1Développement durable, changement climatique, controverses technologiques, tous ces défis récents ont participé à la mise en lumière des éléments éthiques et normatifs propres aux domaines de l’ingénierie. Celle-ci ne pouvant plus être considérée comme détachée ou amorale, les ingénieurs seraient désormais contraints de traiter des problématiques sociétales. Cet état de fait suggère de prêter attention à l’action des ingénieurs au sein des réseaux sociotechniques pouvant aussi bien accroître que contraindre leurs efforts de changement positif.
2Cet article présente l’ethnographie d’un projet d’ingénierie des structures entrepris par le cabinet Arup, lequel s’engage depuis longtemps en faveur d’une approche holistique de la conception ainsi que pour l’implication active des ingénieurs dans la poursuite d’objectifs sociétaux. L’article commence par résumer quelques thèmes clés issus des écrits de Sir Ove Arup, le fondateur du cabinet. Ove Arup, soucieux de proposer une approche plus intégrée au sein du secteur de la construction, proposa le concept de Total Design qui, depuis peu, traite aussi des questions du développement durable (cf. section 3.4). L’étude de cas ethnographique sur la conception de la structure d’un bâtiment public nous montre ensuite que les habitudes pratiques du secteur de la construction (notamment celui d’assurer aux clients un certain leadership) empêchent les préceptes du Total Design de pleinement s’exprimer et que les arrangements professionnels du secteur de la construction rendent intenable la volonté de délivrer une structure plus efficace et durable. On remarque en effet que c’est l’architecte qui tient le rôle de médiateur central au sein de l’acteur-réseau de l’équipe de conception, ce qui tend à pousser l’ingénieur des structures vers les marges et le mettre ainsi à l’écart des négociations entre les futurs usagers du bâtiment, la maîtrise d’ouvrage et les entreprises de construction. En ce sens, le projet ici étudié reproduit la division du travail, prévalant au sein du secteur de la construction, que Ove Arup avait précisément essayé de surpasser lorsqu’il fonda l’entreprise Arup en 1946 et formalisa le concept de Total Design. La persistance de cette division suggère ainsi un « verrouillage professionnel » qui pourrait bien être aussi envahissant et immuable que le « verrouillage technologique » souvent considéré comme l’obstacle le plus important à l’instauration d’écologies sociotechniques plus soutenables.
3Ce travail nous rappelle que les ingénieurs n’opèrent que très rarement de manière isolée ; ils sont impliqués dans des réseaux de relations mélangeant législations, collègues, clients, autres professionnels du secteur, standards techniques, finances, contrats de prestations, technologies, moyens de production, les communautés et l’environnement. Il est ainsi difficile de se repérer dans ces enchevêtrements sans prêter une attention minutieuse aux pratiques concrètes des ingénieurs afin de cerner les frontières de leur responsabilité. Notre ethnographie montre ainsi comment les ingénieurs des structures négocient des compromis et des conflits pour satisfaire les besoins de leurs clients. Ce faisant, les ingénieurs des structures tendent à rentrer en dissonance avec deux grands objectifs de la firme Arup consistant à promouvoir l’innovation architecturale et à inciter les clients à considérer le problème de la durabilité.
4Nous présenterons dans un premier temps la Théorie de l’Acteur-Réseau (Actor-Network Theory – ANT) afin de clarifier ce que nous entendons par « réseaux de relations contraignant les actions des ingénieurs ». Ensuite, nous esquisserons la culture et les discours de la firme Arup, depuis la vision de son fondateur jusqu’à la stratégie entrepreneuriale actuelle liée aux défis du développement durable. L’étude de cas portant sur un projet de conception structurale sera ensuite présentée en explorant les zones de dissonance et leurs implications.
5L’ANT traite des réseaux de relations qui définissent les entités et leur permettent de se présenter au monde (Latour, 1991). Elle rejette la distinction entre humains et non-humains ; tous les phénomènes possiblement rencontrés dans le monde participent à des réseaux de relations entre actants. Humains comme non-humains prennent part à des processus qui « traduisent » des intérêts et construisent (ou interrompent) des relations matérielles. En ce sens, les actants se définissent par leur existence et par les différences qu’ils provoquent au sein de réseaux d’agencements plutôt que par des propriétés essentielles intrinsèques. Le pouvoir détenu par un actant particulier n’est non plus une propriété qui lui est inhérente ; ce pouvoir est déterminé par l’influence de cet actant sur le réseau dans lequel il est enrôlé. À partir de là, puisque qualifiés par les mêmes termes, humains et non-humains deviennent intimement liés et se définissent par les réseaux de relations pour lesquels ils produisent des différences. La façon dont nous faisons l’expérience des choses et sommes amenés à les connaître devient manifeste à partir de ces réseaux de relations sociotechniques (Latour, 1989, 2006).
6Selon l’ANT (voir Latour, 2006), suivre besogneusement les actants dans leurs opérations de traduction prévient de l’usage intempestif (et problématique) de catégories sociologiques prédéfinies et souvent isolées. De multiples études (Callon, 1986a, 1986b, 1989) ont mis en pratique cette conception alternative de la sociologie et montré des résultats intéressants. À titre d’exemple, l’étude de Oudshoorn et Pinch (2008) des relations entre les industriels-producteurs et les consommateurs de biens technologiques rend compte des acteurs médiateurs (incluant notamment journalistes, agences publiques, décideurs politiques et groupes de défenses des consommateurs) capables de contraindre les concepteurs et de mettre ainsi à mal le modèle traditionnel « concepteur-utilisateur » souvent utilisé pour traiter du développement technologique.
7En démontrant l’intérêt de porter une attention fine aux rôles et aux relations entre les professionnels du « bâti », Anique Hommels (2005) déploie l’ANT – et d’autres concepts empruntés à la théorie des Large Technical Systems et au Constructivisme social des technologies – afin d’expliquer la rigidité du secteur de la construction. Selon elle, les processus de construction de bâtiments et d’infrastructures sont résistants aux changements car ils résultent d’interactions complexes entre de multiples éléments dont le cadrage des problématiques d’aménagement urbain par des professionnels ou des groupes d’intérêts, la stabilité des relations incorporées dans certaines technologies et artefacts ou encore le développement à long terme de structures économiques et techniques permettant la persistance (lock-in) de certaines technologies et de formes bâties particulières.
