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« E-maginaires » éducatifs : nécessaires utopies ou inutiles innovations ? Educative “e‐maginations”: needed utopias or useless innovations?

Valérie Campillo-Paquet 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.597

Cet article pose un regard critique sur la place de l’imaginaire dans le développement des technologies numériques dans l’enseignement supérieur français, durant les quinze dernières années. L’imaginaire est abordé suivant trois niveaux : individuel, collectif et social auxquels est ajouté un niveau supplémentaire, celui de l’imaginaire objectivé des projets nationaux. Plusieurs textes et discours officiels, relatifs à l’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur ont été analysés d’un point de vue lexical, soulevant un vocabulaire argumentatif relevant de l’imaginaire. Celui-ci est croisé avec l’imaginaire qui apparaît dans les perceptions qu’ont les enseignants et des étudiants des technologies numériques dans leurs activités. La problématique met l’accent sur le rôle de ces imaginaires pluriels : une utopie nécessaire ou d’inutiles innovations ?

This paper studies the place of the imagination in the development of ICT in French universities, for the last fifteen years. The analysis crosses the perceptions of the various agents. We consider three levels of imagination : individual, collective and social and we add a fourth level : the imagination objectified by national projects. We have done a lexical analysis of several official texts and speeches about digital technologies’ integration in universities, and bring the emphasis on the argumentative vocabulary related to the imagination. This last one is crossed with teachers and students’ imagination, which comes from their perceptions of ICT in learning and teaching activities. The study raises the question of the role of these different imaginations : necessary utopia or useless innovations ?

Sommaire

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

Présentation à la presse du Plan IPT. http://www.epi.asso.fr/revue/37/b37p023.htm, consulté en octobre 2014.

Note de bas de page 2 :

Eléments du discours consultés en octobre 2014 :
http://www.lemonde.fr/ecole-primaire-et-secondaire/article/2014/09/02/francois-hollande-a-clichy-sous-bois-pour-la-rentree-scolaire_4480267_1473688.html

Depuis le plan « Informatique Pour Tous », présenté par Laurent Fabius en janvier 19851, à l’annonce d’un « grand plan numérique pour l’école de la République » par le Président Hollande le 2 septembre 20142, l’objet informatique a investi, avec plus ou moins de bonheur, le champ éducatif français (Moatti, 2010). La démarche, souvent qualifiée de « techno-centrée » par de nombreux observateurs (Rabardel, 1995 ; Perraya, 1995 ; Charlier et al., 2006), s’appuie sur le déploiement de plans et projets gouvernementaux dont les textes officiels et discours ministériels y afférant semblent porteurs d’un imaginaire pluriel. Quels idéaux sont-ils visés ? Quelles promesses sont-elles faites aux acteurs de l’enseignement, qui, eux-mêmes projettent dans cette technicité numérique, leurs propres rêves, mais aussi leurs inquiétudes face aux changements envisagés ?

Note de bas de page 3 :

Nous retenons la définition de l’encyclopédie Larousse 2015 : « Construction imaginaire et rigoureuse d'une société, qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal » [en ligne], consultée le 15 mai 2015. http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/utopie/100497

L’étude menée pose la question de la place de l’imaginaire dans le processus d’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur français, en particulier l’imaginaire véhiculé par les textes et discours officiels, mais également celui propre aux acteurs de l’enseignement supérieur. Ces idéaux évoqués sont-ils l’expression d’utopies3 inatteignables, ou forment-ils finalement un terreau propice à l’évolution ?

Contexte et cadre de l’analyse

L’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur français est un processus évolutif, qui s’inscrit dans un contexte socio-économique et politique. La mise en œuvre de ce processus s’appuie sur un réseau d’actants, au sens donné par Bruno Latour (Akrich et al., 2006), constitué des acteurs humains : enseignants et étudiants, mais également des gouvernements, porteurs des projets nationaux, ainsi que des dispositifs numériques déployés dans un objectif de « mise en action » au cœur des processus pédagogiques.

Les perceptions, images et supposés véhiculés consciemment ou non par les actants de ce réseau constituent un tissu d’imaginaires, pouvant influer sur le déroulement du processus.

