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Une éducation au 3ème corps

Le coronavirus à l’épreuve des stratégies interactionnelles.
Entre dilemmes et enjeux sociétaux

Éric Dugas, Luc Collard, Raffi Nakas et Thibaut Hébert

Résumés

Face à l’incertitude liée à la situation exceptionnelle vécue dans le contexte de la pandémie du Coronavirus, la théorie des jeux appelée aussi théorie de la décision, peut être utile à convoquer au cœur des sciences humaines et sociales dès lors que l’on s’intéresse aux stratégies interactionnelles des acteurs sociaux. L’approche par la théorie des jeux et ses formalisations est ici mise en tension sur le plan sociétal, de la santé et de l’éducation et permet d’analyser sous un angle original les choix et décisions du gouvernement et des citoyens face à la crise de la Covid-19 : doit-on privilégier la santé humaine ou la santé socio-économique ? Les parents doivent-ils laisser leurs enfants à la maison ou choisir le retour en classe ?, etc. À quel prix (ce que l’on mise) et pour quel enjeu (ce que l’on peut perdre) ? Les dilemmes fourmillent en ces temps incertains et au vu des risques associés.
Les jeux de dilemmes (du prisonnier, du dictateur et de l’ultimatum ou encore la « parabole du chasseur » de Rousseau, serviront le propos, et permettront de discuter les choix opérés et les prédictions envisagées.

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Texte intégral

Introduction

1La pandémie liée au coronavirus fragilise le monde tant sur le plan de la santé que sur le plan socio-économique ; une fragilité renforcée par son caractère exceptionnel et l’incertitude du lendemain. La situation sanitaire vécue met donc en relation et en tension les acteurs sociaux (politiques, soignants, chercheurs, enseignants, entrepreneurs, parents, etc.). Ce contexte favorise l’entrée en scène de la « théorie des jeux » (Von Neumann et Morgenstern, 1944), appelée aussi la théorie de la décision. Ce surplomb théorique formalise la réalité, tel un modèle schématisé de ce qui se joue vraiment (Eber, 2006 ; Aumann et Brandenburger, 2016). Les interactions stratégiques entre les acteurs font ainsi partie des préoccupations modélisées par les tenants de la théorie des jeux en trouvant des applications en économie, science politique, sociologie, psychosociologie, psychologie ou encore en théorie de l’évolution, mais plus rarement en sciences de l’éducation (Garrouste et Loi, 2009 ; Dugas, 2012). En somme, elle contribue à analyser certains comportements humains, des situations de conflits au regard des choix et décisions prises. Or, quotidiennement, nous prenons des décisions soit importantes, soit plus légères telles que les micro-décisions ou les petites décisions et ce, dans diverses situations : en famille, entre amis, au travail ou encore dans le cadre de nos loisirs. Tout au long de notre existence se succède un nombre substantiel de choix sociaux face auxquels nous devons sans cesse ajuster nos comportements. Le sujet social peut être assimilé soit, à un décideur rationnel qui vise à optimiser des choix pour son utilité personnelle (l’homo oeconomicus selon le modèle néo-classique en économie), soit, à un sujet dont la pure rationalité est communément troublée et limitée par son vécu, ses émotions, sa morale, son ancrage socioculturel et ses habitudes de vie. Dès lors, sous l’angle de l’économie comportementale (Thaler, 2018), la « rationalité » décisionnelle est liée aussi aux facteurs individuels (dont notamment les émotions) et interactionnels (défiance ou confiance).
Dans cet environnement sanitaire singulier, dans ce jeu subtil d’interactions stratégiques, dont l’urgence temporelle est un élément-clé, comment les acteurs concernés négocient, se coordonnent, ou encore peuvent-ils accepter des contraintes personnelles pour un potentiel bien-être collectif ? Dit autrement, jusqu’à quel point peut-on accepter une moindre liberté individuelle au nom de l’intérêt collectif ? À quel prix (ce que l’on mise) et pour quel enjeu (ce que l’on peut perdre) ?
L’approche par la théorie des jeux permettra d’analyser la situation sanitaire actuelle sur le plan sociétal, de la santé et de l’éducation au travers la formalisation de divers dilemmes sociaux à l’épreuve des faits.