8Les principes méthodologiques de l’ANT, qui consistent à suivre les actants (humains comme non-humains) et à rendre compte dans les mêmes termes de leur travail de mise en forme ou d’interruption de relations matérielles, ont également influencé plusieurs ethnographies de l’ingénierie, notamment Bucciarelli (1984, 1988, 1996) et Vinck et al. (Vinck, 1999a). Les sujets étudiés par Bucciarelli étaient des ingénieurs de conception travaillant pour deux cabinets d’ingénierie – le premier spécialisé dans les cellules photovoltaïques et le deuxième dans les équipements à rayons X. Bucciarelli voulait s’éloigner de la vision mécanique et souvent linéaire de la pratique de conception qui ne prend pas en compte l’incertitude, la sous-détermination et l’ambiguïté propre aux processus sociaux. Pour lui, une partie de cette incertitude était à l’œuvre dans la prise en charge de l’objet de conception, considéré comme une icône au sein de la culture de la firme (Bucciarelli, 1988).
… ceux qui participent à la conception le font selon des perspectives, des intérêts et des expertises différentes. Pourtant, et en même temps, ils partagent certaines normes et certains objectifs communs. J’étudie comment leurs vues, leurs croyances et leurs intérêts individuels – ancrés dans des compétences techniques différentes – s’agencent, se confrontent, se concilient et se reflètent dans la conception… (1988, p. 161)
9En se basant sur l’enracinement des participants dans leurs compétences techniques particulières, Bucciarelli développe le concept – important pour cet article – d’ « objet-monde », soit l’univers de langage, de concepts et de compétences à travers lequel l’objet se structure progressivement :
L’ingénieur mécanicien, qui conçoit une structure visant à maintenir les plateaux utilisés pour collimater un faisceau à rayons X, navigue dans un objet-monde constitué de faisceaux, d’acier, de contraintes géométriques, de tolérances étroites, de surfaces d’appui, d’erreurs de positionnement, d’attaches et de pratiques d’usinage des métaux. L’ingénieur électricien qui conçoit un module photovoltaïque travaille en termes de potentiels et de courants. Il dessine des réseaux parés de symboles spéciaux pour les diodes, les sources de courant, les éléments résistifs, le tout au sein d’une topologie pleine de sens. Ce sont là deux mondes bien différents… Ces cadres sont construits durant leurs scolarités, mais également durant leurs expériences professionnelles. Un ingénieur mécanicien travaillant dans l’industrie sidérurgique conçoit selon un monde différent de son camarade de classe engagé par IBM. (1988, p. 162)
10Ainsi, il y a un échange sociotechnique au sein de ces contextes situés ; l’objet infiltre la pensée et la pensée façonne l’objet, tandis que les contextes, y compris organisationnels, comptent. Ceci devient encore plus évident lorsque les objets de conception sont des sous-composantes qui doivent être rendues compatibles et transformées en un assemblage fonctionnel selon un processus encore incertain (Vinck, 1999b).
11Une autre exploration de cet échange sociotechnique au sein de contextes situés est fournie par Star (1991). Star commence par décrire son expérience du McDonald et son travail pour gérer son allergie aux oignons. Cette allergie la rend incompatible avec la convention (avoir des oignons dans les hamburgers) que cette chaîne de restaurant considère comme universelle. Star utilise cette anecdote comme point d’entrée pour analyser les expériences d’inclusion et d’exclusion lorsqu’il y a interaction avec des réseaux technologiques standardisés. Elle explore également les conventions qui confèrent de la stabilité à ces réseaux étant donné que leur pouvoir vient des processus de délégation et d’imposition d’une discipline à ces entités déléguées afin qu’elles se conforment à des modèles d’action et de représentation. Star utilise le concept de « multiplicité » – multiplicité des soi et multiplicité des formes d’appartenance / de marginalisation. Son argument est de dire que son besoin de ne pas consommer d’oignon n’est pas représenté dans le réseau standardisé de production de nourriture et de service de la chaîne McDonald. Ce réseau ne peut donc continuer à subsister en l’état que parce que des gens allergiques aux oignons comme elle déploient des efforts « invisibles » afin de satisfaire leurs besoins alors qu’ils sont marginalisés par un système et par les conventions dont il dépend.
12Tous ces travaux montrent que c’est bien au niveau des rencontres et des interactions individuelles au sein de réseaux que les politiques de l’expérience prennent forme et performent, selon des modalités très diverses, nos identités individuelles et organisationnelles. Le fait d’agir comme un membre prévu par les standards du réseau ou – à l’inverse – comme un membre marginalisé par ce même réseau est tout à fait politique et a des conséquences sur la stabilité des acteurs-réseaux incluant le monde autour de nous en même temps que nos identités individuelles.
13Nous reparlerons de ces éléments ultérieurement lorsqu’il s’agira de présenter les résultats de notre étude de cas, elle-même tirée d’une plus grande enquête menée entre 2007 et 2012 et explorant la normativité des pratiques d’ingénierie (Chilvers, 2013). Avant ça, nous présenterons une analyse historique des écrits de Sir Ove Arup afin de mieux saisir les objectifs de la firme et les moyens mis en œuvre afin de les remplir. Cette première analyse historique sera complétée par l’examen critique de documents plus récents et d’entretiens avec plusieurs de ses collaborateurs. Ensuite, l’étude de cas ethnographique d’un projet d’ingénierie des structures – étude de cas menée dans un bureau régional de la firme Arum – tentera de mettre en contraste le discours organisationnel de l’entreprise avec les réalités pratiques des ingénieurs sur le terrain. Cette ethnographie comprend le suivi de l’ingénieur responsable du projet, y compris la participation à certaines réunions de projet importantes, l’observation quotidienne, des entretiens avec les acteurs-clés du projet et l’analyse de dessins, croquis et autres documentations techniques. Le grand avantage de ce mode d’enquête hybride alliant analyse de textes et ethnographie est la possibilité de rendre compte de la mise en place de réseaux de relations, ou de ses lacunes, au sein et en dehors de la firme tout en pouvant identifier des points de dissonance et d’alignement entre les objectifs stratégiques de Arup et la pratique quotidienne de l’ingénieur, spécialement en ce qui concerne les objectifs liés au développement durable.
- 1 D’autres exemples plus récents pour lesquels l’entreprise Arup a été mandatée incluent le Stade nat (...)