1.1. Le concept d’imaginaire

Nous considérons dans cette étude que l’imaginaire est un concept polysémique (Thomas, 1998) dont nous retiendrons une description de Gilbert Durand (1994, 27) qui le considère comme un « connecteur obligé par lequel se constitue toute représentation humaine ». L’imaginaire ne s’oppose pas ici au réel, mais participe à sa construction et même, s’agissant d’un imaginaire pluriel, à sa co-construction. Valentina Grassi (2005) envisage l’imaginaire selon trois niveaux :

Note de bas de page 4 :

Pour Castoriadis, l’imaginaire social est celui « qui crée le langage, qui crée les institutions, qui crée la forme même de l'institution - laquelle n'a pas de sens dans la perspective de la psyché singulière ». La Montée de l’insignifiance - Les Carrefours du Labyrinthe 4, Paris, Le Seuil, 1996, p. 113.

  • un niveau personnel, propre à l’individu, à son histoire personnelle ;

  • un niveau collectif dans lequel l’imaginaire est partagé par un groupe ;

  • un niveau social, au sens donné par Cornélius Castoriadis (1999)4 et qui correspondant à l’ensemble des représentations imaginaires propres à un groupe social.

L’analyse menée s’appuie sur ces trois niveaux d’imaginaire observés, suivant la nature des acteurs du système, auxquels nous ajoutons un concept supplémentaire : celui de l’imaginaire objectivé, notamment dans le cadre des projets nationaux.

1.2. Cadre méthodologique

Note de bas de page 5 :

Analyse lexicographique effectuée dans le champ des sciences de l’information et de la communication, et non dans le champ de la linguistique.

La méthode d’analyse est double : dans un premier temps, nous avons effectué une analyse lexicographique5 de documents et discours ministériels relatifs à l’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur, afin d’en relever les différentes classes d’argumentation. Nous posons ici l’hypothèse que cet argumentaire véhicule massivement les présupposés, idéaux, rêves et peurs qui alimentent un imaginaire social, relatif au numérique dans l’enseignement supérieur.

La deuxième phase de cette étude a eu pour objectif de vérifier, sur le terrain, l’adéquation entre cet imaginaire social et les perceptions des acteurs humains sur ce sujet. Cette étude a été menée auprès de plusieurs groupes d’enseignants et d’étudiants de l’Université d’Aix-Marseille, sur la période de septembre 2013 à juin 2014, de deux manières différentes suivant les groupes :

Note de bas de page 6 :

Café’TICE, organisés régulièrement sur les différents sites de l’Université d’Aix-Marseille, auxquels participent des enseignants/chercheurs de toutes disciplines.

Note de bas de page 7 :

80 étudiants de L1 lors du stage de prérentrée PracTICE (Programme d’accompagnement aux TICE), 30 étudiants de L2 de Droit lors de la formation au C2i (Certificat informatique et Internet), 30 étudiants de L1 et L2 de Sciences, lors d’entretiens individuels en tant qu’enseignant référent, 40 étudiants de M1 à distance.

  • pour les groupes d’enseignants de l’université, l’étude s’est déroulée sous forme d’observations participantes, lors des ateliers d’échange sur les usages et pratiques pédagogiques des TICE6. Soixante-deux enseignants de toutes disciplines ont participé à cette étude ;

  • pour les étudiants, nous avons soumis à quatre groupes de niveau licence et Master (environ cent quatre-vingts étudiants) un court questionnaire relatif à leur perception des TICE7.

Les résultats ont ensuite été corrélés à ceux de la première phase d’étude, afin d’en mettre en lumière les concordances ou les ruptures.

L’imaginaire objectivé des projets nationaux

Les différents gouvernements et leurs ministères en charge de l’éducation nationale sont les acteurs « pilotes » du dispositif global de déploiement du numérique dans l’enseignement. Les textes officiels et les discours ministériels sont ainsi les supports de communication de ce pilotage central, par l’expression des mesures incitatives, des directives et des plans visant à intégrer les technologies numériques dans l’ensemble des activités éducatives. Quels en sont les messages véhiculés ? Quelles réponses sont proposées à quelles attentes ?

Note de bas de page 8 :

Note du 24 avril 1997 paru au BO n°16 du 1er mai 1997

Note de bas de page 9 :

Extrait du discours de Lionel Jospin, le 25 août 1997, Hourtin.

