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Rendre visible le travail enseignant. Questions de méthodes

Entretien de Anne Barrère et Frédéric Saujat par Françoise Lantheaume
Anne Barrère, Frédéric Saujat et Françoise Lantheaume
p. 89-101

Texte intégral

1L’entretien entre Anne Barrère et Frédéric Saujat visait à organiser une confrontation de points de vue et d’expériences entre deux chercheurs dont les travaux font référence et qui mobilisent des approches différentes : sociologie compréhensive pour l’une, clinique de l’activité et référence aux travaux de l’ergonomie de langue française, pour l’autre. Leurs choix méthodologiques ont été au centre du questionnement. Le but était d’identifier la production de connaissances auxquelles ces méthodes aboutissent et leur double dimension : validité scientifique et valeur d’usage. La dynamique de l’entretien a porté les interlocuteurs à mettre l’accent plutôt sur le dernier aspect, l’articulation entre recherche et formation trouvant naturellement sa place dans une revue consacrée à cette relation.

Françoise Lantheaume — Notre discussion va porter sur le travail du chercheur qui s’intéresse au travail des enseignants. Pouvez-vous, dans un premier temps, présenter, en quelques mots, les méthodes d’enquête que vous utilisez pour étudier le travail enseignant et ce que vous cherchez à connaître du travail des enseignants.

Anne Barrère — L’enquête que j’ai faite sur le travail enseignant en 2000-2001 était motivée par la volonté de faire une sociologie du travail enseignant, en prenant l’expression « travail enseignant » de manière globale c’est-à-dire non seulement le travail en classe, mais également l’ensemble des tâches enseignantes. Cet objet a évidemment conditionné le choix des méthodes, méthodes centrales dans la sociologie que je pratique, une sociologie de type compréhensif, où la démarche inductive de construction des catégories, à partir du matériel, est importante. J’ai donc demandé à des enseignants de parler de leur travail, non pas de leur métier ou de la représentation de leur métier, mais bien de leur travail à partir de questions les plus précises possible sur l’ensemble des tâches qu’ils avaient à effectuer. Ces entretiens semi directifs longs ont été croisés avec des entretiens de groupes réels c’est-à-dire des groupes non pas organisés pour la recherche, mais des groupes de collègues dans un collège et dans un lycée. J’ai essayé de travailler à la croisée de ces deux types de matériaux qualitatifs, les enseignants étant choisis pour leur grande diversité de contextes d’enseignement, difficiles ou faciles, avec des variations comme les disciplines. C’était un corpus d’une quarantaine d’entretiens et des groupes d’une dizaine d’enseignants (60 au total). Toutes les disciplines n’étaient pas représentées, mais j’ai eu une diversité assez grande. Par ailleurs, j’ai repris les enquêtes quantitatives disponibles en France sur le travail enseignant (de la DEP, les portraits,...), et j’ai croisé les données qualitatives que je produisais avec une relecture de ces données quantitatives.

F. L. — Dans ton ouvrage Les enseignants au travail… tu évoques aussi deux groupes d’enseignants avec lesquels tu as eu des types d’entretiens un peu différents, selon la nature des relations que tu avais avec eux (de plus ou moins grande proximité).

A. B. — Dans les entretiens, certains enseignants ne me connaissaient que comme sociologue, d’autres étaient d’anciens collègues (j’ai enseigné quinze années dans le secondaire) et d’autres encore étaient des amis. J’en ai fait un double usage, en essayant d’une part de considérer ces dégradés de familiarité comme une ressource pour l’enquête, et en comparant les entretiens suivant ce critère, et d’autre part, en mettant en perspective, grâce à ces entretiens plus ou moins éloignés de mon vécu d’enseignante du secondaire, ma propre subjectivité de chercheuse, d’ancienne enseignante devenue chercheuse.

Frédéric Saujat — Une de nos références théoriques est celle de la clinique de l’activité, et l’équipe à laquelle j’appartiens s’intitule « Ergonomie de l’activité des professionnels de l’éducation », ce qui dénote l’ancrage dans la tradition des recherches-interventions telles qu’elles ont pu se développer dans le cadre de l’ergonomie. Étudier le travail des professionnels de l’éducation consiste donc pour nous à intervenir en milieu de travail en réponse à une demande émanant d’un collectif, à imprimer à ce milieu des transformations et à en rendre compte aux intéressés. Cette visée transformative se double d’une visée épistémique concernant deux objets : le travail de l’enseignant, le développement de son activité, et l’activité et les instruments du chercheur qui agit sur les situations de travail en cours d’intervention.