14Arup est une agence internationale de conseil en ingénierie fondée au Royaume-Uni par Sir Ove Arup en 1946. En tant que fondateur de la firme, la personnalité et les écrits de Sir Ove Arup restent des éléments clés pour saisir la culture de cette entreprise. Il croyait aux vertus morales de l’ingénierie et considérait que son isolement disciplinaire était un frein à leurs accomplissements. Il incitait donc à l’innovation, à l’intégration entre les diverses disciplines du secteur et au surpassement des divisions entre clients, architectes, ingénieurs et autres acteurs du monde de la construction. Son propre travail en tant qu’ingénieur des structures a d’ailleurs permis d’établir la réputation de la firme, notamment via la conception de la structure de l’opéra de Sydney1. Sa vision de l’ingénierie incluait l’engagement des ingénieurs dans des problématiques sociétales afin de contribuer au développement humain. Afin d’accomplir ce dessein moral, trois grands thèmes du secteur de la construction devaient être impérativement discutés et critiqués : la distinction entre architecte et ingénieur ; les divisions entre instruction, conception et construction ; les limites propres à la spécialisation des savoirs. En traitant ces trois questions, il a progressivement mis en place une philosophie de la conception ainsi qu’un mode particulier de gestion de la firme Arup.
15Très proche des idéaux artistiques et fonctionnels de l’architecture moderniste, Ove Arup considérait désuète la division classique entre architecte et ingénieur. Selon lui, il fallait plutôt rechercher une synthèse équilibrée entre, d’une part, les préoccupations architecturales relatives aux réactions humaines vis-à-vis des formes et des espaces et, d’autre part, la tendance des ingénieurs à conquérir rationnellement les forces de la nature en s’aidant de la science et des techniques. Il plaide ainsi en faveur d’un compromis ; une compréhension architecturale sans réflexion quant aux structures et méthodes de construction optimales n’a que peu de sens (Arup, 1956). Inversement, optimiser l’efficience d’un bâtiment sans prendre en compte les envies, les réactions et les usages serait sans intérêt (Arup, 1972). Architectes et ingénieurs doivent plutôt travaillent ensemble dès les tout premiers moments de la conception afin de sélectionner les solutions les plus viables et les plus équilibrées.
16Ove Arup était en désaccord avec la division persistante entre la phase de conception (assignée à l’architecte et aux consultants ingénieurs) et celle de construction (domaine des entrepreneurs du secteur de la construction, généralement absents lors de la phase de conception). Il affirmait en effet que les contraintes propres à la phase de conception impactaient sur l’efficience et la qualité du rendu final :
Vous ne pouvez pas vous engager dans un projet de conception pour laquelle des supports techniques n’existent pas. À l’inverse, aucun entrepreneur ne sera intéressé à créer de nouveaux supports si le projet de conception initial n’en suggère pas de nouveaux… La conception architecturale est pour beaucoup une histoire d’interprétation des souhaits du client. Le client lui-même ne sait pas vraiment ce qu’il souhaite avant que l’architecte ne commence à dessiner et lui montrer ce qui peut être fait… Seule une connaissance des faits peut mener à de sages décisions, ce qui revient à dire que les conseillers techniques doivent prendre part aux discussions dès leur premier balbutiement. Il est économiquement essentiel que la phase de conception prenne en compte les méthodes de construction et la structure finale de l’édifice. (Arup, 1956, p. 2)
17Pour Ove Arup, la conception se doit de devenir un processus interactif impliquant architectes, ingénieurs et entrepreneurs dès le début du projet de conception. Le client devrait formuler ses souhaits au cours d’une exploration de possibles conceptions en collaboration avec les concepteurs (architectes et ingénieurs) qui devraient eux-mêmes rester proches des entrepreneurs et de leurs savoirs spécifiques en matière de coûts, d’entretien et de possibilités de construction.
18Un autre obstacle à la mise en place d’un meilleur protocole de conception au sein du secteur de la construction est la spécialisation, qu’Ove Arup considère comme un résultat délétère des avancées technologiques et scientifiques récentes. La spécialisation était bien sûr nécessaire afin d’ « encaisser » les innombrables découvertes techniques et scientifiques ; chaque corps de métier se devait d’entretenir ses « vues » peuplées de propriétés de plus en plus complexes. Pourtant, le résultat est que certaines connexions tout à fait nécessaires sont désormais coupées (Arup, 1970a, p. 391) et qu’aucun corps de métier n’est désormais capable de considérer d’un même regard (interconnecté) toutes les possibilités suggérées par un projet de conception. Ici, les « vues spécialisées » d’Ove Arup rejoignent assez bien ce que Bucciarelli nomme « objet-monde » afin de traiter les différents savoirs, valeurs et langages des spécialistes engagés dans un processus de conception. Arup identifie ainsi ces « objets-monde » comme une barrière à la synthèse entre qualité, forme, et fonctionnalité sûre et efficiente qu’il cherche à instaurer.
19L’importance de mettre en place une synthèse et l’attention portée aux problèmes de la fragmentation du secteur de la construction amène Ove Arup à formuler le concept d’ « Architecture totale » ou, plus généralement, de Total Design :
Le terme « Architecture totale » implique que toutes les décisions liées à la conception de l’édifice ont été considérées collectivement et ont été intégrées en un ensemble cohérent par une équipe bien organisée et encouragée à établir des priorités. (Arup, 1970b, p. 1)
20Sir Ove Arup considère tout processus de conception comme étant la somme de toutes les décisions consignées sous forme de dessins, ébauches, maquettes et autres prototypes qui, pris ensemble, recouvrent tout ce qu’il était nécessaire d’étudier ainsi que toutes les démarches qu’il sera nécessaire d’engager afin d’atteindre les objectifs collectivement fixés. Pour que cette nouvelle vision de la conception ne soit plus seulement un doux rêve, il faut que des changements pratiques s’opèrent sur :
-
les perspectives antagonistes de conception (entre l’architecture, les différentes disciplines de l’ingénierie et toutes les spécialités qui apparaissent en son sein) ;
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les frontières entre client/concepteur et concepteur/constructeur.
21Arup reconnaît volontiers qu’atteindre effectivement, sur l’ensemble de la planète, une telle intégration des processus de conception restera à jamais irréalisable. Il parle ainsi explicitement de Total Design ideal (Arup, 1970a). Pour autant, tout comme la « bonne » intégration des parties est une caractéristique de tout processus de conception, si lui et ses collègues s’obstinent à trouver, pour chaque cas concret, ce qu’il est nécessaire de faire pour correspondre au mieux à cet idéal, peut-être une liste de bonnes pratiques se dégagerait-elle petit à petit.
22Dans les documents présentant la stratégie organisationnelle de la firme Arup pour la période 2010-2015, on observe une certaine continuité de son objectif traditionnel de Total Design, plus généralement appelé « solutions holistiques de conception ». La mise en valeur des souhaits du client par des solutions créatives, durables et pluridisciplinaires est ainsi placée au centre de leur conception de l’ingénierie.
