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EDITORIAL

La victime émissaire dans l’hypermodernité

Alix Garnier et Marie-Louise Martinez

Texte intégral

Préalable

1Le numéro 20 de la Revue Recherches & Educations présente un sujet fort, complexe, et exigeant sur le plan du thème traité : « La victime émissaire dans l’hypermodernité. »
Ce thème, à bien des égards expérientiels, traverse les êtres dans ce qu’ils ont à la fois de plus intime et de plus exposé au social, de plus complexe entre l’imperceptible limite (parfois brouillée) de leur soi (sphère privée) et de leur soi social (public). Il résonne également aux contextes et enjeux sociaux, sociétaux, nationaux et internationaux sur les plans culturel, politique, géopolitique, historique, religieux, esthétique, éthique, éducatif, pédagogique, philosophique, psychologique, anthropologique, économique, écologique, etc. Il touche à la santé, à l’affectif, à la famille, au travail, aux loisirs et à tous les domaines de la pratique… C’est dire que la victime émissaire est un phénomène social total au sens où l’entendaient Durkheim et Mauss. Il est aux fondations et à l’origine de la culture et de ses institutions selon René Girard (2004) dont l’avis est partagé par d’autres auteurs du paradigme de l’anthropologie du sacré (Tarot, 2008).
Historicité du sujet victime et des concepts le définissant, s’inscrivant dans des ères épistémologiques parcourues par les hommes d’ici ou d’ailleurs, jusqu’à l’engendrement d’une discipline nouvelle : la victimologie. Expressions des vécus qui se disent et se traduisent, élaboration de recherches de plus en plus présentes dénonçant et modélisant tout à la fois une hypermodernité ambivalente. L’ère hypermoderne serait caractérisée par l’accélération et l’emballement des processus de la victime émissaire, dans ses ambivalences, comme symptôme. Si l’hypermodernité dans ses aspects obscurs, par ses effets d’emballement en lien avec l’hyperlibéralisme (Martinez 2015), peut être jugée maltraitante elle doit également être envisagée dans ses aspects lumineux, temps de propositions d’alternatives pour agir et penser, pluridisciplinaires, transversales, comme une résurgence sur la thématique. Malgré ses excès et ses impasses contre-productifs, elle peut être aussi propice à l’énonciation des maux par les mots mais aussi par les actes, ainsi qu’à la dénonciation juste et justifiée, questionnée, analysée, (é) prouvée. Temps de la reconnaissance plus que de la vengeance des victimes, force de réparation grâce aux lois, à la justice, entre autres processus réparateurs.
Quelques alternatives réflexives et critiques sont abordées dans cet ouvrage vers un dépassement salutogène de la posture victimaire, dépassement envisagé depuis toujours par le religieux, mais aussi, selon Cassirer (1946/1993), par certaines philosophies comme celle de Platon, par la thérapie, l’éducation, ou d’autres pratiques de libération contrôlée de la parole.
Les auteur.e.s retenu.e.s pour ce numéro thématique, pensent et décrivent les processus victimaires ou ceux de leurs dépassements aux prises directes avec des expériences de terrain, parfois endogènes, s’enracinant dans des pratiques normatives aux contours rendus flous.
Sujet universel de la victime émissaire, capteur même de l’essence de vie et du sens de la vie, portant en lui deux versants :
-L’un faisant du même seul homme un tout diffracté rejeté au moment de se dire comme entité singulière. Ce tout stratifiant, gelant la force de vie de la victime en des couches d’expression du laid, du mensonge, de la barbarie, de la peur, de la méconnaissance des autres - transmutation cathartique de la violence des hommes. Hommes bourreaux symbolisant, ou métabolisant dans leur agir comme dans la pensée sociale, la victime dans les symboles sacrificiels « pharmakologiques » (Tarot, 2008), d’une fausse logique de devoir être assujettis aux dominances plurielles dépourvues d’éthique et de déontologie comme assises logique, sociale, psychique, d’un pouvoir suprême et unique, le rendant à sa plus vile banalisation. Domination construisant des croyances limitantes, obscurantistes, nihilistes. Méconnaissance des différences comme richesses complémentaires et nécessaires à l’homéostasie de l’humanité tout entière, quand les extrêmes manipulent les peurs collectives, avec leurs ignorances et leurs haines.
-L’autre naissant du premier, la reconnaissance de l’être victimisé. Victime parvenant enfin à se dire dans ses diverses métamorphoses. Nous verrons au fil des lectures que cette subtilité conceptuelle est majeure dans les principes de subjectivation, subjectivité, désassujettissement, déréalisation et réalisation de/du soi. En se reconnaissant du victimaire, la victime, par un processus de libération de la parole reconnue, s’autorise à revenir en sa maison intérieure et à ne plus être un « corps nu » morcelé, éparpillé, exclu, expié. Le travail peut enfin s’amorcer par le biais de médias, de tiers différenciés venant de tous les univers, porteurs de bien-vivre et de bien-faisances éthique et morale…
Car si le préalable définitionnel du victimaire - comme nous aurons à le dire dans cet éditorial et dans cet ouvrage - se construit sournoisement, en face cachée ou face à face d’un(e) groupe/institution/système contre un, au-delà de l’expérience d’être victime ou d’avoir le sentiment de l’être, se dire du victimaire passe par la reconnaissance de ce vécu par le corps, de cette investigation « schizophrénique » du soi renvoyant à/au soi et du soi comme un autre, mais également par la reconnaissance sociale de l’autre comme soi-même étant un soi victimaire.
Cette entrée en matière volontairement concentrée est développée dans sa problématisation après une rapide présentation des résumés des auteurs. Elle marque un pont avec la logique des travaux de recherches légués par Alfred Binet. Ici nous en effleurons quelques-uns faisant écho au sujet de la victime émissaire dans ce qu’il faut entendre comme objet d’étude sur : les différences, les injustices, les vulnérabilités mais aussi, sur le bien à être tel sujet en contexte, sur les perceptions et de fait sur les représentations sociales. Ils font également sens dans la logique du travail perpétuée au sein de Recherches & Educations, revue toujours en quête intellectuelle et scientifique de sujets significatifs sur leurs mutations actuelles, traités de manière innovante, critique, force de propositions sur les pensées et actions sociales alternatives au service de l’humain.