F. L. — Peut-on identifier comme différence entre vous l’existence ou pas d’une visée de transformation du travail ?

A. B. — Absolument. J’avais l’idée de produire des connaissances face à l’insuffisance des connaissances globales sur l’enseignement comme travail, mais sans aucune visée transformatrice directe. En revanche, j’avais la conviction que pour le transformer il fallait en avoir une connaissance élargie. L’hypothèse était que certaines entreprises de transformation échouaient sur un déficit de connaissances sur ce qu’était l’expérience du travail enseignant. Je me situais donc de manière décalée par rapport à l’idée de produire des résultats immédiatement utilisables.

F. S. — J’ajouterai, sur la question des rapports entre compréhension et transformation, qu’un de nos soucis était justement de dépasser une situation où il y avait une accumulation de travaux cherchant à transformer le travail des enseignants de l’extérieur, sans s’efforcer de le comprendre. Le déplacement du travail « ordinaire » dans le contexte dialogique « extra-ordinaire » de l’auto-confrontation ouvre de ce point de vue un espace favorable au déploiement de ce qui est condensé dans la mémoire et les savoirs en actes des professionnels concernés.

F. L. — Cela veut-il dire que si on n’a pas de visée de transformation du travail des enseignants on ne peut pas le comprendre ?

F. S. — Nous ne posons pas le problème en ces termes puisque nous sommes systématiquement confrontés à des situations de recherche-intervention. Ensuite, à un second niveau, en lien avec l’ergonomie dite francophone, il y a le souci de comprendre pour transformer à la demande des intéressés et avec leur concours. C’est le cas des modalités de co-analyse du travail pour lesquelles on ne peut se passer des protagonistes du travail, y compris dans l’élaboration des interprétations que le chercheur peut faire de ce travail. Mais si la transformation est une visée, c’est aussi pour nous un moyen : nous postulons qu’il faut provoquer le développement de l’activité pour pouvoir transformer une situation problématique. J’aurais donc tendance à répondre par l’affirmative, même si bien entendu il existe d’autres façons d’accéder à la compréhension, qui ne passent pas par ces voies-là.

F. L. — En quoi le développement de l’activité que vous provoquez et le projet de transformation du travail font-ils apparaître des éléments de connaissance nouveaux ?

F. S. — Le travail que l’on cherche à faire, en empruntant à Yves Clot, c’est « à faire parler le métier » à travers des méthodologies spécifiques d’auto-confrontation (simple et croisée), d’instruction au sosie, des recours à la vidéo, etc. Le métier commence à parler dès lors que ce que se voient faire les enseignants devient difficile à dire, lorsqu’ils sont poussés dans leurs retranchements et que le prêt à penser n’est plus disponible pour identifier ce qui se joue en termes de problèmes posés par tel ou tel acte de travail. C’est lorsqu’il faut s’expliquer avec une action problématique que peuvent apparaître les déterminants de cette action en même temps que les dilemmes, les contradictions mais aussi les potentialités du métier.

F. L. — Isaac Joseph parlait d’« ethnographie coopérative » quand il y a une coopération entre chercheur et acteurs, construite au cours de la recherche. Te retrouves-tu, Anne, dans cette approche ?

A. B. — Je ne m’y retrouve pas complètement car dans le dispositif mis en place les enseignants n’avaient pas ce rôle. Contrairement à d’autres groupes avec lesquels j’ai pu travailler lors d’autres enquêtes d’intervention sociologique, où l’on soumet le raisonnement au groupe pour sa validation, ce n’est pas ce que j’ai fait dans cette enquête. En revanche, le fait d’avoir un passé de quinze années d’enseignement a été quelque chose d’important mais qui a pu jouer paradoxalement à front renversé. Je me suis rendu compte que ma familiarité, de facto, avec le milieu de travail m’avait coupé l’accès, lorsque j’étais enseignante, aux pratiques des autres collègues, à leur expérience au travail. Cette familiarité avec le milieu était à la source, justement, d’une énorme distance avec les collègues. C’est l’enquête sociologique, quatre années après être partie du secondaire, qui m’a permis d’avoir accès à certaines pratiques de collègues. Cela en disait long sur l’état de séparation des expériences au travail des enseignants du secondaire.

