La ludicisation du numérique : vers une subversion des architextes informatiques ?
Étude de cas d’un blog-BD The playification of digital technology: toward a subversion of architext softwares? A case study of a comics-blog

Philippe Paolucci 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.815

L’objectif de cet article est d’interroger le potentiel ludique d’un architexte informatique, c’est-à-dire un dispositif normatif visant à conditionner l’écriture. Nous postulons en effet que le détournement d’un architexte à des fins artistiques et narratives implique l’adoption d’une attitude à la fois ludique et subversive. Ludique, car il est question d’interroger les alternatives d’usage d’un système prescriptif, autrement dit d’un ensemble de règles. Subversive enfin, car l’auteur soumet une structure préformatée, élaborée selon une logique communicationnelle particulière, à des usages insolites, lesquels auront pour effet de redonner du sens au geste interactif du lecteur. Démarche par conséquent autant ludique que subversive, que nous analyserons à la lumière d’un objet bien spécifique : un blog-BD.

In this paper, we explore the playful side of architext software, which is a prescriptive device aimed at determining writing. Actually, we assume that the distortion of an architext for narrative and artistic purposes implies taking on a subversive and playful attitude. Playful, since alternative uses of a prescriptive system – a set of rules – is thought through ; and subversive, since the pre-formatted structure created by the author according to a particular communicational logic is subject to unusual uses that will give a new semantic value to the interactive act made by the reader. This approach is consequently subversive as much as it is playful and we shall analyze it in the light of a truly particular object : a comics-blog.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Peu de réflexions sur le jeu ont échappé à la nécessité de stabiliser l’acception du terme gameplay, en distinguant la structure de règles (le game) de la propension d’un objet donné à créer une attitude ludique (le play). Indispensable à plus d’un titre, cette rigueur terminologique apporte d’emblée un premier éclairage sur la notion de jouabilité :

Si certaines situations ne permettent pas à l’individu d’adopter une attitude ludique, d’autres, en revanche, présentent des traits qui rendent son adoption plus aisée, elles présenteront une plus grande « jouabilité », un plus grand potentiel d’adaptation à l’attitude ludique. (Genvo, 2012).

Note de bas de page 1 :

L’École de Paris désigne la sémiotique greimassienne, laquelle s’est constituée à Paris durant les années 1970, autour du séminaire animé par Greimas lui-même. En accord avec le structuralisme saussurien, l’École de Paris revendique une posture épistémologique immanente : les ensembles signifiants sont déconnectés de leur entour social et analysés du point de vue de leur structure interne. À l’heure actuelle, peu d’études respectent une telle ascèse épistémologique. Les travaux menés dans le champ des Game studies le montrent bien : l’application brutale d’une grille de lecture greimassienne ne suffit pas à mettre en évidence toute la complexité de l’objet-jeu. Tout au plus s’agit-il d’une première étape, certes nécessaire, qu’il convient de compléter par des considérations d’ordre sociologique, tournées vers les conditions sociales de production et de réception des jeux.

