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2019

Le plaisir en Éducation physique et sportive au cœur d’un dilemme professionnel. Le cas de l’activité de demi-fond.

Yvon Morizur et Julien Fuchs

Résumés

Ce travail traite de la perception et de l’usage de la notion de plaisir par les enseignants d’Éducation physique et sportive. Notre analyse se centre plus précisément sur la manière dont l’enseignement de l’effort prolongé en course à pied est envisagé au sein des articles de la Revue EP.S entre 1950 et 2012. Notre hypothèse est que le plaisir constitue un filtre pertinent pour mettre en évidence un dilemme professionnel essentiel auquel sont confrontés les enseignants de cette discipline : s’ils ont souvent tendance à éluder explicitement le plaisir, celui-ci ne constituant pas une finalité éducative légitime au sein de l’institution scolaire, ils le sollicitent pédagogiquement, afin de mettre en activité les élèves

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Texte intégral

Introduction

1En 2008, le mot « plaisir » apparaît dans les programmes scolaires de plusieurs disciplines : Éducation musicale, Arts plastiques, Histoire des Arts, mais aussi Français et Mathématiques ou encore Éducation physique et sportive (EPS). Cette entrée remarquée témoigne d’une forme d’intérêt, voire d’une prise de conscience avérée du législateur de l’utilité de placer la notion au cœur des apprentissages scolaires. Le plaisir de lire, de résoudre des problèmes mathématiques, de découvrir des œuvres musicales ou picturales ou, dans le cadre précis de l’EPS, de vivre des expériences corporelles, aurait une portée éducative en tant qu’il serait susceptible de catalyser les apprentissages et de donner une « saveur aux savoirs » (Astolfi, 2008).
Notion historiquement « suspecte » au sein d’une institution méritocratique chargée de transmettre des connaissances de manière méthodique, le plaisir a partie liée avec l’apparition des pédagogies puéro-centrées. Les pédagogies dites nouvelles, dès les années 1920-1930, questionnent le rapport aux savoirs, la fonction de l’école et surtout la place de l’élève dans le processus éducatif. Mais c’est alors bien le jeu qui intéresse les éducateurs et les psychologues (Chateau, 1947). Souvent perçu comme la seule résultante du jeu, le plaisir se trouve encore aujourd’hui à la marge des valeurs de l’école : évanescent et subjectif par nature, il échappe à la rationalisation instrumentale des corps qu’impose l’ordre scolaire (Gleyse, 1997 ; Denis, 1997). Il y aurait bien comme une gageure, entre une société « hypermoderne » qui « stimule l’urgence des plaisirs […] et met sur un piédestal les paradis du bien-être, du confort et des loisirs » (Lipovetsky, 2004 : 85) et un système éducatif, au sein duquel la transmission de connaissances et de valeurs s’organise comme un processus nécessitant, avant le plaisir, du temps, du travail et des efforts.
L’histoire de la place accordée au plaisir dans le système éducatif, et a fortiori en EPS, permet d’interroger les rapports de l’école et de la société au regard de ce paradoxe. Si le plaisir est en effet explicitement peu visible, même encore aujourd’hui, dans la facette institutionnelle des disciplines, nous faisons l’hypothèse que la notion est davantage présente, mais à des degrés divers, dans les représentations et les pratiques enseignantes. L’émergence d’un Groupe Ressources de l’Association des Enseignants d’EPS (AE-EPS) ayant pour titre « Le plaisir en EPS » est à ce titre symptomatique de cette tendance (Haye, 2011). À travers la mise en évidence de huit pistes pédagogiques, l’ambition de ces enseignants et auteurs est d’articuler « le plaisir d’agir au plaisir d’apprendre » (Gagnaire et Lavie, 2014). Dans cette perspective, le plaisir est envisagé à la fois comme une finalité et un moyen pédagogique. C’est bien l’articulation de ces deux dimensions qui apparaît porteuse de dissension. Car de manière plus ou moins implicite et consciente, les enseignants d’EPS tentent de considérer le plaisir de jouer, de pratiquer, de créer, de s’exprimer, ou encore de performer comme un ressort motivationnel puissant. Ils se positionnent ainsi au cœur d’une dialectique entre le plaisir comme moyen d’un « ici et maintenant » de nature pédagogique et un plaisir comme fin d’un « ailleurs et plus tard » de nature plus didactique. Si le plaisir immédiat de l’élève, accessible mais relativement illégitime du point de vue de l’institution, paraît stigmatisé tout en étant vraisemblablement mobilisé par les enseignants, l’idée d’un plaisir plus lointain, davantage élaboré parce que fruit d’un apprentissage dûment pensé serait lui plus digne d’enseignement : « les vrais problèmes sont d’abord amers à goûter ; le plaisir viendra à ceux qui auront vaincu l’amertume. Je ne promettrai pas le plaisir, mais je donnerai comme fin la difficulté vaincue », disait Alain (1963 : 3).
L’objectif de cet article est d’interroger cette tension au travers des pratiques construites par les enseignants d’EPS, discipline où la notion de plaisir se pare d’une coloration singulière puisque renvoyant notamment à l’usage du corps, depuis 1950. Notre propos porte sur une activité dans laquelle celle-ci nous paraît particulièrement saillante : celle du « demi-fond athlétique », entendue comme l’ensemble des pratiques de course à pied reposant sur un effort prolongé (endurance, cross, demi-fond, etc.). En nous appuyant sur la manière dont les enseignants d’EPS considèrent le plaisir dans le cadre d’une revue professionnelle centrale du champ (la revue Éducation physique et Sport ou EP.S), nous montrerons que ces derniers ont, différemment selon les périodes et de manière évolutive, construit des pratiques priorisant la motivation par le plaisir en évitant scrupuleusement une éducation du plaisir. Autrement dit, leur perception du plaisir en tant que concept, moyen ou fin de l’enseignement permet de révéler la manière dont ils appréhendent un dilemme professionnel essentiel de cette discipline.