F. L. — Ce que tu abordes ici ouvre sur la question de la posture. Celle du chercheur également formateur, et du chercheur, ancienne enseignante, selon vos situations. En termes méthodologiques, en quoi cela peut-il être un point d’appui pour la compréhension ou au contraire cela peut-il faire écran ?

A. B. — C’est effectivement un point d’appui et une difficulté supplémentaire. Un point d’appui, parce que depuis bien longtemps les méthodes ethnographiques font de la subjectivité du chercheur non pas seulement un biais mais une ressource forte et c’est bien ce qui s’est passé dans mon cas. J’ai testé auprès des gens que j’interrogeais un certain nombre de constats qui avaient été forts pour moi dans mon expérience d’enseignante, en particulier la difficulté à dire certains échecs professionnels, non pas forcément liés aux résultats des élèves, mais plutôt aux humiliations professionnelles dans la classe. J’ai effectivement fait de cela le cœur d’une interrogation, en connaissant un certain nombre de choses un peu secrètes du métier et je les ai mises à l’épreuve du collectif. Mais c’était aussi un écran possible, et en particulier il a fallu que je reste très en alerte sur le fait que justement mon expérience n’était qu’une déclinaison possible de problèmes transversaux à tous les enseignants. Par exemple, j’étais prof de français et j’ai été particulièrement attentive à ne pas survaloriser cette expérience disciplinaire. La familiarité ne doit pas risquer de clore la réflexion trop tôt.

F. S. — Il y a une familiarité avec le métier qui peut être une ressource mais peut aussi s’avérer être un obstacle à certains moments. Nous essayons de limiter ces effets. Le fait de n’être pas tous des enseignants nous permet des regards croisés. Nous essayons également de contrôler cela par un travail collectif sur les matériaux issus des auto-confrontations en confrontant des points de vue différents. Il y a ce que l’on appelle un milieu de travail associé au milieu de la recherche, qui forme, selon l’expression d’Oddone, une communauté scientifique élargie. Au sein de cette communauté se développe le travail de co-analyse initié par le processus d’auto-confrontation. Au terme de ce travail les matériaux produits s’autonomisent dans chacun des milieux, au sens où ils font l’objet d’une appropriation différée à la fois par le collectif de chercheurs à des fins d’analyses spécifiques, et par le collectif de professionnels. Par exemple, à la suite d’une intervention dans un collège « difficile », portant sur des problèmes de mise au travail des élèves, le collectif de professeurs s’est emparé du montage réalisé avec eux pour en faire un instrument de travail au service de l’accueil et de l’insertion des jeunes enseignants nouvellement nommés dans le collège, au moment de la réunion de pré-rentrée.

F. L. — Il s’agit donc d’avoir non seulement des outils de régulation extérieurs, mais également un cadre d’enquête permettant de jouer entre proximité et distance.

A. B. — Dans mon cas, je n’ai pas eu la sensation d’une grande proximité, mais au contraire le sentiment de devoir la construire, par des entretiens qui misent sur une posture empathique. Par contre, ce qui a joué le rôle de cadre régulateur, c’est la perspective comparative par rapport à ce que me disaient les gens que je connaissais le mieux et le travail avec les groupes d’enseignants dans une situation de parole publique confrontée aux situations d’entretiens à deux.

F. S - Il y a un point de proximité avec ce qu’Anne vient d’évoquer et qui est au cœur du travail que l’on conduit, c’est la tension entre les résultats du travail et les effets en retour sur les protagonistes du travail. Dans la tradition de l’ergonomie, on trouve le souci d’efficacité d’un côté et celui de santé de l’autre. On se rend compte que les enseignants font en permanence des compromis pour faire tenir ensemble ces deux dimensions. Un des objets de nos interventions consiste à réactualiser ces compromis, à les déplacer, dans le sens d’une efficacité accrue du travail dans ses dimensions objectives et subjectives ou productives et constructives.

