1En introduisant le fonctionnement par projet, l’institution scolaire accorde à l’équipe pédagogique une liberté de décision, mais qui devient en revanche collective. Le travail collaboratif se présente alors comme un levier de l’innovation (Gather Thurler, 2000 ; Cros, 2004). Il agit sur le climat scolaire et la performance (Debarbieux, 2008) en permettant une meilleure adéquation des actions individuelles pour la réussite des élèves (Corriveau & al., 2010). C’est aussi un moyen pour face aux difficultés des enseignants (Lantheaume & Hélou, 2008). Devenu un dispositif prometteur, l’institution multiplie les injonctions de coopérer (Letor, 2010) au point de devenir une norme (Borge & Lessard, 2007 ; Portelance, Borges, Pharand, 2011). Pourtant certains auteurs (Van Zanten ; 1998 ; Barrère, 2002a ; Letor, 2010) montrent que ces dispositions ne donnent au final pas plus de liberté aux enseignants. Par un contrôle des pairs, elles rendent surtout les formes d’imposition moins visibles.
Contrainte normative ou opportunité de travailler autrement, le rôle de l’équipe est analysé différemment selon que la collaboration est imposée ou non (Hargreaves, 1994). Si certaines études mettent en évidence l’émergence de représentations partagées de l’acte éducatif autour d’une construction sociale de leur environnement professionnel et d’une compréhension commune des problèmes (Corriveau & al., 2010), d’autres révèlent qu’au-delà de l’accord, existent des différences d’orientation éducative (Derouet, 1992 ; Dupriez, 2003). Son obligation crée des tensions (Letor, 2010). Aussi, travailler ensemble, offre-t-il vraiment une occasion de se transformer (Amigues, 2009) ? N’est-il pas aussi une opportunité pour renforcer ses propres convictions ?
Notre analyse porte sur la manière dont le processus de décision collective se construit au sein d’une équipe pédagogique. Falque et Bougon (2005) montrent l’importance du discernement individuel sur la décision collective, discernement mettant en évidence l’existence d’une éthique professionnelle. Pour Nillès, c’est une « disposition individuelle à agir selon les vertus afin de rechercher la bonne décision dans une situation donnée » (2002, p. 64). Mais d’où viennent ces vertus, c’est-à-dire cet ensemble de qualités morales permettant de prendre la bonne décision ? Pour Dubet (2002), l’institution ne produit plus de valeurs en soi, celles-ci reposent désormais sur le choix des intervenants.
Cependant, la décision collective n’est ni personnelle, ni atemporelle. Elle est précédée par d’autres décisions qui définissent un cadre contextuel. Le contexte matériel a une influence sur le choix des pratiques sportives que doivent décider les enseignants d’EPS pour construire leur programme. Selon Arnaud, « les conditions matérielles, les normes de coût et de sécurité condamnent les enseignants d’EP à ne programmer que l’athlétisme, la natation, la gymnastique et quelques sports collectifs de petits terrains » (1996, p. 180). Si le matériel et les lieux de pratique constituent a priori des limites à la décision, en réalité l’usage de certains lieux et de certains objets sportifs suppose des choix effectués, objectivant en retour les valeurs de la profession (Marsault, 2009). Ainsi, la culture professionnelle, inscrite dans les textes mais aussi dans les lieux et les objets de la pratique quotidienne, pèse indirectement sur les décisions.
L’éthique professionnelle, est-elle déposée dans un environnement qui donne sens aux actes ? A moins qu’elle n’émerge de l’organisation elle-même comme le suppose Dupriez : « le consensus peut s’appuyer sur des références normatives plus larges mobilisées au sein de l’école et qui se traduisent davantage par un recours aux objectifs et aux dispositifs comme mode de stabilisation du consensus » (2003, p. 13). Ou se construit-elle localement dans la confrontation entre les systèmes de valeurs des partenaires ? Relève-t-elle de la sorte de conceptions individuelles ou collectives incorporées ?