Contextualisation : effort prolongé en course à pied et plaisir à l’école

  • 1 La filière énergétique aérobie correspond au processus qui intervient pour maintenir la contraction (...)

2S’il est difficile de percevoir « l’identité générale des courses que l’on a coutume de rassembler sous le vocable de courses d’endurance » (Pradet, Hubiche, 1993 : 66), il paraît pertinent, au regard de la réalité des pratiques enseignantes, de considérer que l’ensemble des courses de demi-fond et de fond proposées en EPS puisse être regroupé derrière l’appellation d’« effort prolongé en course à pied ». Francis Bergé et Raymond Dhellemmes parlent quant à eux de « locomotion de durée prolongée » (2012 : 100). La notion d’effort nous semble essentielle ici, car elle dialectiquement liée au plaisir. En effet, l’enjeu pour les enseignants est de faire faire des efforts aux élèves en utilisant le plaisir comme levier motivationnel. Dans ces conditions, l’élève doit être capable d’apprendre à « réguler son allure […] grâce au plaisir éprouvé dans l’effort » (Guilloux, 2016 : 10).
Bien disjointes dans le milieu fédéral et civil, des activités telles que le 1 500 mètres ou le footing d’endurance sont, dans le cadre de l’EPS, couramment associées parce que mobilisant prioritairement le processus aérobie et sollicitant, de ce fait, une connaissance fine de ses capacités et une gestion de l’effort1. Plus que la distance parcourue, ce sont bien « les rapports entre l’intensité et la durée des efforts qui sont signifiants » dans le cadre scolaire (Pradet, Hubiche, 1993 : 67).
Historiquement présente dans l’éducation physique scolaire depuis le début du XXe siècle, la course à pied de durée s’est rapidement imposée comme une activité « de base ». Considérée comme propédeutique à toutes les autres activités, elle semble en effet avoir acquis le statut de support d’enseignement « naturel » et parfois exclusif du développement et de l’entretien des ressources physiques des élèves. Ce statut est à la fois légitime institutionnellement et pédagogiquement. La légitimité institutionnelle provient assurément du fait que l’école privilégie des disciplines dont la « valeur affichée » tend à se conformer aux valeurs scolaires traditionnelles et aux qualités morales qui y sont attachées : sérieux, rigueur, souffrance, répétition, effort (Terret, 1999 : 135). La légitimité pédagogique de l’activité, elle, se fonde sur des aspects plus concrets et professionnels : la course à pied en durée permet en effet a priori la mise en activité de tous les élèves, la mobilisation de peu de matériel et la mesure d’une performance chronométrée – reflet d’une évaluation objective, trois critères qui autorisent la pénétration durable d’une activité dans le système éducatif (Marsenach, 1995 : 323).
Quasiment incontournable dans les programmations annuelles des cycles d’EPS, l’effort prolongé en course à pied séduit aussi dans la mesure où l’effort physique que sa pratique implique « réunit les valeurs privilégiées des enseignants : absence d’excès, constance, régularité » (Cogérino, 2000 : 93). L’activité est dès lors souvent enseignée avec une visée de formation, liée au développement et/ou à la gestion des ressources des élèves (Fargier, 2002 : 153), les enseignants ayant tendance à se focaliser, selon les objectifs et les conditions de leur enseignement, soit sur l’objectif de gestion des ressources énergétiques, soit sur celui d’amélioration du potentiel bioénergétique des élèves. Mettant ainsi la plupart du temps de côté les autres aspects de la discipline comme la technique de course ou ses implications psychiques par exemple, ils traitent la course de longue distance en milieu scolaire comme une qualité physique en elle-même (l’endurance), rarement comme une discipline à part entière. Ainsi, le moyen se « substitue à la spécialité pour devenir la spécialité elle-même » et « la dimension biologique est valorisée au point de devenir le contenu essentiel de l’enseignement » (Tribalat, 1985 : 42).
En privilégiant cette dimension de l’activité, l’enseignement de cette discipline a indéniablement gagné en rationalité, comme l’illustrent la précision et la diversité des méthodes d’apprentissage mises en place par les enseignants du collège au lycée. Mais dans le même temps, cette centration semble également avoir joué dans le sens d’une « désensibilisation » de l’activité. En d’autres termes, la pratique de la course athlétique en durée, pour les élèves, paraît s’être standardisée autour d’une norme essentiellement performative, la performance renvoyant ici au temps mis à parcourir une distance autant qu’à la capacité à s’imposer strictement une allure et un projet de course. L’instauration de la compétence propre n° 5 en EPS (« Réaliser et orienter les effets de son activité en vue du développement et de l’entretien de soi ») à la fin des années 2000 constitue à ce sujet une étape importante de l’histoire de la discipline (Tribalat, 2003).
De fait, laissant peu de place aux émotions ou encore à l’expérience motrice de la course, l’activité peut être largement vécue sur le mode du déplaisir, puisque tous les élèves ne sont évidemment pas sensibles aux enjeux de performance ou de compétition en course à pied. Certes, il est des élèves pour qui la recherche de l’effort et la capacité à gérer son ingratitude potentielle sont sources de satisfaction et d’épanouissement, mais ne se pose-t-il pas toutefois ici une difficulté expérientielle pour la grande partie des élèves, « plutôt contraints et généralement peu intéressés par la pratique de l’athlétisme » (Soler, 2006 : 20) ?
Cette situation résulte notamment du fait que, si l’effort physique en EPS semble être une vertu légitimée par l’école, les processus qui l’accompagnent sont rarement explicités ou mis en avant auprès des élèves par les enseignants. Si l’on considère que « le bon effort, la douleur du bon effort » (Quéval, 2008 : 344) constitue le postulat de base des apprentissages en course prolongée, et si, comme l’a classiquement formalisé Michel Bouet, « on ne prend de plaisir au sport que si l’on se donne du mal, quel que soit le niveau atteint » (1968 : 537), la question se pose de savoir si l’on doit nécessairement, dans le cadre scolaire, passer par l’effort voire la douleur pour accéder au plaisir de la course à pied. En outre, les élèves doivent-ils être formellement sensibilisés et familiarisés à cette conception ? Enfin, plus concrètement, les situations vécues par les élèves dans les activités de courses prolongées sont-elles effectivement conçues par les enseignants de sorte que ceux-ci puissent, quel que soit l’objectif recherché, y prendre plaisir ?