F. L. — La perspective de « l’efficacité » ne conduit-elle pas à se situer dans une logique normative ?

F. S. — Pas si l’on parle « d’efficacité malgré tout » dans l’activité et non de pratique, notamment afin d’éviter la confusion avec les « bonnes pratiques ». On étudie les tensions entre ce qu’il y a à faire, ce qui est fait, ce que l’on voudrait faire, ce que l’on n’arrive pas à faire. C’est l’objet du travail du point de vue de l’intervention mais aussi du point de vue de la recherche : comment se manifestent ces tensions dans l’activité, dans ses empêchements, ou au contraire dans ses potentialités de développement. Il s’agit de dénaturaliser les points de vue sur le travail, y compris les points de vue normatifs, pour créer les conditions d’un développement du métier, c’est-à-dire une exploration des gestes professionnels possibles beaucoup plus que des gestes à faire. Comment ouvrir ce champ des possibles que représente le métier, en appui sur une histoire à dépasser car le travail confronte toujours à des problèmes, des inattendus que les générations antérieures n’ont pas connus, d’où la nécessité de refaire du métier en élaborant de nouvelles manières de penser et d’agir, dont chacun va s’emparer à partir de sa propre histoire du métier pour en faire des ressources personnelles.

F. L. — Comment se fait le lien entre le fait d’accéder à certains aspects du travail auxquels vous n’auriez pas eu accès sans ce dispositif méthodologique, et la création de ressources pour les personnes et les collectifs ?

F. S. — La remise en chantier collective du travail de chacun, par la controverse, ouvre celui-ci à d’autres « réalisations » possibles, à tous les sens de l’expression. Ces dernières peuvent alors déboucher sur la production de ressources nouvelles qui, en permettant un développement du métier, nous éclairent sur son fonctionnement.

A. B. — L’enquête que j’ai menée n’avait pas de visée transformatrice directe, mais pour autant je ne renonce pas à l’idée que les enseignants puissent se réapproprier les connaissances que j’ai pu produire. Une des différences avec le travail de Frédéric et de son équipe tient peut-être à ce que j’ai essayé de décentrer le travail enseignant du seul travail en classe pour comprendre aussi comment se vivait le travail en dehors de la présence des élèves, avec des dimensions qui échappent au cadre prescriptif où l’enseignement est défini uniquement comme travail pour autrui. Et là où je rejoins Frédéric, c’est sur cette tension efficacité / santé subjective, car elle est présente à la fois dans le travail pour les élèves et dans le souci plus global des enseignants de se réaliser personnellement-intellectuellement, dans leur travail.

F. L. — Au-delà des personnes et des collectifs, comment vos méthodes d’enquête ou d’intervention prennent-elles en compte le fonctionnement de l’établissement ?

F. S. — Dans nos interventions, il y a souvent un retour du côté de la prescription locale émanant de l’établissement. Ainsi, lors d’un travail ayant pour objet l’accompagnement des néo-titulaires nommés dans un collège ZEP du nord de Marseille, nous avons eu à rendre compte à la direction de la façon dont l’organisation même du travail dans l’établissement générait des obstacles majeurs pour les jeunes enseignants.

A. B. — La part du travail dans l’établissement dans les récits que j’ai fait produire était relativement faible. Mais sans doute, avec un autre type de questionnement plus centré sur l’établissement, la question me serait apparue différemment. Avec cette focale assez large, ce travail est apparu comme une tâche quasiment fictive face à la lourdeur d’autres tâches telles que la gestion de classe ou la correction des copies.

F. L. — Le travail des enseignants, pour eux, bien souvent, n’a rien à voir avec l’établissement mais n’est-il pas tout de même lié à l’organisation de l’établissement et à son fonctionnement ?

F. S. — Je suis assez d’accord avec l’idée qu’il existe un travail invisible aux yeux des enseignants, lié à l’organisation de l’établissement. Mais ce qui ressort très fortement c’est que le cœur du métier reste principalement l’expérience avec les élèves.

F. L. — Le cœur du travail reste le face-à-face, mais n’est-il pas fortement orienté par ce qui se passe ailleurs, à d’autres moments, et qui relève du fonctionnement de l’établissement ?

F. S. — Nos travaux ont permis de révéler cela, notamment sur les articulations entre travail en classe et vie scolaire. On s’est rendu compte que l’organisation ou la désorganisation de la vie scolaire était à l’origine de difficultés que les enseignants ne percevaient pas initialement comme étant des difficultés liées à l’organisation, ce qui a nécessité la mise en discussion de ces difficultés avec l’ensemble des acteurs concernés.

