S’interroger sur la spécificité d’une aire géographique et culturelle implique une réflexion sur ses caractères communs et sur leur singularité dans un ensemble plus vaste. La F/francophonie1 dans l’aire indiaocéanique2 interroge ainsi les caractéristiques principalement îliennes (les Comores, Mayotte, Madagascar, île Maurice, La Réunion, Rodrigues et les Seychelles) et plus globalement maritimes (Djibouti, Pondichéry, Karikal, Mahé, Yanaon et Chandernagor) qui la composent. Elle sonde également les héritages à mettre en lien avec une colonisation française3 s’étirant du XVIIe siècle au XXe siècle qui s’inscrit dans une lutte d’influence, particulièrement avec la Grande-Bretagne4. Elle met surtout en évidence des singularités sociales et culturelles qui portent en elles des enjeux linguistiques complexes d’un point de vue fonctionnel. Loin de vouloir figer et réifier une identité culturelle spécifique aux différentes régions de l’océan Indien5, le propos vise à présenter des perspectives critiques mêlant tout à la fois le poids de certains héritages et l’évolution sémantique de la notion de F/francophonie. Au-delà de considérations purement lexicales, une approche comparative et évolutive suppose de tenir compte de processus historiques qui contribuent à ajuster le sens des mots dans des pratiques sociales complexes par lesquelles transite la production de sens autour de cette notion. C’est tout l’intérêt de la portée heuristique de l’histoire en ce qu’elle permet de faire sens des différences et des écarts avec le présent et d’inscrire l’étude de la F/francophonie dans un processus dynamique et complexe. La notion de F/francophonie diffère ainsi en situation coloniale et postcoloniale. L’inscrire dans un temps long facilite une analyse processuelle qui tourne le dos à un présentisme à valeur universelle.
Cette F/francophonie si vivante de par son évolution au gré du temps et des contextes, liée au processus historique et aux aires géographiques où elle se meut, développe toute sa richesse dans le processus langagier porté par les acteurs qui l’animent. Si elle a servi de socle à l’émergence des créoles de la zone (La Réunion, Seychelles, Maurice, Rodrigues), elle est dans cette situation paradoxale actuelle, où, de nourricière initiale, elle devient celle qui emprunte à son tour à ces créoles, dans leurs dimensions linguistiques et culturelles, s’enrichissant ici de nouveaux ramages. Elle se développe aussi en situation de contact de langues qui singularisent les autres territoires indiaocéaniques (Madagascar, Comores, Mayotte…) dans un maillage de mots, de formes verbales et de références culturelles propres à chacune de ces entités avec plus ou moins de prégnance en fonction notamment du statut accordé au français. Si cette réalité s’observe au sein de cadres institutionnels et administratifs qui lui accordent une place, c’est notamment parce que les locuteurs de ces différents territoires en font usage dans ce plurilinguisme qui constitue leur quotidien.
Si moins incidente, de par l’éloignement et l’histoire, elle perdure au sein des anciens comptoirs indiens, dont Nehru souhaitait en 1954, que « Pondichéry (reste) une fenêtre ouverte sur la France »6 et des territoires tels que Djibouti7. Cela se traduit au sein de certains cadres communicatifs et à travers des traces linguistiques et culturelles fortes.
C’est dans un feu d’artifice créatif, au sens de permanentes nouveautés lexicales et morphologiques, qui n’est pas sans poser questions, que cette F/francophonie respire, entend et s’exprime, dans ce que Yves Montenay nomme un « lac francophone » au sud-ouest8. Si l’on parle de créativité dans ce contexte de langues en contact, on ne peut faire l’impasse sur les particularités linguistiques et culturelles qui fleurissent dans ces contextes pluriels et de leur acceptation ou non, selon que l’on soit pour une francophonie refermée sur elle-même, ou ouverte par l’enrichissement de ses rencontres, notamment dans le cadre scolaire où elle officie.