Questionnement : le plaisir au cœur d’un dilemme professionnel, entre « rationalisation » et « argumentation »

3Lorsque l’on considère la question du plaisir, l’enseignement de l’EPS s’inscrit dans deux dialectiques fondamentales. La première, qui renvoie à l’opposition entre travail et loisir ainsi que John Dewey l’affirmait dès 1916 dans Démocratie et éducation, interroge la dimension utilitaire du système éducatif et des savoirs scolaires. Pour Robert Mérand, à la fin des années 1960, « les choses sont claires : l’école est faite pour travailler, de façon à avoir « une bonne situation plus tard ». Le plaisir et la détente sont liés au temps des loisirs » (1968 : 13). Cette perception est pourtant largement questionnée, dans le sillage du développement de la sociologie des loisirs, au moment où, dans le cadre particulier de l’EPS, le processus de sportivisation de la discipline interroge la fonction de l’école et l’utilité des savoirs scolaires (Klein, 2003) : dans les années 1960-1970, l’EPS est bien un lieu déterminant de la formation d’une culture sportive de masse (Attali, Saint-Martin, 2007). La seconde dialectique, corollaire à la première, renvoie à la contradiction apparente entre travail et jeu. Alors que le premier symbolise le culte de l’effort et garantit la méritocratie, le second dans sa dimension autotélique et son absence de finalité explicite heurte les valeurs de l’école. Ces « antinomies » (Reboul, 1989) font écho à des conceptions différentes de l’individu à former, des manières d’apprendre, des contenus à transmettre et participent par exemple à faire qu’« une partie de l’éducation physique va chercher à savoir ce qu’est un enfant ou un adolescent, tandis que l’autre cherchera à connaître l’activité sportive [et] ne se préoccupe que de cela » (Gleyse, 2004 : 399). En ce sens, nous faisons le postulat que l’usage différentiel du plaisir par les enseignants d’EPS, observable par exemple au travers des écrits professionnels publiés dans la revue EP.S, constitue un critère clivant permettant d’appréhender la diversité des manières de concevoir, de mettre en œuvre et d’évaluer l’enseignement, notamment lorsque l’on s’intéresse aux efforts prolongés en course à pied.
Si le plaisir des élèves est subjectif et circonstanciel, certaines pratiques pédagogiques envisagent formellement ce plaisir en tant que moyen ou que but de l’enseignement, cherchant à l’anticiper et à le provoquer, tandis que d’autres mettent ostensiblement l’accent sur le travail, la rigueur et l’effort nécessaires au sein de cette pratique exigeante. Il reste que dans cette dernière configuration, pour mettre en activité les élèves et les motiver, le travail est maquillé et se trouve associé à une dimension ludique et/ou plaisante, « ruse pédagogique » classique renvoyant à une compétence professionnelle nécessaire pour assurer le bon déroulement des cours, mais à travers laquelle on perçoit que la recherche du plaisir en lui-même demeure peu explicitée et encore moins valorisée. Pris entre l’impératif d’orthodoxie scolaire et celui de répondre aux exigences pédagogiques de l’enseignement, les enseignants vivent à tous les niveaux de leur action une situation contradictoire où ils ont à « satisfaire simultanément des contraintes incompatibles » (Durand, 1996 : 143). Ernest Loisel décrit empiriquement ce dilemme en 1955 lorsqu’il suggère que « le plaisir est pour le joueur une fin, pour l’éducateur il n’est qu’un moyen. Comment l’utiliser si l’on n’en est le maître ? » (1935 : 215).
Nous faisons l’hypothèse, en nous focalisant sur l’enseignement de la course en durée, que les enseignants d’EPS ont été profondément imprégnés de ce dilemme professionnel : le plaisir en tant que tel constituant une fin illégitime d’éducation, un moyen non nécessairement avouable pour aider à apprendre ou mettre en activité les élèves, ils ont en effet globalement évité l’éducation par le plaisir, négation symbolique autorisant une légitimité scolaire.

4Se joue ici dans l’enseignement un processus dialectique de rationalisation/argumentation, que les cadres conceptuels de Jacques Gleyse (1996) et Philippe Liotard (1997) contribuent à expliciter. Entendue comme le produit d’un processus conscient ou inconscient sur lequel se fonde le système d’enseignement se traduisant par la survalorisation de thématiques diamétralement opposés aux notions de plaisir, de joie, de satisfaction et de jeu, la rationalisation se caractérise par un certain degré de scientifisation et renvoie aux processus de contrôle, de mesure, d’évaluation et de maîtrise des procédures d’enseignement (Vigarello, 2004 ; Gleyse 1997 ; Sarremejane, 2004). La posture d’argumentation, elle, fait davantage référence aux moyens concrets que les enseignants trouvent pour mettre en activité les élèves, avec l’idée que la légitimité d’une activité est davantage dépendante de l’adhésion des élèves et de la capacité de l’enseignant à prendre en compte le sujet que de son affichage institutionnel (Liotard, 1997). Ces deux postures ne sont pas nécessairement contradictoires. Ainsi, si la rationalisation prime sur l’argumentation dès lors que l’on est sur le versant institutionnel de l’activité (celui des programmes par exemple), les enseignants utilisent de manière répétée et cyclique le plaisir des élèves à des fins pédagogiques. L’interrogation contient bien ici un enjeu disciplinaire, dans la mesure où les contenus d’enseignement, les méthodes privilégiées mais aussi les valeurs qui sous-tendent toute action éducative en EPS se trouvent interrogés à travers le philtre du plaisir.