Note de bas de page 10 :

PAGSI. http://www.fonction-publique.gouv.fr/archives/home20020121/lareform/ admelec/teleservices-politique.htm

Note de bas de page 11 :

Plan RE/SO 2007. http://archives.internet.gouv.fr/archives/rubrique090c-59325. html

Note de bas de page 12 :

Mesures Incitatives Pour l’Enseignement, dont l’opération « Micro-portables » : http://www.education.gouv.fr/cid598/bilan-d-etape-de-l-operation-micro-portable-etudiant.html

Note de bas de page 13 :

Discours de F. Fillon sur : http://www.education.gouv.fr/cid570/index.html

Note de bas de page 14 :

Environnements numériques de travail. ftp://trf.education.gouv.fr/pub/educnet/chrgt/sdet/SDET_v2.0.pdf

Note de bas de page 15 :

Rapport Isaac, http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Nouvelle_universite/55/7/universitenumerique_23557.pdf

Note de bas de page 16 :

Plan France Numérique 2012, Eric Besson, http://www.francenumerique2012.fr/

Note de bas de page 17 :

Guide méthodologique de l’université numérique, http://www.france-universite-numerique.fr/IMG/pdf/guide_methodologique_de_l_universite_numerique.pdf

Note de bas de page 18 :

Rapport Fourgous, http://www.missionfourgous-tice.fr/missionfourgous2/IMG/pdf/Rapport_Mission_Fourgous_2_V2.pdf

Le plan national pour l’équipement et la connexion de tous les établissements de l’enseignement public8 et le discours de Lionel Jospin le 25 août 1997, à Hourtin, lors de la 18e université d’été de la communication marquent le début d’une mise en mot forte pour « l’entrée de la France dans la société de consommation »9. Notons en particulier le Programme d’Action Gouvernementale pour la Société de l’Information (PAGSI)10 en janvier 1998 (dans lequel néanmoins, le supérieur est très peu mentionné) et le plan « Pour une REpublique numérique dans la SOciété de l’information » (RESO 2007)11 présenté par Jean-Pierre Raffarin en novembre 2002. Entre 2004 et 2008, se déploient les opérations MIPE12 présentées par François Fillon13 en septembre 2004, visant à favoriser l’accès à Internet à tous les étudiants, puis les ENT14 et les universités numériques thématiques (UNT) en 2006. De 2008 à 2010 quatre rapports dressent le cadre et/ou le bilan des actions en matières d’intégration du numérique dans le supérieur : le rapport Isaac15, commandé par Valérie Pécresse en 2007, le Plan « France Numérique 2012 »16 porté par Éric Besson en 2008, le « Guide méthodologique de l’université numérique »17 élaboré conjointement par la Caisse des Dépôts et la CPU en 2009, puis le rapport Fourgous18 commandé par François Fillon en 2010.

Note de bas de page 19 :

Lancement de France Université Numérique- Octobre 2013. http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid74171/lancement-de-france-universite-numerique.html

Note de bas de page 20 :

Conférence de rentrée universitaires. Septembre 2014. http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid82371/rentree-universitaire-2014-2015-priorite-a-la-reussite-pour-tous.html

Enfin, le dossier France Université Numérique19 présenté par Geneviève Fioraso en octobre 2013 puis les mesures de rentrée 2014-201520 annoncées par Najat Vallaud-Belkacem et Geneviève Fioraso en septembre 2014, mettent l’accent sur la réussite des étudiants et l’insertion professionnelle.

2.1. Corpus de textes

Nous nous sommes intéressés uniquement aux discours et documents officiels traitant de l’intégration des TICE ou du numérique dans l’enseignement supérieur. Notre analyse s’est donc effectuée sur un corpus de 13 textes s’étalant sur la période de 1997 à 2014 et constitué :

  • de discours ministériels présentant ou annonçant un nouveau projet numérique pour l’enseignement supérieur ;

  • de textes officiels relatifs à ces projets (plans, rapports et guides).

Nous avons mené une étude lexicographique, en soulevant la richesse du vocabulaire et des expressions qui véhiculent nombre de présupposés, de promesses, de peurs et de défis à relever en matière de TICE dans l’enseignement supérieur. L’analyse montre également une évolution terminologique et argumentaire qui s’est opérée sur cette période.

2.2. Les principaux arguments

Nous avons mis en évidence quatre classes d’argumentation apparaissant de façon récurrente dans l’ensemble de ces textes :

  • L’incitation par la promesse, les espoirs. Nous relevons par exemple les termes incitatifs tels que « contribuant à », « permettant de », « facilitant », « promettant »…

  • L’argument des peurs, notamment la peur du retard, de la « fracture numérique », de l’avenir.