23Les défis du développement durable adressés à l’ingénierie et au secteur de la construction en général sont vus au sein d’Arup comme la poursuite des engagements de Sir Ove Arup en faveur de solutions intégrées de conception en vue d’accomplir des objectifs sociétaux. En effet, selon la « Déclaration sur le développement durable » d’Arup datant de 2007 :
Depuis 1946, Arup accompagne ses clients dans la construction d’un futur plus durable. Notre fondateur, Sir Ove Arup, était un ingénieur et un philosophe qui croyait à l’intégration des questions environnementales et sociétales au sein de nos projets. Cet engagement envers le développement durable influence notre conception de l’entreprise, nos responsabilités d’employeur ainsi que nos relations avec le reste de la société. “Façonner un meilleur monde” est notre objectif principal… Notre conception de l’entreprise a toujours été fonction d’un développement durable : intégrité environnementale, viabilité économique, bien-être social et utilisation efficiente des ressources… Nous faisons d’ailleurs entrer cet objectif dans une nouvelle ère de concrétude puisque nous sommes en train de publier une « Politique de développement durable. (Arup, 2007, p. 1)
24Travailler pour Arup est ainsi présenté comme une activité professionnelle qui se doit d’embrasser certaines valeurs et la firme se considère comme pionnière dans le domaine du développement durable.
25L’article de Peter Head intitulé « Entering the ecological age: the engineer’s role » est important à plusieurs égards. Écrit initialement pour les très connues « Brunel Lecture Series » de l’Institution of Civil Engineers(ICE), puis présenté dans de nombreuses conférences, ce texte contribue à la fois à la consolidation du discours interne à Arup et à la mise en publicité de leur engagement en faveur du développement durable. Ingénieur civil et des structures, Head était cadre chez Arup et dirigea leur équipe de planification et d’urbanisme intégré jusqu’en 2011. L’article – largement diffusé et médiatisé – milite pour l’institutionnalisation de nouvelles disciplines intégrées et transdisciplinaires telle que l’ingénierie des systèmes durables, l’analyse des cycles de vie, l’écologie industrielle ou encore l’ingénierie des systèmes terrestres. Comme le titre le suggère, il cherche également à « mettre en avant le rôle et la responsabilité sociale des ingénieurs » :
Les ingénieurs ont l’expérience du « global » et ont l’habitude de travailler de façon multidisciplinaire. C’est là un atout indéniable pour contribuer activement à l’émergence de ces nouveaux systèmes d’infrastructure. Toutefois, nous reconnaissons que les ressources nécessaires à l’accomplissement de ces tâches urgentes – qui plus est dans un laps de temps si court (moins de 50 ans) – sont limitées ; nous devons donc entraîner et motiver les jeunes pour qu’ils se joignent à nous et deviennent ainsi les nouveaux « Brunels » du 21e siècle. (Head, 2008, p. 73)
26Les questions liées au développement durable semblent également considérées par les employés de chez Arup comme une marque de fabrique de la firme. Pour les personnes interviewées, il est ainsi important d’encadrer les partis externes et de tenter de convaincre la clientèle pour ne pas dévier de leur agenda écologique :
Au sein de la compagnie, nous sommes chargés d’encourager les clients à considérer les questions de développement durable. Donc nous avons une obligation morale vis-à-vis d’Arup à ce niveau-là. Ce qui est tout à fait positif d’après moi, et ça définit notre ligne de conduite et informe les gens à son propos… c’est vraiment comme ça que les entreprises font bouger les choses ; c’est par des gens au sommet de la hiérarchie qui disent : “Écoutez, c’est ça que je veux ; c’est ce que nous sommes en tant qu’entreprise…” et ce n’est pas simplement Peter Head qui blablate ; c’est la politique de l’entreprise dont il est le pilote, le propriétaire en quelque sorte… d’autant plus qu’Arup est maintenant en position d’influencer ses clients.
27Jusqu’à présent, nous avons présenté le contenu du discours organisationnel d’Arup ; les intentions promues par la firme et qui sont récemment entrées en résonance avec les défis liés au développement durable. Nous allons maintenant présenter une ethnographie détaillée d’un projet de conception de structure afin de voir si les principes de cette stratégie d’entreprise influencent effectivement les pratiques quotidiennes des ingénieurs de chez Arup. L’étude de cas porte sur un mandat de conseil en conception structurelle dans le cadre d’un projet de construction de 4,9 millions de dollars US. La nouvelle construction, au sein d’un site touristique de l’un des districts les plus visités de la région, combinera bureaux administratifs et espace public. Contractuellement, Arup doit collaborer avec « Paul Smith Architects » (pseudonyme) pour développer leur conception de l’édifice, des premiers schémas de conception jusqu’aux plans contractuels destinés aux entreprises de la construction. Deux moments clés du projet sont ici décrits : la conception du schéma d’ensemble et le dessin détaillé d’un élément de la structure du toit.
28Comme souvent dans le secteur de la construction, au moment où Arup est mandaté, l’architecte avait déjà été sélectionné sur la base de son avant-projet. Son concept reposait sur deux bâtiments séparés par une promenade couverte. Entre les deux bâtiments et par-dessus la promenade était imaginée une ambitieuse toiture faite de panneaux d’acier réfléchissant. Cette toiture devait être de forme ondulée et constituée d’extrusions à facettes uniques en leur genre. Le premier bâtiment était de forme allongée et abritait les bureaux de l’administration locale ainsi qu’une terrasse en bois de l’autre côté de la promenade. Pour l’autre bâtiment, l’architecte imagina une espace de réception et de réunion, un magasin, un café, des cuisines, des toilettes ainsi qu’un grand espace d’exposition multi-usage. Directement à la sortie de l’espace multi-usage était imaginée une sorte d’amphithéâtre de verdure recouverte partiellement par la toiture audacieuse faite de panneaux d’acier réfléchissant. Un coin salon, lui aussi surplombé par la toiture, était également imaginé près du café.
29Les fonctions et pseudonymes des personnes impliquées dans notre compte rendu sont résumés dans le tableau 1. Il est important de rappeler que notre compte rendu se concentre avant tout sur le travail de l’ingénieur des structures – Adam – affilié à l’entreprise Arup mandatée pour l’occasion. Sauf indication contraire, toutes les observations ici relatées concernent Adam lorsqu’il travaille à son bureau de chez Arup au sein de la zone réservée à l’ « équipe structures ». Pendant toute la durée de l’enquête, l’ethnographe occupait le bureau directement à côté de celui d’Adam.