Pour comprendre comment émerge cette éthique, nous étudierons un moment particulier de la vie des équipes pédagogiques EPS. Dans les programmes de collège parus au Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008, il est stipulé que les enseignants doivent choisir collectivement les pratiques sportives pour construire leur programmation. Dans ce nouveau système contraignant qui impose qu’une seule pratique sportive propre à l’établissement puisse être choisie en dehors des listes nationales et académiques, le choix du programme de pratiques est remis à plat. Il constitue une épreuve au sens de la sociologie des conventions (Boltanski & Thévenot, 1991) car il permet de dévoiler « des formes de légitimité sur lesquelles peuvent s’appuyer les personnes pour fonder leurs critiques et justifier leurs accords » (Boltanski & Thévenot, 1989). Ce cadre théorique permet d’étudier comment s’articulent différents systèmes de valeurs dans le processus de décision collective. En effet, l’accord se présente souvent dans le système scolaire comme un consensus vague évitant les conflits (Barrère, 2002b). En interrogeant la manière dont les systèmes de valeurs (ou conventions) sont mobilisées dans cette situation de décision, nous chercherons moins à montrer leur diversité qu’à en comprendre leur origine et leur contribution à la décision.
Les données sont issues d’une analyse secondaire portant sur les manières de construire collectivement la programmation en EPS. Elles sont issues de la retranscription des réunions de concertation de 5 établissements complétées par dix entretiens semi directifs de deux enseignants présents aux réunions dont le coordonnateur pour chacun des établissements (cf tableau 1). Le deuxième enseignant interviewé est choisi du fait de ses prises de positions différentes du coordonnateur à l’occasion des réunions.
Tableau . Caractéristiques des équipes, des collèges et choix de la pratique.
|
Collège 1
|
Collège 2
|
Collège 3
|
Collège 4
|
Collège 5
|
Caractéristique établissement
|
Centre ville
recrutement mixte
|
Zone ZEP
dans un quartier populaire
|
centre ville
quartier résidentiel
|
Péri-urbain classe moyenne
|
zone rurale type montagnard
|
caractéristique équipe
|
Équipe stable depuis 5 ans
1 agrégé et 4 certifiés
|
Équipe stable depuis 6 ans 1 agrégé, 3 certifiés et 1 MA
|
Équipe stable depuis 10 ans
6 certifiés
|
2 nouveaux en 2 ans
2 agrégés
2 certifiés
|
Équipe stable depuis 8 ans
3 certifiés
|
Durée réunion
|
2h
|
3h
|
1h30
|
2h
|
2h
|
Activités en lice
|
tir à l’arc, base-ball, tennis, step voile
|
hip-hop, tchoukball
|
patinage, bowling, squash
|
base-ball, hockey, danse de salon
|
ski de fond, tir à l’arc, vtt
|
Activité choisie
|
tir à l’arc
|
tchoukball
|
patinage
|
hockey
|
ski de fond
|
2Les interviews ont porté sur leur avis concernant le déroulement des réunions, sur les choix faits par eux et leurs collègues, sur les textes (et les obligations) sur les pratiques sportives (connaissance, enseignement et pratique) et complétées par des informations personnelles (âge, formation, temps passé dans l’établissement). Nous n’avons retenu que les arguments renvoyant à la valeur éducative des pratiques sportives et nous les avons mis en perspective avec les propriétés individuelles et contextuelles (Amblard et al., 2005). Il s’agissait de caractériser certains moments de la décision pour en relever les tensions. La restitution des discours a permis de cerner, à travers les arguments avancés, les logiques à l’œuvre qualifiant les pratiques physiques de vertus éducatives, indépendamment de l’effet des propriétés individuelles.
Notre analyse révélera d’abord l’existence de phases identiques dans le processus de décision quelle que soit la nature des différends initiaux. Grâce aux récits de l’épreuve de décision, nous mettrons en évidence qu’au-delà des différents arguments et du temps variable nécessaire pour obtenir un accord, trois étapes peuvent être identifiées. Ce découpage, faisant appel à des arguments de même nature pour qualifier les pratiques, corrobore celui proposé par Kastrup (2002).