A. B. — Les enseignants sont conscients du fait que leurs conditions de travail réelles dépendent des affectations de classe, des horaires. Les propos sur le manque de pouvoir des chefs d’établissement sont, en ce sens, à relativiser ; leur pouvoir informel est très important. Un des intérêts de l’enquête, à un second niveau, a été d’identifier cette chaîne qui permet de passer de la classe au hors classe. Par exemple, un incident relationnel en classe, envahit à la fois l’espace privé de l’enseignant qui, soit le ressasse en solitaire, soit en tire des conséquences pratiques ; il est plus ou moins pris en charge par un groupe d’enseignants ou dans le cadre de l’établissement.

F. L. — Finalement, quels aspects du travail avez-vous pu découvrir, en relation avec vos méthodes d’investigation ? Anne, tu as parfois utilisé la familiarité que tu avais avec certains enseignants pour aborder certains sujets.

A. B. — Je ne veux pas survaloriser le rôle de la familiarité car c’était aussi un artifice méthodologique à ma portée, une sorte d’opportunité de terrain. Évidemment, j’ai eu accès à des récits élaborés sur un mode peut-être plus émotionnel ; pour autant je fais relativement confiance à l’entretien semi-directif. Mon objet n’était pas l’enseignant en difficulté à l’instar de Frédéric mais bien le travail enseignant en général. J’aurais eu accès, d’une certaine manière, aux aspects les plus cachés de l’activité, même si je n’avais pas été enseignante, ne serait-ce que parce que les enseignants évoquent les problèmes de leurs collègues, de façon d’ailleurs parfois très précise et peu charitable !

F. S. — La méthodologie que l’on met en œuvre donne l’occasion de montrer le caractère souvent très ambivalent, métastable, des situations de travail. Quand on arrive à mettre en mouvement les contradictions, celles-ci révèlent les lacunes mais également les potentialités du métier pour faire face aux situations professionnelles problématiques. Un certain regard sur le travail peut permettre d’éviter des interprétations rapides disqualifiant l’activité en question, sans percevoir qu’il existe des nœuds d’ambivalence à dénouer et retravailler avec les protagonistes. Tout un continent de l’activité professionnelle peut passer à la trappe, qui pourtant joue un rôle décisif dans les décisions prises dans la classe, et la complexité des équilibres plus ou moins fragiles est souvent ignorée par une vision très réductrice du travail de l’enseignant rabattant les préoccupations de l’enseignant sur ses occupations avec les élèves, et dans un second temps rabattant ces occupations avec les élèves sur l’activité de ces derniers, en occultant ce qui relève de l’activité de l’enseignant et donc aussi des effets en retour du travail sur l’enseignant.

F. L. — Dans vos travaux, la place accordée à la description de situations, de gestes de métier, n’est pas la même.

F. S. — À travers le processus d’auto-confrontation, la description est en réalité de la re-description. Il y a des contextes successifs qui conduisent le sujet à re-décrire son travail de manière différente, selon qu’il s’adresse successivement aux chercheurs, aux pairs et puis finalement au collectif. Il y a de façon sous-jacente un souci de dénaturaliser le point de vue spontané que peut avoir le sujet lorsqu’il décrit son travail au moyen de cette traversée de contextes différents, depuis ce qui se passe dans la classe jusqu’à ce qui se passe dans les phases de discussion collective, avec un rôle particulier accordé au langage. Il s’agit de revivre des situations vécues en présence de destinataires différents avec une variable qui est l’adressage du discours, qui a un effet en retour sur la nature même et le contenu de la description.

