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Machinarium : du plaisir esthétique postmoderne Machinarium: of the postmodern pleasure

Karine Pinel 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.951

L’objet de cet article est une approche sociocritique du jeu vidéo Machinarium. Le principe est la mise en exergue de ce qui lie cette œuvre à son temps afin de comprendre ce qui se joue au regard de la société et des enjeux de civilisation. Il s’agit, au-delà du gameplay, d’identifier ce qui suscite le plaisir et l’émotion chez le joueur, tout en s’interrogeant sur les modalités de création. Que signifie l’œuvre ? Qu’induit-elle ? Ses structures signifiantes seront articulées au contexte économique, social, historique, culturel, idéologique du temps de sa production et de sa réception. Les propriétés fictionnelles, le contexte de création du jeu et l’esthétique poétique de l’esprit du temps postmoderne portent sans aucun conteste le pouvoir immersif au fondement du plaisir.

The object of this article is a sociocritique approach of the video game Machinarium. The principle is the highlighted of what connect this work in his time to understand what takes place with regard to the society and civilization. It is a question, beyond the gameplay, of identifying what arouses the pleasure and the emotion at the player, while wondering about the methods of creation. What means the work? What does infer? Its significant structures will be articulated in the economic, social, historic, cultural, ideological environment of the time of its production and its reception. The fictional properties, the context of creation and the poetic esthetics of the postmodern spirit of the times carry without any dispute the immersif power in the foundation of the pleasure.

Sommaire

Texte intégral

À Valérie Arrault et Alain Troyas.

1. Introduction

Machinarium est un jeu vidéo en point’n’click du studio indépendant tchèque Amanita Design, sorti en 2009. Autofinancé, il a été développé sur trois ans par une équipe de sept personnes. Sa mécanique de jeu s’appuie sur un principe du puzzle, courant dans la création indépendante.

Le joueur est impliqué dans une aventure où il joue Josef, un petit robot jeté à la décharge, qui devra retourner dans sa cité pour retrouver sa petite amie enlevée par une bande de malfaiteurs et empêcher ces derniers de commettre une attaque à la bombe sur la plus haute tour de la ville. C’est un jeu sans dialogues, où bulles animées, résolutions d’énigmes, jeux de mémoires et casse-têtes permettent d’avancer dans la narration.

C’est un plaisir de joueuse et de plasticienne qu’il m’a été donné d’éprouver : joie, attendrissement, jubilation esthétique. Le premier mot qui me venait pour décrire ce jeu était « poétique ». Mais c’est en tant que chercheur que j’appréhende ici ce plaisir esthétique.

L’objet de cette analyse n’est pas l’étude du gameplay mais une approche sociocritique de l’œuvre avec pour principe la mise en exergue de ce qui la lie à son temps afin de comprendre ce qui se joue au regard de la société et des enjeux de civilisation. En d’autres termes l’objet de cette analyse est de comprendre ce que l’œuvre signifie et induit en articulant à des structures signifiantes le contexte économique, social, historique, culturel, idéologique.

Il s’agit de saisir, au-delà du gameplay, ce qui suscite le plaisir et l’émotion, le vécu du jeu par le joueur, tout en s’interrogeant sur les modalités de création. Quels paramètres, quels procédés plastiques, quelles formes, suscitent l’immersion et le plaisir ?

Les propriétés fictionnelles, le contexte de création du jeu et l’esthétique poétique, qui s’inscrivent dans l’esprit du temps postmoderne, portent sans aucun conteste le pouvoir immersif au fondement du plaisir.

2. Esprit du temps

2.1. Le créateur, son héritage et son époque

Note de bas de page 1 :

Marty Mulroony est le fondateur du magazine indépendant en ligne Alternative Magazine On line (A.M.O.).

Cette œuvre a été initiée par le fondateur du studio Amanita Design, Jakub Dvorsky. Né dans les années 1980 à Brno dans ce qui est aujourd’hui la République tchèque, il indique dans une interview donnée à Marty Mulroony (2009)1 qu’il a joué à ses premiers jeux vidéos sur un Atari 800XE. Lancé en 1979 l’Atari 800 XE (doté de 64ko de mémoire vive) est à l’époque commercialisé pour faire concurrence à Apple et se veut, plus qu’une console de jeu, un véritable ordinateur grand public. Atari va vendre le 800 XE en particulier en Europe de l’est entre 1985 et 1992 afin de tenter d’atténuer les effets de la crise subie par l’industrie du jeu vidéo et pour ne pas être totalement balayé par ses concurrents Nintendo et Sega.

