et résume son interprétation.

Nous constatons donc que l’infographie exploite la capacité du visuel à programmer (Greimas et Courtés 1979 : 295-296) le point de vue du lecteur en mobilisant non seulement son corps et son affect, mais également son univers de croyance. En conséquence, si l’on retrouve ici les principes de manipulation présents dans l’exemple de la BBC, c’est l’ensemble du visuel, affranchi de la tabularité de l’article, qui concourt à faire-adhérer à un jugement de valeur en s’appuyant sur son efficacité esthétique.

Pratiques du design d’information, entre quantitatif et qualitatif ?

A la suite de ces observations, il semble que la question de l’objectivation peut être évaluée en mettant en perspective les manières d’intégrer la visualisation de données à l’argumentaire. Elle nous invite tout d’abord à considérer ces images dans le cadre stratégique propre à leurs pratiques (Fontanille 2008).

Ce que l’on nomme design d’information englobe un ensemble de pratiques possédant un rapport différencié au texte et à l’image et un espace de véridiction propre (Badir 2005, Dondero 2016). Cela implique de considérer, d’une part, que les images appartiennent à des configurations polysémiotiques qui incarnent la manière dont chaque pratique produit et partage des connaissances (Badir 2005, Caliandro 2008, Latour 1993). D’autre part, chaque pratique pouvant « accueillir, échanger et (re)disribuer les manifestations d’un faire-croire qui vise à emporter l’adhésion de l’énonciataire » (Colas-Blaise 2014) dispose d’un mode d’argumentation spécifique. Autrement dit, chaque pratique possède sa propre énonciation visuelle (Dondero 2016 ; Dondero, Beyaert-Geslin et Moutat 2017) qui donne accès à ses stratégies (Fontanille 2008). En adoptant ce point de vue, nous allons donc chercher à caractériser la manière dont les productions journalistiques s’approprient les images scientifiques et en manipulent la lecture.

Le bulletin scientifique

Note de bas de page 10 :

CNRS, Vers une cartographie du champ de CO2 dans l’atmosphère par lidar CDIAL, 24/08/2015.

Note de bas de page 11 :

Planton Serge et Al. (2005). Impact du réchauffement climatique sur le cycle hydrologique. Comptes Rendus Geoscience. Volume 337, Issues 1–2, January–February 2005, Pp 193-202

Pour examiner la spécificité des infographies, nous avons pris pour référence le format scientifique. Ce dernier, que nous avons observé dans des rapport scientifiques (communiqués, bulletins du CNRS10 ou articles11) repose sur une narration (syntaxe, illustrations) propre à la pratique scientifique (Hornmoen 2010). Les images employées (graphes, visualisations et imageries) sont coiffées d’invariants, donnant des repères de lecture, et s’inscrivent dans un contexte argumentatif minimal. Dans nos exemples, le discours porte sur l’activité de recherche (les problèmes, la méthode) dont la visualisation n’est qu’un produit. Les graphiques sont instruments ou objets de la discussion, et ne servent pas un jugement de valeur. L’argumentation scientifique se veut objectivante dans la mesure où elle vise avant tout à rendre les données communicantes et communicables à partir de la mesure. Examinons désormais comment le journalisme se réapproprie cette forme.

Des Stratégies de médiation scientifique : data journalisme et infographie

Le data journalisme est une pratique s’appuyant sur des données issues de la mesure scientifique ou statistique, qu’elle restitue sous de multiples formats éditoriaux (articles, infographies, cartographies animées) afin de proposer une variante plus quantitative du journalisme (Dymytrova 2018). Une de ses formes la plus populaire est le journalisme scientifique que l’on retrouve sur les sites des médias généralistes, par exemple les « décodeurs » ou le blog de Sylvestre Huet pour le Monde, correspondant à un traitement « socio-scientifique » de l’information (Mbarga 2009). Il se définit donc comme une pratique de médiation dans la mesure où il « opère le passage entre des domaines socio-culturels » possédant chacun leurs règles de signification (Fontanille 2015 : 138-139). Ainsi, en intégrant le discours scientifique à son propre contexte, il lui donne une nouvelle valeur (Carvalho 2007 ; Boykoff 2004).

En effet, en s’inspirant du modèle scientifique qu’il traduit vers l’édition journalistique, le datajournalisme, opère une reformulation polysémiotique, du texte et de l’image (simplification, résumés). Plutôt que de privilégier des courbes ou histogrammes, la pratique journalistique – apparentée à la vulgarisation – associe plusieurs types d’image pour soutenir un discours pédagogique et/ou politique en direction d’un groupe social (Authier 1982 ; Jacobi 1985). Nous avons relevé que, lorsqu’il est inséré dans la grammaire journalistique, le graphe scientifique a valeur de discours rapporté d’experts (chercheurs, universitaires). Il permet de légitimer l’argumentaire par une image dont la nature, tout autant que son statut institutionnel et l’imaginaire social qu’elle porte, suffisent à « faire croire » que l’information est vraie (preuve) et objective (mesure externe). De plus, l’orientation de la lecture des données par les titres ainsi que l’« interactivité » des images (superposées, séquencées, répondant au clic) font du lecteur un co-énonciateur de l’information. Finalement, en recontextualisant le graphe, la médiation journalistique ancre le lecteur dans la culture visuelle de l’observation scientifique mais contrairement à cette dernière, le journalisme ne discute pas les méthodes mais les résultats. Elle construit la « vraisemblance » du discours scientifique plutôt que sa « vérité ».