Nous montrerons ensuite que l’argumentation fait référence à des éléments contextuels. Nous étudierons comment les enseignants construisent la décision collective à partir d’appuis qui sont autant d’objectivation de normes collectives ancrées dans l’environnement et qui sont appelés pour étayer au sens de Bruner (1983) leur propos.
Enfin, en analysant les propriétés individuelles et les positions dans l’équipe, nous essayerons de comprendre comment la décision collective influence les individus. Nous montrerons alors que si le travail collectif est une forme d’organisation apprenante (Letor et al., 2007), certains apprennent surtout à leurs dépens.
3L’organisation de la décision collective visant à réduire le nombre de pratique pour n’en garder qu’une seule suit globalement trois étapes identiques : la différenciation des positions, l’assimilation et la généralisation.
4La décision collective implique d’abord la capacité à discriminer les intérêts en présence (Falque & Bougon, 2005). Dans chaque établissement, les réunions ont démarré par une mise en concurrence des activités proposées auparavant qui n’entraient plus dans le nouveau schéma imposé. L’objet des discussions a tourné au sauvetage de pratiques enseignées jusque-là. Entre en concurrence pour l’activité spécifique, l’ensemble des activités enseignées par chaque protagoniste à titre individuel pour en faire l’activité de tous.
Dans le cas du collège 1, le tir à l’arc est concurrencé par le step, la voile, le base-ball et le tennis. C’est sur les intérêts personnels identifiés pour chaque pratique que la discussion s’entame. Par exemple, le step est « une activité motivante » qui permet à la fois de « développer un projet de santé », « d’entretenir son corps ». « Elle permet de proposer une activité en CP2 abordable par tous ». Les différentes activités se voient ainsi attribuer des raisons de l’enseigner : motivation des élèves, pratique collective, pratique sociale développée... Si les intérêts éducatifs relèvent de positions singulières portées par les enseignants, ils font pourtant tous appel au sens commun : le step est une pratique d’entretien, le tennis est une activité d’opposition visant la construction de stratégie... Ce ne sont donc pas les pratiques qui sont jugées, mais leurs vertus génériques qui sont mises en équivalence et qui se construisent dans leur concurrence locale. La priorité éducative ne semble découler, ni des finalités éducatives dégagées dans le projet d’établissement, ni des besoins des élèves dans cette première étape.
Dans le collège 3, le choix du patinage s’est fait rapidement. L’activité étant largement enseignée par les collègues (contrairement au squash et au bowling), tous s’accordent sur ce choix en avançant les arguments d’un apprentissage artistique tout en répondant à un problème technique d’adaptation au milieu. Mais surtout, il n’était pas concevable de la voir disparaître du patrimoine de l’établissement. C’est encore l’occasion d’externaliser la pratique hors des installations de l’établissement. En outre, le manque de concurrence sérieuse avec d’autres pratiques facilite son élection. En effet, les autres pratiques enseignées figurent déjà dans les listes nationale et académique.
Le choix du ski de fond s’est également réalisé rapidement dans le collège 5 pour des raisons similaires, une programmation partagée au détriment de pratiques plus confidentielles comme le VTT (un seul enseignant) ou le tir à l’arc peu programmé jusqu’alors. A l’inverse, dans le collège 1, 2 et 4, la contrainte visant à réduire le nombre d’activités pose plus de difficulté. Malgré l’éviction rapide des danses de salon (collège 4) qui n’étaient programmées que par une seule enseignante, les autres activités demeurent en lice.
