CONDILLAC, D'UN NOUVEAU

INVENTEUR MATÉRIALISME

On peut certainement, à chaque époque, repérer un réseau conceptuel susceptible de définir ce qui constitue la figure contemporaine du matérialisme. Que Condillac ait ou non parti¬ cipé à la figure représentative du matérialisme des Lumières est une affaire de spécialistes. Je serais tenté de croire que ses ennemis n'avaient pas tort et que le prudent abbé était bien l'un des philosophes les plus dangereux auxquels les idéalistes aient jamais eu affaire. L'inventeur de la sensation transformée (dont le système a reçu une appréciation mitigée de ses contemporains et qui n'a été une référence philosophique essentielle qu'avec les idéologues) est souvent jugé comme un penseur mineur. Je crois que cette évaluation provient de ce qu'il a été l'un des premiers à avoir modifié le programme classique des empiristes en ouvrant une nouvelle voie de recherche, et que cette ouverture s'est opérée alors que l'on n'avait guère les moyens de l'effectuer véritablement ou d'en formuler correctement les implications. Les conditions épistémologiques ont changé, et il me semble que l'on peut réévaluer l'apport considérable du philosophe à la lumière du développement du cognitivisme.

Les empiristes s'efforcent de ramener le contenu des connais¬ sances aux sensations originaires. Condillac va plus loin : connaî¬ tre c'est sentir, la sensation est le sol de toute connaissance, son opération fondamentale et indépassable. A partir de là, on doit pouvoir «étager » (l'étagement se traduit par une genèse) toutes les opérations cognitives en fonction de différents systèmes, de plus en plus compliqués, disons, jusqu'aux mathématiques abs¬ traites (voir La Langue des calculs, 1780 ; et notre édition, P. U.L., Villeneuve d'Ascq, 1982). C'est cette idée (qui implique non seulement une genèse des connaissances, mais aussi, une genèse des facultés) qui est apparue absurde aux contemporains. Il n'y a aucune raison qu'elle le soit pour nous. Nous construisons, en effet, des architectures de ce type : nous avons des machines, qui codent certaines opérations élémentaires, nous leurs donnons certaines instructions dans un langage Ll5 qu'un assembleur tra-

DIX-HUITIÈME SIÈCLE, n° 24 (1992)