Méthodologie

  • 2 A contrario, les articles abordant par exemple les résultats des athlètes aux Jeux Olympiques en de (...)

5L’analyse proposée porte sur les articles de la revue EP.S de 1950 à 2012 traitant de l’enseignement du « demi-fond », du « cross-country », de « l’endurance », bref de ces appellations renvoyant à une galaxie de pratiques professionnelles hétérogènes, mais dont le dénominateur commun est la course à pied induisant un effort prolongé, sans que ne soient précisées ni la durée de l’effort ni son intensité. La grande variété des pratiques sociales composant cette activité (jogging, course sur route, trail, etc.) induit en outre une certaine confusion chez les enseignants d’EPS, qui se traduit par une diversité d’interprétation sur ce qui doit être enseigné (Gouju, 1993 : 54). Mais l’intérêt est ici d’accéder à l’usage du concept de plaisir dans l’activité d’enseignement de ces efforts prolongés en course à pied, et non aux pratiques en tant que telles ou encore au plaisir en tant que ressenti subjectif pour les élèves.
La revue EP.S a pour notre objet un double intérêt. D’abord, sa publication ininterrompue depuis 1950 permet une analyse longitudinale et une mise en perspective historique pertinente. Mais surtout, la diffusion et la représentativité de la revue, « organe de liaison privilégié de la profession » (Collinet, 1997 : 302), en font une référence de premier ordre pour qui s’intéresse à l’enseignement de l’éducation physique et envisage d’accéder à une « partie de la mémoire des pratiques pédagogiques » (Lebrun, 2006 : 38). Nous avons extrait de l’ensemble des articles parus dans la revue de 1950 jusqu’en 2012 ceux qui consistaient en un traitement didactique et/ou pédagogique d’un effort plus ou moins prolongé de course à pied ou qui portaient directement sur l’enseignement de cette pratique. Les articles axés sur le développement des capacités physiques (principalement aérobies) ont été également intégrés au corpus lorsqu’ils étaient pertinents : bien que ne faisant pas explicitement référence à une pratique sportive, nombre d’entre eux renvoient en effet à la pratique de la course à pied2. Notre corpus se compose ainsi de 75 articles.
Nous avons dans un premier temps opéré une catégorisation des articles en les regroupant par thèmes principaux afin d’en repérer la finalité. Nous avons ensuite procédé à une analyse catégorielle à partir d’un découpage des textes en « unités de contexte », en nous centrant sur les mots utilisés en eux-mêmes mais aussi sur le « sens global unitaire » de ceux-ci (Mucchielli, 1979 : 32), c’est-à-dire en les situant dans le contexte global de la phrase et du texte. Plus précisément, nous avons repéré les mots et expressions révélatrices des logiques de rationalisation et d’argumentation à l’œuvre dans l’enseignement de la course à pied prolongée, ainsi que le degré de mobilisation du concept de « plaisir » dans la conception et l’analyse de l’enseignement. Sur la base de la version numérique de l’ensemble des articles de la revue EP.S, nous avons réalisé une étude lexicométrique à l’aide du logiciel d’analyse sémantique Tropes. L’analyse thématique initiale des articles a ainsi été complétée par un examen plus qualitatif de ceux-ci, se centrant sur leur contenu et sur la fréquence d’apparition d’occurrences identifiées comme particulièrement éclairantes au regard de notre problématique, en particulier : « plaisir », « travail », « effort », « test », « entraînement », « exercice », « motivation », « intérêt », « jeu », etc.

Résultats

6Quatre résultats généraux ressortent de cette approche. Le premier : le fait que, dans les articles étudiés, les enseignants utilisent et mobilisent pour leurs élèves le plaisir de manière différente selon les époques. Le second : l’observation d’une ambiguïté réelle dans les discours des enseignants à propos de cette mobilisation. Le troisième : le constat que les enseignants, dans leur majorité, ont tendance à éviter le dilemme professionnel en éludant volontairement toute approche par le plaisir. Le quatrième : l’observation que, par le recours à d’autres notions-clés de l’EPS (la Vitesse maximale aérobie en particulier), les enseignants ont construit des stratégies qui leur permettent de contourner ce dilemme en ne niant pas le plaisir mais en en faisant la finalité indirecte et à long terme d’un travail de nature avant tout scolaire.

Les dimensions générales du plaisir en EPS

7Une lecture fine des titres et des mots-clés des articles a d’abord permis d’identifier quatre sous-groupes pertinents de productions, qui correspondent à autant d’orientations thématiques des textes. Certains articles pouvant s’inscrire dans plusieurs catégories, nous avons hiérarchisé les thématiques (principale, secondaire-s) de ceux-ci en affinant le codage par la prise en compte du statut de l’auteur (enseignant, entraîneur, etc.) et du contenu réel de l’article. Dans le premier sous-groupe figurent les textes faisant prioritairement référence au domaine sportif et à la technique de l’activité. Ils renvoient majoritairement à des questions de méthodes d’entraînement et de performance, la pratique de haut-niveau constituant dans ce cadre la référence essentielle. Le second sous-groupe rassemble les articles qui portent sur l’activité de l’élève. Les questions de motivation, de dynamique de groupe, les caractéristiques spécifiques des adolescents ou leurs ressources particulières sont autant d’éléments mis en évidence. Le troisième sous-groupe est composé des articles traitant de la course prolongée dans son rapport à la place de l’élève à l’école, aux questions éducatives ou relatives au système scolaire dans leur ensemble. Présentée en tant que discipline scolaire, la course en durée est alors surtout abordée par le biais d’aspects didactiques, des évaluations ou des contenus d’enseignement. Enfin, dans le dernier sous-groupe, les articles sont davantage de nature théorique et/ou scientifique. Ils comportent des éléments issus le plus souvent des sciences de la vie (physiologie de l’effort) appliqués à une pratique d’intervention. Des tests de terrain, de mesures en laboratoire sont des éléments significatifs de cette orientation.