Nous qualifions donc de jouable une situation susceptible de plonger l’acteur dans une expérience de jeu. Il est intéressant de souligner que nombre de théoriciens (Genvo, 2006 ; Mpondo-Dicka, 2006) ont dans un premier temps abordé ce processus de médiation ludique dans une optique sémiotico-ludologique, en s’appuyant entre autres sur les acquis de la sémiotique narrative. Nous le savons, la théorie des modalités d’Algirdas Julien Greimas a été appliquée avec succès à l’analyse du gameplay : le pôle game suppose ainsi un devoir-faire (il indique ce que le joueur doit faire) et un pouvoir-faire (il lui délivre des informations sur ce qu’il peut faire) ; le pôle play, quant à lui, induit un vouloir-faire (l’usager doit vouloir jouer) et un savoir-faire (savoir manipuler le jeu, contrôler son avatar etc.). Nous n’insisterons pas davantage sur l’approche greimassienne du jeu qui, dans le cadre plus général d’une réflexion sur la ludicisation du numérique, est parfois réinvestie avec profit (Rio, 2014). Cependant, si la sémiotique greimassienne offre un arsenal méthodologique mobilisable dans des cas concrets d’analyse, son application montre vite des limites, directement liées au principe d’immanence cher à Greimas et ses collaborateurs. Aussi n’est-il guère étonnant que la narratologie greimassienne ait petit à petit cédé sa place à une position sémio-pragmatique, sans doute plus à même d’interroger l’impact du numérique sur notre conception du ludique. Il convient néanmoins de préciser que le recours à la sémiotique de l’École de Paris n’a que très rarement débouché sur l’évacuation de toute préoccupation pragmatique1. Reconnaître dans une situation une dimension ludique dépend ainsi, comme le mentionne Sébastien Genvo, d’un jeu d’association qui reste déterminé par la situation biographique de l’acteur, par son milieu culturel et ses conditions sociales (Genvo, 2006). Notons enfin que l’affirmation d’une orientation sémio-pragmatique, marquée par une prise en compte croissante des conditions contextuelles dans notre appréhension du ludique, coïncide sans surprise avec l’actuelle évolution de nos pratiques d’écriture et de lecture sur support numérique. C’est justement cette évolution que nous tenterons de mettre en relief dans l’espace de cet article, en nous appuyant sur la notion d’architexte.

Note de bas de page 2 :

Comme son nom l’indique, un blog-bd est un blog tenu par un bédéiste, sur lequel sont publiés des strips. URL <http://lebloggirlydemoon.blogspot.fr/>

Reprise des travaux de Gérard Genette et réinterprétée, dans le champ des sciences de l’information et de la communication, par Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier (2005), la notion d’architexte désigne un modèle informatique dont la fonction première est de conditionner et de mettre en forme l’écriture. Des logiciels tels que Word et Powerpoint, entre autres exemples, proposent en effet des modalités d’écriture prêtes à l’emploi, dont l’adoption participe à l’émergence de textes stéréotypés. Produire un contenu avec Powerpoint, c’est alors se conformer, souvent inconsciemment, à un impératif de concision (faire des phrases courtes, énumérer les idées principales etc.), encouragé par une segmentation de l’information sous forme de liste à puces ou de liste numérotée. Tout architexte repose donc sur une anticipation des usages, sur une tentative d’encadrer les pratiques, sans toutefois réussir à les déterminer complètement. Les expériences numériques dans le domaine de l’art ont d’ailleurs fort bien montré que ces patrons architextuels, parce qu’ils sont restrictifs et s’inscrivent dans une logique de normalisation, constituent d’excellents terrains de jeu. Le but poursuivi par l’artiste est alors simple : enfreindre sans vergogne des consignes d’écriture, autrement dit contrevenir aux instructions édictées par l’architexte. Dans cette perspective, jouer sur support numérique, ou plutôt se jouer du numérique, renvoie donc à une performance subversive. Car il s’agit bien d’une subversion : créer, c’est subvertir des injonctions d’usage, aujourd’hui largement institutionnalisées, souvent camouflées sous une interface graphique attrayante et facile d’accès. L’acte de création devient dès lors un acte ludique. Ludique car subversif. Pour illustrer ce dernier point, nous nous appuierons sur les créations atypiques d’un dessinateur de bandes dessinées numériques connu sous le pseudonyme de Moon, dont le blog-BD2 contient nombre de billets que l’on peut de bon droit qualifier de subversifs.