Théorie des jeux et dilemmes sociaux face à la pandémie

2Une formalisation simplifiée de la vie quotidienne peut contribuer à saisir un tant soit peu le désordre apparent, l’opacité des stratégies du gouvernement face au fléau de la Covid-19 ; en fait, la théorie des jeux se préoccupe de problématiques du type :

« Comment un semblant d’« ordre » peut-il émerger d’une situation apparemment chaotique sans qu’une intention directrice extérieure aux préférences particulières de chaque individu ne puisse être tenue pour responsable de ladite émergence ? » (Giraud, 2000, p. 10).

3Pour les protagonistes en interaction s’ouvre un éventail de choix avec divers issues selon les gains ou les pertes résultant des choix effectués. Dit autrement, « le gain de chacun dépend de ce qu’il fait mais aussi de ce que font les autres » (Guerrien, 2002 : p. 19). Ce qui permet de mettre au jour le dualisme entre l’intérêt particulier (l’égoïsme, au sens économique) et l’intérêt collectif (la coopération). Et ce conflit d’intérêts est chose commune dans de nombreuses situations sociales (Boudon, 1977). Depuis janvier 2020, la Covid-19 nous plonge de plain-pied dans l’univers de la théorie des jeux expérimentale (Camerer, 2003), mais ici les gains potentiels ne sont pas virtuels, les risques sont palpables, réels, mettant en jeu des pertes économiques mais surtout humaines. Et en situation de dilemmes, plus l’incertitude est prégnante, plus le risque de jouer « égoïste » augmente car l’incertitude est un aléa difficile à mesurer ; plus l’incertitude en l’avenir croît, plus le risque peut se présenter. Et s’il se rajoute un manque de confiance envers autrui (par exemple le gouvernement), les comportements prosociaux risquent de moins émerger (Jourdheuil et Petit, 2015).
Un des principaux objectifs de la théorie des jeux est la « démonstration par l’absurde » (Collard, 1998) : la logique théorique et prédictive des décisions à prendre par les « joueurs » est-elle suivie des faits ? Les résultats attendus sont-ils obtenus ? Au bout de compte, sont-ils rationnels ou irrationnels au sens de la théorie des jeux ? Et si non, Pourquoi ? L’illogisme des décisions dites « absurdes » (Morel, 2002) révèlerait plutôt que l’individu est irréductible à un cerveau calculateur recherchant l’optimum individuel ou collectif (Ariely, 2008), mais qu’il agit dans sa totalité avec son lot d’émotions. De ce fait, sur une période à court terme on peut céder à des désirs ou des envies momentanées (Dugas et Mikulovic, 2016). En interaction, la confiance, la réputation, la connaissance de l’autre, voire le degré d’empathie et la « propension à la culpabilité » (Jourdheuil et Petit, 2015) ou encore les « émotions morales » (Haidt, 2003) sont autant de facteurs qui influencent les prises de décision.

Dilemme des confinés : dilemme du prisonnier ?

  • 1 Rapport au jeu : c’est l’importance du prix (ce que le jeu peut nous faire gagner) comparée à celle (...)

4La COVID-19 a généré de nombreux dilemmes sociaux depuis décembre 2019 : (i) Du côté du gouvernement, on a pu observer, les choix entre : l’augmentation ou pas du stock de masques ; le maintien ou non des élections municipales ; la fermeture des écoles, collèges, lycées et universités (corollairement les modalités de l’évaluation certificative des examens et concours) ; le confinement obligatoire ou non et les décisions d’ajustements associées, etc.
(ii) Du côté des citoyens : aller voter ou non, le respect peu ou prou des consignes sanitaires avant, pendant et après le confinement, demeurer dans sa résidence principale ou non, la reprise du travail ou non, le retour des enfants à l’école ou les garder à la maison, etc.
Ces illustrations révèlent de façon patente les stratégies interactionnelles qui se tissent, avec en toile de fond le dilemme entre « santé humaine » et « santé socioéconomique ». Nous pénétrons dès lors l’univers des jeux dits à « somme non nulle », de type « semi-coopératif » (le gain des vainqueurs n’est pas égal à la perte des battus). Et selon le rapport au jeu1, on peut adopter des comportements de trahison/égoïstes/d’antogonisme ou de coopération, d’altruisme. L’un des plus célèbres dilemmes semi-coopératifs est celui du « jeu des prisonniers » (Tucker, 1950). La police interpelle deux suspects soupçonnés d’un délit commis ensemble qui sont interrogés séparément. Pour les faire condamner, le juge offre un marché ; faute avouée est à moitié pardonnée, mais faute de preuve tangible, si les deux nient ils seront relâchés. Par contre, si l’un garde le silence et l’autre avoue, celui qui nie écopera de la pire peine et celui qui avoue obtiendra non seulement sa libération mais un prix substantiel.
En fait, le dilemme des prisonniers :