Graphique 1 : Catégorisation des articles de la revue EP.S portant sur l’effort prolongé en course à pied par thématique principale.

Graphique 1 : Catégorisation des articles de la revue EP.S portant sur l’effort prolongé en course à pied par thématique principale.

8Cette première étape de catégorisation permet d’appréhender la logique d’évolution générale des articles de la revue EP.S portant sur l’effort prolongé en course à pied. Ainsi, entre 1954 (date de la parution du premier article du corpus) et 1965-1967, la dimension « entraînement » est presque exclusive dans les productions. L’essentiel pour l’enseignant est de réussir à programmer et à construire des séances permettant d’améliorer les performances d’élèves-athlètes. Du milieu des années 1960 jusqu’au début des années 1980, outre que les articles sont moins nombreux qu’au cours de la période précédente, la dimension « élève » semble s’imposer, accompagnée par les premiers articles de nature scientifique. Caractérisée par de nombreuses innovations pédagogiques, l’enseignement de l’EPS au cours de cette période tend à suivre un modèle « décloisonné » et puéro-centré faisant la part belle aux « recherches-action, en groupes coopératifs et créatifs », et à « toutes les réformes prônées par la pédagogie active » (Midol, 2013 : 254). À partir du début des années 1980 et jusqu’en 1995-1996, les thématiques des articles s’équilibrent, signe que le traitement didactique, pédagogique et scientifique de l’activité gagne en finesse. Émerge toutefois, davantage que les autres, la dimension scolaire de la discipline : une majorité d’articles approfondit en effet les enjeux éducatifs de la pratique. Si les effets du collège unique commencent à se faire sentir à partir de cette période à travers la notion d’échec scolaire, les prémices de l’élaboration des programmes en EPS permettent également de comprendre cet accent disciplinaire. La dernière période, à partir du milieu des années 1990 et jusqu’à nos jours, se caractérise par la confirmation de cette centration sur les pôles « scolaire » et « élève ». Désormais, l’effort prolongé en course à pied est presque exclusivement traité à travers le prisme didactico-pédagogique et en particulier, pour les articles les plus récents, à travers celui des compétences.

L’usage ambigu d’un mot dans les discours et les pratiques des enseignants

  • 3 Nous n’avons naturellement retenu dans les textes que l’usage du mot en tant que concept.

9Cette évolution de la nature des textes portant sur la course en durée en EPS vers le pôle éducatif et didactico-pédagogique permet d’éclairer l’usage du mot « plaisir » au cours de l’histoire. Il faut d’abord observer que celui-ci est finalement très peu utilisé dans ces articles (il n’apparaît au total qu’à 25 reprises depuis 19503), signe tangible d’une contradiction au moins inconsciente, dans l’esprit des auteurs, entre le plaisir et l’effort prolongé en course à pied, ou encore, plus finement, d’un usage plutôt sous-entendu de la notion.
L’analyse de l’utilisation du concept de « plaisir » dans le corpus permet ensuite une seconde observation : le recours à ce mot est quasiment du seul ressort de la dernière période identifiée, ainsi que l’illustre le graphique n° 2. Lorsqu’il est utilisé avant cette date, son emploi n’est jamais associé à un contexte d’enseignement, signe de l’extrême difficulté à penser le plaisir dans cette discipline dans le cadre de l’EPS. Mais d’autres paradoxes montrent toute l’ambiguïté du mot et de son usage : les décennies 1970 et 1980 n’en comportent par exemple qu’une seule occurrence, alors même que l’orientation thématique des articles sur le pôle des « élèves » aurait pu laisser penser à un recours au plaisir légitime pédagogiquement.