I. Les héritages et les singularités d’une francophonie indiaocéanique
La francophonie indiaocéanique est fille de la colonisation et de la mission civilisatrice, des cessions et rétrocessions coloniales, des migrations et du métissage, de l’hybridation culturelle et des processus de créolisation9. Si on doit le terme de francophonie au géographe Onésime Reclus qui l’emploie pour la première fois en 188010 dans un ouvrage consacré à une étude sur la France et ses colonies, son sens dépasse alors le seul cadre de la langue pour décrire également les « races européenne et francophone » qui se lancent dans l’aventure coloniale. Leur mission s’inscrit dans une perspective civilisationnelle face au développement d’autres cultures qui mettent en danger la puissance française :
« Il ne faut pas trop descendre au-dessous de cet humble trentième [de la population mondiale] ; il serait bon que la francophonie doublât ou triplât pendant que décupleront certaines hétéroglotties : car l’humanité qui vient se souciera peu des beaux idiomes, des littératures superbes, des droits historiques ; elle n’aura d’attention que pour les langues très parlées, et par cela même très utiles. »11
Fortement ancrée en cette fin du XIXe siècle dans un contexte d’expression patriotique exacerbée, la volonté de franciser dans une certaine mesure les peuples colonisés semble d’autant plus probante que le prisme de la langue reflète, selon une conception coloniale déterministe, des valeurs morales et influence certaines capacités cognitives12. Loin d’aboutir à une « guerre des langues » comme le suggère Louis-Jean Calvet13 pour les idiomes régionaux de la France métropolitaine, la politique linguistique envers les langues vernaculaires des peuples indiaocéaniques n’aboutit pas entièrement à une logique « glottophage » mais surtout à une hiérarchisation des pratiques langagières selon les contextes.
Selon une analyse déterministe coloniale, la langue préfigure une vision du monde. Dans cette optique, l’unité linguistique serait un des facteurs essentiels de l’unité impériale. La « francité » se comprendrait avant tout par le partage d’une langue commune, capable de refléter les caractères spécifiques de l’identité coloniale française. Toujours selon ce principe, la francité entérinerait la qualité de ce qui est français. Cette notion a été définie par Léopold Sédar Senghor dans les années 1960 pour évoquer une communion d’esprit – une « noosphère » commune – autour de la langue française14. Cette perspective, pourtant prisée en anthropologie, en sociologie et en littérature notamment chez les spécialistes des études postcoloniales, a été d’une manière globale peu usitée par les historiens français. Ce constat est d’autant plus criant pour l’histoire coloniale et postcoloniale française15. Les rares mentions concernent notamment les anciennes colonies de peuplement d’Amérique16. Souvent reliée à la notion d’assimilation, celle de francité est parfois critiquée pour son caractère trop globalisant et dogmatique si l’on considère que « l’assimilation des codes culturels français n’[est] pas ipso facto l’assimilation à la culture française » selon Michel Giraud17. Ces quelques réflexions laissent penser que la promotion de la francité en situation coloniale peut paraître illusoire.
Dans une perspective d’histoire globale et de croisement des regards, l’étude de la complexité des liens entretenus entre les autorités et les sociétés coloniales suppose de porter son attention sur un certain nombre d’institutions ayant favorisé les liens entre la métropole et ses colonies. L’histoire de la Mission laïque française18 - dont l’origine trouve sa source dans l’océan Indien - illustre cette logique et poursuit celle engagée par d’autres organisations ayant pour but de promouvoir l’éducation et la langue française, comme l’Alliance israélite universelle fondée en 186019 et l’Alliance française créée en 1883 par Pierre Foncin et basée sur l’île Maurice dès 1884. La Mission laïque française se démarque cependant par son idéal laïque et républicain et sa vocation presque exclusive à l’éducation. Créée en juin 1902 à l’initiative d’un certain nombre de personnes appartenant au milieu de l’enseignement, proches des milieux francs-maçons, la Mission laïque française entrevoit rapidement la nécessité de mettre en place une formation pour les enseignants en exercice dans les écoles publiques des colonies ou dans les écoles de la Mission à l’étranger. Une école de formation, appelée Jules Ferry en hommage au fondateur de l’école laïque et républicaine, est spécialement dédiée à cet objectif et fonctionne de manière régulière de 1902 à 1913. La professionnalisation de la carrière enseignante en situation coloniale apparaît comme une nécessité, tout comme l’était déjà celle des administrateurs formés au sein de l’École coloniale depuis 1889. La perspective laïque se comprend dans le contexte d’anticléricalisme de cette période dont les effets se font également sentir dans les cénacles coloniaux20. Même s’il s’agit d’un anticléricalisme « accommodé » à la situation coloniale où le catholicisme semble nécessaire comme ciment de la société coloniale, il s’agit de limiter la toute-puissance prêtée au clergé dans l’œuvre éducative de la France dans l’Empire.