F. L. — Et du côté du chercheur ?

F. S. — Du côté du chercheur, ce matériau est particulièrement riche en ce qu’il donne à voir le déploiement de façons ouvertes de signifier, mobilisées par les sujets afin de dépasser la non-disponibilité immédiate des ressources permettant de rendre compte de ce qu’ils se voient faire, et tout particulièrement des dimensions non soupçonnées ou non perçues de leur activité. Même si ce qui nous guide dans l’analyse c’est le souci du détail, nous cherchons donc moins à décrire des gestes professionnels précis qu’à créer les conditions pour qu’un geste professionnel apparaisse en dynamique, en mouvement à travers la traversée des différents contextes de l’auto-confrontation. Par exemple, lors d’une intervention dans un collège difficile, on a pu voir une discussion s’amorcer entre un professeur d’italien et une professeure d’éducation physique et sportive confrontés au film de leur travail respectif, sur le fait que le premier n’avait pas d’exigence particulière concernant le port du blouson dans la classe, ce qui a surpris et fait réagir la seconde. Cette discussion convoquait le métier : faut-il demander aux élèves d’enlever leur blouson en classe ? Est-ce juste ou non, et que signifie le fait d’accepter qu’ils le gardent ? Comment s’y prendre lorsque certains élèves refusent d’obtempérer et que cela devient une source de conflit avec le professeur ? Ce qui pourrait apparaître ici comme un détail est en fait très significatif de la productivité de l’auto-confrontation : c’est bien souvent dans l’attention portée à ce genre de détails que se révèlent les contradictions qui interrogent les ressources du métier en vue de maîtriser des situations professionnelles. En tant que chercheur, on ne produit donc pas de description du travail que l’on observe, puisque l’on part du principe qu’à partir du moment où il y a observation, il y a transformation de l’activité qui est observée. En revanche, on cherche à rendre compte de l’épaisseur des « couches de signification » de l’activité liées à l’enchevêtrement des médiations à travers lesquelles se construisent le sens et l’efficience de son travail pour le professeur.

F. L. — Dans vos écrits de recherche la description affleure sous la forme de la citation.

F. S. — Oui, mais des citations complètement encastrées dans l’analyse, qui ont pour fonction de montrer comment les sujets se reprennent dans le métier dans et par un travail langagier qui déconstruit et reconstruit ce qui est significatif pour eux. C’est grâce à ce travail, qui conduit le collectif engagé dans le processus de co-analyse à la reconnaissance ou au dépassement des modalités communes de l’action, que le chercheur peut identifier des « invariants provisoires » de l’activité.

F. L. — De ton côté, Anne, n’y a-t-il pas davantage un souci du récit ?

A. B. — J’ai voulu produire une description analytique du travail enseignant dans son ensemble à partir de mises en récits par les enseignants de leur propre travail. Je fais produire verbalement des récits où émergent de manière composite plusieurs éléments, comme certains gestes professionnels. Je cherchais également à avoir une sorte de bilan global du rapport au travail chez les enseignants au travers de cette circulation entre divers types de tâches. J’ai l’impression d’avoir fait une description analytique la plus proche possible de ce que m’ont dit les enseignants, mais en assumant aussi un écart indéniable avec le matériel par la distinction de certains niveaux, ou l’utilisation d’un opérateur analytique comme celui d’épreuve, que j’ai défini comme un moment de confrontation tendue avec une tâche ou un ensemble de tâches, qu’il s’agisse de la préparation des cours, de la gestion de la classe, ou de l’évaluation. Identifier ces épreuves m’a paru important pour analyser à la fois l’organisation du travail enseignant et les dimensions les plus individuelles du travail. J’en ai progressivement distingué quatre - le deuil de la discipline, la cyclothymie de la relation, le fantôme de l’impuissance, les enjeux de la reconnaissance -, qui m’ont servi de fil directeur dans l’analyse.

F. L. — Comment as-tu ensuite traité les mises en récit ?

A. B. — Mon objet n’était pas l’enseignant lui-même, mais le travail. Je les ai donc traitées de manière plutôt transversale, en mettant au cœur les tâches, puis les épreuves, et ensuite en essayant de voir ce que les enseignants disaient, avec certaines variations liées aux disciplines, aux conditions de travail, aux élèves. Une des limites de l’enquête a été de ne pas avoir recomposé le travail enseignant dans un traitement longitudinal. Dans mon enquête, les trajectoires et les typologies d’enseignants que j’aurais pu construire ont cédé le pas aux faisceaux de tâches et à un vécu collectif au travail dont j’ai essayé de faire la cartographie.

