Patrice pinell markos zaf iropoulos
la médicalisation de lechee scolaire
de la pédopsychiatrie a la psychanalyse infantile
«De tels enfants se reconnaissent d'emblée à leur aspect extérieur qui fait illusion» (Dr. C. Köhler)
La rareté des recherches historiques et sociologiques consacrées aux déficiences mentales contraste avec l'étonnante prolifération des analyses portant sur la folie. En revanche, la débilité suscite depuis plus d'un demi-siècle une foule de travaux psychologiques, psychiatriques et psychanalytiques, qui s'affrontent sur la définition de l'objet, les moyens de sa mesure et surtout sur son étiologie — hérédité et/ou influence du milieu ? — ,question centrale qui touche au problème de l'origine de l'intelligence.
S'inspirant de l'intention d'invalider les positions des partisans de «l'origine génétique», la plupart des recherches sociologiques ont été conduites à défendre l'autorité de la sociologie, sa capacité à intervenir sur un tel sujet en tant que discipline autonome (1). Mais, dans la mesure où elles investissent là un terrain pré-construit par des discours médico-psychologiques (qui imposent les définitions mêmes de la débilité), ces recherches ne peuvent qu'ajouter à la crédibilité scientifique de ces discours (ou privilégier certains d'entre eux), en omettant de questionner leurs conditions de production — alors qu'on est en droit de se demander si ce ne sont pas les conditions mêmes de production de la notion de débilité qui sont à l'origine de cette controverse.
En effet, plusieurs études récentes (2) ont mis en évidence la relation entre l'entrée en masse
1— Création en 1933 du concept de débilité «sub culturelle» (Lewis). Cf. pour une étude exhaustive de la position socio- logisante, H. Salvat, L'intelligence, mythes et réalités, Paris, Editions sociales, 1969.
2— F. Muel, L'école obligatoire et l'invention de l'enfance anormale, Actes de la recherche en sciences sociales, 1, janv. 1975, pp. 60-74 ; P. Pinell, L'école obligatoire et les recherches en psychopédagogie au début du 20e siècle, Cahiers internationaux de sociologie, LXIII, 1977.
dans l'école publique (du fait de l'obligation scolaire) des enfants des fractions les plus basses du prolétariat et l'apparition de nouvelles catégories d'enfants anormaux, l'instable et l'arriéré (débile léger). L'anormalité de l'arriéré, que les psychopédagogues du début du XXe siècle caractérisent par une déficience intellectuelle qui l'empêche d'acquérir les connaissances scolaires, passe inaperçue en dehors de l'école (en cela, l'arriéré diffère de l'idiot et de l'imbécile). C'est l'émergence de cette nouvelle figure de «déficience mentale» qui permet à A. Binet de construire une nouvelle théorie de l'idiotie, fondée sur l'hypothèse qu'il existe un continuum d'intelligence allant des états de déficience mentale les plus profonds jusqu'à l'intelligence normale, et de mettre au point un test (l'échelle métrique de l'intelligence) permettant d'établir le diagnostic de débilité. Ce faisant, la démarche théorique de Binet s'appuie toute entière sur une «naturalisation» implicite de la norme scolaire, et aboutit à une retraduction dans le langage de la pathologie des échecs scolaires, produits de la distance entre la culture scolaire et la culture des familles des milieux populaires. Dès lors, du fait des conditions mêmes qui président à son élaboration, l'échelle métrique de l'intelligence ne peut que «révéler» une corrélation entre la place dans la hiérarchie sociale et la fréquence d'apparition de la débilité — et cette révélation, devenant découverte scientifique, ouvre le grand débat hérédité/milieu.
Faute d'analyser les conditions sociales de production de l'objet produit par les discours médico-psychologiques, la sociologie s'interdit en outre de construire son objet propre, et ne peut donc répondre à des questions qui sont pourtant directement de son ressort — comme la question des intérêts sociaux qui sous-tendent la production