Graphique 2 : Nombre d’occurrences « plaisir » dans les articles du corpus

Graphique 2 : Nombre d’occurrences « plaisir » dans les articles du corpus

10Lorsque l’on se penche plus précisément sur le contenu des articles portant sur l’effort prolongé en course à pied, on observe que si la centration sur les élèves est effective dans une majorité d’articles, c’est surtout à travers les processus psychologiques tels que la motivation, le sentiment de compétence ou les attitudes que les enseignants pensent leurs leçons quand ils cherchent à faire adhérer les élèves à l’activité. Ainsi, les articles de Michel Bruneau (1981), d’Hervé Coujour et Christian Klein (1983), d’Alain Pithon (1980, 1983) ou encore de Thierry Tribalat (1985) évoquent la désaffection des élèves pour qui « la motivation est souvent faible dans les classes, lorsqu’il s’agit de faire pratiquer le demi-fond ou le cross-country » (Pithon, 1980 : 13) et tentent d’y remédier, mais sans faire référence explicitement au plaisir de courir. Ne pas nommer le mot tout en en étant très proche sur le plan sémantique s’apparente bien ici à une stratégie permettant de contourner le dilemme professionnel en se positionnant sur le plan de l’argumentation.
À partir des années 1990, cette démarche rhétorique s’affirme : si le plaisir est rarement cité explicitement, le concept est clairement sous-jacent. La notion de motivation, désormais consacrée dans le domaine de la pédagogie de l’EPS (Famose, 2001 ; Cury, Sarrazin, 2001) semble plus acceptable sur le plan éthique et plus respectable sur le plan scientifique, puisqu’issue de la psychologie sociale. Les articles de Jean-Louis Gouju (1993), Nicolas Mascret (2003) ou encore Thierry Choffin (2002) illustrent cette tentative d’articulation des aspects didactiques et pédagogiques du dilemme. Ces articles partent du postulat que « la motivation spontanée [pour ce type d’effort] est loin d’être une évidence » (Versepuech, 1982 : 42) et qu’il convient de trouver des stratégies d’enseignement pour motiver les élèves, sans pour autant tomber dans le laisser-faire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Gouju semble anticiper les critiques en se parant de tout « retour aux pédagogies non directives » (1993 : 56). En d’autres termes, la formulation du dilemme professionnel s’incarne dans une dialectique essentielle : motiver les élèves sans paraître démagogique.
L’importance des apparitions dans les articles du corpus d’autres occurrences liées à la démarche d’argumentation de l’enseignement telles que « jeu » (93 occurrences), « motivation » (78), « intérêt » (59) nous paraît ici particulièrement significative de ce souci de se rapprocher de la satisfaction des élèves en limitant toutefois clairement l’usage du plaisir (25 occurrences) ou d’autres concepts s’y accolant (désir : 13 ; émotion : 10 ; joie : 7 ; passion : 3). Le plaisir de courir des élèves serait-il donc tabou ?

Des pratiques enseignantes qui écartent volontairement le plaisir des élèves…

11Si les enseignants ayant écrit dans la revue EP.S à propos de l’effort prolongé en course à pied ne nient pas la recherche potentielle du plaisir dans la pratique, ils ne l’explicitent pas non plus. Par contre, dans la grande majorité des articles étudiés, il apparaît de manière évidente qu’ils ont tendance à rationaliser leurs pratiques pédagogiques, rendant de ce fait l’activité relativement « froide » pour les élèves. L’analyse du vocabulaire utilisé par ces enseignants, issu de champs lexicaux renvoyant à la démarche rationaliste, est ici caractéristique : la fréquence d’utilisation des termes « travail » (625 occurrences), « test » (596), « entraînement » (576), « effort » (573), « exercice » (226) et « résultat » (203) est par exemple éloquente, surtout lorsqu’on la compare à l’usage des termes issus du champ de l’argumentation.
Cette orientation pédagogique s’explique. Confrontés à la difficulté de « choisir entre une course effrénée, mais inéluctablement irrégulière, et une régularité de métronome, mais en-deçà des potentialités » (Bernardet et Lacroix, 1991 : 15), les enseignants ont tendance, dans la plupart des articles analysés, à privilégier les contenus « régularité », plus en phase avec la logique scolaire. Mais ce faisant, ils mettent en place des séances de course à pied pensées d’abord sur un modèle panoptique selon lequel espaces et temps sont contrôlés par l’enseignant et imposés à l’élève, celui-ci étant notamment invité à intérioriser le respect d’une allure de course prédéfinie. Sous couvert d’individualisation de l’enseignement et de liberté des élèves, les enseignants font bien ici fonctionner une « logique souterraine » faite de « mécaniques » et d’« implacables oppressions » (Vigarello, 2004a : 219). Dès lors l’élève, qui n’est plus soumis comme c’était le cas dans la gymnastique au « principe de visibilité obligatoire » et à qui on ne demande plus « d’être observé » mais de « devenir lui-même observateur » (Rauch, 1982 : 107), est contraint à une forme de pratique. Cette évolution pédagogique, dans le corpus analysé, est concomitante de l’apparition de la pédagogie du projet. Au début de la période étudiée, les prescriptions de séquences d’entraînement sont décrites sans aucune référence à l’activité de l’élève : celui-ci court sur une distance ou un temps donné, quelles que soient ses capacités. À partir de l’article de Gilles Versepuech en 1982, une bascule s’opère dans la mesure où « l’élève ayant accepté le projet sait exactement où il va et il participe […] activement à son évolution. Il mesure très rapidement ses progrès et sait à quoi il doit en attribuer les causes ».
La mise en projet de l’élève sert ici de caution et de justification policée à un contrôle sur les corps qui se veut relativement effacé. Les tests mis en place par les enseignants participent naturellement pleinement de ce processus. Présents dans la plupart des articles du corpus et ce depuis les années 1960, ces tests apparaissent pour la plupart importés du milieu fédéral et du sport de haut-niveau. Issus de la physiologie de l’effort, ils ont pour objectif de mesurer la capacité aérobie des coureurs et sont toujours associés à la mesure de la vitesse. A partir du début des années 1990, ils visent encore plus précisément, dans leur très grande majorité, à faire que les élèves établissent des repères sur leur propre vitesse de course (un « projet de course »), de sorte que le travail durant les leçons puisse être individualisé. Dans l’idéal, l’élève est en outre incité à intérioriser progressivement ses allures, en passant de repères extérieurs (coups de sifflet, plots) à des repères intérieurs (sensations). Ici, l’essence de la course à pied de durée, qui demeure une course mettant en jeu des adversaires ou un record à battre, se dilue dans la recherche de cette sacro-sainte ponctualité. L’échange entre deux élèves rapporté par Bernard Boda, inspecteur pédagogique régional de l’académie de Clermont-Ferrand, est à ce titre symptomatique : « Tu vas trop vite », dit l’élève-observateur dans son anorak à son partenaire : « Je ne peux pas aller plus lentement, sinon je marche » répond l’élève-coureur (Aguerre, Bonnet, Chaussinand et al., 2001 : 7). L’expérience vécue par l’élève est ici telle que le sens premier de l’activité se perd dans la rationalisation : l’élève conduit « scolairement » son projet pour obtenir une note satisfaisante, mais ce projet est complètement désincarné. Cette préoccupation, sous couvert de rigueur, traverse les discours et les pratiques professionnelles et interroge l’émotion vécue par les élèves : valorisant des efforts peu intenses, longs et répétitifs, elle n’est pas loin d’être une antinomie du plaisir.