  • L’argument de la croissance, du renforcement, de la dynamique et de l’évolution.

  • L’argument du défi, de l’enjeu.

Note de bas de page 21 :

Déclaration de Lionel Jospin, Premier ministre, le 25 août 1997, Université d’été de la communication à Hourtin.

Note de bas de page 22 :

Discours de Jack Lang, ministre de l’Éducation Nationale, le 20 août 2001, Université d’été de la communication à Hourtin.

Note de bas de page 23 :

Discours de Jean-Pierre Raffarin, Premier Ministre, lors de la présentation du plan RE/SO 2007, le 12 novembre 2002.

Cette terminologie incitative véhicule et renforce des croyances, des peurs, des convictions, souvent énoncées de façon affirmative et personnelle dans le cadre des discours : « Je suis convaincu que les technologies de l’information constituent un vecteur d’apprentissage du savoir et d’accès à la culture »21, « Les technologies de l’information sont un instrument de transformation de la pédagogie dans toutes les disciplines. […] Elles constituent […]. Elles permettent […]. Elles modifient […] »22, « […] vous faire part de mon intérêt personnel pour des technologies dont les promesses sont immenses. […] Notre confiance dans le rôle des TIC ne doit donc pas faiblir […], Les TIC sont porteuses de promesses dans tous les domaines […]. Les TIC sont le gage d’une meilleure productivité […] »23.

Les arguments employés sont construits sur les idées générales communément admises, renforçant ainsi les imaginaires collectifs « positif » et « négatif » :

– imaginaire « positif » : amélioration du service, richesse des ressources, rapidité, accès ouvert à l’information, facteur favorable à la réussite et à l’insertion des étudiants, abolition des distances et du temps ;

Note de bas de page 24 :

Rapport de Henri Isaac à Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, remis le 10 octobre 2007

– imaginaire « négatif » : fracture numérique, retard de la France et peur des conséquences, fossé entre les générations, freins, « ensemble d’obstacles qui demeurent à ce jour »24.

Note de bas de page 25 :

Note du 24 avril paru au BO n°16 du 1er mai 1997

Note de bas de page 26 :

Discours JP. Raffarin, en 2002, plan  « RESO2007 » – précédemment cité.

Ces textes visent cependant à objectiver l’ensemble de ces croyances et de ces peurs par la mise en œuvre de projets nationaux, comme solutions incontournables : « l’objectif est d’intensifier l’utilisation du multimédia dans les activités usuelles de formation, en permettant aux étudiants et aux enseignants d’accéder dans de bonnes conditions aux ressources numérisées, de disposer de moyens de communication faciles, de produire des documents »25, « la politique de prise en compte des TIC dans notre politique éducative sera également un axe majeur de notre action. […] Il faut rendre obligatoire une formation initiale aux TIC et rendre possible une formation continue»26,…

Les mesures incitatives, les rapports, plans et guides méthodologiques proposent, imposent ou soutiennent un certain nombre d’actions et de mesures à mettre en place par les établissements du supérieur comme solutions à l’atténuation des facteurs négatifs (peurs, retard, freins…) et au renforcement des facteurs positifs (réussite des étudiants, insertion des diplômés, accès ouverts et massifs à tous publics, etc.)

2.3. Une évolution des discours

Jusqu’en 2007, les textes et discours abondent en arguments liés au retard, soulevant les conséquences graves, les risques, les obstacles, l’urgence, le fossé intergénérationnel et l’argument massue que constitue la « fracture numérique ». L’emploi du futur dans les affirmations renforce la projection vers « une révolution », « un renouveau » ou un « bouleversement » accompagné d’une vision dynamique du « mouvement », de la « transformation » et du « changement ».

Le vocabulaire est techniciste, centré sur « l’outil », les équipements, les technologies de l’information, puis les TIC et TICE, insistant sur les aspects quantitatifs tels que « le faible taux d’équipement », le « nombre encore limité », ou « une offre insuffisante ».