À ce moment, le contexte économique de la République socialiste tchécoslovaque se prête à une telle ouverture technologique : les années 1980 furent une période favorable à la population qui put bénéficier d’un niveau de vie supérieur à la moyenne. Le pays en effet était l’un des plus industrialisés du bloc de l’Est et possédait la plupart de ses marchés en Europe centrale et orientale. De même après la chute du communisme en 1989, après avoir subi une récession entre 1990 et 1992 consécutive à la perte de débouchés pour ses produits industriels sur les circuits habituels, la Tchécoslovaquie s’est ouverte à une politique commerciale libérale avant même sa division en deux états indépendants, les Républiques tchèque et slovaque (voir OMC 1996).

Jakub Dvorsky fait ainsi partie de ces premières générations d’enfants qui non seulement ont côtoyé le jeu vidéo dès leur enfance grâce aux première consoles et à la popularisation du micro-ordinateur, mais se sont aussi mêlés d’en concevoir comme on joue de la musique entre copains. Il a vécu dans une Tchécoslovaquie qui a nourri en son sein l’une des plus riches productions en cinéma d’animation de l’Europe de l’est à partir de la seconde guerre mondiale. À l’origine, le rapide développement cinématographique qui a été favorisé par l’intérêt que porta le régime nazi à cet outil pour diffuser sa propagande et qui nationalisa toute la production. À partir de 1945 elle gagna une reconnaissance internationale, en particulier à travers le cinéma d’animation de marionnettes.

La formation classique Jakub Dvorsky à l’académie des arts de Prague, son héritage culturel issu du cinéma d’animation tchécoslovaque (cf Zanotto, 1967), lui-même héritier du théâtre traditionnel de marionnettes, font de ce jeune créateur un plasticien plus qu’un programmeur.

2.2. La nature de l’œuvre

Note de bas de page 2 :

Schaeffer Jean-Marie in Guelton Bernard (2009, 30).

Machinarium est une œuvre fictionnelle au sens ou l’entend Jean-Marie Schaeffer c’est à dire une œuvre dont l’espace se structure autour « des mécanismes fondamentaux du “faire-comme-si” – de la feintise ludique – et de la simulation imaginative » (Schaeffer, 1999, 11), autour d’une imitation qui cherche à produire l’immersion mais qui nous donne accès à un « univers alternatif du monde réel »2.

Pour Schaeffer, la théorie de la fiction rejoint la théorie de la mimésis. Sa thèse est que la fiction relève d’une modulation entre la théorie platonicienne et aristotélicienne de la mimésis. S’il admet qu’assimiler l’une à l’autre constitue un anachronisme terminologique, il considère que cela n’en est pas un du point de vue conceptuel : les activités et propriétés mimétiques correspondent aux activités fictionnelles. Il rappelle que Platon condamnait la mimésis en raison de son pouvoir de contagion émotive dans la mesure ou la représentation s’effectuait dans une imitation de l’apparence. Elle ne pouvait ainsi faire ressentir que des émotions sans rapport avec la réalité, l’artiste relevant alors du sorcier corrompant par sa magie. Ceci représentait un danger tant du point de vue éthique que politique et la mimesis ne pouvait trouver grâce que dans la mesure où elle imitait l’idée. Schaeffer précise que c’est la force immersive de la mimésis que contestait Platon.

De façon contradictoire, Aristote considérait que la mimésis possédait des vertus cognitives et émotives. Elle était de son point de vue une constante anthropologique. En relevant d’une modélisation fondée sur une ressemblance non pas homologique mais analogique elle ne pouvait être confondue avec la réalité. En revanche, elle permettait de comprendre celle-ci par l’intermédiaire d’une représentation de ses modalités de fonctionnement, règles, normes et valeurs et jouait ainsi un rôle dans l’apprentissage : elle permettait d’expérimenter une émotion sans courir le risque de l’émotion réelle, sachant que l’émotion et le plaisir rendaient possible la connaissance.