F. S. — Pour ma part, durant l’intervention, il y a un premier temps d’observation, d’immersion dans le milieu de travail, où l’on essaye de repérer des situations potentiellement conflictuelles. Ces situations nous aident à soumettre aux enseignants avec lesquels nous travaillons des objets sur lesquels il serait intéressant de faire porter les films. Il y a une négociation à partir de la demande initiale en fonction de ce que l’on a pu observer. Cela permet de délimiter l’objet du travail. L’unité devient alors la situation professionnelle critique, j’aime bien le terme d’épreuve utilisé par Anne, mais épreuve à la fois pour l’enseignant qui se trouve « à découvert » et pour le métier qui n’offre plus de répondant : par exemple la gestion de l’entrée des élèves dans la classe et/ou de leur mise au travail ou encore la gestion de l’hétérogénéité dans la classe. Lorsque l’on passe ensuite de l’auto-confrontation simple à l’auto-confrontation croisée se pose le problème de savoir ce que l’on soumet au regard des acteurs et ainsi des choix sont opérés à partir des discussions à l’intérieur de l’équipe de recherche mais aussi avec les collègues concernés. Il y a là un premier niveau de négociation des séquences, le deuxième niveau correspondant à la phase de « retour » au collectif, au moment où il s’agit de choisir les séquences (films dans les classes, auto-confrontations simples et croisées) qui seront retenues pour le montage et soumises à l’ensemble des enseignants demandeurs, afin de poursuivre le travail sur les limites et les potentialités du métier à l‘égard des situations professionnelles étudiées. L’enjeu est alors de produire des ressources opératoires, discutées et validées par le métier, qui permettent le recyclage des préoccupations objets de l’intervention dans des « occupations » renouvelées, plus efficaces à la fois pour les élèves et pour les enseignants eux-mêmes.

A. B. — Un matériel qualitatif du type de celui que j’ai recueilli est un matériel extrêmement foisonnant pouvant parfois paraître désordonné ; la question est de savoir comment mettre de l’ordre. Je suis débitrice de ce que les enseignants arrivent à verbaliser. Puis comme tous les chercheurs qui travaillent de manière plutôt inductive, il s’agit d’un va-et-vient constant entre des catégories issues d’une partie du terrain et l’ensemble du matériel. Pour prendre un exemple : la contradiction entre « faire agir » et « contenir l’action », « faire parler » et « faire taire », apparaît assez générale dans les propos des enseignants sur la gestion de classe, mais elle dépend évidemment à la fois des options pédagogiques de l’enseignant, de sa volonté de faire un « cours participatif », des risques de désordre scolaire qui eux-mêmes dépendent de la difficulté des classes. Une catégorie comme celle-ci émerge du matériel et permet aussi de le relire, c’est dans ce va-et-vient qu’elle se construit. Il est assez difficile à formaliser, mais a malgré tout, je pense, une vraie rigueur lorsqu’on en joue le jeu jusqu’au bout.

F. S. — Une des façons d’éviter le point de vue normatif consiste à se centrer sur les contradictions du métier pour lesquelles il n’y a jamais de réponse définitive. Cette posture nous permet d’organiser le découpage des matériaux que l’on recueille dans le but d’essayer de mettre sous les yeux des enseignants des choses qui se dérobent dans la situation ordinaire de classe et qui apparaissent en termes de dilemmes constitutifs du métier.

F. L. — Comment les méthodes que vous utilisez peuvent-elles éventuellement être utilisées dans la formation des enseignants, et en quoi vos résultats peuvent-ils être utiles à la fois aux formateurs et aux enseignants ?

F. S. — Je distinguerai trois niveaux. D’une part, ce qui relève des effets formatifs pendant les interventions qui dans notre cas s’inscrivent souvent dans des initiatives de formation continue. Le deuxième niveau serait l’usage des méthodes en formation initiale et continue (instruction au sosie, auto-confrontation) pour conduire des actions de formation. On utilise également des objets produits lors des recherches-interventions, notamment en procédant à des montages vidéo donnant à voir un certain nombre de situations professionnelles critiques qu’on peut travailler en formation initiale ou continue. Nous didactisons en quelque sorte à des fins de formation les produits de nos recherches. Avec les débutants, on peut réutiliser du matériau produit avec d’autres débutants de manière à leur permettre de revivre par procuration des expériences émotionnelles à travers lesquelles ils ont l’impression que les choses leur échappent, et sur lesquelles on va essayer de construire collectivement des façons de penser et d’agir qui offrent du « répondant » à leurs préoccupations. Le dernier niveau serait celui des résultats, c’est-à-dire ce que produit l’analyse du travail enseignant pour la formation. Par exemple, l’hypothèse que j’ai proposée d’un « genre enseignant débutant », système ouvert de ressources intermédiaires partagées et élaborées par les débutants pour surmonter les difficultés inhérentes à la non-maîtrise provisoire des genres caractérisant le travail des professeurs expérimentés. Cela conduit à envisager différemment les dispositifs et les contenus de formation. On met bien souvent entre les mains des enseignants débutants des ressources qui, dans le meilleur des cas font partie du genre professionnel enseignant, mais sont trop éloignées en termes de zone potentielle de développement professionnel pour les débutants, donc non maniables et peu opératoires pour eux.