Illustration tirée de l’article d’Alain Pithon (1987 a : 29)

Illustration tirée de l’article d’Alain Pithon (1987 a : 29)

… mais qui cherchent à contourner le dilemme

12Malgré les nombreuses innovations pédagogiques qu’a connu l’enseignement de la course à pied de durée depuis les années 1950, celui-ci demeure problématique. En 2007, le rapport Image du sport scolaire et pratiques d’enseignement au lycée et au collège 2005-2006 pointe la notion de « plaisir » comme motivation principale de pratique de l’EPS chez les élèves, en même temps qu’il souligne qu’une majorité d’élèves est réfractaire à l’effort d’endurance qui demeure déplaisant (Ministère de l’Éducation nationale, 2007 : 39). Si les enseignants, dans ce contexte, se positionnent aisément sur le plan de la rationalisation (priorisant dans leur enseignement la mesure de la vitesse, l’objectivation de la performance), ils penchent aussi de plus en plus, au cours du temps, vers le versant de l’argumentation par une prise en compte accrue des motivations des élèves. Pour autant, le dilemme rationalisation/argumentation paraît rarement abordé de manière systémique dans les articles étudiés, c’est-à-dire en tenant compte des deux facettes de la problématique. Ce dilemme est plus souvent contourné, par l’usage de la notion d’interval-training dans les années 1950-1980, puis de celle Vitesse maximale aérobie (VMA) à partir du début des années 1990.
La notion d’interval-training apparaît d’abord dans les articles à vocation scientifique et technique, puis dans les articles pédagogiques. Méthode d’entraînement basée sur le principe d’une alternance d’effort/contre-effort, elle est importée dans le contexte scolaire et devient rapidement un outil essentiel permettant à l’enseignant de gérer le groupe-classe. L’interval-training implique en effet une adaptation de l’exercice en fonction des ressources et capacités de chaque élève, ce que confirment Raymond Chanon et Jean-Pierre Cleuziou dans un article de 1965, l’athlète devant selon ces auteurs « intervenir dans la conduite de son entraînement, de telle sorte qu’il puisse peu à peu le prendre en main » (1965 : 63). Mais c’est surtout l’utilisation du concept de VMA qui symbolise la volonté par les enseignants d’EPS d’appréhender le dilemme rationalisation/argumentation. Le terme apparaît pour la première fois dans les colonnes de la revue EP.S dans un article de Georges Gacon et Hervé Assadi en 1990. À partir de cette date, il sera systématiquement convoqué dans les articles, avec une fréquence d’apparition globalement à la hausse.

Nombre d’occurrences du concept de « VMA » dans les articles du corpus

Nombre d’occurrences du concept de « VMA » dans les articles du corpus

13La notion de VMA nous semble avoir un impact considérable sur les pratiques pédagogiques et sur la manière dont le dilemme professionnel est appréhendé par les enseignants. En l’introduisant, les auteurs se sont d’abord interrogés sur l’alourdissement de la terminologie habituelle déjà dense liée à l’enseignement de la course à pied de durée (notions de VO2 max, de Puissance maximale aérobie, etc.). Mais, en tant qu’« intensité de travail que l’on développe au cours d’un effort dont la dépense énergétique correspond à la consommation d’oxygène maximale aérobie », selon Georges Gacon et Hervé Assadi, la VMA devenait un repère facilement utilisable par l’enseignant. Pour l’élève, il permet de discerner ses limites aérobies en termes de vitesse horaire. Le concept s’impose alors pour les enseignants d’EPS comme une sorte de référence, un passage obligé « dont l’estimation et l’évolution constituent le moyen de contrôle le plus accessible pour juger des effets générés par la pratique » (Pradet, 2006 : 90). Comme le souligne l’équipe de recherche de Michel Gerbeaux et Serge Berthoin, « pour remédier aux problèmes de motivation, nous proposons, et c’est là que réside l’innovation, de faire courir les élèves sur des temps et à des intensités maîtrisées définies en termes de pourcentages de VMA » (Berthoin et coll., 1996 : 79). L’utilisation de la VMA comme un outil pédagogique permet alors à l’enseignant de solliciter le pôle de la rationalisation (objectivité du test de mesure, régulation de l’ensemble des projets des élèves) tout en mobilisant celui de l’argumentation (accomplissement d’un projet de course individualisé conduisant l’élève à se projeter dans une démarche personnelle d’apprentissage). Le plaisir lié à la pratique d’un effort prolongé en course à pied naîtrait alors chez l’élève (mais cette relation est toujours inférée dans les articles du corpus), de son engagement dans un travail où l’enseignant lui propose/impose de faire varier les paramètres d’intensité de course en fonction de la VMA. Pour les enseignants, la VMA apparaît bien dans ce cadre comme le levier le plus efficace pour répondre de la manière la plus satisfaisante, on plutôt la moins insatisfaisante, au dilemme professionnel soulevé.