« attire l’attention sur le fait que le choix ₋ apparemment rationnel ₋ par chaque joueur de sa stratégie dominante se traduit par des gains sous-optimaux pour eux (inférieurs à ceux qu’ils pourraient être si d’autres choix avaient été faits) » (Guerrien, 2002, p. 22).

  • 2 Dans la situation actuelle de la pandémie, il s’agirait de maximiser ses gains en suivant une logiq (...)
  • 3 Il s’agit éthiquement de viser un équilibre collectif lié à un bien-être pondéré de tous (utilité s (...)

5Le conflit est porté à son paroxysme ; ils cherchent à gagner (à croupir le moins possible en prison) et paradoxalement, ils vont perdre car quoi que fasse l’autre, chacun a intérêt à avouer ! En sociologie, on postulerait que l’agrégation de décisions individuelles produit alors une irrationalité collective, c’est-à-dire de véritables « effets pervers » (Boudon, 1977).
Ce dilemme ttémoigne d’un autre objectif principal de la théorie des jeux celui de créer des règles destinées à diriger les conduites. Ici, au vu du rapport au jeu, les prisonniers auraient théoriquement intérêt à ne pas coopérer. Or, nous savons que les conduites humaines ne suivent guère les prédictions théoriques. D’ailleurs un dilemme des prisonniers simultané classique voit 60 % des répondants choisir de coopérer, et il est classique d’observer qu’une expérience similaire mais assortie d’enjeux et de prix différents peut orienter les décisions (Eber, 2006). Généralement, deux attitudes sont possibles : soit les prisonniers jouent respectivement la stratégie dominante et privilégient la rationalité Nashienne2, soit leur comportement moral les conduit à jouer la coopération, l’intérêt collectif et donc la rationalité Harsanyienne3 et ce, malgré le « voile de l’ignorance ».
Mais, répétons-le, plusieurs facteurs s’immiscent, outre le prix et l’enjeu, tels que les caractéristiques individuelles et interactionnelles des protagonistes ou encore si le dilemme se joue sur un coup ou s’il est réitéré un nombre de fois fini ou infini (pour aller plus loin, Axelrod, 2006).

Santé vs économie

6Dans le contexte du coronavirus, le gouvernement est face à l’incertitude, à des informations imparfaites (au mieux), incomplètes, à une crise économique et sanitaire sans précédent, tout en essayant de se mettre à la place des français qui vivent cette situation. De ce fait, les experts économistes du gouvernement tentent d’anticiper les effets de la mesure agrégée des gains dus aux décisions politiques prises. Dit autrement, quelles mesures prendre pour viser le bien-être collectif/social ? Et les citoyens, vont-ils adhérer et suivre ces injonctions ?
Le vécu de ces derniers mois témoigne de ce type de dilemmes et nous permet après coup de mieux appréhender et comprendre les choix et/ou tâtonnements liminaires du gouvernement ainsi que la réaction des citoyens, comme dévoilé dans la Matrice suivante :

Tableau 1. Matrice des interactions stratégiques des français avant la décision du confinement. Les tactiques A correspondent à nier ses crimes au Dilemme du prisonnier (et B à les avouer).

Citoyens

(C2)

Avant la décision

de confinement

Limitation et précautions sanitaires

(A2)

Sorties et sans précautions particulières (B2)

Citoyens

(C1)

Ils limitent leurs sorties au strict nécessaire et tiennent compte des précautions sanitaires

(A1)

C1 et C2 se partagent une éthique limitant les risques sanitaires pour tous

situation favorable pour chacun sur le plan socioéconomique et sanitaire

Pas bon du tout pour C1 qui risque autant que C2 alors qu’il limite ses libertés et suit les préconisations sanitaires

C2 conserve son libre arbitre alors que les autres se privent

Ils sortent comme ils l’entendent sans précautions particulières

(B1)

C1 conserve son libre arbitre alors que C2 se prive

Pas bon du tout pour C2 qui risque autant que C1 alors qu’il limite ses libertés et suit les préconisations sanitaires