C’est sous l’impulsion de Pierre Deschamps, ancien instituteur ayant exercé à La Réunion, alors directeur de l’enseignement à Madagascar qu’une assemblée générale constitutive se tient le 2 juin 1902 et fonde la « Mission laïque, association pour la propagation de l’enseignement laïque aux colonies et à l’étranger ». La création en 1904 de la Revue de l’enseignement colonial, organe des écoles laïques françaises hors de France, permet de créer le lien nécessaire à ce nouveau réseau d’éducation coloniale. Une perspective racialiste émerge au sein de ce laboratoire d’idées pédagogiques en situation coloniale. Pierre Deschamps s’interroge ainsi sur les enjeux et les difficultés rencontrés lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre une « éducation d’une race par une autre ».
Que ce soit l’Alliance française, l’Alliance israélite ou la Mission laïque, l’objectif partagé de ces institutions est de promouvoir la langue française. Les processus de décolonisation et les logiques d’intégration régionale ne remettent pas en cause le processus de francisation et la volonté de structurer une Francophonie institutionnelle. Les centres culturels, les alliances françaises et les établissements d’enseignement assurent désormais la mission de promotion de la Francophonie. Ces quelques perspectives historiques permettent de tenir compte de certains héritages et d’inscrire dans le temps des enjeux plus contemporains.
C’est ce que rappelle l’article de Gilles Gauvin sur la vision d’une certaine F/francophonie portée par l’académicien et vice-recteur de La Réunion, Hippolyte Foucque. À travers l’étude d’un corpus inédit de 168 émissions radiodiffusées sur l’ORTF entre 1964 et 1969, l’auteur met en évidence la vision nostalgique et passéiste d’une F/francophonie très largement héritière de son passé colonial et des liens tissés avec l’île Maurice, dans la lignée des récits autour des « îles sœurs »21. Délaissant quelque peu les héritages et influences malgaches ou indiennes, Hippolyte Foucque témoigne d’une certaine vision « de la plus grande France »22 qui a contribué à couper les Réunionnais de leur environnement géographique proche pour les faire regarder avant tout vers la France continentale23. L’auteur souligne de la sorte que la départementalisation de La Réunion – une décolonisation intra-française24 – n’a aucunement remis en cause le tropisme métropolitain.
Ce « legs colonial »25 questionne ainsi les limites à une refondation des contours d’une F/francophonie en quête d’une nouvelle identité. Les référencements identitaires se construisent en miroir par un jeu subtil de régulation entre acceptation et/ou rejet de la culture de l’autre, de sa valorisation et/ou de sa dévalorisation, de la revendication de sa propre identité contre celle de l’autre. Cette identité construite dans la différenciation par rapport à l’autre montre qu’il convient de dépasser le simple constat d’une coprésence pacifique des cultures26. C’est ainsi que « le métissage culturel atteint ses limites dès lors que resurgissent les enjeux sociaux de mobilité, de distinction, d’assimilation, etc. Ces contraintes conduisent à ce que les souches culturelles en présence tour à tour se croisent, empruntent l’une à l’autre, puis se redistribuent selon le schéma "originel" pour se re-étanchéifier au gré des événements et de l’importance des étapes liées aux trajectoires sociales »27.