Pour Jean-Marie Schaeffer la fiction combine l’une et l’autre théorie, dont le poids de chacune est modulé par les variables artistiques, sociales et historiques, et est aux fondements des jeux de notre époque y compris des jeux vidéo.

Le jeu Machinarium nous informe dès son titre de sa dimension fictionnelle : le suffixe arium, d’origine latine, désigne des réceptacles ou des espaces voués à l’exhibition d’objets, de plantes ou d’espèces animales. De façon littérale Machinarium serait donc un lieu spécifique et délimité qui exposerait au regard la reconstitution d’un écosystème dont les éléments constituants seraient des machines.

L’univers auquel nous avons affaire nous présente un monde post apocalyptique sans humains et délabré, habité de machines obsolètes plus ou moins cassées. Mais un tel étalage est loin d’être absurde. Nous pénétrons progressivement dans une portion de monde vraisemblable dans sa cohérence plastique, une ville où les objets, les architectures et les personnages semblent avoir un caractère métaphorique d’un certain passé ou paradigmatique d’un avenir anticipé pour notre propre société, Ainsi la bombe que désamorce Josef sur la plus haute tour de la ville ne va pas sans évoquer les attentats du 11 septembre 2001 perpétrés aux États-Unis. De même, les caractéristiques de la ville nous projettent dans un futur proche : mécanisation totale, dépendance vis à vis d’une énergie artificielle stockée et rare, absence totale de végétation à l’exception de quelques vestiges menaçants ou utiles confinés dans une serre. Il s’agit bien de faire l’expérience d’un simulacre où émotion et plaisir ne pourront être vécus qu’à la condition d’une adhésion.

2.3. Contexte de réception, contexte de création

S’il est question du plaisir esthétique, il est essentiel de le considérer du point de vue de la dimension culturelle de notre civilisation occidentale postmoderne, celle du postmodernisme, ou plus exactement celle du kitsch.

Au regard des analyses d’auteurs tels que Daniel Bell, Gilles Lipovetsky, Jean-François Lyotard, Luc Boltanski et Eve Chiapello, Jean-Claude Michéa, Valérie Arrault précise que

Note de bas de page 3 :

Valérie Arrault est professeur d'Arts plastiques à l'université Paul Valéry Montpellier III, plasticienne et théoricienne des Arts, spécialiste des Arts contemporains.

[...] le postmodernisme doit être compris comme une série d’interprétations et de réactions face à une réalité fondamentalement nouvelle d’un capitalisme globalisé, qui, par la « mondialisation » s’est émancipé de l’ère des règles et des codes, notamment de tout ancrage économique national et de toute mentalité réglée par des universaux (Arrault, 2009, 2).3

Dans une filiation avec la pensée de Guy Scarpetta, Valérie Arrault précise que non seulement « le kitsch contient le postmodernisme » (Arrault, 2010, 17) mais qu’il entretient également une homologie structurale avec le libéralisme : a-historique, relativiste, hyper empiriste, déhiérarchisé, flexible, connexionniste, réticulaire, éclectique.

Est-ce à dire que le plaisir esthétique d’aujourd’hui serait modelé par le kitsch ? Pour Valérie Arrault il semble qu’il n’y ait aucun doute :

Pour le postmodernisme, contrairement au pré-postmodernisme, le plaisir est dans le mouvement pour le mouvement, dans la combinaison, dans le mixage, le nomadisme ; l’enchantement est autant dans le présent que dans l’anachronisme. Ce qui importe c’est d’éprouver une expérience esthétique quelle qu’elle soit et celle qu’offre le kitsch ne l’est pas moins. (Arrault, 2010, 28)

Le plaisir n’est-il pas socialement et historiquement construit ? Pourquoi échapperait-il aux valeurs de son temps, qu’elles fussent dogmatiques ou non ? Le plaisir ressenti vis à vis de Machinarium est-il construit par seules les normes de l’industrie culturelle en vue d’une adhésion mondialisée et donc rentable ? Ou bien l’œuvre offre t’elle une résistance dans la vision du monde qu’elle porte pour permettre un plaisir particulier ?