Ainsi, l’ouverture du texte sur une activité spécifique induit a contrario un resserrement autour des pratiques déjà présentes dans l’équipe. La contrainte institutionnelle s’avère du coup différente selon les pratiques antérieures du collège. Lorsque les équipes organisaient déjà leur enseignement sur des pratiques traditionnelles figurant de ce fait sur les listes officielles, s’entendre sur une pratique commune s’est avérée plus aisé. La force de l’accord ici, c’est qu’il permet de valider une conception déjà commune. Ce qui rend une activité plus vertueuse n’est finalement que la somme des vertus supposées individuellement, mais partagées localement par le plus grand nombre. La liberté offerte aux équipes de proposer une activité différente du programme national nécessite en réalité une communauté culturelle pour pouvoir régler les différends. Une telle logique semble en contradiction avec l’esprit du texte visant justement la possibilité d’une exception culturelle. Lorsque les enseignants avaient une pratique trop différente les uns des autres, la qualification éducative des pratiques en lice et la justification par les textes ne suffisant pas à éteindre le débat, celui-ci s’est déplacé vers d’autres types d’arguments.
5Au cours de cette seconde étape, les pratiques sont confrontées au contexte local d’enseignement. Sont appelés pour soutenir la candidature de l’activité, le matériel ou les installations pour pratiquer.
Dans le collège 1, le tir à l’arc bénéficie du matériel disponible, de la compétence d’un moniteur, mais surtout de la possibilité d’installations extérieures permettant de libérer le gymnase pour des activités de la liste nationale (basket-ball, volley-ball, gymnastique sportive, badminton). Le patinage relève des mêmes arguments, le lieu de pratique à l’extérieur de l’établissement permet de libérer les installations du collège 3. Le manque d’installations conduit les équipes de collèges de centre ville à ouvrir sur des pratiques moins traditionnelles pour éviter la concurrence sur les lieux de pratique conventionnels (stade, gymnase). La contrainte institutionnelle est vécue alors différemment selon que le collège est en zone urbaine ou rurale. Mais, l’analyse des arguments en faveur d’une activité originale souligne a contrario la normalisation dominante de la pratique. L’activité spécifique sert au final à favoriser l’enseignement traditionnel en libérant le gymnase. En tous cas, il ne doit pas nuire à celui-ci.
De plus, l’épreuve de réalité locale pose de nombreuses questions comme « faut-il faire passer le respect des textes avant les conditions matérielles » (collège 3) ? « Nous sommes dans un établissement en centre ville, ce n’est pas facile de trouver des installations. Nous sommes obligés de fonctionner sur des activités particulières comme le squash, le bowling ». Le texte est alors mis en cause. « Cette obligation pose de sérieux problèmes pour trouver des installations » ou encore, « l’obligation d’enseigner la natation est-elle réaliste face aux contraintes que cela suppose ? » (collège 4, caractérisé par l’absence de piscine à proximité). Émerge une hiérarchie des valeurs différentes accordant au respect des directives, aux difficultés matérielles ou aux coutumes de l’établissement une place différente.
6Une fois que les pratiques ont subi avec succès l’épreuve de réalité pédagogique, l’argumentaire va se tourner sur l’énonciation de principes qui importent à tous. Cette troisième étape conduit à une montée en généralité des principes qui viennent légitimer les choix.
Dans le cas du collège 2, le tchoukball entre finalement en concurrence avec le hip-hop, les deux activités bénéficiant du regard positif des élèves. Les conditions matérielles ne permettent pas de les différencier. Cependant le tchoukball va remporter la mise. Initialement cette activité n’est enseignée que par un seul professeur. Pour défendre l’activité, il introduit de nouveaux arguments. C’est une activité développée en Alsace qui symbolise une identité locale. Elle est moins socialement marquée que le hip-hop pour cet établissement à recrutement pourtant défavorisé. Cette logique culturelle est soutenue par les enseignants d’origine alsacienne (seule une est lorraine) dans une équipe stable depuis six ans. Face à cette logique culturelle, se présentent d’autres arguments centrés sur les besoins des élèves. C’est un établissement où des épisodes de violence sont fréquents. L’objectif central de l’EPS est d’apprendre à vivre ensemble. Même si un enseignant défend le hip-hop comme pratique proche de la culture des jeunes facilitant le « vivre ensemble », la formalisation des principes venant justifier les choix se referme sur l’idée partagée par la communauté d’une socialisation inscrite dans les sports collectifs. « Rien n’est mieux placé qu’un sport co pour transmettre le sens du collectif, le respect des règles » avance un protagoniste. Le choix du tchoukball vient compléter une programmation déjà centrée sur les sports collectifs. Mais un autre argument intervient, la compétence des enseignants. Le tchoukball présenté comme un mixte entre le handball et le volley-ball semble techniquement plus abordable pour un enseignant non initié. Le choix s’est donc porté sur la pratique la plus proche de leur savoir-faire sportif. Le passé communautaire de l’enseignant rejaillit dans la négociation collective, comme dénominateur commun. Cette même logique se retrouvera dans le choix du basket-ball plutôt que du rugby lorsqu’il faudra choisir un seul sport collectif (collège 4). Ainsi, l’organisation pédagogique en équipe conduit à la nécessaire convergence vers une culture commune, incorporée. Comme le défend Dubet (2000, p. 413), « la logique de la négociation interne conduit mécaniquement au conservatisme.(..). Aussi la logique du plus petit dénominateur commun finit toujours par s’imposer ». La régulation par les pairs offre une négociation autour des valeurs individuelles, mais conduit à la conservation des valeurs du collectif.