Ce mouvement d’appropriation va au-delà d’une simple mise en œuvre par les locuteurs du quotidien, se prolongeant sous des formes écrites au sein d’une littérature abondante. Il s’inscrit dans la dynamique mise en exergue au cœur du manifeste signé par 44 écrivains « Pour une “littérature monde” en français », où « la langue française serait libérée de son pacte exclusif avec la nation »28. La F/francophonie s’y déploie alors de manière singulière et vivace, que ce soit à Madagascar, dans les îles des Comores ou dans l’archipel des Mascareignes. « Francophoniste » spécialisée dans les littératures de l’océan Indien, Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo questionne les effets de la colonialité et porte particulièrement son attention sur les questions de dominations et de résistances en lien avec les « races, nations, classes » et les genres. En portant son attention sur l’auteur malgache Raharimanana, elle met en évidence la distinction établie par cet écrivain entre la Francophonie institutionnelle de l’usage poétique de la langue française ». Les littératures orales malgaches façonnent ainsi la matière d’une « poétique française ». En revendiquant « une francophonie littéraire affranchie de son héritage colonial », cet artiste engagé « se livre à une réflexion sur la nécessité d’une double décolonisation, tant française que malgache ». De la décolonisation à la décolonialité, l’œuvre de Raharimanana porte le projet de rendre leur place aux épistémologies non occidentales qui ont été marginalisées par le colonialisme sans disparaître.
L’étude de la francophonie permet également de porter la focale sur les modalités d’intégration régionale de populations qui conjuguent fragmentation territoriale, marginalisation économique, quêtes identitaires et instabilité politique29. À défaut d’une intégration politique encore embryonnaire, l’organisation de manifestations culturelles et sportives favorise une prise de conscience collective et identitaire. L’article de Julien Fuchs sur les Jeux de la jeunesse de l’océan Indien met ainsi en évidence toute la force d’une F/francophonie en acte permettant depuis sa première organisation à l’île Maurice en 1995 de favoriser par le biais du sport et de la culture les rencontres entre les jeunesses indiaocéaniques. En dépit d’un contexte géopolitique problématique, des adolescents des Comores, de Madagascar, de Maurice, des Seychelles, de La Réunion, de Djibouti et de Mayotte promeuvent lors de ces manifestations des principes de fraternité défendus par les institutions de la Francophonie.
II. Contextes sociolinguistiques et scolaires
Au regard des divers éléments de cadrage historiques qui viennent d’être posés, s’intéresser à la F/francophonie dans l’océan Indien, c’est identifier d’une part ce qui la rend si singulière, à travers l’ensemble des locuteurs qui la composent dans sa diversité et son unité, et d’autre part identifier la manière dont elle évolue au milieu des langues et cultures qui la nourrissent - ou qu’elle abreuve - consciemment et/ou inconsciemment, pour se développer suivant des formes singulières et des usages tout aussi singuliers, propres à chacun des territoires plurilingues concernés.
C’est ainsi qu’après avoir servi d’appui au développement des langues créoles, elle évolue aujourd’hui à leur côté dans un mouvement de créolisation toujours renouvelé, constitutif du contact des langues et des cultures. Elle emprunte aussi aux vernaculaires locaux, qu’ils soient institutionnalisés ou non, tout en les investissant dans la dynamique du développement mondialisé actuel. À ce cheminement en contact, s’ajoutent aussi, et souvent en situation de compétition, d’autres langues instituées et internationales telles que l’anglais, l’arabe ou l’hindi. Il résulte souvent de ces rencontres, un tourbillon créatif, amenant à des formes métissées et interlectales30, prenant vie sur des continuums linguistiques variés, notamment au sein des aires créoles, mettant à mal la conscience linguistique des locuteurs, qui revendiquent alors consciemment ou non leur manière d’exprimer leurs F/francophonie et leur(s) identité(s) sous-jacentes.
Ces pratiques « F/francophones » s’inscrivent dans des contextes très divers soumis à la place statutaire donnée au français au sein des différents espaces plurilingues qui les constituent. Le français oscille ainsi dans les lignées historiques de chaque territoire entre langue nationale (La Réunion, Mayotte), langue co-officielle (Comores, Djibouti, Madagascar, Seychelles, Djibouti), langue seconde sans statut reconnu (Maurice, Rodrigues) ou langue étrangère (Comptoirs indiens), et donne aux pratiques langagières francophones en présence diverses possibilités de développement. Cette pluralité des situations statutaires engendre un large panorama de pratiques différentes suivant les territoires, comme au sein même de chaque territoire, selon l’influence que le contexte plurilingue a sur les individus. On peut alors parler d’un « français indiaocéanique » à l’image du « français langue africaine », tel que le définissait Pierre Dumont31, dont les locuteurs de la zone seraient les « copropriétaires », révélant « un réel mécanisme d’appropriation du français », qui irait au-delà des « usances » qu’ils en font.