A. B. — Ma recherche n’était pas pensée structurellement par rapport à la formation. Cependant je fais part de mes résultats dans des contextes comme l’IUFM. Lorsque je présente cette recherche, il y a un effet miroir et pour les jeunes enseignants un effet assez fort de réassurance s’opère en faisant réémerger un certain nombre de réalités parfois clandestines. Y compris dans les instituts de formation où les discours plutôt prescriptifs tendent à « faire disparaître le réel du travail sous le discours de l’organisation », comme le dit Dejours. Ce type de recherche permet l’émergence de ce réel du travail à travers des choses qui peuvent avoir tendance à disparaître dans les discours, par exemple, toutes les frustrations au travail, ou, comme l’évoque Yves Clot : « Ce qu’on ne fait pas dans ce qu’on fait ». Ensuite, j’ai voulu sortir d’un discours collectif sur le malaise enseignant qui est aussi le miroir tendu par un certain nombre de discours sociaux. Le but est d’arriver à faire de cette subjectivité collective douloureuse une topographie la plus précise possible, d’épreuves qui sont construites par l’organisation mais vécues de manière différente par les enseignants en fonction de leurs trajectoires biographiques, mais aussi de leurs contextes d’enseignement, de leur discipline, etc. C’est une exploration que peuvent se réapproprier les enseignants en formation, pour recréer du collectif à partir de ces épreuves, et non de prescriptions qui ne créent bien souvent que de la « collégialité contrainte ». Il y a peut-être aussi une dernière utilité : permettre aux enseignants de mieux comprendre les évolutions de l’organisation du travail, pour aussi s’en protéger, dans un contexte où ils sont souvent culpabilisés à outrance de certaines situations. Le paradoxe aujourd’hui étant que l’institution veut de plus en plus rendre les enseignants responsables des résultats, mais qu’ils sont en même temps tellement sur-responsabilisés sur les problèmes relationnels (ordre scolaire, gestion de classe), qu’ils ont des difficultés à le faire. Le rôle du chercheur est alors de mettre à plat ces processus d’enrôlement de la subjectivité, de les faire connaître, de les analyser, y compris devant les premiers concernés, les enseignants eux-mêmes.

F. S. — En ce qui concerne l’effet de réassurance, les matériaux que l’on propose aux enseignants les amènent à dépasser des difficultés, vécues souvent sur un mode personnel, pour les considérer comme des difficultés qui interpellent le métier. À travers ce que l’on fait, je pense qu’il y a une possibilité offerte de riposter contre une organisation du travail qui responsabilise de manière écrasante, et souvent sur une logique individualiste, les enseignants. L’idée est bien de permettre à un collectif de riposter afin de sortir de ces logiques individualistes, en fabriquant des manières de faire et de penser qui soient réellement partagées parce que mises en discussion.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Barrère, Frédéric Saujat et Françoise Lantheaume, « Rendre visible le travail enseignant. Questions de méthodes »Recherche et formation, 57 | 2008, 89-101.

Référence électronique

Anne Barrère, Frédéric Saujat et Françoise Lantheaume, « Rendre visible le travail enseignant. Questions de méthodes »Recherche et formation [En ligne], 57 | 2008, mis en ligne le 22 avril 2012, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rechercheformation/861 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheformation.861

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Auteurs

Anne Barrère

Université Charles-de-Gaulle-Lille III (PROFEOR)

Articles du même auteur

Frédéric Saujat

Université de Provence ; ADEF-UMR-P3

Articles du même auteur

Françoise Lantheaume

Université de Lyon, UMR « Éducation et politiques » (Lyon II-INRP)

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Droits d’auteur

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