Quand Binet reste fondateur

21894, Binet devient le directeur du laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne. Il crée L’Année psychologique. A l’ère nouvelle de l’expérimentation, les chercheurs comme James et Lange se penchent sur la théorie des émotions, Lehmann psychophysiologiste esquisse le tableau des concomitants physiques du sentiment. Binet suit ce mouvement exploratoire après avoir eu un intérêt particulier pour la psychologie du raisonnement. Pluriel dans ses centres d’intérêts, il travaille avec Féré sur le magnétisme animal et entreprend une recherche majeure sur les altérations de la personnalité.
Il est l’un des précurseurs de la psychologie expérimentale en France. Il l’étudie sur le plan physique, psychique, psychologique et en action située. Par exemple, il s’intéresse à l’étude de la circulation sanguine dans ses rapports avec les phénomènes psychiques. Binet fait mention dans ses écrits du plus grand respect accordé aux sujets examinés en laboratoire comme en contexte situé. Il invente des protocoles d’analyse métriques mais il est également pionnier dans les méthodes d’observations, d’entretiens et de relevés d’informations, tout autant quantitatives que qualitatives. Avec la collaboration d’Henri, Binet montre une fois de plus cet esprit scientifique tourné vers la compréhension des thèmes traités et leur mise en corrélation problématisée. Les recherches sur la mémoire sont un tournant dans le développement de la psychologie contemporaine. Ses travaux permettent de mieux comprendre les élèves sur le plan éducatif et de mettre en place des pédagogies adaptées, afin de maximiser leurs compétences et d’aider à la création de médias pédagogiques nouveaux plus justes. Binet sort du laboratoire et investit le terrain scolaire. Dans un programme en psychologie individuelle, il étudie en 1895 les fonctions suivantes : mémoire, imagination, attention, compréhension, suggestibilité, sentiment esthétique, sentiments moraux, force musculaire et force de volonté, habileté et coup d’œil :

(…) ces expériences peuvent rendre de grands services aux élèves, si on a soin de leur expliquer, quand le résultat est atteint, quel est le but qu’on se proposait, si on leur met sous les yeux l’erreur qu’ils ont commise, si on leur indique pourquoi ils ont commis cette erreur, comment ils ont manqué d’attention ; c’est une leçon de choses, et en même temps une leçon de morale dont l’enfant profite souvent, j’en ai eu la preuve, car j’en ai vu plusieurs qui, à chaque épreuve, apprenaient à se corriger et devenaient moins suggestibles.