2. Numérique et processus de ludicisation

Le numérique repose sur la traduction en langage naturel de contenus au préalable discrétisés sous forme binaire, généralement des 0 et des 1. La discrétisation a donc pour conséquence de ramener tout contenu à un ensemble d’entités discrètes, des primitives, manipulables via le calcul. Dit autrement, en discrétisant un contenu, le numérique libère ipso facto son potentiel calculatoire. Sur ce point, nous rejoignons les travaux de Bruno Bachimont, pour qui le numérique se caractérise avant tout par la discrétisation et la manipulation :

Le numérique se définit comme une discrétisation et une manipulation : une réalité donnée, un contenu, est rapporté à des unités discrètes, c’est-à-dire distinctes les unes des autres, vides de sens, sur lesquelles des opérations ou transformations machinales ou mécaniques, c’est-à-dire exécutables par une machine, sont appliquées. (Bachimont, 2014)

Note de bas de page 3 :

Il s’ensuit la possibilité de distinguer deux types de manipulation. Une manipulation mécanique, prise en charge par la machine et appliquée à des unités discrètes ; et la manipulation par le lecteur de formes de restitution, ce que nous appelons usuellement l’interactivité.

Du côté de la réception, cette forme d’enregistrement discrétisée et manipulable de façon mécanique sera bien entendu convertie, au moyen d’un processus computationnel, en une forme de restitution douée de sens, sémiotiquement interprétable par un utilisateur lambda. La médiation du calcul expose donc l’usager à des entités qu’il peut appréhender et interpréter par le biais de l’interactivité3. Or cette interactivité inhérente au numérique, parfois considérée comme synonyme de « jouable », justifie selon nous l’ouverture d’une réflexion sur le concept de ludicisation, tel que défini par Genvo :

Nous proposons donc de nommer ludicisation ces processus qui consistent à faire entrer un objet dans l’aire du jeu. Plus précisément, il s’agit de pouvoir décrire comment un objet entre dans un processus pour être qualifié et accepté par la suite comme un « jeu », en soulignant que l’acception prêtée à ce terme est relative à un certain contexte socio- culturel (Genvo, 2013)

Il va de soi que le numérique, en tant que support producteur de contenus interactifs, est particulièrement exposé à ce processus de ludicisation. Stéphane Vial, dans un travail doctoral consacré à l’impact du numérique sur notre perception du réel, assigne ainsi aux interfaces graphiques une dimension ludogène, et affirme que leur seule manipulation constitue d’ores et déjà une expérience ludique :

Tout comme on admire les ronds dans l’eau, le simple fait de voir comment se comporte une interface sous l’effet des interactions que l’on développe avec elle est spontanément ludique. Qui n’a jamais survolé le menu d’un site Web avec sa souris sans aucune intention de cliquer sur telle ou telle rubrique, mais simplement pour le plaisir de voir ce que ça fait ou de voir ce qui se passe ? Le sous-menu va-t-il simplement se dérouler vers le bas ? changer totalement de couleur ? s’ouvrir progressivement dans un effet de fondu animé ? ou encore provoquer une recomposition complète de la mise en page ? Pour le savoir, il faut essayer. Et l’essayer, c’est ludique. C’est ludique parce que c’est source de plaisir, un plaisir jouable que nous appellerons à dessein un playsir (…). En face d’une interface, l’adoption d’une attitude ludique est donc quasi immédiate (…). C’est pourquoi, selon nous, le numérique n’est pas seulement soumis à des processus de ludicisation. Le phénomène numérique est intrinsèquement ludogène (Vial, 2012).

Sans ignorer l’existence de tels phénomènes, nous tenterons d’approcher la notion ludicisation sous un angle quelque peu différent. Comme nous l’avons déjà précisé, notre présente réflexion s’intéresse à des pratiques à l’évidence moins visibles, par conséquent plus difficilement observables. Il s’agit d’étudier comment un système à première vue normatif (ici un blog) peut comporter une certaine dose de jouabilité. De manière plus spécifique, nous nous focalisons sur l’actualisation ludique d’une telle structure architextuelle, notamment lorsqu’elle est détournée de ses fonctions initiales à des fins artistiques et narratives.