Tableau 1. Fonctions et pseudonymes des personnes impliquées dans le projet
Entreprise
|
Pseudonyme utilisé
|
Fonction/rôle au sein de l’entreprise
|
Fonction/rôle au sein du projet
|
Paul Smith Architects
|
Paul Smith
|
Architecte et fondateur
|
Premier architecte, chef de projet
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Simon
|
Architecte-assistant
|
Architecte-assistant
|
Arup
|
Adam
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Ingénieur des structures
|
Premier ingénieur
|
Aaron
|
Ingénieur des structures « Senior »
|
Chef de projet
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Ben
|
Associé, ingénieur des structures
|
Aucun, mais agit comme un mentor pour Adam
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Ryan
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Directeur du bureau, chef de l’équipe « structures », ingénieur des structures « Senior »
|
Directeur de projet
|
Leo
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Ingénieur civil
|
Ingénieur civil
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Mike
|
Dessinateur
|
Dessinateur en structures
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Consultants externes à Arup
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David
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Ingénieur mécanicien et électricien
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Ian
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Ingénieur hydraulicien
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Colin
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Architecte paysagiste
|
30À la suite de la sélection des différents consultants, une première séance de conception est organisée. Avant ça, histoire d’être bien préparé, Adam organise une séance interne avec Aaron afin de discuter des premiers plans de principe envoyé par l’architecte. Ils partagent leur inquiétude concernant le manque d’uniformité et de répétition de ces tout premiers plans parce que la répétition simplifie le travail de l’ingénieur des structures en réduisant le volume d’analyses et de plans techniques à produire. Or il se trouve qu’à ce stade du projet la répétition est si mince que le volume d’analyses et de dessins à produire semble dépasser leurs estimations initiales. Ils se mettent vite d’accord : ce projet a besoin d’être simplifié.
31La première séance de conception se tient aux bureaux de chez Arup. En bout de table, tout au fond de la pièce, à l’opposé des grandes portes de verre, se tient Paul, l’architecte. Autour de la table sont assis tous les participants détaillés plus haut (à l’exception de Mike et Ryan), l’ethnographe ainsi qu’un élu local, maître d’ouvrage du projet. Paul préside la séance et commence par expliquer qu’il est la seule personne ayant une vue d’ensemble du projet. La séance sera organisée (très classiquement) comme suit : chaque participant présentera l’état d’avancement de ses affaires avant que les autres ne le questionnent et fassent leurs remarques. Avant de commencer le tour de table, la question des délais est discutée : le projet doit être mis en soumission d’ici à quatre semaines (corrigé à six semaines quelques jours plus tard).
- 2 « Fascia » est un terme utilisé en ingénierie des structures pour désigner la bande horizontale qui (...)
- 3 Ici, les termes « éléments de structure » ou « éléments d’acier de structure » sont génériques et d (...)
32Adam explique qu’il n’a pas encore « croqué du chiffre » mais qu’une fois le plan de principe stabilisé, il pourra commencer à détailler les fascias2 et à dimensionner les éléments de structure3. Le projet semble faisable même si certains détails nécessitent d’être retravaillés et discutés. Paul informe qu’il y aura une séance « spéciale structure » juste après cette séance plénière. Ainsi donc, après le tour de table et les multiples demandes de plans de principe stabilisés s’engage la discussion concernant les problèmes de structure.
33Ian, l’ingénieur hydraulicien, commence par exprimer son inquiétude : selon lui, ceux qui vont examiner le projet « verront des courbes et penseront directement aux dépenses » ; si l’on se fie aux acquiescements et aux murmures de la salle, cette préoccupation semble partagée par l’assemblée. Paul répond en expliquant que les prochaines analyses de son bureau chercheront un moyen d’obstruer les zones de bordure de la forme ondulée afin de mieux délimiter les zones d’écoulements et permettre à l’eau de ne se déverser qu’à deux endroits. En paraphrasant la réponse de l’ingénieur hydraulicien : plusieurs réagencements sont possibles, mais tous vont influer sur les flux d’écoulement ainsi que sur les besoins et les emplacements de drainages de sortie. La suite de la discussion porte ainsi précisément sur ce besoin de décisions définitives, nécessaires à la poursuite du travail spécialisé de conception.
34Adam exprime ensuite son inquiétude concernant le manque d’uniformité et de répétition au sein de la structure de la toiture. En réponse, Paul l’encourage à considérer une approche qu’il (Paul) a déjà éprouvée lors de projets plus anciens :
- 4 Lorsque les extraits ne sont pas entre guillemets, ils sont pris à partir des notes de terrain de l (...)
La stabilité et l’entretoisement ont été obtenus de façon tout à fait opportuniste ; ce sont les opportunités suggérées par les soutiens verticaux qui leur conféraient de la stabilité, plutôt qu’un schéma rationalisé et répétitif4.
35Bien qu’il ne l’ait pas dit durant la séance, c’est précisément cette façon-là d’acquérir de la stabilité structurelle qu’Adam, Ben et Aaron voulaient éviter à cause de la quantité de travail que cela représenterait. Il tente bien d’expliquer que cette approche risque de rentrer en contradiction avec les délais fixés et l’ampleur du travail impliqué, mais il finit par l’accepter : c’est avec cette approche complexe qu’il travaillera pour ce projet.
- 5 Le pro forma développé par l’ « équipe structure » est le suivant : « Approche suggérée de la prest (...)
36À la suite de cette « double séance », une fois les autres participants salués et partis, une autre séance s’organise (la troisième), interne à Arup et intitulée « réunion de lancement de la conception ». Autour de l’ethnographe, Leo, Mike, Ryan, Aaron et Adam se préparent. La séance est présidée par Aaron et se déroule selon le standard pro forma développé pour ce type de séance5 par l’ « équipe structure ». Une fois la séance terminée, Ryan (le chef d’équipe et directeur du projet) résume :
- 6 En effet, si Arup, en sa qualité de consultant, doit modifier les plans avec l’architecte afin de r (...)
Il (Paul) veut gagner un prix avec ce projet et on doit le supporter là-dedans parce que nous sommes ses consultants, mais on doit aussi trouver des solutions pratiques qui respectent le budget initial. On ne veut pas de ce genre de scénario où les offres qui nous sont faites sont toutes trop chères et où on est obligé d’investir du temps pour modifier des éléments de conception et donc perdre de l’argent6.