3Ses travaux sur la mémoire et sur la suggestibilité ont donc permis de comprendre entre - autres, l’impact de certaines méthodes éducatives et pédagogiques employées par des adultes (enseignants, juges, dans les tribunaux) sur l’enfant, et de mieux cerner les facteurs d’influence exerçant des biais cognitifs et donc réactionnels provocant des troubles du comportement par exemple.
En 1903, il aborde le problème de la pensée par l’étude expérimentale de l’intelligence. Binet toujours précurseur influence la psychologie moderne. Faisant écho au thème de la victime émissaire et un pont avec le n° 17 de la Revue Recherches & Educations sur le thème du bien - être à l’école, nous relations le fait que Binet avait, sous le gouvernement de la IIème République, été chargé « d’examiner les effets produits sur la santé des élèves (…) ». A l’époque des chercheurs étudient la notion de fatigue et de surmenage intellectuel chez l’enfant à l’école. Binet participe à ces travaux et les aborde sous l’angle de la « fatigue mentale » en distinguant les effets physiologiques des effets psychologiques sur le travail intellectuel. Il prend à bras le corps ces questions de l’intelligence. Binet veut comprendre. Binet cherche. Binet mesure. Binet sépare et dénoue des amalgames créateurs de souffrances, en avançant pas à pas, souvent seul et critiqué. S’il construit ses travaux sur quelques catégorisations préétablies par certains de ses confrères ou maître d’école, l’évocation même des catégorisations sur l’intelligence des élèves compartimentant les uns dans des cases de « débiles », les autres dans des cases de « cancres », ou encore de « retardés intellectuels », ou bien « d’arriérés de l’intelligence » termes que nous retrouvons dans ses écrits, cela peut porter à croire que ses travaux participent à l’époque de la construction de certaines « identités victimaires » renforçant les stigmates et la souffrance de ceux et celles ainsi « secteurisés ». Si le sujet de la victime émissaire dans l’hypermodernité trouve sa place comme logique scientifique mais également éthique dans cette Revue qui porte l’héritage des travaux de Binet c’est que Binet est un initiateur dans les recherches scientifiques sur les inégalités qui cultivent et renforcent les souffrances physiques et psychiques des élèves de son temps. Il a à cœur de trouver une solution réparatrice et plus juste à la prise en charge spécifique des sujets différents, pour les extirper d’une normalisation des corps physiques et des corps intellectuels préétablie à l’époque. Il souhaite démêler scientifiquement les postures, les construits pseudo-scientifiques et arbitraires de quelques praticiens autour de lui, enfermant et stigmatisant certains enfants et leurs problématiques différentes en une seule et même catégorie de déficients ou d’arriérés intellectuels ! D’ailleurs, il entreprend des travaux très engagés sur les « anormaux » ou sur la question de l’anormalité suite à une recommandation de la Commission ministérielle pour les enfants « anormaux » loi du 15 avril 1909. N’oublions pas qu’il est à l’origine de la création des « classes annexées et des écoles autonomes de perfectionnement ». Il permet de sortir de l’asile les enfants présentant des troubles psychologiques et physiologiques et leur propose des structures adaptées, en instituant le caea (Certificat d’aptitude à l’enseignement des enfants arriérés) Décret du 25 août 1909, en étudiant à titre expérimental les classes de perfectionnement. La psychologie scolaire nait de ses expérimentations dans l’école de la Grange-aux-Belles…
Binet comme père, mari ou chercheur est toujours un homme attentif. Il est préoccupé par ce qui conditionne au fondement même de l’émissarisation : par l’être, et par ce qui fabrique la production du rejet, de l’enfermement, de la violence, de l’injustice et des inégalités, due aux méconnaissances, aux postulats approximatifs, aux inadaptabilités des systèmes, ainsi qu’aux procédures éducatives, pédagogiques et de santé de l’époque.