3. L’actualisation ludique d’un architexte informatique : étude de cas d’un blog-BD

Note de bas de page 4 :

Une différence sépare tout de même l’image actée de Jean-Louis Weissberg et l’effectuation d’Etienne Perény. Pour ce dernier, en effet, l’effectuation est pensée à l’aune d’une autre forme d’interactivité, plus complexe et propre aux jeux vidéo. Nommé « instanciation », ce régime interactif suppose, d’une part, une projection du joueur dans un alter-ego machinique (l’avatar) et, d’autre part, la possibilité de modifier les modalités de visualisation de l’espace simulé (changement de point de vue, d’échelle etc.). Le passage de l’effectuation à l’instanciation équivaudrait alors, toujours selon Perény, à une étape essentielle dans la concrétisation (au sens simondonnien) de l’image interactive. Voir sur ce sujet, en plus de l’ouvrage d’Etienne Perény cité ci-dessus, la thèse d’Etienne Armand Amato (2008).

La suite de cet article s’applique à décrire les expérimentations narratives auxquelles s’est adonné le bloggeur-BD Moon. À travers 58 billets, écrits et dessinés entre le 29 octobre 2009 et le 12 juillet 2010, Moon s’est plu à détourner, à transgresser les conventions d’usage de la forme-blog. Or, nous le verrons, cette stratégie subversive, si elle est programmée par l’auteur au cours d’un acte de création devenu un acte de jeu, ne devient effective que sous l’action du lecteur. Il appartient effectivement à ce dernier de mettre au jour le projet de subversion, d’en assurer l’actualisation en activant les mécanismes interactifs élaborés par Moon. Aussi nous semble-t-il nécessaire, pour prendre toute la mesure de cette co-participation auteur-lecteur, d’accorder quelque attention aux dispositifs interactifs confectionnés par le bédéiste, d’étudier en quoi leur appropriation implique l’adoption d’une posture ludique. Pour ce faire, nous mobilisons la notion « d’effectuation », extraite des travaux d’Etienne Perény sur l’image interactive (2013). Semblable peu ou prou au concept « d’image actée » théorisé par Jean-Louis Weissberg (1999), l’effectuation désigne « un acte local appliqué à l’image interactive, lequel entraîne une chaîne de type action-réaction » (Perény, Ibid.)4. Cliquer sur un lien hypertexte, choisir une option dans un menu déroulant ou fermer une fenêtre sont de parfaits exemples d’effectuation, c’est-à-dire une manipulation instrumentale à vocation essentiellement utilitaire. Notre objectif dans ce qui suit est de montrer que de tels gestes effectuatifs, malgré leur simplicité d’exécution, acquièrent dans certains contextes d’usage une plus-value sémantique. L’effectuation sera alors considérée comme un acte sémantiquement fort, dont l’application divulgue le détournement d’un architexte. Il est clair que le sentiment de jeu, le « playsir » pour reprendre Vial (2012), est intimement lié à cet effet de divulgation et de dévoilement.

3.1. Imiter et inclure les outils d’interaction du blog dans la diégèse

Note de bas de page 5 :

 URL <http://lebloggirlydemoon.blogspot.fr/search?updated-max=2009-11-27T23:17:00%2B01:00&max-results=1>

En tant que « structure de production textuelle préformatée » (Desseilligny, 2010), le blog présente tous les traits de l’architexte : il encourage le scripteur à rédiger des billets concis, à réduire au maximum les intervalles de temps entre chaque publication, enfin à accepter un mode d’échange spécifique (commentaires). Notre attention se porte pour commencer sur la fonction commentaire, telle qu’exploitée dans un strip en date du 25 novembre 20095. Intitulé « l’ascenseur », ce dernier comprend trois vignettes disposées les unes sur les autres, consultables via le scrolling vertical du navigateur Internet. Pour plus de clarté, nous reportons ci-dessous les vignettes en question :

Figure 1. Le strip « l’ascenseur »

Figure 1. Le strip « l’ascenseur »