Les diverses réalités sociolinguistiques de cette F/francophonie nous amènent à nous questionner sur la manière dont l’École les prend en compte. On peut ainsi s’interroger sur la place donnée au français dans chaque système d’enseignement, entre langue vecteur des apprentissages et/ou langue objet d’apprentissage. Mais au-delà de cette distinction, se pose aussi la question de la prise en considération - ou non - des contextes plurilingues et pluriculturels et des incidences que cela peut avoir sur la didactique des disciplines et les apprentissages qui y sont liés. En ce sens cela n’interroge pas seulement la didactique contextuelle mais également la contextualisation du didactique32.
L’éventail des contextes est vaste : le système scolaire en vigueur peut être le même que celui développé en France métropolitaine (Mayotte, La Réunion), ou être très influencé par les modèles mis en place par le système colonial français (Comores, Djibouti, Madagascar). Il peut s’inscrire dans la dominance britannique (Comptoirs indiens) ou se développer suivant des approches plurielles (Maurice, Rodrigues, Seychelles). Le tout forme peut-être un ensemble scolaire à considérer lui aussi comme indiaocéanique et mérite peut-être comme le suggèrent Corinne Raynal-Astier et Mireille Jullien, dans ce présent numéro de la Revue internationale des francophonies, de déterminer ce que serait une « F/francophonie didactique indiaocéanique » conséquente.
On retrouve ainsi, de manière opérationnelle des contextes scolaires où le français est à la fois langue d’enseignement et langue enseignée (La Réunion, Mayotte33), tout en partageant les espaces de communication, avec d’autres langues de ces territoires (créole, shimaoré, kibushi). On trouve aussi des contextes où même si le français jouit de la place de langue d’enseignement, en complément de la langue nationale (Madagascar), il a du mal à trouver sa place dans le quotidien de la majeure partie de la population, comme le confirme une enseignante de français de la région de Tuléar, quand elle dit que c’est « une langue étrangère, car non entendue, non vue, non lue dans l’environnement quotidien des élèves de mon lycée34 ». Que dire de la République fédérale islamique des Comores, où le français est langue et objet d’enseignement - les langues locales ne sont pas enseignées - alors qu’on ne l’entend pas au sein des interactions sociales entre les habitants, hormis chez quelques élites. Enfin, si l’on considère les approches davantage plurilingues de l’enseignement sur des îles comme Maurice, Rodrigues35 où les Seychelles36, on perçoit bien la diversité des situations sociolinguistiques et scolaires qui sont données à voir sur l’ensemble des territoires que nous venons d’évoquer. Dans le cadre d’une F/francophonie indiaocéanique partagée, cette réalité plurielle implique de réfléchir aux différents leviers qui peuvent être activés, afin de permettre à chaque entité de garder sa singularité et de se développer dans un cadre F/francophone serein et constructif.
