Laurent Jenny, Université de Genève
ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?
Une esthétique peut-elle être « généralisée », c'est-à-dire appliquée à toutes les formes visibles, quelle que soit leur origine, naturelle ou culturelle ? Ou encore : peut-on imaginer d'arracher le beau à la relation esthétique pour en faire une donnée objective du monde dont pourraient traiter — par exemple — la minéralogie ou l'entomologie ? Peut-on enfin concevoir un regard assez ample et assez archaïque, assez inhumain (assez naturel ?) pour fondre dans une même impassible contemplation harmonie et chaos, formes significatives et traces insensées ? Je voudrais explorer les conséquences paradoxales de telles hypothèses, développées par Roger Caillois dans son Esthétique généralisée.
Reportons-nous d'abord au livre publié sous ce titre en 1962. D'allure monumentale (il paraît dans le grand format, assez exceptionnel, de la « collection blanche »), le volume est pourtant mince. C'est que Caillois l'a voulu aussi laconique que rigoureux. « La matière la plus dure et le plan le plus simple » \ tel est le style général, d'inspiration toute « minérale », que Caillois entend donner à sa pensée. De fait, YBsthétique généralisée résume mais surtout systématise des thèses de Caillois sur les interférences entre formes naturelles et formes culturelles. Le sujet a été abordé une première fois dans deux chapitres de Méduse et Cie 2, « Les ailes des papillons » et « Natura pictrix » : les motifs ornant les ailes de papillons ou les carapaces de divers insectes, les dessins des marbres-paysages, des agates ou des septaria y sont traités comme les productions d'une nature artiste, comme un luxe formel légitimement comparable aux œuvres humaines, et justiciable des mêmes critères d'appréciation. Caillois revient à cette thèse dans « Les traces » 3, où il confronte les photographies de structures fines de la matière et celles de tableaux modernes non figuratifs :
1. « Les impostures de la poésie » in Approches de la poésie, Paris, Gallimard, 1978, p. 30.
2. Paris, Gallimard, I960.
3. Repris in Cases d'un échiquier, Paris, Gallimard, 1970.
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