37Quelques jours plus tard, après avoir quelque peu progressé dans son travail de conception, Adam reçoit un coup de fil de Paul ; il a collaboré avec un métreur pour rendre le design du projet plus économique. Afin d’établir plus précisément les coûts, Paul lui demande des informations sur le nombre et la taille des éléments de structure. Adam lui fait donc parvenir son travail préliminaire tout en lui indiquant qu’il a été freiné dans sa progression par l’absence de plans d’étage et d’élévations stabilisés. Suite à cet épisode, Adam partage son soulagement avec Ryan : il semble bien que les aspirations de l’architecte aient été quelque peu freinées par le réalisme du métreur.
- 7 L’ « acier laminé à chaud » est de l’acier travaillé lorsqu’il est encore chaud et aisément manipul (...)
38Plus tard dans l’après-midi, Adam se réunit avec Paul et son assistant Simon. Comme toutes les salles de réunion de chez Arup sont occupées, ils vont au café de l’autre côté de la route. Adam commence par sa proposition d’encadrement du fascia. Très vite, dès qu’il entend que ce procédé requiert de l’acier laminé à chaud7, Paul rentre en désaccord avec Adam. Alors que Paul et Simon commencent à réfléchir à des idées alternatives, Adam essaie tout de même de justifier son raisonnement :
Ça serait bien d’utiliser des éléments laminés à chaud parce qu’ils seront simples à modéliser, simples à mouler, simples à faire, et ça nous donnera une certaine continuité avec le périmètre du toit.
39Mais Paul est catégorique : la méthode ne peut pas impliquer de l’acier laminé à chaud. Il encourage donc Adam à se concentrer sur une méthode alternative utilisant des poutres horizontales et des supports verticaux. Adam soulève aussitôt les problèmes suivants :
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difficile d’installer des courbes convexes et concaves proches des bases des supports verticaux ;
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du fait de la nature ondulée du fascia, le contreventement sera visible aux endroits où la courbe s’élève au-dessus du support horizontal, dans l’intervalle des supports verticaux.
40Rien n’y fait ; pour Paul, impossible d’accepter des éléments d’acier laminés à chaud. Il conçoit tout à fait que la proposition d’Adam soit la « meilleure solution technique » et apprécie les efforts investis pour la développer, mais son souci est que lorsque les entreprises qui répondront aux appels d’offres pour la réalisation du chantier verront tous ces éléments en acier préfabriqués et laminés à chaud, leurs prix se multiplieront par cinq :
Je connais les entreprises de la région. C’est un cas de C. B. F’s [note du traducteur : acronyme courant pour Can’t Be F***ed’s] ; s’ils voient ce genre de trucs, ils feront grimper les prix par principe.
- 8 Concernant l’utilisation d’acier laminé à chaud, Adam reconnaît rétrospectivement que « [Composer l (...)
41Finalement, Adam accepte de travailler sur une solution alternative qui n’implique pas d’acier laminé à chaud8.
- 9 En conception des structures, les « pannes » sont les éléments qui soutiennent la surface principal (...)
42Le lendemain matin, Paul téléphone à Adam à son bureau de chez Arup. Il lui fait part de son intention de masquer les plus grosses parties du condensateur situé sur le toit en augmentant la hauteur du parapet à quelques endroits stratégiques. Afin de réduire les coûts, il souhaite également diminuer la taille de ce même parapet où il n’est pas nécessaire de cacher le condensateur. Adam et Paul parcourent donc les plans de principe afin d’identifier les endroits où la hauteur du parapet pourrait être augmentée ou diminuée. Adam souligne qu’augmenter la hauteur du parapet – même si cela ne concerne que certains endroits et sera contrebalancé par quelques diminutions de hauteur – augmentera tout de même le poids total du périmètre du toit qui sera en grande partie pris en charge par les pannes9. Ainsi donc, la structure devra comporter davantage d’acier qu’initialement prévu, ce qui rend caduc le travail de conception déjà accompli par Arup.
Paul : Écoute, c’est tout bon, la conception est un processus itératif. Augmente de 300 mm la hauteur du parapet pour arriver à une hauteur moyenne de 450 mm. Est-ce que tu penses que ça suffit ?
Adam : Désolé, c’était pas ce que je voulais dire. Je t’ai expliqué ce que ça allait certainement impliquer pour les pannes, mais je peux regarder à quel point ça changera la structure en acier.
Paul : Écoute, cette histoire de condensateur est un problème et ça serait super si on pouvait trouver une solution.
43Paul explique ensuite que, sur les conseils de son métreur, il serait sage de garder une option de réserve pour le revêtement de la toiture ondulée au cas où des économies de dernière minute étaient nécessaires. Cette option de réserve – faite de panneaux de ciment fibré et condensé – serait moins onéreuse mais plus lourde que les panneaux d’acier ou d’aluminium initialement prévus. Adam signale vite qu’il a déjà effectué le travail sur cette partie du projet. Paul insiste et lui explique que ça ne changerait pas la disposition, mais seulement la taille des éléments d’acier pouvant éventuellement soutenir une alternative plus lourde si cela devenait une obligation budgétaire. Finalement, Adam accepte de travailler sur cette alternative.
44Afin de clarifier les implications matérielles et pratiques du fait d’incorporer un revêtement de « secours » moins cher mais plus lourd, il est nécessaire de rappeler que le revêtement en question est censé recouvrir l’entier de la structure du toit, y compris les extrémités et les faces intérieures de ses larges surplombs. Soutenir ces parties de revêtements « en surplomb » est d’ailleurs une des fonctions de l’acier primaire. Ainsi donc, si les exigences en matière de soutien du revêtement augmentent, c’est toute la structure du toit qui est concernée. Il est alors nécessaire – comme le reconnaît Paul – de revoir à la hausse la dimension des éléments en acier primaire. Adam a toutefois déjà modélisé les éléments de structure en acier en fonction du revêtement plus léger. Il doit maintenant recommencer et reconcevoir sa structure afin qu’elle puisse s’adapter – si besoin est – à un revêtement plus lourd.
45Adam téléphone donc au fournisseur afin d’en savoir un peu plus sur ce nouveau revêtement. Sa réaction lorsqu’il apprend l’augmentation de poids qu’entraînerait l’utilisation de ce revêtement de « secours » est univoque : « Wow ! Grosse différence ! » Il semble troublé. Plus tard, il me fait part de son inquiétude : le poids de ce revêtement impliquera d’augmenter les dimensions des éléments de structure en acier d’une façon telle que leur reconception coûtera plus cher que les économies faites par le choix du revêtement lui-même. En somme, même si le revêtement est moins cher, le fait de l’inclure « au cas où » dans les plans de conception coûterait plus cher que la solution initiale. Il n’y a donc aucune économie possible à ce niveau-là.