Afin de dénouer ces questions, le jeu Machinarium sera étudié au regard des principes de vulgarisation identifiés par Edgard Morin : « simplification, manichéisation, actualisation, modernisation [...qui ...] concourent à acclimater les œuvres de “haute culture” dans la culture de masse » (Morin, 1975, 72).

3. Acclimatation satirique

3.1. La constance de l’inconsistance

3.1.1. Identification, projection

Josef est un robot qui possède une configuration structurelle anthropomorphique : une tête, un tronc, des bras, des jambes. Mais il se meut d’une façon mécanique et accomplit des actions limitées telles que saisir, se déplacer, avaler. Émergeant d’une décharge de ferrailles, la première phase du jeu consiste en sa reconstruction. Le joueur prend alors la place d’un marionnettiste qui rend opérationnel son instrument pour le futur spectacle qui va se jouer. De ce moment, Josef sera l’incarnation de l’imagination du joueur, pas du joueur lui-même.

Josef le robot n’est pas une machine utilitaire. Il est un automate qui permet au joueur de se reconnaître en lui, une contrefaçon au sens où l’entend Jean Baudrillard catalysant les émotions et le plaisir (Baudrillard, 1976, 82-84). Ainsi l’immersion dans Machinarium ne se fait-elle pas par identification mais par projection.

C’est un imaginaire populaire, non pas bourgeois, qui est stimulé. Josef n’est pas un Olympien, un dieu humanisé. Il est un modeste petit robot de forme archaïque à la gestuelle basique, plutôt fondu dans l’environnement, qui va vivre des aventures extravagantes dans un univers peuplé d’objets du quotidien. La scène de la femme robot et son chien en est exemplaire : il devra appâter l’animal mécanique avec une substance pétrolifère, le harponner avec un pistolet à ventouse, le remettre à sa propriétaire en échange d’un parapluie qui lui permettra de franchir la chute d’eau d’une canalisation éventrée.

On ne s’identifie pas au personnage, on le soutient dans sa quête. Il n’est pas le héros manichéen des temps postmodernes car il est particulièrement imparfait : plutôt indifférent au sort de ses alter ego, il est prêt à rendre service, ou à l’opposé à électrocuter un chat ou noyer d’autres personnages, si cela sert ses intérêts.

L’histoire n’a pas de Happy end

Certes Josef désamorce une bombe menaçant la plus haute tour de la ville, symbole d’un pouvoir aristocratique et culturel oublié et poussiéreux : l’espace de la tour est désert hormis le dernier étage qui recèle un robot malingre au corps branché et à la tête démesurément grosse, métaphore du savoir. L’obsolescence de ce pouvoir est signifiée par la présence répétée d’aspirateurs inefficaces eux-mêmes poussiéreux, ainsi que par une des missions données à Josef et sa dulcinée, celle d’épousseter la salle du sage.

Mais il ne le fait pas en prenant part pour une cause, sinon la sienne : au sommet de cette tour est posé un aéroplane qui lui permettra de s’échapper de la ville avec sa compagne. Josef ne sauve pas le monde dans lequel il vit, et de façon très ironique, le joueur est renvoyé non seulement vers sa propre incapacité à sauver son monde mais également vers son propre narcissisme.

Note de bas de page 4 :

Peintre, illustrateur et sculpteur tchèque, Jiri Trnka (1912-1969) est l'un des cinéastes d'animation de marionnettes les plus connus. Il a été élève à l'académie des Arts appliqués de Prague.

Cette résistance à la simplification manichéenne du caractère du personnage et, de façon concomitante, la mise en avant d’un hyper narcissisme, ressemble fort à une satire sociale, à une contre proposition et distinction vis-à-vis de la logique marchande. Elle ne va pas sans rappeler le cinéma d’animation de marionnettes de Jiri Trnka4, en particulier le moyen métrage L’archange Gabriel et Dame oie de 1964 où il se moque de façon ironique de la stupidité de l’homme.