Cela ne va pas sans poser des questions. Ainsi dans un territoire comme La Réunion, département français depuis 1946, dans la proximité génétique et par conséquent formelle que le créole a avec le français, se développent au fur et à mesure que ces deux langues ont quitté leurs sphères d’expression initiales37 et investi celles de l’autre, des formes métissées, maillées38, qui ne permettent plus de saisir une potentielle limite entre les deux idiomes en présence. Cette situation de proximité en permanence renouvelée, amène à parfois des difficultés d'identification de la langue française. C’est un phénomène qui s’inscrit dans un processus déjà assez ancien, comme en témoigne Sylvie Wharton, dès 2001 :
« Les pratiques langagières se caractérisent, par exemple, par des phénomènes interlectaux, ou par des alternances de codes importants. Il semble en effet, que des hybridations plus ou moins conscientes et volontaires, comme nous venons de le voir, aient finalement raison d’une amélioration de la compétence en français de certains élèves. La proximité des langues et les conséquences de ce voisinage (sentiment d’intercompréhension notamment), mais aussi peut-être les caractéristiques génétiques des créoles, et la liberté de ces langues qui vivent sans barrière normative, rendent ces entrelacements tout à fait naturels dans les pratiques langagières, ce qui complique la tâche de l’enseignant chargé, lui, d’enseigner un français normé et "standard". »39
Peut se poser alors la question de l’intégration des créoles de la zone qui sont à base française, comme participant de cette F/francophonie, cela, sans ôter à ces dits-créoles, leur statut légitime de langue, dans un continuum très large allant de variétés de créoles dits basilectales à des variétés de français dites élaborées. On perçoit à travers ce questionnement, toute la difficulté à identifier les contours de cette F/francophonie, dans les contextes créolophones, tel que celui que propose La Réunion, et que l’on retrouve aussi dans les autres territoires créolophones que constituent, Maurice, Rodrigues et les Seychelles, soumis à d’autres cadres institutionnels et plurilingues. Ainsi, le français qui est la base des différents créoles qui s’y sont développés, du fait des colonisations premières qu’ont connu ces îles, se retrouve dans une situation singulière, puisque coexistant avec l’anglais, langue du dernier colonisateur, lui conférant une place paraissant « moins subie », telle que nous l’expriment les natifs de ces îles, et participant d’une revendication assumée des populations à cette F/francophonie dont elles estiment être totalement partie prenante. On semble être dans une situation paradoxale, où parce que « langue moins imposée » dans le cadre économique, scolaire et social de ces différentes îles, elle paraît être davantage acceptée, intégrée dans les différents espaces interactionnels où elle se meut, tels que les radios, les affichages, les enseignes et devantures de magasins ou encore des échanges mêlant créole et français.
Si l’on considère Mayotte, plus récent département français, statut succédant à celui de collectivité départementale en 2011, dans un cheminement par étapes faisant suite à l’indépendance des Comores de 197540, nous sommes dans une situation différente. En effet, nous avons d’un côté la France et la F/francophonie associée qui ont été choisies avec le refus de l’île hippocampe41 de participer à l’indépendance comorienne et de l’autre des marqueurs linguistiques et culturels portés par la culture bantoue, et la forte prégnance de la religion musulmane. Une F/francophonie assumée, revendiquée par conséquent, et pour autant présentant une difficulté pour la population mahoraise à s’identifier en celle-ci, comme nous le disaient déjà les instituteurs, pourtant garants de cette francophonie, lors de nos enquêtes il y a 20 ans42. C’est justement ce double questionnement, d’à la fois se reconnaître et être reconnu au sein de la F/francophonie qui nous paraît central dès lors que l’on veut essayer de construire une perspective francophone de l’enseignement/apprentissage, où chacun puisse se retrouver, car pris en considération de ce qu’il est, notamment dans sa manière de vivre la F/francophonie. Cette complexité est d’autant plus grande, si l’on considère que près de 50 % de la population vivant à Mayotte est constituée de clandestins, essentiellement en provenance des îles comoriennes.
Si l’ensemble des territoires cités dans cette introduction ne sont pas directement abordés au sein de ce présent opus, les illustrations qui nous sont données à lire et découvrir, à Madagascar et aux Comores, abordent des questions transversales transposables dans chacun des autres territoires. Ainsi, pour ce qui est des Comores, plus jeune territoire indépendant des pays rencontrés, s'y côtoient à la fois l’arabe, qui a une valeur liturgique déterminante dans le contexte local, les vernaculaires locaux43, qui évoluent au sein des trois îles que sont Anjouan, Grande Comores et Mohéli, et le français, langue issue de la colonisation, qui garde un poids important dans la vie sociale des habitants puisque notamment langue d’enseignement, langue de l’administration, langue de pouvoir. Cet ensemble plurilingue, détermine fortement l’identité de la population. Qu’ils soient culturels et/ou cultuels, les marqueurs de cette identité se doivent d’être pris en compte, si l’on veut éviter que la francophonie qui y est vécue ne perdure comme une francophonie subie44, mais devienne une francophonie participante.