Force est de constater que le contenu diégétique de cette bande est des plus banals : un personnage à tête de lune s’apprête à prendre l’ascenseur (première case, située sur le bord supérieur), et descend jusqu’au premier étage (dernière vignette, située sur le bord inférieur). Pour comprendre l’intérêt d’un tel strip, a priori dénué de toute tension narrative, il convient de pousser la lecture jusqu’aux commentaires (figure 2). Ceux-ci, en apparence tout à fait normaux, sont en fait fictifs, créés de toutes pièces par le bédéiste :

Figure 2. Les faux commentaires imaginés par l’auteur

Figure 2. Les faux commentaires imaginés par l’auteur

Alors que les deux premiers commentaires pointent l’absence de chute, le troisième nous enjoint à cliquer sur un élément de la première vignette. Une fois revenu à la case initiale, et après avoir effectué l’action demandée, le lecteur accède à la véritable conclusion de cette curieuse anecdote : l’ascenseur entre littéralement en collision avec les commentaires, les perçant au passage, avant de s’écraser au bas de la page (figure 3).

Figure 3. L’ascenseur transperce les commentaires

Figure 3. L’ascenseur transperce les commentaires

Histoire d’ascenseur donc, à tous les niveaux : ascenseur dans lequel s’engage le protagoniste, ascenseur que l’internaute fait défiler pour passer d’une vignette à l’autre. Parallèle entre la diégèse et le processus de lecture, d’autant plus inventif que la chute exige un retour en arrière, un déplacement du curseur vers le haut de l’écran. Cela posé, le régime interactif mis sur pied par l’auteur n’en reste pas moins sommaire, et n’invite qu’à une manipulation de nature effectuative : une première étape de désignation (sélectionner une zone de l’écran) est suivie d’une activation (cliquer sur ladite zone). Ce qui surprend le lecteur, le lectacteur dirait Weissberg (1999), c’est donc moins le mécanisme interactif, au demeurant très rudimentaire, que la diégétisation d’un outil d’interaction, d’accoutumée extérieur au narré. En intégrant les commentaires dans le contenu fictionnel, l’auteur resémantise la participation effectuative du lectacteur. Par son clic, celui-ci ne se contente pas de passer d’un état 1 à un état 2, par exemple en ouvrant une nouvelle page, mais dévoile une instrumentalisation du modèle-blog. À l’évidence, les qualités ludogènes de ce strip seraient quasiment nulles si sa manipulation, aussi minimaliste soit-elle, ne mettait pas en exergue une appropriation insolite d’un gabarit architextuel.

Note de bas de page 6 :

URL < http://lebloggirlydemoon.blogspot.fr/search?updated-max=2010-07-27T15: 58:00%2B02:00&max-results=1 >

Le second billet que nous analysons relève d’une logique interactive en partie similaire : l’internaute se contente, une fois de plus, de cliquer sur une zone de l’image. Sur le plan sémantique en revanche, le strip analysé ci-après se démarque du précédent par un investissement accru du lecteur dans le déroulement de l’histoire, son intervention le propulsant de l’autre côté, dans la peau de l’auteur. Plus intéressant, cet amalgame entre auteur et lecteur a lieu, ce qui n’est sans doute pas un hasard, dans l’ultime billet du blog6.