3.1.2. Les valeurs de la fulgurance

C’est dans le sens de cette satire qu’il faut comprendre le jeu dans sa structure. Certes il ne défie pas la logique postmoderne de la valorisation de la réalité immédiate. Machinarium est un jeu éphémère qui peut se jouer en quelques dizaines d’heures. L’émotion ressentie est forte mais temporaire et rejouer ferait perdre la magie de la première fois, celle de la découverte des différents univers et des énigmes qu’il recèle. Mais le scénario force les traits de cette fugacité : Josef n’a pas de passé. Nous n’assistons pas à sa rencontre amoureuse. Il n’a pas d’avenir non plus, ou plus exactement son avenir est celui de l’impasse : quitter la ville mais pour aller où ? La fin du jeu ne nous donne aucun indice et à ce jour les studios Amanita Design n’ont pas produit de suite.

Allons plus loin encore : les valeurs de cette fulgurance ne sont-elles pas de façon ironique, selon une proposition à priori paradoxale, portées au rang d’un académisme affirmé par le style graphique ? C’est un dessin classique qui est employé, expression plastique inusitée dans l’univers du jeu vidéo qui préfère l’hyperréalisme conformément à la logique kitsch postmoderne attachée à un patrimoine formel a-historique.

Dans l’esthétique classique, le travail du modelé, des ombres et des lumières est utilisé pour représenter un idéal. La prééminence du dessin sur la couleur célèbre l’intemporel de la disposition de l’âme et de l’esprit. Son usage pour la représentation de l’univers mécanique de Josef tient d’un parti pris plastique prompt à dénoncer la conformité de l’idéal postmoderne vis-à-vis de l’absurde, du non-sens et du relativisme portés de façon métaphorique par les aventures du robot.

Le graphisme est fouillé détaillant la moindre défaillance de texture : mur délabré, tapisserie datée et boursouflée. Dans toutes les scènes se constitue un réseau de gaines dégingandées en guise de tissus névralgique sans origine ni convergence. Une accumulation d’objets, pour la plupart inutiles, font circuler le regard dans l’image entière. La composition des espace est centrée. Les clairs obscurs, la perspective atmosphérique, les lignes et les couleurs sont harmonisées à grand renforts de camaïeux de gris colorés aux teintes légères chaudes (marrons, ocres brunes et rouges) et froides (violacés, verts et bleus désaturés). Tout concourt à montrer l’exactitude de l’inexactitude, le fonctionnement du disfonctionnement, l’intemporalité de l’éphémère et inscrit le récit dans un questionnement sur la perte de sens et par voie métaphorique sur la perte de l’intégrité humaine.

3.2. L’advenue d’un futur annoncé

3.2.1. Détournement de l’affect néo-archaïque

Machinarium renoue avec la culture folklorique tchèque de la marionnette. Ce théâtre, de tradition moyenâgeuse, utilise dès le XVIIIe siècle la marionnette bamboche ou le guignol d’origine baroque. Il a joué un rôle très important au XIXe siècle auprès de la population dans une propagande visant à redonner une identité à la nation tchèque en mettant en valeur de façon simple et claire la langue, la conscience nationale et l’intérêt pour l’histoire. Josef est une marionnette fantoche, une bamboche au sens étymologique du terme, utilisé par extension pour désigner des personnes de petite taille, difformes et maladroites.

À travers ce jeu muet qu’est Machinarium, où tout n’est que suggestion, il s’agit bien de s’adresser à un public le plus large possible, au citoyen du monde. Mais il s’agit de le faire non pas en ne s’adressant qu’à son affect ou en donnant une traduction universalisée d’un mythe folklorique mais bien au contraire en redonnant un contexte et une histoire à un futur anticipé. Il est question de montrer au joueur une facette de sa civilisation.

Ce n’est pas tant le sentiment d’être un homme archaïque qui vise à être sollicité que la prise de conscience d’un comportement archaïque ou plus exactement suranné. L’enjeu n’est pas la proposition d’une évasion ludique mais bien l’utilisation d’un medium populaire et ludique pour l’éveil des esprits.

3.2.2. Le robot et l’homme nouveau

Note de bas de page 5 :

Josef Čapek est né le 23 mars 1887 et mort en 1945 dans le camp de Bergen-Belsen. Il a fréquenté l'académie des Arts appliqués de Prague après avoir été élève en 1910 et 1911 de l'académie Colarossi à Paris. Il a été conseiller artistique au Théâtre national de Brno. Les frères Čapek se caractérisaient par leurs convictions : l'un était antifasciste, l'autre antimilitariste et contre les régimes totalitaires.