46Lorsqu’Adam commence à développer la structure du « toit transitoire » qui fait le pont entre les deux bâtiments et recouvre la section de promenade située entre les deux, il rencontre deux difficultés :
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Ian – l’ingénieur hydraulicien – l’informe que dans sa position actuelle, le système de gouttière ne fonctionne que pour certaines parties du toit.
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Comme le revêtement du toit s’attache directement aux pannes, Adam a de la peine à visualiser un système de soutien pour la gouttière étant donné que :
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la lèvre de la gouttière doit être au même niveau que la surface de revêtement du toit, et ;
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la profondeur de la gouttière chutera au-dessous du niveau des pannes du toit (qui sont actuellement ses seuls supports).
47Bref, Adam fait une proposition qui résout ces deux problèmes tout en étant économique dans son utilisation de l’acier, mais la proposition modifie tout de même un peu la forme ondulée du toit transitoire, ce que Paul ne manque de faire remarquer. Il rejette la proposition sous prétexte qu’il n’aime pas la nouvelle forme du toit transitoire. Il demande alors à Adam de développer un système de gouttière plus complexe qui puisse s’adapter à la forme originale du toit. Dès qu’il est mis au courant, Adam en discute avec l’ethnographe :
Juste pour que tu saches, on a reçu plusieurs mises à jour de plans et en les regardant, je me rends compte qu’il y a plusieurs points pour lesquels je ne vois pas comment tout ça pourrait marcher ; des zones qui ont été pensées de façon trop compliquée.
48Une fois encore, Adam fait des suggestions de simplifications que Paul rejette en faveur d’une forme plus complexe demandant davantage d’acier. Alors qu’Adam travaille sur ces nouvelles exigences, il demande un rendez-vous avec Aaron. Adam, qui démontre une grande frustration, lui confesse que trouver un compromis opérationnel est très difficile. Il y a trop de problèmes. Et ça ne s’arrête pas. En plus des difficultés toujours non résolues, il doit maintenant se faire à l’idée que les supports verticaux du toit devront être pris en considération pour la mise en forme du fascia. Ensemble, Adam et Aaron examinent en détail les options possibles pour une structure métallique et concluent :
Aaron : Même si je reconnais que c’est un peu la pagaille et que c’est franchement pas une situation idéale, on doit pouvoir arriver à ce que Paul souhaite voir.
Adam : Quand t’auras une minute, jette un coup d’œil au [modèle en 3 dimensions de Mike, développé à partir du travail d’Adam en vue de fixer les dessins définitifs], ça te donne une idée de la quantité d’acier utilisé pour ce projet.
Aaron : Ouais, je me demande de combien ce toit dépassera le budget, ça sera intéressant de voir ça.
49Les frustrations d’Adam continuent lorsqu’il doit prendre en compte les codes de conception à l’aune du dimensionnement de la nouvelle charpente métallique introduite par la solution de Paul. La caractérisation des charges est en effet ambiguë du fait principalement de la forme particulière de la structure du toit. Il discute avec Ben et lui explique qu’il a dû être jusqu’à présent très conservateur dans son traitement de la structure du fait de sa forme particulière non uniforme, à la suite de quoi tous les éléments structurels de base sont devenus « lourdement conçus » ; du fait de l’interprétation conservatrice des préceptes de conception, une très grande quantité d’acier est requise dans ce projet et cela le désole. En exprimant vigoureusement sa frustration, Adam dit à Ben :
Adam : Il y a trop d’acier dans ma conception !
Ben : T’es pas venu à Arup pour concevoir de jolies boîtes rectangulaires, non ? Si t’es venu pour ça, on t’a mal informé !
50C’est à peu près à ce même moment qu’Adam est allé voir Mike – qui développe le modèle 3D du projet de structure – pour lui parler des prochaines échéances. Il lui fait également part des honoraires d’Arup pour ce projet ; Mike lui répond :
Mike : Nous allons perdre de l’argent.
Adam : À coup sûr.
51Après avoir présenté ce compte rendu ethnographique, nous pouvons maintenant tenter d’évaluer la réalisation effective des espoirs nourris par le discours organisationnel d’Arup présenté plus haut. Ce faisant, nous découvrons une dissonance significative entre les revendications identitaires de la firme Arup et la réalité pratique (événements et résultats) du projet de construction.
52Une figure importante de ce compte rendu est bien évidemment Paul, l’architecte. Selon l’ANT, il peut être considéré comme un « Point de Passage Obligé » (PPO), un acteur qui sert de médiateur entre les acteurs du réseau (Gonçalves & Figueiredo, 2010) et par qui leurs intérêts sont traduits. En tant que « client » des ingénieurs, Paul subsume les intérêts des acteurs à fois en amont (en traitant avec la maîtrise d’ouvrage et les futurs usagers) et en aval (en traitant avec les entreprises de construction) du processus de conception. Adam quant à lui configure ses propres réseaux d’acteurs, incluant humains (collègues ou autres consultants en ingénierie) et non-humains (codes de conception, modélisations sur ordinateur, poutres d’acier et autres dessins). Toutefois, au bout du compte, tous ces alliés sont traduits par les intérêts architecturaux de Paul, en sa fonction de gardien du projet.
53Comme le lui rappelle Ben, l’habileté technique d’Adam à traduire les demandes créatives de l’architecte en une structure qui « tient-tout-de-même-debout » est un élément cher à l’identité d’Arup en tant qu’entreprise capable de délivrer des solutions techniques innovantes pour des bâtiments inhabituels et insolites. Pourtant, tout au long du projet, la prééminence de Paul en tant qu’architecte chef de projet l’empêche de poursuivre d’autres objectifs chers à Arup tels que la durabilité et la profitabilité. Ici, nous pouvons voir la multiplicité (au sens qu’en donne Star, 1991) de l’identité d’Adam en tant qu’ingénieur de chez Arup : certains aspects de cette identité se retrouvent dans le réseau du projet alors que d’autres sont marginalisés. Les conventions propres au réseau du projet – et nourries par l’architecte en sa qualité de puissant PPO – permettent à Adam d’opérer en tant qu’ingénieur capable de délivrer des solutions techniques pour un projet unique et innovant, mais le contraignent dans sa capacité à opérer en tant que participant au développement durable. Cet aspect important de son identité en tant qu’ingénieur de chez Arup est dès lors marginalisé par les conventions du réseau et le pouvoir de l’architecte-PPO. Malgré ses efforts pour renégocier les contraintes de la structure du bâtiment, Adam se doit de concevoir un modèle matériellement inefficient (car incluant énormément d’acier) et économiquement délétère pour Arup (car demandant trop d’efforts de conception). Selon les termes de Star (1991), la multivocalité des valeurs et de l’identité organisationnelle d’Arup se heurtent à la monovocalité du pouvoir de l’architecte.