Présentation des articles

4Parmi les nombreux articles reçus, nationaux et internationaux, tous de qualité, la sélection de dix textes, selon des critères exigeants, ne fut pas chose aisée. Nous souhaitions voir le sujet repensé et inscrit dans une pensée à la fois claire et transdisciplinaire. Dans cet ouvrage, la prise en compte de la complexité de la victime émissaire donne lieu à des dépassements épistémologiques réactualisés dans des épreuves pratiques et réflexives aux cultures plurielles et aux références transdisciplinaires.
L’appel à communication initial proposait un ancrage selon trois axes, bien traités par les 10 auteur.e.s.
Le premier axe visait à comprendre comment, à partir des sciences de l’éducation ou plus largement, des sciences de l’homme, on pouvait donner de l’intelligibilité aux phénomènes et processus de la victime émissaire. Comment comprendre les occurrences hypermodernes, qui sans être nouvelles se manifestent sous des formes très particulières, en lien avec les mutations caractéristiques de l’individu, du lien social, de la subjectivité et du vivre ensemble.
Le deuxième axe aspirait à éclairer la morphogenèse de la victime et de ses identités, comme autant de mutations sociales. Comment penser les conscientisations de l’état du bouc émissaire en prise avec la subjectivation qu’elles engendrent par l’analyse réflexive ? Comment penser les aspects éducatifs comme l’éducation à la santé aujourd’hui par l’objet tiers qui peut être l’objet même du conflit ou encore l’objet de régulation de celui - ci ? Comment reconnaitre les violences subies par les uns et infligées par les autres et accepter les différends vers une réparation des corps et des esprits fragilisés ? Comment permettre aux agresseurs qui manifestent post-conscientisation l’urgence rédemptrice, d’être eux-mêmes pris en charge ? Les pistes éducatives pourront traiter du renversement pharmakologique et éthique de la victime : du poison au remède. Sur les devoirs des citoyens face aux menaces des gouvernances sur les plus vulnérables (Nussbaum M., 2016), quelle responsabilité de l’autre dans « l’agir moral » dont certains théoriciens du care font mention (Paperman P., Molinier P. 2001), Butler (2010) et Le Blanc (2011). Quels éclairages, enfin, sur la reconstruction de soi par la victime pour sortir de cette condition, sans se complaire dans le victimaire ? 
Le troisième axe appelait à modéliser la question du tiers dans sa relation à la victime et au processus victimaire. Entre la mimesis triangulaire qui accroît l’indifférenciation concurrentielle des doubles, et la régulation violente de l’éviction sacrificielle de la victime (Girard 1972 ; Martinez 2015), comment sortir de la violence sacrificielle, penser la réification souffrante du sujet en objet tiers (Garnier 2000, 2016) ? Entre le don de soi, le dessaisissement de soi, le sacrifice consenti et le martyr infligé à la victime comment comprendre cette part corporelle, psychique, sociale, volée à la victime, la décorporéïté de l’être blessé dans son entièreté. Entre le tiers précédemment exclu et les tiers symbolique ou personnel intégrés, comment penser, sur les plans didactique, pédagogique, éducatif, la transformation du moi blessé en réappropriation du sujet réflexif comme personne ? (Martinez 2002). Par quelles démarches praxéologiques privilégier l’émergence de la personne, accompagner la différenciation des identités personnelles ou professionnelles ? (Martinez 2010).
Les articles dûment sélectionnés par une double expertise à l’aveugle répondent avec pertinence aux axes développés dans l’appel à communication, même si quelquefois, dans un même article, les différents axes peuvent se combiner pour offrir une perspective plus large. Les travaux ouvrent à l’innovation de la pensée et de la pensée du faire, ce qui aurait plu à Binet, heureux que nous poursuivions ainsi le travail dans le respect des êtres et de leurs différences. Renonçant à présenter les résumés selon une stricte logique distributive des axes, par souci de respecter l’argumentaire des auteurs, et la richesse des articles, dans le choix d’un fil conducteur, nous avons préféré croiser les axes, soulignant leur intérêt singulier comme leur transversalité.
L’article de Muriel Briançon, « Etre victime a-t-il un sens ? Comprendre la vulnérabilité lévinassienne à un niveau spirituel pour éduquer à la paix » vient déconstruire de manière critique les aprioris que nous pourrions avoir sur la conceptualisation lévinassienne du victimaire. De manière pragmatique, l’article met en miroir l’approche de Levinas et sa pratique d’éducateur pour sortir les victimes de leurs propres enfermements et les bourreaux de leur « barbarie ». 
Une explicitation de la pensée d’inspiration phénoménologique d’Emmanuel Lévinas montre qu’être victime peut avoir un sens. La condition de victime reflète le fait que la conscience, caractérisée par sa nature extrêmement sensible, passive et vulnérable, est otage d’elle-même. La conscience souffre de cette tension interne jusqu’à une fission identitaire qui crée le sens même de la subjectivité. Aux yeux de Lévinas, en effet, l’unique solution réside dans l’acceptation de ce qui vient de l’extérieur, une sujétion à tout qui permet à la conscience de résoudre sa dialectique, de s’ouvrir à l’infini, d’être autrement et de retrouver la paix intérieure. Cette optique lévinassienne est universelle dans la mesure où le phénomène de la conscience-otage rejoint toutes les spiritualités du monde. A partir de là, des valeurs essentielles pour une éducation à la paix et à la vie intérieure seront proposées. 
Les « Traits de la victime émissaire dans les enjeux du monde contemporain » abordés par Agustin Moreno Fernandez traitent de manière pluridisciplinaire et critique des problématiques et paradoxes importants dans l’analyse de la culture et du monde contemporains chez René Girard, en lien avec la question de la victime émissaire et de sa perversion actuelle.
L’auteur opère un véritable travail de recontextualisation et de réflexion afin de mieux penser la victime émissaire dans l’actualité. Les points soulevés en histoire des idées et des religions abordent l’échec des projets chrétien et moderne, le rôle des victimes et sa perversion, le risque de l’oubli de la raison grecque et du prophétisme juif, interrogent les choix cruciaux : civilisation ou barbarie et renaissance ou apocalypse ? 
L’article de Camille Roelens offre un regard innovant et pertinent avec « Victimes et structuration autonome du monde. Compréhension, autorité, bienveillance ». Il aborde d’un point de vue philosophique, plus précisément celui des philosophies de l’éducation, trois concepts forts : le « monde », de culture et non de nature, la « crise », et la « responsabilité ».