C1 et C2 privilégient de ne pas changer leur quotidien avec un haut risque pour leur santé

Situation défavorable sur le plan sanitaire et les obligations vont avoir barre sur les incitations

7La conscience morale privilégierait la stratégie (A1, A2) pour la santé individuelle et collective tout en évitant l’effondrement socioéconomique. Mais il est envisageable que quelques-uns profitent de la bienveillance des autres, ce qui conduirait à une situation collective désastreuse (B1, B2). Comme l’a prouvé, entre autres, le comportement de citoyens et d’étudiants parisiens le week-end précédent la date du confinement (11 mars 2020) choisissant pour des raisons individuelles légitimes (maison secondaire en province ou retour familial pour les étudiants en situation précaire, d’isolement). Mais l’agrégation de ces choix individuels a engendré un effet pervers collectif (entassement dans les gares parisiennes, non-respect des distanciations, etc.). Et des familles ont mortellement subies les conséquences de ces choix. Or les mesures gouvernementales doivent être pensées de telle façon que l’agrégation de volontés individuelles débouche sur une volonté collective, celle d’assurer le bien-être collectif. Face à ces comportements, le gouvernement a dû se résoudre à serrer les boulons et à placer les valeurs de la santé humaine en surplomb du bien-être économique. Alors que jusqu’à maintenant « on a pris l’habitude de présenter la santé comme un coût et non comme un investissement pour l’avenir » (a interview télévisée d’Axel Kahn, 06/04/2020). L’optimum collectif penchera-t-il désormais davantage sur la valence « santé » ?

Obligations gouvernementales face à l’épreuve du coronavirus

8Face au risque et à l’incertitude du lendemain – mais aussi à la connaissance plus aigüe du virus, de l’observation des comportements des concitoyens, du lourd protocole de sécurité sanitaire à mettre en place (besoins matériel, humain, etc.) – le gouvernement n’a pas laissé longtemps la population française dans un jeu stratégique du type dilemme du prisonnier. Les interactions se sont tournées vers des jeux stratégiques où le chef du gouvernement garde la main de façon plus affirmée en réduisant certaines libertés (travail, études, loisir, libre circulation). Des jeux de type ultimatum (Güth, et al., 1982) – jeux non plus simultanés mais séquentiels – semblent plus en adéquation avec la réalité vécue. Un « offreur » reçoit une somme d’argent, décide quelle part il s’attribue et celle qu’il donne à l’autre joueur ; ce dernier l’accepte ou pas. Si l’offre est refusée, aucun des deux protagonistes ne reçoit d’argent. On retrouve peu ou prou ces situations dans les propositions de lois, décrets et arrêtés de tout ordre (social, éducationnel, etc.). Dans la situation sanitaire liée au coronavirus, l’offreur est bien entendu le gouvernement. Mais face aux menaces de la propagation fulgurante du virus (nous savons qu’il suffit de quelques contaminants pour infecter des centaines de personnes sur un laps de temps très court), il a dû plutôt se comporter comme dans le « jeu du dictateur » (Kahneman et al., 1986). C’est un jeu dérivé du celui de l’ultimatum, dans lequel la négociation est fortement asymétrique et oblige le « receveur » à accepter le partage décidé en amont par l’offreur (Petit et Rouillon, 2010). En somme, on réduit votre liberté pour votre bonheur, votre bien-être, ici pour votre santé.

Dilemmes sociaux, éducation et Covid-19 : vers un jeu de l’ultimatum ?