C’est cependant l’argument incitatif de la promesse, de l’espoir, qui reste le plus important sur cette période. L’image projetée de la confiance, de l’intérêt, des promesses contenues dans les technologies est renforcée par des formes verbales incitatives : « doit donner », « peut devenir », « en renforçant », « en offrant », « en permettant », « pour favoriser », « encourager à », …

À partir de 2008, un glissement s’opère en termes de message véhiculé et de réponses aux attentes. Le facteur du retard s’efface peu à peu (sans disparaître totalement) au profit de celui relatif à la croissance et l’évolution, ainsi que l’argument de l’enjeu, du défi et de la compétitivité. Les termes de « numérique » et de « dispositif » apparaissent au détriment des « technologies » et des TICE. Une nouvelle génération est évoquée : les « natifs du numériques » ou « digital natives » (Prensky, 2001), public actuel dans la sphère des apprenants. Le numérique est perçu comme un levier, un facteur de réussite et d’insertion professionnelle des étudiants. Il est adossé aux « pratiques pédagogiques » et aux « pédagogies innovantes».

Note de bas de page 27 :

Massive Online Open Courses.

Note de bas de page 28 :

Rapport de la mission parlementaire de Jean-Michel Fourgous, sur demande de François Fillon, Premier ministre, le 24 février 2012.

La multiplicité des objets numériques et surtout leur démocratisation engendre une effervescence de termes empilés dans les discours. Ces objets allant du « cours enregistré » aux serious games, réseaux sociaux et MOOC27, sont évoqués avec des arguments incitatifs mais surtout de croissance, d’évolution, d’essor : « les atouts interactifs du Web 2.0 », « le potentiel créatif des outils numériques », « image positive, moderne et crédible »28.

Note de bas de page 29 :

Dossier France Université Numérique. Octobre 2013.

L’avènement de FUN, de son « agenda numérique » et de sa plateforme de MOOC amorce un nouveau virage dans les discours et les textes argumentaires en faveur du numérique qui se veulent davantage centrés sur les usagers : « […] en mettant les étudiants au cœur du projet pédagogique […]. Les enseignants seront encouragés à développer des outils innovants en matière de numérique dans leurs pratiques pédagogiques […] »29. L’outil devient un agent « au service de la réussite des étudiants », le numérique s’inscrit « comme levier d’une université en mouvement […]. Il devrait transformer en profondeur la façon d’enseigner».

Note de bas de page 30 :

Discours de Geneviève Fioraso, ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, le 2 octobre 2013, pour la présentation de France Université Numérique.

Note de bas de page 31 :

Dossier FUN. Déjà cité.

L’argumentation est essentiellement tournée vers l’incitation d’une part et l’évolution d’autre part : « université en mouvement, […] université performante, innovante et ouverte sur le monde » 30, « impulsion décisive », « les cinq prochaines années seront décisives et verront exploser le marché mondial de l’e-éducation », « évolution profonde »31.

Imaginaires personnels et collectifs des acteurs

Dès les premiers plans de déploiement du numérique dans l’enseignement supérieur, de nombreuses observations, études et enquêtes ont été menées sur le plan national comme outre-Atlantique (Raby et al., 2011 ; Endrizzi, 2012). Elles mettent en évidence des approches différentes en matière de TICE suivant les différents acteurs : enseignants et étudiants. Plusieurs angles d’observation sont abordés : l’intérêt perçu, les usages envisagés et ceux avérés, jusqu’aux impacts et bilans de ces usages. Nous nous intéressons dans cette étude aux perceptions qu’ont ces acteurs de l’objet numérique dans un cadre d’usage (Flichy, 2003) relatif à l’enseignement, à la pédagogie ainsi qu’à l’apprentissage et l’acquisition des connaissances. Ces perceptions émanent d’un imaginaire à la fois personnel, en lien avec sa propre histoire, son propre vécu, et collectif, partagé par chaque communauté, enseignants et apprenants.

3.1. Perception du numérique par les enseignants

Les observations menées dans les ateliers d’échange avec les enseignants montrent à quel point le numérique suscite un imaginaire communément partagé par les enseignants : Le numérique est un « atout », une « valeur ajoutée » pour l’enseignement. Les objets numériques permettent « d’améliorer » l’acquisition des connaissances, de « motiver » les étudiants. Ils renforcent le « partage », « la créativité » des apprenants et développent la « coopération ». Les dispositifs d’enseignement à distance suscitent une perception unanime d’ubiquité de l’enseignant et d’abolition des exigences temporelles et spatiales.