7Le récit de l’épreuve de réduction des pratiques montre que l’équipe intervient par la réduction d’un écart entre l’éthique personnelle, l’éthique institutionnelle et l’éthique locale.
8La régulation par l’équipe s’opère d’abord par le partage anticipé des valeurs de l’espace professionnel (Marsault, 2004). Les négociations s’avèrent plus faciles lorsque les enseignants partagent une même culture. Cette culture incorporée ne s’impose pas directement, mais sert de grille de lecture et de fond culturel partagés permettant la coopération entre les enseignants. Elle fait corps autour du noyau des pratiques traditionnelles qui, de plus, sont entérinées par la liste nationale. En effet, les enseignants d’EPS, recrutés sur des épreuves de pratiques sportives traditionnelles (athlétisme, natation, sports collectifs, gymnastique) leur reconnaissent plus facilement des vertus éducatives. Devenue éthique institutionnelle, elle intervient sur les pratiques les plus éloignées de ce noyau qui sont déjà peu programmées, en les faisant disparaître de la discussion : cas des activités artistiques (danse de salon, hip-hop). A l’inverse, elle favorise, par le rapprochement avec des compétences professionnelles déjà présentes, des pratiques comme les sports collectifs qui sont aussi les plus souvent enseignés (tchoukball, hockey). Ainsi, l’exception culturelle offerte par les textes se transforme en un renforcement des pratiques déjà valorisées.
9L’arrivée d’un nouvel enseignant, particulièrement si celui-ci n’est pas de la même génération peut poser problème dans l’équipe. Dans le collège 4, une nouvelle collègue avait introduit les danses de salon dans la programmation. Mais celles-ci n’étant programmées que depuis peu, son choix ne sera pas soutenu par une tradition locale centrée sur la programmation des sports collectifs. Le débat qui suivra, départagera le hockey du base-ball.
Il en va autrement du hip-hop dans le collège 2 que l’enseignante anime depuis 7 ans, non seulement en cours d’EPS, mais aussi à l’occasion de pratiques libres. L’existence d’une culture locale aide à la décision. Celle-ci n’est pas seulement incorporée par les enseignants. L’organisation matérielle objective les choix du passé et instaure, dans la réalité locale, un patrimoine de pratiques importées antérieurement par les enseignants. L’épreuve de réalité qui constitue a priori une limite objective dans la mise en œuvre des pratiques n’est in fine qu’un moyen d’ancrer, dans la réalité objective, un ensemble de valeurs facilitant dès lors la poursuite d’une tradition.
10Si les valeurs semblent à la fois incorporées dans le passé des enseignants et objectivées dans le matériel et les lieux de pratique, les positions des enseignants au sein de l’équipe pèsent aussi dans les débats. En effet, l’organisation de l’équipe oriente différemment les débats.