9La décision du confinement pour tous sauf exceptions et celle d’obliger à travailler à distance notamment pour les élèves/étudiants et les enseignants (hormis le personnel soignant, les policiers, les éboueurs…) semble se rapprocher d’un jeu du didacteur.
L’urgence sanitaire a permis ce type de relations asymétriques, comme vécues en temps de guerre ; terme d’ailleurs repris, pas de façon anodine, par le Président français. En résumé, le gouvernement assure la santé des citoyens, leur sécurité et à ce titre ces derniers renoncent à certaines libertés. Les sondages témoignent que dans ces configurations extrêmes, la majorité des citoyens l’accepte. Dans un contexte de défiance où sa propre existence est en jeu, la philosophie politique de Hobbes (1651) – la guerre de tous contre tous dans l’état de nature –, prend ici tout son sens : il faut un « souverain » (reconnu et non imposé) qui représente le peuple pour garantir la sécurité ; il est ainsi plus aisé de se soumettre à une autorité extérieure. Car ici, la liberté crée de l’insécurité ; il faut donc un garde-fou tel un pacte, un contrat. Mais jusqu’à quel prix et sur quelle durée accepter ce type de situation contraignantes ? Le dilemme temporel conjugué aux dangers sanitaire, économique, éducationnel et social est un véritable problème pour les dirigeants. Car en démocratie, les citoyens ne peuvent guère accepter bien longtemps cette situation d’enfermement qui produit des effets délétères sur le moral des français, sur l’économie tout en faisant surgir les inégalités sociales et scolaires. D’ailleurs, sur la durée, un pays démocratique fait davantage montre d’altruisme au jeu du dictateur4, au sens où il lâche du lest alors que la situation est propice à un « état interventionniste » dans lequel l’empan de négociation est très réduit au nom de l’intérêt suprême de la nation et de la sécurité de tous. La période de déconfinement lancée en France à partir du 11 mai 2020 dévoile donc des stratégies plus proches des jeux de l’ultimatum, comme nous allons l’observer dans le cadre scolaire.
Ainsi, face aux risques de décrochage scolaire, de parents empêchés de reprendre le travail sans mode de garde, de l’accroissement du sillon des inégalités, le gouvernement rouvre les écoles et les enseignants doivent reprendre du service en présentiel. Une enquête de chercheurs en sociologie de l’éducation (questionnaire en ligne/ 30 000 répondants)5 réalisée depuis le début de confinement confirme certaines craintes énoncées. Si les classes populaires, contrairement à certaines représentations tenaces, ne passent pas moins de temps en moyenne par jour à l’accompagnement scolaire (3 h 16 contre 3 h 07 pour les classes supérieures), néanmoins, « l’école à la maison » semble être un amplificateur des inégalités (matériel, espace, savoirs…) ; comme le soulignent les auteurs :

« malgré le travail des enseignants, la distance matérielle fait obstacle à l’explication des attendus, des consignes, des savoirs engagés dans les exercices scolaires » et « 45 % des classes supérieures se sentent tout à fait capables de répondre aux exigences techniques numériques de l’école à la maison contre seulement 31 % de classes populaires » (LeMonde.fr, 2020).

10Dans ce contexte inégalitaire, en théorie des jeux, le gouvernement (l’offreur), ne joue plus au dictateur. Il ouvre les portes de l’école avec un réel risque sanitaire tout en laissant la responsabilité du choix aux parents (ceci explique sûrement cela) ; en d’autres termes, le « receveur », ici les parents, a le choix d’accepter ou non cette offre. En cas de refus, les deux parties peuvent y perdre beaucoup (crédibilité d’un côté et décrochage de l’autre). On se retrouve dans une configuration proche de stratégies interactionnelles du jeu classique de l’ultimatum. On devine aisément que face aux risques et recours potentiels, le gouvernement n’impose pas ces choix : aux familles d’accepter ou de refuser. Sachant que le refus peut davantage toucher les familles les fragiles. À ce titre, une seconde étude6 révèle que les décrocheurs potentiels (environ 4 % aux dires du ministère) appartiennent davantage aux quartiers populaires, notamment au sein de familles allophones pour lesquelles la peur du virus – corrélée à l’incompréhension des consignes du confinement – les amenait à garder les enfants à la maison. Par ailleurs, sur le plan scolaire (comme sur le plan professionnel sur la question du télétravail), d’autres dilemmes sont à présager, notamment ceux concernant la part du travail en présentiel et à distance ainsi que la potentielle évolution des pratiques enseignantes associée. D’ailleurs, les études comparatives internationales nous informent depuis plusieurs années des différences entre le modèle scandinave et méditerranéen (Vaniscotte, 1996). Par exemple, la durée de classe (de groupe classe) est de l’ordre d’un tiers supérieure en temps en France par rapport à la Finlande. En Europe du Nord, la centration sur l’enfant et son épanouissement domine la centration sur les savoirs disciplinaires de notre modèle scolaire (Malet, 2010 ; Majhanovich et Malet, 2015), sans pour autant impacter le classement international PISA (Programme for International Student Assessment) : l’école française reste dans le ventre-mou et creuserait même les inégalités sociales, selon les variables choisies (pour pondération). Ce qui interroge les modèles de formation, d’évaluation et les missions ; bien entendu, sur la dernière décennie les choses ne sont pas aussi figées et l’écart entre les pratiques pourraient encore plus se réduire dans un proche avenir, avec comme accélérateur l’« effet-confinement ». Car avec le recul et le temps de la réflexivité, une pratique enseignante réinventée, remodelée sans pour autant tout déconstruire pourrait profiter à tous et non plus à une minorité mieux lotie (sur l’accessibilité et l’accompagnement de l’enseignement numérique).
Un autre comportement peut surgir sur le plan sanitaire : effectivement, l’aversion à la perte, la peur ou encore les croyances, les représentations peuvent conduire les citoyens à endosser le rôle de « passager clandestin » – free rider (Olson, 1971). En économie et sciences sociales, la personne laisse les autres agir tout en espérant bénéficier des effets gagés. Lié au coronavirus, on observerait des parents qui privilégient de laisser leurs enfants à la maison face au risque de contamination, sachant que tous les autres enfants seront exposés (par analogie, le dilemme de la vaccination liée à la grippe selon le rapport coût/bénéfice… Dilemme qui peut se retrouver dans quelques temps avec le vaccin tant espéré).