Cependant, si l’envie suscitée par les innovations pédagogiques avec le numérique est de plus en plus vive, de nombreux freins perdurent et alimentent l’imaginaire négatif partagé à la fois personnel et collectif : l’utilisation des TICE est « compliquée » et « chronophage », trop faiblement « reconnue » par l’institution. La mise à disposition de ressources pédagogiques numériques sur les plateformes de cours en ligne « risque de vider » les amphis et soulève des craintes en matière de propriété intellectuelle, de diffusion non consentie sur des espaces publics, voire de « pillage » de ces ressources.

La barrière relative à la compétence technique est cependant moins importante qu’au début de la décennie, mais une autre crainte est renforcée : celle du changement de pratique pédagogique, voire de posture (Lameul, 2014).

Enfin, malgré une progression significative de l’usage des outils numériques par les enseignants, ceux-ci restent peu convaincus de leurs bénéfices sur la réussite des étudiants.

3.2. Perception du numérique par les étudiants

Le premier constat de l’enquête menée auprès des groupes d’étudiants est la pauvreté de leurs réponses en ce qui concerne l’usage des technologies numériques dans leurs apprentissages. Si la génération des digital natives, est extrêmement consommatrice de ces objets numériques, il s’agit principalement d’usages privés (Campillo et Agostinelli, 2011), sans réflexion majeure quant à leur potentiel éducatif éventuel. Ces natifs du numérique véhiculent bien moins de croyances, d’espoirs, ou de peurs – et donc d’imaginaires – vis-à-vis des TIC, dans la mesure où ils se sont déjà « approprié » l’objet (Breton et Proulx, 2002). Le numérique est généralement intégré dans leur vie, dans leurs communications, voire dans leur identité même.

Les réponses des étudiants ont néanmoins relevé que, pour la majorité d’entre eux, la mise à disposition de ressources pédagogiques numériques sur Internet leur permet de « suivre les cours d’autres disciplines », de « compléter » et « d’approfondir » leurs connaissances. Le numérique, et notamment la mise en ligne de cours et de ressources pédagogiques, est pour eux facteur de réussite et « pourrait » favoriser l’insertion professionnelle. Néanmoins, plus de la moitié des étudiants ont évoqué plusieurs craintes quant à l’usage exclusif d’un cours en ligne : la « perte d’attention », la « démotivation » et les « difficultés » de compréhension.

Certains étudiants estiment que les TIC « renforcent » la communication avec les équipes pédagogiques. L’usage du mail, par exemple, est présenté comme un moyen de questionner l’enseignant en dehors du temps de cours et de façon privée. Les outils numériques favorisent les échanges avec leurs pairs, notamment grâce aux forums de cours et aux groupes constitués sur leurs réseaux sociaux.

L’imaginaire intrinsèque des objets numériques

Note de bas de page 32 :

Référence aux « serious games »

Note de bas de page 33 :

http://openaccess.mpg.de/Berlin-Declaration

Parmi les actants de ce processus, l’objet numérique est lui-même vecteur de son imaginaire puisqu’il véhicule sa propre affordance à tel ou tel usage. Julian Alvarez (2014) montre bien que le jeu vidéo, sans pour autant qu’il soit qualifié d’éducatif ou de serious32, porte en lui certaines qualités éducatives, ou tout au moins de renforcement de capacités comportementales, sensori-motrices ou intellectuelles. De même, Internet, concentrant une immense partie du Savoir planétaire, participe par essence à l’imaginaire de l’accès pour tous à la connaissance, comme précisé dans la Déclaration de Berlin sur le « libre accès à la connaissance » (2003)33.

Note de bas de page 34 :

Massive Online Open Course – Cours en ligne ouverts et massifs.

Note de bas de page 35 :

Discours de Geneviève Fioraso, présentation de FUN, octobre 2013. Déjà cité.

Cet accès ouvert et intemporel renvoie aux espaces d’enseignement à distance et plus récemment aux MOOC34, dont le nom même véhicule une panoplie de présupposés diversifiés dans les communautés d’apprenants et d’enseignants, soutenus et renforcés par les discours ministériels35.

Concordance et rupture des imaginaires

La mise en perspective de ces résultats aboutit à plusieurs constats.