L’article tente de faire du rapport des sociétés hypermodernes aux victimes, envisagées ici comme étant les exclues de la socialité, un critère d’intelligibilité du fonctionnement de ces sociétés. Le travail est conduit d’un point de vue philosophique. Il commence par une étude et une discussion critique de la thèse selon laquelle ces victimes seraient avant tout les perdantes d’une structuration des sociétés sur le modèle du marché. Dans une volonté de dépasser l’explication économiste des enjeux de l’hypermodernité, ce sont ensuite les implications de l’attribution généralisée du statut d’individu autonome dans l’hypermodernité qui seront étudiées. Enfin, les conditions de possibilités de la réalisation effective de cette attribution seront envisagées et l’hypothèse d’une autorité bienveillante comme moyen d’atteindre la fin de l’autonomie individuelle et collective est éprouvée.
Sujet d’une « hyper-actualité » médiatisée et politisée « L’islamisme radical aux prises avec l’hypermodernité ; Une approche girardienne du processus de « bouc-émissarisation » est ici abordé avec finesse par Djamel Bentrar et Omar Zanna.
Les auteurs mettent en rapport les notions de modernité et de radicalisme à la lumière de la théorie girardienne du mimétisme. À travers cette mise en lien, il s’agit de rendre compte de la dimension symbolique - noyau dur du religieux - menacée par l’individualisme consubstantiel à l’hypermodernité. Et c’est précisément cette menace de la sacralité religieuse au profit de la rationalité scientifique et de la technicité qui semble faire le lit des conduites extrêmes dont la radicalisation. Nourri par un processus de reconsidération de la réalité sociale, ce mouvement s’accompagne d’une inscription dans une province de signification avec son style cognitif propre dont le corollaire est le déni des normes sociales ambiantes et, d’autre part, le sentiment de bouc émissarisation.
Titre original pour un article qui l’est tout autant, bâti sur un travail méthodologique minutieux de récolte de données diverses (traités, films, etc.) et d’informations médiatiques (journaux), tel est le texte d’Olivier Fournout sur « L’héroïcomanie hypermoderne : le cas Trump ».
En s’appuyant sur les succès de librairie de Donald Trump dans le champ du « self help » (développement personnel) et sur l’actualité, et en les passant au crible de la « matrice du héros-leader » qui décrit un modèle comportemental partagé par les héros de cinéma américains et les conseils de vie issus du management (Fournout, 2017), cet article s’emploie à montrer que le phénomène Trump est représentatif d’un large pan de la culture contemporaine et nullement une aberration ; qu’il participe d’un potentiel d’héroïsation et de victimisation pour tous, au cœur de l’hypermodernité ; et que l’éducation aux médias y trouve un objet à la fois de réflexion critique et de mise en perspective structurelle .
Le sujet abordé par Leonore Bazinek « « Situation sans issue » ? A propos d’Eduard Spranger et du dispositif victimaire national-socialiste » fait étrangement écho à l’actualité. Pour l’aborder, l’auteure choisit un chemin original et pertinent en interrogeant les écrits et travaux d’Eduard Spranger. Peu connu en France, celui-ci est l’auteur prolifique de textes qui prônent une pédagogie discutable.
L’article met en perspective la problématique principale de son œuvre : instituer au cœur de l’individu l’esprit de sacrifice pour son État. Ce geste qualifié de « frappe pédagogique » est l’étape essentielle d’un changement profond de mentalité entrainant un processus « victimaire » qui permet aux autorités de modifier le cadre de référence tout en maintenant le sujet dans une position de « victime », et, ce faisant, de l’obliger à croire que sa situation est sans issue. Cette frappe, mise à l’œuvre en amont de la prise du pouvoir national socialiste et appliquée pendant les années du Reich, a été reconduite notamment entre 1945 et 1955. 
Wen Shi propose dans son article sur « L’intégration du tiers comme humanité : un juste modèle éducatif ? » d’envisager, à travers la notion de la « victime émissaire », les tensions entre l’individu et la société sur le plan éducatif.
L’article interroge deux schémas possibles pour envisager l’éducation, « bipolaire » ou « tripolaire ». Ceux-ci impliquent soit l’exclusion, soit l’intégration du tiers, qui est considéré tantôt en tant que victime tantôt en tant que personne. La question consiste à demander : En quoi consiste le tiers ? De quelle façon transforme-t-il la victime en personne ? Est-ce que l’un des schémas est plus pertinent que l’autre dans l’éducation ? Nous voyons que finalement, le noyau de toutes les réponses réside dans le fait qu’un certain emploi du tiers est capable de réconcilier le conflit et d’apporter un équilibre entre les deux autres éléments.
Une « Clinique de la victime émissaire en Famille » de Bernard Gaillard prend vie et sens sous le regard de l’analyse clinique psycho-anthropologique.
L’expérience de terrain expose les deux situations analysées : l’une de maltraitance, l’autre de violence sexuelle. Emergeant dans un contexte d’anomie, de confusion des générations, d’indifférenciation de statuts et de rôles, la figure du bouc émissaire est toujours à double face. La pertinence du modèle du bouc émissaire permet de concevoir des stratégies thérapeutiques, mais aussi éducatives et socio-anthropologiques, de prévention. L’intérêt de cet article réaliste tient aussi à l’appui espéré des modèles cliniques - psychologique et éducatif - à mettre en œuvre pour permettre à la victime de ne plus l’être et à cette notion clé du tiers symbolique de faire résurgence.
« Le modèle médical : métaphore des mutations symboliques de la relation au sein de l’hyper-modernité » de David Porchon vient dépeindre une réalité de la relation au vivant extrêmement préoccupante et d’une grande actualité.
Cet article particulièrement humaniste dans sa position de lanceur d’alerte est là aussi pour dire l’urgence - qu’aucun d’entre nous n’ignore - de se saisir des modèles d’analyses proposés pour réfléchir sur la crise de la relation actuelle, notamment entre le médecin et le malade. Pour pallier les phénomènes de non-observance, des mouvements nouveaux comme l’éducation thérapeutique voient le jour. Dans ce contexte, le processus de désacralisation et la connaissance du mécanisme victimaire, peuvent alors engendrer de nouvelles formes d’indifférenciation mais aussi d’inter-subjectivation.
Le travail de Gabriele Di Patrizio, lui aussi, d’une actualité politique et sociale brûlante, traite de la prise en charge de la personne âgée, « Les EHPAD entre processus victimaire et rédemption » ouvrant sur de possibles agir salutogènes.
L’activité professionnelle, ici, dépeint d’abord l’organisation qui représente l’institution d’accueil, puis l’individu salarié, le professionnel, et enfin l’équipe constituée par un ensemble de professionnels qui effectuent auprès des résidents le travail de prise en charge collective. Entre ces trois pôles sont définis les processus qui déterminent les relations conjuguées. Dans le cadre d’une question sociétale majeure aujourd’hui, concernant tant la qualité de la prise en charge de la personne âgée dépendante que la qualité de vie au travail des professionnels de ce type d’accompagnement, l’analyse met notamment en évidence un double processus victimaire ciblé vers l’équipe. Pour autant, sans immobiliser l’activité, cette situation permet à l’équipe de fédérer le désir de réussir, tous ensemble, car le bénéfice est à la fois partagé et promoteur du bien-agir et du bien-être.