14Enfin, un dernier levier est actionné par les enseignants d’EPS pour tenter de faire du plaisir un élément motivationnel dans leur enseignement des efforts prolongés en course à pied : celui de la potentielle dimension collective de la course. Présente dans 25 % des articles du corpus et tout au long de la période, cette perspective fait de la pratique en groupe un moteur de l’action, le plaisir découlant du partage de l’expérience vécue et du projet commun. Dès 1955, Julien Meyer propose de « transformer l’athlétisme-sport individuel en un athlétisme-sport d’équipe ; hors de l’équipe, l’athlétisme est desséchant, même appauvrissant » (1955 : 17). Pour Jean Morin en 1966, la pratique du cross-country est susceptible de favoriser les rencontres interclasses (1966 : 18), démarche qui constitue une réelle innovation pédagogique dans le contexte scolaire des années 1960. Plus récemment, un grand nombre d’articles décline la course en équipe, en relais dans le cadre de la course à pied de durée, justifiant de ce recours à la dimension collective comme une source de plaisir et de motivation en même temps que d’autodétermination de l’élève, celui-ci inscrivant son action dans le cadre d’un but commun.

Conclusion

15Jacques Gleyse relève que peu d’auteurs « ont songé à analyser les discours officiels de l’Éducation physique et sportive scolaire en termes de valeurs, d’éthique et de morale » (2013 : 198). Par l’interrogation de la place du concept du plaisir dans les productions pédagogiques parues dans la revue EP.S, nous avons cherché à nous inscrire dans cette posture. En écartant explicitement le plaisir tout en faisant implicitement de celui-ci un moyen pédagogique, les écrits des enseignants d’EPS se positionnent face à un dilemme fondamental du métier. Cette réflexion axiologique, dont la dimension éthique est une « clé de l’action pédagogique » (Hébrard, 2000 : 131), est essentielle. Il ne s’agit pas, dans cette entreprise de définition du plaisir en EPS, de revenir à « des fins nébuleuses » (Ulmann, 1967 : 13) qui tiennent pour beaucoup à cette difficulté à définir les concepts, aux finalités abstraites qu’elles impliquent et aux controverses qu’elles suscitent (Setruk, Gagnaire et Lavie, 2014 : 367). Pour autant, si la morale sportive est questionnée à travers le plaisir (Attali, 2004 ; Vigarello, 2004b), la morale scolaire l’est aussi. Ainsi, nous cherchions moins à interroger le retour de la morale à l’école, qu’à analyser la morale de l’école, dans cette articulation de fins et de valeurs relatives à des normes explicites et explicitées. Par exemple, le concept d’effort, comme celui de travail, imprègnent l’ensemble des articles du corpus étudié car il constitue le « ciment de l’idéologie républicaine » (Delignières, 2000 : 10). A contrario la notion de plaisir, et plus largement le champ lexical qui peut lui être relié, demeurent secondaires. Si le plaisir n’est en effet que très rarement envisagé comme une finalité de l’enseignement, il gagne en légitimité pédagogique aux yeux des enseignants dès lors que ceux-ci l’utilisent davantage comme un moyen permettant de « faire courir » les élèves. D’un point de vue axiologique toutefois, c’est bien une posture globalement ascétique, au sens wébérien, qui se construit ici à travers l’enseignement de la course de durée en EPS. L’effort prolongé en course à pied, peut-être davantage que n’importe quelle autre activité, symbolise cette ascèse scolaire attendue et véhiculée de manière implicite par les enseignants et par l’institution. Ce « goût de l’effort » lui-même, loin d’être naturel, se construit, s’apprend et devient en quelque sorte un enjeu pour l’éducation physique en même temps qu’un « révélateur de l’idéologie des enseignants » (Cogérino, 2000 : 98). Dans cette perspective, le plaisir ne paraît être qu’une promesse, une conséquence indirecte, alors même que l’ambition pour l’enseignant pourrait être d’« amener ce désir, cette joie, enfin cette passion véritable que ce type d’effort, le plus ancien de tous – la course à pied – peut faire naître chez ceux qui savent l’élever jusqu’au rang d’une éthique » (Pithon, 1983 : 39).

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Notes

1 La filière énergétique aérobie correspond au processus qui intervient pour maintenir la contraction musculaire au bout de quelques minutes d’effort. Le lien entre cette filière énergétique et l’éducation à la santé constitue un argument fort pour justifier cette pratique scolaire (Mérand, Dhellemmes, 1988).

2 A contrario, les articles abordant par exemple les résultats des athlètes aux Jeux Olympiques en demi-fond ou encore l’amélioration des performances en haut-niveau n’ont pas été retenus.

3 Nous n’avons naturellement retenu dans les textes que l’usage du mot en tant que concept.

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Table des illustrations

Titre Graphique 1 : Catégorisation des articles de la revue EP.S portant sur l’effort prolongé en course à pied par thématique principale.
URL http://journals.openedition.org/rechercheseducations/docannexe/image/7089/img-1.png
Fichier image/png, 397k
Titre Graphique 2 : Nombre d’occurrences « plaisir » dans les articles du corpus
URL http://journals.openedition.org/rechercheseducations/docannexe/image/7089/img-2.png
Fichier image/png, 62k
Titre Illustration tirée de l’article d’Alain Pithon (1987 a : 29)
URL http://journals.openedition.org/rechercheseducations/docannexe/image/7089/img-3.png
Fichier image/png, 49k
Titre Nombre d’occurrences du concept de « VMA » dans les articles du corpus
URL http://journals.openedition.org/rechercheseducations/docannexe/image/7089/img-4.png
Fichier image/png, 29k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Yvon Morizur et Julien Fuchs, « Le plaisir en Éducation physique et sportive au cœur d’un dilemme professionnel. Le cas de l’activité de demi-fond. »Recherches & éducations [En ligne], Varia, mis en ligne le 09 janvier 2019, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/7089 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheseducations.7089

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Auteurs

Yvon Morizur

Laboratoire interdisciplinaire de recherche en didactique, éducation et formation (LIRDEF)
Université de Montpellier

Julien Fuchs

Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC)
Université de Bretagne Occidentale.Fr

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