5.1. Un imaginaire « négatif » disjoint

La totalité des arguments présents dans les textes officiels, évoquant les craintes, les freins et obstacles, est très éloignée des freins et obstacles cités par les enseignants et les étudiants. Il est intéressant de constater que ces perceptions « négatives » véhiculent des imaginaires situés à des niveaux différents. Les arguments avancés dans les textes officiels se situent à un niveau social, et ne soulèvent - très adroitement - aucun argument négatif lié à une communauté ou une catégorie d’acteur (enseignant ou étudiant).

L’imaginaire négatif des acteurs humain se situe en revanche à un niveau personnel ou collectif. Les arguments sont cependant disjoints entre les deux communautés, en rapport avec les pratiques et les centres d’intérêt personnels ou propres à chacun des deux groupes. Les perceptions évoquées reflètent les attentes, les peurs, les croyances individuelles de chacun des acteurs. Cet imaginaire se retrouve davantage dans les communautés d’enseignants, notamment par l’évocation des craintes relatives à leur métier, la reconnaissance des activités avec le numérique, mais également les peurs de se voir dépossédés de leurs productions.

5.2. Un imaginaire « positif » globalement partagé

Hormis les arguments liés aux aspects sociétaux (enjeu, croissance, évolution, …), la majorité des facteurs positifs exprimés dans les textes officiels est partagée par les enseignants et les étudiants : l’abolition du temps et des distances, l’ubiquité ressentie des acteurs sur les dispositifs de cours en ligne, la disponibilité et la richesse des ressources, la valeur ajoutée aux enseignements. Un facteur favorable partagé par les enseignants et les étudiants n’est cependant pas évoqué dans les textes officiels : celui du renforcement des échanges, de la communication et de la créativité.

Note de bas de page 36 :

Les usages pédagogiques du numérique  – Enquête réalisée pour le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, en septembre 2013.

Quelques divergences apparaissent entre les deux communautés, telles que la perception du numérique comme facteur favorable à la réussite et à l’insertion des étudiants, sur lequel les enseignants restent très circonspects. En revanche, les étudiants estiment que l’usage du numérique peut être un « catalyseur de la transmission du savoir et de la réussite des étudiants » (constats corroborés par l’enquête ministérielle de septembre 201336), alors que les enseignants sont beaucoup plus réservés sur ce point.

Utopies nécessaires ou inutiles innovations ?

L’intégration du numériques dans l’enseignement supérieur s’inscrit dans le processus de l’innovation technologique, qui s’envisage d’abord sous forme d’utopies, de « projets d’une autre réalité » (Sfez, 2002, 15), reflétant cependant les rêves d’une époque (Musso, 2007), souvent exprimés dans les textes et discours soutenant les projets et les plans numériques pour l’éducation. Or, « comme le souligne Patrice Flichy (2001), les discours sur les techniques précèdent les pratiques sociales, ils contribuent à ouvrir le champ de ces pratiques en utilisant des arguments, des figures, des récits qui inscrivent les techniques dans un champ de possibles, un champ d’imaginaire parfois techniciste, parfois utopique » (Thibault et al., 2002, 3).

À travers l’étude menée, il semble qu’une partie de l’imaginaire véhiculé par le numérique éducatif ait tenu ses promesses : facilitateur de l’accès au savoir, ou tout au moins à l’information, sous des formats divers, atténuant les contraintes temporelles et géographiques, facilitateur du partage entre pairs, de la communication diversifiée, le numérique objective, par les usages éducatifs constatés, une part de ces atouts imaginés. Néanmoins, le déploiement de ces innovations apporte-t-il de réelles évolutions, positives, dans l’enseignement supérieur, comme le prophétisent les discours ministériels ? Les usages envisagés dans ces textes, portant la vision idyllique d’une nouvelle ère éducative, sont-ils avérés ? Où au contraire, doit-on faire le constat de la stagnation, comme le souligne Marcel Lebrun (2013) qui dresse un bilan de dix années de promesses et d’imaginaires du numérique en éducation.

Et si nous perdions cette merveilleuse faculté d’imaginer ?... Que resterait-il de l’humanité, stagnant dans une ère immuable, sans évolution possible. Rêves, images de fiction, idéaux et utopies sont nécessaires à l’humanité pour son propre développement, son évolution, comme le souligne Boris Cyrulnik (1997), même si ces avancées oscillantes donnent parfois à penser à de sombres reculs, dans une vision mezzo. Ces rêves sont tout autant nécessaires à l’évolution du monde éducatif, même si, là aussi, certaines phases paraissent régressives, ou tout au moins stagnantes.