La situation de Madagascar, indépendante depuis 1960, est aussi tributaire des liens que la Grande île a entretenus avec la France, suivant les orientations politiques de ses différents présidents. Dans ce mouvement non rectiligne se sont développés divers programmes scolaires, où les places données aux langues présentes sur le territoire, notamment le malagasy45 au contact du français, ont évolué au gré de ces orientations. C’est ainsi, qu’après une première période postcoloniale laissant l’enseignement se faire en français, malgré l’affirmation du malagasy comme langue co-officielle, le président Ratsiraka46 à son arrivée au pouvoir en 1975, a mis en place le principe de la « malgachisation » pour l’ensemble du pays, faisant du malagasy la langue d’enseignement, jusqu’à la fin du secondaire. Pour diverses raisons, l’enseignement du et en français fut relancé dans la décennie suivante, avec une place plus ou moins conséquente au sein des programmes scolaires qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui, pour s’inscrire dans le cadre de la Constitution de 2010 précisant que Madagascar possède 2 langues officielles, la malagasy (langue nationale) et le français. Ce mouvement de va-et-vient n’est pas sans incidence dans le développement de la F/francophonie à Madagascar dans laquelle elle s’inscrit historiquement, dont elle a voulu se détacher dans un second temps, pour à nouveau réaffirmer son attachement, avec comme point d’orgue l’organisation du sommet de la Francophonie en 2016 à Antananarivo. D’un point de vue didactique, ces 60 ans de changements de cap n’ont pas permis de fixer un cadre scolaire stable, laissant enseignants et apprenants dans une F/francophonie à l’avenir incertain, comme nous l’ont montré nos enquêtes liées au projet PERFORM (Professionnalisation des enseignants et renforcement de capacités des formateurs à Madagascar)47.
La rencontre de la Francophonie avec ces différents territoires et leurs populations est au cœur de la réflexion partagée dans ce numéro de la Revue internationale des francophonies, où, quelle que soit la place que le français occupe, notamment dans le cadre scolaire, il ne peut prendre sens que s’il implique les locuteurs et apprenants potentiels. Différentes manières de le permettre sont possibles, que ce soit à travers la formation des enseignants, le développement de manuels et/ou la prise en compte des langues et cultures locales.
Il est ainsi question d’interculturalité pas toujours facile à dompter, comme le mettent en avant Jessica Randriamenazafy et Fanomezantsoa Faramalala Rakotoarison Randria dans leur contribution au présent numéro, s'appuyant sur la situation malgache. Il est alors question des identités des locuteurs de ces territoires, identités revendiquées, identités niées, identités lourdes à porter car engendrées par des tiraillements historiques, culturels, sociologiques et politiques.
En découle une nécessaire contextualisation didactique à voir comme une réponse « aux insuffisances communément admises des "placages" de dispositifs (politiques linguistiques éducatives, programmes, méthodes, contenus, objectifs) sur des contextes pour lesquels ils n’ont pas été conçus et pour lesquels ils s’avèrent mal adaptés », comme l’explique Philippe Blanchet48. C’est à partir de premières recensions au sein des manuels scolaires aux Comores qu’essayent de découvrir Corinne Raynal-Astier et Mireille Jullien, cette potentielle contextualisation. De là à imaginer qu’il pourrait exister une « francophonie didactique india-océanique » comme elles indiquent le rechercher à travers le titre de leur contribution, il faudrait poursuivre l’étude des manuels sur les autres territoires de la zone pour le vérifier. En attendant, le débat est lancé et ne manquera pas de faire réfléchir.