En synthèse : contraintes, quête du bien-être collectif et éthiques du care

11La vulgarisation de la théorie des jeux appliquée à la réalité sanitaire et socioéducative fait réfléchir sur l’anticipation et l’analyse des stratégies interactionnelles qui se jouent au quotidien : les différents dilemmes entrevus dans cet article confirment que l’être humain n’agit pas comme un robot calculateur et froid, que ses caractéristiques – dont ses émotions – troublent la logique prédictive et que le poids des prix et des enjeux, soumis de façon explicite ou implicite, impactent le degré de négociations et les conduites adaptatives des acteurs. En quelque sorte la formalisation de la théorie des jeux au travers ses applications dans la vie quotidienne, peut servir aussi à réduire le risque de l’opportunisme des acteurs ; en cela le contrat et les conventions sont des conditions nécessaires mais parfois pas suffisantes.

La parabole du chasseur de Rousseau

12Conséquemment, on retiendra de la théorie des jeux que face à l’incertitude, au danger et dès lors qu’il y a un intérêt pour chacun, il est indispensable d’établir un système de contraintes. Illustrons nos propos par la « chasse au cerf » de Jean-Jacques Rousseau en 1756 – dans le « Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les Hommes » : deux chasseurs partent à la chasse. L’idéal, ou plutôt la stratégie optimale s’ils sont rationnels, est de s’entendre, de faire le guet et attendre patiemment le passage du cerf ; mais une question se pose : si un lièvre passe par là, pourquoi – égoïstement – l’un d’eux ne le tuerait pas pour satisfaire son appétit ? Assurément la seconde solution, et le bruit engendré, verra s’effondrer l’espoir du potentiel passage d’un cerf. Il existe donc deux équilibres nashien (le cerf ou le lièvre à partager pour les deux protagonistes). Cependant la satisfaction la plus appropriée [Cerf, Cerf] demande alors une certaine constance et des contraintes préétablies sous forme d’un contrat assorti de contraintes pour que celui-ci soit respecté et que la satisfaction collective soit maximisée. Il faut donc institutionnaliser la contrainte pour obliger de rester au guet, le contrat éliminant l’effet pervers (Boudon, 1977, Parlebas, 1986). Si un « homme social » ne vit assurément pas sans contrainte, jusqu’où placer le curseur pour qu’il soit heureux ? Qui décide des meilleures contraintes ? La démocratie peut imposer des contraintes pour le bonheur de tous, mais un pays plus totalitaire aussi, jusqu’à des restrictions importantes, voire jusqu’à l’élimination…

Le care au cœur des interactions stratégiques et des enjeux sociaux

  • 7 L’auteur met en relief le terme – anthropocène – (l’ère de l’humain) qui a le vent en poupe en ce m (...)
  • 8 Conférence plénière au congrès international de l’AREF, le 5 juillet 2019 à Bordeaux.