Problématisation

5La notion de victime émissaire qui retentit désormais puissamment dans les domaines de l’éducation et de la formation, à travers la question des violences scolaires, du harcèlement, de la subjectivation dans ses aléas, à travers la question des « éducations à… » ( à la santé, à la sexualité, à l’écocitoyenneté, aux effondrements qui viennent, à la personne, à l’altruisme, à l’entraide, etc.) offre un nouvel objet tout à la fois familier et insolite qu’il importe d’examiner de manière systématique. L’examen qui en est fait, dans ce numéro 20 de la Revue Recherches & Educations, témoigne de l’effort d’appropriation par les sciences de l’éducation et de la formation d’un outil épistémologique anthropologique puissant qui donne « beaucoup d’intelligibilité » Roelens, aux processus relationnels, sociaux et culturels. Sans prétention à l’exhaustivité, dans la problématique esquissée ici, il est possible de dégager quelques aspects. La présentation de la notion dans ses enjeux procédera d’abord à un repérage étymologique, généalogique et fonctionnel, elle se poursuivra par une approche plus structurale, pour enfin évoquer quelques pistes praxéologiques en éducation, en thérapie ou dans le droit, susceptibles de prévenir ou réparer la victimisation. La conclusion reviendra sur l’importance thématique et épistémologique des articles.

Les racines étymologiques et sémiologiques de victime.

6Aujourd’hui, la définition de victime se rattache plutôt aux domaines croisés scientifique et juridique de la victimologie : « On appelle victime toute personne qui subit un dommage dont l’existence est reconnue par autrui mais dont elle n’est pas toujours consciente ». Dans ce cadre, la victime, personne physique ou morale, a enduré, subi, souffert des torts, préjudices, souffrances, ou dommages, qui seront identifiés et reconnus pour donner lieu à des droits. On peut désormais se dire et être reconnu comme victime de guerre, de criminalité, de harcèlement, de viol, de discrimination, de catastrophe naturelle, d’accident, d’erreur médicale, de terrorisme, de torture et de mauvais traitements, mais aussi d’injustice sociale, d’éducation inappropriée, de ses propres addictions, de la mondialisation, ou même victime de la mode. La reconnaissance de la victimisation dans ces divers domaines loin d’être aisée aujourd’hui, peut, du moins en droit, à certaines conditions, donner lieu à des réparations et indemnisations. Il n’en n’a pas toujours été ainsi. En effet, la notion de victime émissaire dans ses significations profondes et ses connotations plurielles résonne encore aujourd’hui, depuis ses sources lointaines dans le lexique sacré et religieux, comme pur objet de passivité, de passion, dépourvu de tout droit. Aujourd’hui, par contraste, on va même jusqu’à parler du statut ‘enviable’ et noble de la victime. On peut mesurer cette désirabilité, à l’aune des « fausses victimes » que nous offrent en abondance les médias. Celles-ci escroqueraient non seulement pour obtenir des subventions mais au-delà du matériel pour extorquer les avantages et les bénéfices symboliques de la place désormais valorisée de la victime.
L’usage du terme « victime » est emprunté au latin classique « victima ». A l’origine, la victima est une créature vivante, animale ou humaine, offerte en sacrifice à une divinité, dans une intention propitiatoire (obtenir des faveurs, comme une bonne récolte) ou expiatoire (obtenir le pardon des fautes). Telle est l’histoire des deux boucs dans un des textes les plus anciens du corpus biblique de la Genèse, dans le Lévitique, troisième des cinq livres de la Torah (ou Pentateuque). Les termes en auraient été révélés à Moïse sur le mont Sinaï, avant d’être transcrits sur les tables de la loi. Il y est fait référence à deux boucs dont l’un est immolé de manière propitiatoire tandis que le second, le caper emissarius (bouc émissaire, scape goat, chiva expiatoria, etc. en différentes langues actuelles) est chassé dans le désert, vers le démon Azazel, de manière expiatoire, afin de purger la communauté de ses péchés. « Les biblistes datent l’écriture du Lévitique autour de 350 avant notre ère. Le Lévitique sera lu comme un texte religieux touchant au salut, pendant plus d’un millénaire et jusqu’à nos jours, par diverses traditions juives ou chrétiennes, il serait même repris en partie dans le Coran. » (Martinez, 2017). Bentrar et Zanna ont su mentionner et commenter l’importance du religieux dans l’origine de la notion pour expliciter à la fois sa disparition et son retour chaotique dans les dérives victimaires en hypermodernité.
Si la victime propitiatoire relie directement l’homme au divin, la victime expiatoire (hostia dans la religion romaine) qui permet de rejeter le mal, l’impur, la violence, à l’extérieur de la communauté, relie les hommes entre eux dans la communion. Ces deux types de victimes, souvent confondus dans les pratiques et les significations, constituent le cœur de toute pratique sacrificielle. Le « sacrifice (sacer facere : faire du sacré, c’est-à-dire, selon l’étymologie latine, réaliser une mise à part ou protéger à l’abri) pour la purification de la communauté » (Martinez, 2017) permet ainsi d’assurer l’ordre social et la paix. Après son apparition, vers le XVIIème siècle à la fin du moyen âge, dans la langue vulgaire écrite, le terme de victime passant du sacré vers les domaines profanes de la morale et du droit, s’est doté d’une connotation éthique et d’une définition infractionnelle.