Aux dires de Jakub Dvorsky, Josef le robot porte le prénom de Josef Čapek5 en hommage à celui-ci. Peintre cubiste, écrivain, photographe et illustrateur tchèque, il est le co-inventeur du mot robot avec son frère, l’écrivain Karel Čapek obtenu par synthèse de différents mots tels que Robota qui signifie « corvée » en tchèque, rob pour « esclave » en slave ancien, rabotât pour « travailler » en russe, robotnik pour « ouvrier » en slovaque et en polonais.

Note de bas de page 6 :

Voir à ce sujet Ichbiah (2005). Daniel Ichbiah, journaliste et écrivain français spécialisé dans le jeu vidéo.

La modernité atteint son apogée à la fin du 19e et annonce la postmodernité. Le passage de l’un à l’autre se caractérise en particulier par une augmentation de la production industrielle qui va modifier profondément la société, les idéologies. C’est dans ce contexte que Karel Čapek écrit la pièce R.U.R. (Robots Universels de Rossum) dans laquelle apparaît pour la première fois le mot robot. Elle est jouée en 1921 à New York et sera déterminante pour l’histoire future du robot6.

Si Josef n’est pas foncièrement belliqueux tels ses confrères de la première heure, comme nous l’avons vu précédemment il n’est pas non plus l’archétype du robot débonnaire généralisé dans les années 1950 et issu de l’œuvre du biologiste et écrivain russe Isaac Asimov. Il s’inscrit dans un univers extravagant, agit naïvement, sans scrupules ni tourments et sans objectifs à long terme sinon l’idée de fuir. Si en tant qu’automate il est la figure simulée de l’homme, il rend possible la question du sens du monde et de l’histoire de la vie pour l’homme nouveau qu’est le joueur, c’est à dire l’homme postmoderne hédoniste.

3.2.3. Vestiges d’une vie sociale

Lors d’une énigme dont la mission pour Josef est d’acheter des piles pour sauver un petit automate aux caractéristiques canines, notre robot doit activer des meubles avec monnayeurs, bornes pour jeux d’arcade vieillottes et poussiéreuses.

Fille du flippeur ce meuble en bois peint, en métal ou en plastique, est signifiant de l’esthétique des bornes d’arcades des années 1980 et 1990. Elles peuplaient les salles d’arcade, véritables lieux sociaux pour la jeunesse.

L’esthétique, la patine, la configuration formelle et colorée de ce mobilier dédié au jeu dans le monde de Josef trahissent la nostalgie de l’atmosphère ludique et sociale perdue dans les années 2000. La popularisation des jeux vidéo sur consoles de salon et ordinateur à contraint ces lieux de vies et d’échange à devenir des salles de services de restauration pour rester viables ou des espaces de divertissement pour un public en attente d’un autre type de consommation divertissante

Cette étape du jeu réifie la société de divertissement et interroge sa viabilité à défaut de questionner sa pérennité.

4. Conclusion

Mais que dire alors de l’esthétique poétique de Machinarium ?

Quelles fonctions possèdent l’atomisation du motif, les jeux d’ombres et de lumières, les halos, les clairs obscurs et modelés qui effacent le cerne des formes et donnent une ambiance visuelle nébuleuse, vaporeuse, si elles ne portent pas l’exaltation du sentiment amoureux et l’expression du moi de Josef ?

Liée à une vision romantique elle exprime le temps qui passe et sa ruine. Elle suggère un autre monde détaché non pas de la réalité objective mais de la réalité du jeu ou la réalité objective pourrait être le monde supérieur du rêve éveillé que nous fait vivre ce jeu.

Par détournement, elle canaliserait alors la rêverie non pas vers un conflit de l’âme mais vers un questionnement politique.

Machinarium est un hybride culturel au sens où l’entend Edgard Morin mais il en détourne les principes et fait preuve de résistance. Il est dans cette mesure à « contre courant » de l’esprit dominant qui est celui de la vulgarisation et qui montre non pas le bonheur et la réussite mais plutôt « l’échec, la folie, la dégradation » (Morin, 1975, 67). Pour autant cette résistance est vouée à être assimilée par le même système lui-même qui n’a de cesse de désamorcer toute transgression.