Ces observations mettent en évidence que la médiation impose d’adopter une stratégie qui prendrait soit le parti de l’énonciation scientifique soit celui de l’esthétique et de l’émotion. Dans ce repère, la valeur d’objectivité garantie par la mesure scientifique serait renégociée en sélectionnant une forme déterminée par les données ou bien une forme déterminée par sa valeur esthétique (Jeanneret 2001, Lloveria 2014). Le data journalisme semble privilégier le premier aspect, en disposant une collection d’images-arguments sur l’espace tabulaire de l’article et en les agençant dans un ordre logique, il conserve la structure et les figures d’un raisonnement scientifique. Toutefois, il tend aussi vers l’émotion dès qu’il ajoute des effets plastiques aux graphiques.

Note de bas de page 12 :

Nous parlons d’infographie lorsque plusieurs figure-graphiques organisées dans une même cadre racontent une histoire et installent un point de vue, en s’appuyant sur des effets plastiques et affectifs.

De son côté, l’infographie12 semble adopter la stratégie inverse. En déléguant l’ensemble de son argumentaire à l’image, elle apparait comme une mise en scène de l’information par l’image de manière à ce que l’ensemble des composantes qu’elle articule apportent un supplément de narrativité capable de susciter l’adhésion du lecteur à un point de vue particulier. En plaçant l’image au cœur de son mode d’argumentation, l’infographie renégocie à la fois le faire-savoir et le faire-croire en s’appuyant sur les propriétés du visuel de mobiliser le corps, l’affect et la culture du lecteur. Non seulement le visuel raconte une histoire, mais il se double aussi d’une dimension esthétique (McCandless 2012, Lloveria 2014) ajoutant de l’émotion et une autre forme d’efficacité à l’image. En prenant cette direction, l’infographie s’inscrit dans une stratégie plus qualitative que le datajournalisme dans la mesure où elle repose sur une « vérité imagée et imageante ».

Démonstration et argumentation

Arrivés à ce stade, il semble que la question de l’objectivité des discours journalistiques, entre quantitatif et qualitatif, doit changer de formulation. En considérant avec Fahnstock (1986) que les pratiques infographiques ne disent pas une non-vérité mais sélectionnent l’information pour construire leur propre discours de valeur, il nous parait utile d’ouvrir une réflexion sur leurs modalités de transmission des connaissances, c’est-à-dire la démonstration, l’argumentation et la persuasion.

Premièrement, l’énonciation scientifique repose sur la démonstration. Ses textes et ses images sont porteurs d’une analyse, c’est-à-dire d’une opération de discrétisation d’un objet (Badir 2005 ; Bastide 1985, Beyaert-Geslin 2011). A la suite de Parret, Colas-Blaise (2014) explique que la démonstration est dés-énonciation, c’est-à-dire une stratégie énonciative faisant croire que le discours démonstratif est neutre et objectif, en niant le sujet pensant qui présente. Pour cela, le discours scientifique utilise surtout des analogrammes (Desnoyer 2009) d’illustration construits à partir d’un système restreint et fixe– comme le suggère Bertin (1967). Si dans un premier temps, Colas-Blaise (2014) distingue démonstration et argumentation : « démontrer est le déroulement d’un calcul qui est conduit sous les yeux du spectateur, tandis qu’argumenter se présente comme une activité de discours entre les acteurs, à laquelle le spectateur participe […] » (Grize 2004 : 36), elle montre que la production scientifique mobilise les deux, puisqu’elle s’adresse à une communauté dont elle vise l’adhésion.

En ces termes, le discours journalistique ne semble pas si différent du discours scientifique, excepté que sa mise en image renégocie le principe de démonstration. En fait, la dominante du visuel tend à souligner une inversion argumentative importante. D’un côté, l’image scientifique tend à objectiver son objet, pour le rendre vraisemblable, elle le fait-être par des formes abstraites et des langages formels. De leur côté, les pratiques infographiques cherchent surtout à montrer la vraisemblance du raisonnement plutôt que de l’objet, en mobilisant l’imaginaire de la rigueur scientifique. Les infographies ne produisent plus une dé-monstration mais une monstration – c’est à dire l’installation d’un point de vue, elles utilisent la puissance persuasive de l’image pour offrir ses arguments à l’appropriation du lecteur par l’intermédiaire de figures, d’effets plastiques, semi-symboliques ou de références culturelles qui véhiculent un message politique et suscitent l’adhésion. Finalement, la visée communicationnelle impose au journalisme d’adopter des stratégies de subjectivisation en s’emparant d’images de science dépourvues de marques de subjectivité – donc d’un point de vue sensible – pour les réinstaller dans le contexte social et ses valeurs.