La victime émissaire, traces du déplacement d’un domaine de la culture vers d’autres.

7Dans l’appel à publications, nous avions insisté sur l’intérêt majeur de penser aujourd’hui la victime émissaire comme un concept pluriel, issu dans sa signification actuelle d’une véritable généalogie, aux carrefours de divers domaines du symbolique et de diverses textualités. La notion s’origine d’abord dans le rite sacrificiel, dans la pensée mythico-magique selon les définitions de Cassirer (1993), puis elle migre vers le domaine religieux puis le théologique qui pense les significations du religieux. La notion se déplace ensuite vers d’autres textualités qui l’enrichissent encore : le philosophique et la morale, le juridique qui fait de la victime une catégorie puissante corrélative à celle de crime, enfin les sciences humaines et sociales, parmi elles particulièrement l’anthropologie religieuse ou l’anthropologie générale mais aussi la psychologie sociale ou la psychologie affective qui s’en emparent de manière productive. Récemment, la victimologie, une nouvelle discipline, émerge à la croisée du juridique et des sciences humaines et sociales, selon des visées qui méritent d’être critiquées. La notion de « victime émissaire » s’enrichit par son transit d’un champ de questionnement vers un autre, au point de devenir une méta-catégorie ou un méta-concept rayonnant dans les domaines les plus divers de la pensée et de la culture. Elle s’implante aujourd’hui dans les champs pluriels et interdisciplinaires des sciences de l’éducation et de la formation pour y permettre de précieux outils conceptuels de diagnostic et d’analyse de la violence éducative avec l’invention de praxéologies pour sortir de la violence. C’est à la consécration et à l’instrumentation de cette récente implantation qu’aspire ce nouveau numéro de la Revue Recherches & Educations.
S’il importe de laisser ouverte la stratification en palimpseste qui montre en transparence les résonances d’un domaine à l’autre dans la morphogenèse de la notion, il est indispensable de savoir distinguer les domaines. En effet, il s’agit d’échapper précisément à la confusion des domaines qui est une des caractéristiques du mythique selon Cassirer, et de la violence indifférenciatrice pour l’anthropologie du sacré par exemple chez Durkheim ou Girard. Cette capacité de rapprocher et de distinguer à la fois les domaines fut un critère majeur de sélection des articles. Les auteurs retenus font travailler la notion de manière productive et créative, ils articulent les domaines de la notion mais sans jamais les confondre.
Ainsi en est-il, dans l’article de Briançon, pour Emmanuel Lévinas. Cet auteur connait parfaitement le texte religieux, mais il fait œuvre en textualité philosophique. Il reprend la notion de la victime expiatoire qui s’est substituée pour le salut des autres, l’otage, pour en faire, en la transposant subtilement, un concept moral opératoire. Le lien entre le religieux (l’hostia, l’otage, la victime expiatoire qui se substitue à l’autre, pure passivité de la Passion) et la morale, la philosophie de la subjectivité et de l’intersubjectivité, est rendu possible chez Lévinas, nous dit Briançon, par l’expérience historique et anthropologique traversée. Quand sont mises en scène dans la réalité, avec la Shoah, la transposition monstrueuse du sacrifice violent et la perversion régressive du religieux archaïque au cœur de la modernité, le philosophe a été capable de transfigurer l’expérience sinistre de la perte tragique des siens, de la captivité, de la misère pour élaborer une éthique de l’altérité. Il a su renouer avec les notions d’un religieux plus élevé pour élaborer dans une philosophie universelle une morale de l’altruisme et une praxéologie éducative. Roelens examine philosophiquement, la notion de victime corrélativement à celle d’individu autonome en cherchant les conditions de possibilité de l’apparition de la seconde comme fin éducative. Selon Moreno Fernandez, René Girard suit le fil des mutations de la notion à travers les divers domaines textuels, aussi sa démarche méthodologique emprunte-t-elle des outils disciplinaires toujours adaptés à la diversité des sources. Une telle habileté épistémologique permet de suivre les évolutions de la notion avec des outils diversifiés et de voir quelles mutations au cours de l’histoire, ces évolutions ont permis aux sociétés qui en étaient le théâtre. Comment la notion s’est-elle transformée à travers l’extension de sa signification et comment cette extension même a-t-elle engendré la naissance des catégories et domaines de la pensée ? Plus encore, les mutations des sociétés elles-mêmes vers l’individualisme ne seraient-elles pas produites par les transformations du statut de la victime ?