3.2. Manipuler le lecteur

Arrivé au dernier strip, le lecteur endosse donc le rôle d’auteur. Cette opération de transfert, toutefois, ne s’effectue pas d’emblée, de façon automatique. Avant de prendre les commandes, l’internaute voit en effet défiler sous ses yeux, à la manière d’une cassette vidéo rembobinée à grande vitesse par un magnétoscope, l’ensemble des billets, réduits pour des raisons de commodité à une image chacun, qui constituent le blog. Le lecteur, qui n’a bien sûr aucune prise sur cette courte animation, assiste de fait à un véritable récapitulatif de son activité de lecture. Tout ce qu’il est supposé avoir lu apparaît devant lui en accéléré, réactivant au passage des souvenirs de lecture plus ou moins récents selon les individus. Ce n’est qu’à la fin de ce défilement antéchronologique que deux vignettes inédites, présentées comme antérieures au premier strip du blog, apparaissent à l’écran. Baptisées 00… si rien de tout ça n’arrive ?, celles-ci montrent Moon assis devant son écran d’ordinateur, en train de garnir le formulaire d’inscription de l’hébergeur Blogspot. Le titre ainsi que l’adresse du blog ayant déjà été renseignés, il ne reste qu’à cliquer sur le bouton « créer » (figure 4). Or, il revient au lecteur, chargé à cet instant précis du pouvoir démiurgique de l’auteur, de décider : soit il entérine la création du blog, et est d’office redirigé vers le premier billet de cette curieuse aventure, soit il fait le choix inverse. Dans ce dernier cas, un court texte de remerciement, rédigé par Moon, met un point final à toute cette histoire.

Figure 4. Le formulaire d’inscription de Blogspot

Figure 4. Le formulaire d’inscription de Blogspot

On s’en doute, privilégier la seconde option génère un paradoxe : en cliquant sur « ne pas créer », on active un message conclusif qui, par sa teneur même, atteste l’existence du blog. Autrement dit, c’est en choisissant de ne pas se lancer dans cette entreprise de subversion que le lecteur/auteur en révèle le total accomplissement. Bref, quelle que soit la solution retenue par l’usager, le résultat obtenu sera sans doute contraire à ses attentes : le bouton « créer » ne le gratifie d’aucune information neuve, mais au contraire le condamne au déjà-vu de la relecture ; le bouton opposé, quant à lui, exhibe le plein achèvement de ce qu’il prétend néantiser, à savoir une pratique subversive arrivée à bon terme. Si, comme l’argumente Yves Jeanneret, l’interactivité est une « interprétation actualisée dans un geste » (2007), alors force est d’admettre que cet exemple tire sa saveur d’un clivage entre, d’un côté, le sens que le lecteur s’attend à faire surgir en interagissant avec l’image, et, de l’autre, celui que son effectuation revêt in fine. En résumé, cette instrumentalisation ludique de l’architexte-blog se termine sur une manipulation en bonne et due forme du lecteur, au moment même où celui-ci assume, du moins le croit-il, des responsabilités auctoriales.

4. Conclusion

Aborder la ludicisation du numérique comme un acte de subversion induit d’étendre la notion de jouabilité aux divers modes d’appropriation des architextes informatiques. Considérée ainsi, la ludicisation renvoie aux alternatives d’usage qu’acceptent des systèmes contraignants et de prime abord peu jouables. Ces derniers, nous l’avons vu avec le blog de Moon, répandent des règles d’écriture que les artistes peuvent exploiter dans des projets narratifs dotés d’un fort coefficient de singularité. S’agissant de la réception, cette approche ludique des formes architextuelles resémantise l’effectuation du lecteur, laquelle n’est dès lors plus réductible à une interactivité instrumentale à fonction utilitaire. En manipulant l’œuvre, le lecteur contribue au contraire à révéler la manœuvre de subversion, à lever le voile sur un acte d’écriture reposant sur la négation d’une autre écriture, préformatée et régulatrice. Il n’est en outre pas déraisonnable d’avancer que l’attitude ludique se double ici d’une attitude critique. C’est en effet dans un contexte bien particulier, marqué par une diminution des compétences informatiques de tout un chacun, diminution consécutive à la prolifération d’artefacts architextuels faciles d’emploi, que ces expériences artistiques prennent corps. L’un des intérêts majeurs de telles productions, au-delà du « playsir » qu’elles procurent, est alors d’introduire une forme de réflexivité, le lecteur participant au détournement de routines d’usage profondément ancrées dans sa pratique quotidienne de l’informatique.