C’est dans un autre espace îlien, celui des Caraïbes, qu’il nous est proposé d’aborder d’autres dimensions d’une F/francophonie contextualisée, à travers des éléments qui confrontent les politiques linguistiques et les réalités que nous offre la sociolinguistique urbaine locale. C‘est ainsi que Johnny Laforêt nous entraîne sur le trajet reliant l’aéroport Toussaint-Louverture d’Haïti à la route de Frères, dans une découverte sociolinguistique urbaine nourrie des clichés de panneaux publicitaires qui longent ce parcours. Les mises en mot des différents slogans qui y figurent éclairent sur la manière dont les langues en présence, français, créole haïtien et anglais, se jouent du cadre linguistique institutionnel, où si le français est considéré comme langue officielle aux côtés du créole haïtien - ce dernier ayant aussi celui de langue nationale – il apparaît de nombreux énoncés créatifs qui empruntent sur un même espace aux idiomes en usage.
Conclusion
Si la dimension indiaocéanique est une dimension qui commence à être de plus en plus largement abordée dans des recherches universitaires multiples à travers plusieurs entrées, la question éducative, et les questions didactiques qu’elle peut soulever, notamment en lien avec les cadres francophones qui en sont le berceau, le sont encore trop peu, alors que centrale, car essentielle au développement de cette F/francophonie, orientant grandement son évolution.
Nous espérons que cette brève mise en exergue des éléments qui ont motivé et structuré cette introduction, nous amène à davantage saisir l’importance du contexte dans ce qui relève des éléments à enseigner et de la manière de les aborder, de proposer quelques orientations de quelques objets/ressources (manuels, étude des représentations…) sur lesquels s’appuyer dans la mise en œuvre d’un tel cadre d’enseignement / apprentissage et d’élaborer ce qui pourrait être une orientation francophone de la formation au sein de ces différents contextes.
Enfin, et même si nous ne l’avons pas abordé dans ce numéro, dans la nécessaire prise en compte de la dimension sociolinguistique propre à chacun des territoires rencontrés, la F/francophonie ne pourra que se vivifier et s’enrichir, en s'appropriant nombre de particularités locales, essentiellement lexicales. Ainsi, la « savate deux doigts »49 que l’on utilise à La Réunion, le « cache bouche »50 que l’on retrouve à Tuléar à Madagascar, ou encore les « je viens »51, dont on parle aux Comores, ne seront que sources d'enrichissement de cette F/francophonie ouverte sur et avec les autres, parce qu’intégrante de ces derniers.
Historiens, spécialistes de littérature comparée, linguistes et didacticiens se sont ainsi réunis pour entreprendre cette réflexion mettant à l’honneur les héritages et les prospectives intéressants des défis jugés essentiels pour la F/francophonie dans l’océan Indien. C’est tout l’intérêt de la portée heuristique de l’histoire en ce qu’elle permet de faire sens des différences et des écarts avec le présent. Si le terme de F/francophonie peut se comprendre comme une communauté de langue ou le dispositif institutionnel organisant les relations entre les pays francophones, il ne permet pas d’envisager de manière contextualisée les conceptions issues de sa pratique et de son usage par les acteurs des sociétés indiaocéaniques. S’agit-il seulement d’un héritage colonial, d’une aire linguistique, d’une union institutionnelle, d’un espace culturel et artistique ou encore d’une assise à un référencement identitaire ? Ces différents prismes évoluent avec le temps et les pratiques liées à l’emploi de cette notion complexe.
Elle n’a notamment pas la même valeur ni le même sens entre les périodes coloniale et postcoloniale. C’est pourquoi inscrire la F/francophonie dans le temps facilite une analyse processuelle qui tourne le dos à un présentisme à valeur universelle ou dit plus simplement à des jugements hâtifs. Il convient donc d’historiciser les différentes composantes de ce qui constitue son essence pour faciliter les comparaisons. La partie « document » de notre dossier nous invite ainsi à comparer deux perspectives géographiques différentes avec plus d’un siècle d’écart. La création du terme « francophonie » par Onésime Reclus en 1880 est ainsi rappelée et mise en parallèle avec la volonté de Wilfrid Bertile de créer une Union francophone dans une publication récente faisant l’objet d’une recension dans ce numéro de la Revue internationale des francophonies. Si le patriotisme colonial motive l’approche linguistique du premier, la logique d’intégration régionale du second s’appuie sur des valeurs humanistes et universelles revendiquées par l’auteur. Gageons que les lecteurs pourront trouver dans cet exercice de comparaison un sens en lien avec leurs propres questionnements.