13Mais nous terminerons sur une note optimiste, un pari sur l’avenir au filtre sous-jacent de la théorie des jeux d’un monde post-coronavirus. En pleine crise sanitaire, le besoin et le souci de l’autre sont plus prégnants, les invisibles pénètrent le champ fermé des visibles et des reconnus, en pleine lumière. Ainsi, les éthiques du care (Gilligan, 1982) reviennent-elles au goût du jour en rejetant dans l’ombre les controverses d’antan (étiquetées « féministe »). Car le care englobe le soin, le soutien et l’assistance ainsi que d’autres activités humaines dans lesquelles la dimension curative est moins prononcée, telle la justice ou l’éducation (Paperman et al., 2009). Nous rejoignons ainsi le sociologue Éric Macé (2020) qui, dans une « ère nouvelle marquée par les interdépendances mondialisées de l’anthropocène »7, clame que nous ne sommes pas en guerre, mais en care. Nous ajouterions que nous ne sommes pas qu’en cure (soins de réparation) mais en care. Et que le care a peut-être désormais barre sur les stratégies économiques. D’ailleurs, sur le plan de la théorie des jeux, le care s’invite aussi : la sensibilité morale et les émotions associées faciliteraient la compréhension des comportements économiques « pro-environnementaux » (Petit, 2014). L’analyse des comportements prend alors le contre-pied de la vision égoïste de l’homo oeconomicus, ce « qui permet de repenser le rôle de l’intervention des autorités publiques » (ibid. : p. 250).
Pour conclure sur le plan de l’éducation, nous partageons le point de vue de Zoé Rollin (2019)8 selon lequel :

« si le care était mis à l’agenda, je crois qu’il serait utilisé à la manière de la bienveillance, dans une fonction souvent normative, et donc potentiellement culpabilisante ».

14En revanche il a toute sa place dans un environnement non injonctif, sans la tyrannie de la bienveillance, du care ou de l’empathie, mais dans un environnement soucieux de l’autre et des autres, partagé par tous et selon leur libre-arbitre. Les champs de la santé, de l’environnement et de l’éducation, ouvrent peut-être la voie à scruter le monde au prisme de la relation à l’autre et de la responsabilité individuelle et collective.

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Von Neumann, J., & Morgenstern, O., (1944). Theory of Games and Economic Behavior. Princeton: Princeton University Press.

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Notes

1 Rapport au jeu : c’est l’importance du prix (ce que le jeu peut nous faire gagner) comparée à celle de l’enjeu (ce que le jeu peut nous faire perdre).

2 Dans la situation actuelle de la pandémie, il s’agirait de maximiser ses gains en suivant une logique individuelle plutôt que collective par défiance au gouvernement (utilité individuelle). Il y a un équilibre de Nash lorsque l'unique issue théorique du jeu débouche irrémédiablement sur le choix de la stratégie dominante des joueurs. Aucun joueur n’a intérêt de changer sa stratégie si l’autre maintient la sienne (Nash, 1950).

3 Il s’agit éthiquement de viser un équilibre collectif lié à un bien-être pondéré de tous (utilité sociale ou éthique utilitariste). Les préférences éthiques seraient “identiques” pour chaque protagoniste (Harsanyi, 1977).

4 En théorie des jeux expérimentale, l’altruisme prévaut aussi dans ce jeu (Petit et Rouillon, 2010).

5 https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/05/11/l-ecole-a-la-maison-amplificateur-des-inegalites-scolaires_6039304_3224.html

6 https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/05/11/deconfinement-le-defi-de-la-lutte-contre-le-decrochage-scolaire_6039265_3224.html

7 L’auteur met en relief le terme – anthropocène – (l’ère de l’humain) qui a le vent en poupe en ce moment, pour aller plus loin : https://theconversation.com/nous-ne-sommes-pas-en-guerre-nous-sommes-en-care-137619

8 Conférence plénière au congrès international de l’AREF, le 5 juillet 2019 à Bordeaux.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Éric Dugas, Luc Collard, Raffi Nakas et Thibaut Hébert, « Le coronavirus à l’épreuve des stratégies interactionnelles.
Entre dilemmes et enjeux sociétaux »
Recherches & éducations [En ligne], HS | Juillet 2020, mis en ligne le , consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/10387 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheseducations.10387

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Auteurs

Éric Dugas

Université Bordeaux, LACES EA 3757

Articles du même auteur

Luc Collard

Université de Paris, URP 3625

Articles du même auteur

Raffi Nakas

Université Lyon 2, ECP, EA 4571

Thibaut Hébert

Université de Lille, RECIFES, EA 4520

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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