54Ces problèmes ne sont pas nouveaux. En fait, ce sont précisément les mêmes problèmes que ceux identifiés par Ove Arup dans les années 1940 et que la création de sa firme éponyme avait pour vocation de résoudre. La distance qui sépare la maîtrise d’ouvrage, l’architecte, l’ingénieur et l’entrepreneur en bâtiment ainsi que la division du travail que cette séparation entraîne entre pratiques d’instruction, de conception et de construction ; ces deux grands obstacles à la réalisation d’objectifs sociétaux étaient précisément ce qu’Ove Arup avait tenté de surpasser en fondant son entreprise. Pourtant, même si Arup a su créer une firme multidisciplinaire et a obtenu de très bons résultats pour de grandes et audacieuses réalisations, le cas ici présenté nous montre qu’elle reste contrainte dans ses pratiques quotidiennes par la persistance des arrangements professionnels du secteur de la construction. La séance initiale de conception et, plus tard, la stabilisation des plans du bâtiment font bien écho à certains préceptes du Total Design. Pourtant, la hiérarchie du projet est très loin de l’idéal d’un partenariat collaboratif entre clients, architectes, ingénieurs et entreprises de construction travaillant ensemble dès le début du projet et négociant leurs différents objectifs, perspectives et inquiétudes tout au long du processus de conception. Même s’ils restent loyaux aux préceptes du Total Design, les ingénieurs de chez Arup, dans leurs pratiques quotidiennes, se retrouvent vite coincés au sein de réseaux professionnels qui contraignent leurs capacités à poursuivre des objectifs normatifs tels que la durabilité ou l’efficience.
- 10 En pensant rétrospectivement à ce projet, Adam nous dit ceci : « Sur un plan professionnel, [Arup] (...)
55Cet exemple concret va à l’encontre de l’idée selon laquelle Arup parviendrait à réaliser des projets d’ingénierie des structures tout en respectant l’ensemble de ses préceptes. Pour notre cas, la durabilité – qui se manifeste dans le travail déployé par Adam en termes d’efficience structurelle et de consommation de matériaux dans la structure – en est réduite à un élément tout à fait secondaire par les interactions sociales et techniques au sein du projet. La question de la durabilité a énormément de peine à se faire accepter comme une préoccupation légitime malgré sa proéminence au sein du discours et des objectifs de l’employeur d’Adam. La dissonance entre les discours organisationnels d’Arup et les pratiques concrètes d’ingénierie que nous fournit cette étude de cas est d’ailleurs explicitement reconnue par Adam10.
56Les efforts répétés et improductifs d’Adam afin de renégocier la structure du toit – en tant que porte-parole de la durabilité et de l’efficience matérielle et en tant qu’ingénieur officiant au sein d’une entreprise considérant la durabilité comme un élément central à sa mission – sont caractéristiques des astreintes endurées par les ingénieurs au sein des réseaux sociotechniques du secteur de la construction. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce ne sont pas des contraintes économiques, technologiques ou institutionnelles qui l’empêchent en premier lieu de poursuivre ses désirs de durabilité et d’efficience matérielle. En réalité, la capacité d’Adam à réaliser une conception durable est contrariée par la rigidité de la hiérarchie professionnelle au sein du projet de construction. La centralité de l’architecte, en tant que « client » de l’ingénieur et en tant que médiateur entre la maîtrise d’ouvrage et les entreprises de construction, rend impossibles les pratiques de conception intégrées à même de produire de la durabilité. Cette centralité de l’architecte force également Adam à faire le « travail invisible » consistant à mettre entre parenthèses ses valeurs liées à la durabilité environnementale afin de continuer à travailler pour ce projet et suivre les demandes de l’architecte – « travail invisible » afin de maintenir la stabilité du réseau du projet, selon les termes de l’ANT. Ce « travail invisible » est proche des efforts déployés par Star (1991) afin de s’aligner et maintenir la stabilité du système et des conventions de la chaîne McDonald.
57La situation difficile d’Adam souligne le besoin de considérer le rôle des autres acteurs opérant au sein de réseaux sociotechniques qui traduisent et contraignent l’éventail d’action des ingénieurs. Réformer l’éducation de l’ingénierie afin d’apprendre à considérer plus explicitement certaines problématiques normatives est nécessaire mais pas suffisant, car c’est bien par les détails de la pratique quotidienne que ces objectifs pourront en fin de compte être atteints. En somme, une large reconfiguration des standards et des conventions autour desquels s’articulent et se stabilisent les réseaux sociotechniques propres au secteur de la construction est nécessaire si l’on souhaite que les ingénieurs puissent eux aussi participer activement aux récents défis sociétaux.
58Si les ingénieurs souhaitent passer des beaux discours à des actions pratiques pleines de sens pour traiter des problématiques sociétales qui leur sont chères, ils doivent s’extirper des rôles que leur réservent les réseaux de pratiques conventionnels, standardisés et donc stabilisés. Ils doivent refuser le « travail invisible » visant à la création d’une unité de façade (vis-à-vis de leur employeur ou de leurs clients) lorsqu’ils vivent des contradictions normatives. Les lieux de formation et les entreprises doivent davantage encourager et soutenir ce type de refus ; ils doivent davantage s’équiper pour apprendre à comprendre et mieux négocier leur contexte de travail. Un peu à l’image des bars à salade qui sont apparus chez McDonald lorsque les diabétiques sont parvenus à se faire considérer comme une clientèle potentielle (Star, 1991), le verrouillage professionnel du secteur de la construction peut être modifié si suffisamment d’ingénieurs, de bureaux de conseils et de lieux de formation contestent les conventions et les standards actuels. Si toutefois les ingénieurs se trouvent être, en pratique, trop contraints pour contester les standards et les conventions actuels, il serait important d’ouvrir un débat honnête autour de ces questions afin de concevoir plus raisonnablement ce qui peut être accompli (ou pas) par tel ou tel groupe dans leurs tentatives de composer un futur plus viable.
Ce travail a été entrepris dans le cadre d’un doctorat en Science de l’Ingénierie Environnementale de l’UCL. L’auteur tient particulièrement à remercier Ove Arup and Partners Limited (Arup) ainsi que l’Engineering and Physical Sciences Research Council, UK pour leurs précieux soutiens.