11Pour le collège 3, la collaboration favorisée par un partage des valeurs (les enseignants ont sensiblement le même âge, la même formation et le même statut) ont facilité la tâche face à une épreuve moins ressentie comme contraignante. En effet, la nouvelle directive n’a pas beaucoup bousculé les habitudes ou les conceptions.
Dans le collège 4, le coordonnateur fait souvent appel au passé local s’autoproclamant le plus habilité à définir la politique de l’établissement face au renouvellement incessant de ses collègues plus jeunes. En incarnant l’histoire de l’établissement, son point de vue de coordonnateur et d’agrégé n’a pas la même incidence sur le collectif. Cet appel à la tradition locale soulignent combien les pratiques se perpétuent grâce aux enseignants qui restent en place. Il montre en retour combien la doxa locale joue son rôle dans le renforcement des positions des anciens par rapport aux nouveaux.
12Dans le collège 1, l’organisation est différente. Si elle semble plus équitable en apparence, les interviews laissent entendre que le comportement des enseignants ne changera guère. Le projet n’est que pure formalité. Sa place est relativisée dans l’acte de décision tout comme les textes officiels. Ces derniers offrent une validité pour ceux qui se retrouvent dans la décision. « Untel ne respecte pas les textes, il fait comme il veut. Moi, je trouve que c’est important de définir des activités communes pour l’établissement. Cela permet d’unifier un peu notre enseignement. Sinon, l’élève papillonne. Il n’y a pas de progression » (coordonnatrice). Mais les décisions collectives peuvent apparaître comme des limites pour ceux qui n’ont pas réussi à imposer leur point de vue. « On ne peut pas accepter cela. C’est vraiment réducteur » (enseignant collège 1). « Moi je continuerai à enseigner le rugby, même si vous choisissez basket » (enseignant collège 2). Au-delà de la décision actée, l’individu peut aussi bien respecter les règles que les transgresser s’il estime que ces règles s’opposent aux principes qu’il reconnaît (Noël, 2007). Si le travail collectif a finalement une incidence sur le développement professionnel des enseignants comme le supposent Clément et Vanderberghe (2000), c’est sur une meilleure connaissance de soi et de ses valeurs qu’un changement délibéré de valeurs. La décision collective sert donc moins à modifier les comportements qu’à renforcer ou affaiblir les convictions personnelles par la confrontation régulière à une culture partagée par le plus grand nombre. On peut alors se demander si l’usage de ces soutiens (textuel et matériel) vise moins à faire appel à une tradition justificatrice qu’à permettre de construire a posteriori les traces d’une mémoire collective (Letor et al., 2007) sur laquelle s’appuyer pour défendre ses propres convictions.
13L’analyse du processus de décision collective révèle d’abord que la contrainte imposée par l’institution pèse différemment selon l’existence ou non, au sein de l’équipe, d’une communauté de valeurs proches de la culture institutionnellement reconnue.
Si l’objectif du travail en l’équipe est de participer à la construction d’une nouvelle éthique locale axée sur les particularismes du public, elle montre que celle-ci se construit non seulement sur le socle d’une culture commune incorporée, mais aussi déposée dans l’espace matériel. De fait, si la constitution de projets pédagogiques nécessite de poser les bases d’une éthique commune et explicite, le travail de l’équipe ne fait que reconstituer les traces d’une mémoire commune (Letor & al., 2007) réactivée par les débats. Cette épreuve collective sert in fine à grandir les personnes porteuses des valeurs du groupe (leur choix est cautionné par les autres) et à isoler les divergents.
Ainsi, la collaboration contrainte, parce qu’elle renforce l’éthique professionnelle autour des valeurs traditionnelles s’oppose finalement à l’innovation. Si la culture professionnelle fournit « des catégories qui aident les individus à structurer leurs représentations » (Perrenoud, 1996, p. 165), ici les vertus éducatives des pratiques sportives, celles-ci trouvent, dans les débats, la force d’une qualification commune mais réductrice, comme les vertus collectives des sports collectifs par exemple. Une telle réduction qui finalement se naturalise par l’effet collectif peut ainsi conduire à une essentialisation de la culture (Dozon & Fassin, 2001).