Morphogenèse de la fonction de la victime dans la société et mutations actuelles de son statut

8Comment la fonction et le statut de la victime se sont-ils métamorphosés dans la réalité des sociétés ? Selon l’anthropologie, la victime est à la fois la médiation et la fondation du lien religieux et social. Si le religieux (de religere, lat.) est par définition ce qui relie, c’est par la victime elle-même que se noue précisément le lien au sein du religieux. Pour Marcel Mauss, le sacrifice est « un procédé qui consiste à établir une communication entre le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose détruite au cours de la cérémonie. » (Mauss, 1968, p. 302). Le sacrifice s’organise autour d’une victime qui a pour fonction d’unir les membres de la communauté, de relier les mondes de l’invisible et du visible, du sacré et du profane. L’anthropologie de René Girard insiste sur l’importance de la victime émissaire dans la fondation de toute institution et de toute société. Cet auteur explique l’ensemble du processus du bouc émissaire, dans le cadre d’une puissante théorie mimétique. Autour d’une condition mimétique du désir humain toujours inspiré par l’autre, l’ensemble du mécanisme mimétique de proche en proche produit une crise indifférenciée et rivalitaire. La violence engendrée s’exaspère puis s’expulse sur une victime, les émotions et l’« union sacrée » qui en résultent seraient l’explication de l’unanimité qui permet de fonder la communauté, les institutions, les cultures. C’est cette union sacrée tellement recherchée par les politiques qui fait que le mécanisme du bouc émissaire a toujours été instrumentalisé pour recréer les consensus par l’unanimité émotionnelle. La victime est fédératrice. Les politiques actuelles l’exploitent encore aujourd’hui pour créer artificiellement du consensus dans les sociétés démocratiques, toujours plurielles et souvent divisées (telle fut l’exploitation des incendies ou des victimes du terrorisme dans les récents évènements). Girard a mis en lumière le processus victimaire, ou bouc émissaire dans ses différentes phases, il explique comment le sacrifice d’une victime est au fondement de la culture et de toutes ses institutions (Girard, 1982, 2004). Pour Girard, le mécanisme victimaire, sacrificiel, vient instaurer de l’ordre lorsque la crise indifférenciée est à son comble :
Ce mécanisme, qui vient réintroduire de la différence là où chacun devenait semblable à l’autre c’est le sacrifice. L’homme est issu du sacrifice, il est donc fils du religieux. Ce que j’appelle après Freud le meurtre fondateur - à savoir l’immolation d’une victime émissaire, à la fois coupable du désordre et restauratrice de l’ordre- s’est constamment rejoué dans les rites à l’origine de nos institutions. (Girard, 2007, 10).
Bentrar et Zanna reviennent précisément sur le processus du bouc émissaire conçu par Girard et voient son actualisation dans les processus psycho-sociaux qui ciblent les minorités pour créer les consensus qui font défaut aux démocraties en crise. Ils insistent sur les interactions relationnelles qui co-produisent du stigmate dans la population, ils évoquent pour cela le néologisme de bouc émissarisation, comme fabrique relationnelle du bouc émissaire, à l’instar de la fabrication du stigmate selon Goffmann. La question girardienne de la crise mimétique est repensée par Moreno Fernandez. L’auteur retrouve et développe l’idée de Girard selon laquelle la dénonciation de la victime est rendue possible par le judéo-christianisme. Et si la dénonciation s’est faite, par le religieux et par la modernité jusqu’à la philosophie des droits de l’homme, l’article évoque comment le statut de victime s’en est trouvé transformé. Désormais, on l’a dit, la posture de la victime est devenue enviée. Mais si la dénonciation de la victime amène un progrès moral décisif et l’évolution moderne vers l’individualisme dans ce qu’il peut avoir de plus digne et émancipateur, cela ne veut pas pour autant dire la fin et la sortie du processus émissaire de la victime. On assiste, en effet, à certaines mutations et même à des perversions de la victime : la défense des victimes peut devenir « une recherche camouflée d’autres victimes ». L’article analyse la pensée nuancée de l’anthropologue qui voit ensemble les diverses faces de la légitimation de la victime : la face lumineuse de l’émancipation de l’individu comme personne ne saurait occulter la face obscure quand, « par une sorte de surcompensation (…) la toute-puissance de la victime devient telle dans notre univers qu’elle est peut-être en train de glisser vers un nouveau totalitarisme », au risque de devenir un moyen nouveau de persécution. Roelens voit le risque de se référer aux victimes du passé avec ses concurrences victimaires mémorielles. Pour Bazinek, le risque est perceptible dans l’ambivalence mémorielle à l’égard des bourreaux nazis. L’auteure évoque l’identité victimaire de tout un peuple à se construire comme victime, et sa promptitude au nom de cette dignité de la victime, à exercer toutes sortes de renversements entre persécuteurs et persécutés. Citant les travaux d’Emmanuel Faye, elle montre comment les victimes juives du national-socialisme se sont vu attribuer une « responsabilité dans la formation de l’antisémitisme (cf. Faye, 2016, 81sq) », comment « ce dispositif victimaire national-socialiste » a œuvré « à disculper les élites du Reich « en les présentant comme les victimes d’une situation historique sans issue » (Faye, 2016, 129). » Di Patrizio accorde une fonction centrale au processus victimaire, qu’il définit lui aussi selon les termes girardiens (Girard, 1985, p. 41), mais il y voit un processus qui loin de fédérer l’équipe, peut paradoxalement détourner les vindictes individuelles et les retourner contre l’équipe comme victime.
Pour comprendre ces évolutions de la victime dans leurs différents visages, y compris leurs complications paradoxales, violentes ou révisionnistes, il faut sans doute suivre la genèse de la victime. En effet, selon les anthropologues, la production première du bouc émissaire et de la victime c’est l’engendrement conjoint du symbolique, de l’institution et de l’individu. Le sujet évolue dans une série de mutations historiques dont les avatars et les aléas hypermodernes nous réservent de grandes surprises.
La victime a engendré le sujet d’abord soumis et dominé (sub-jectum) mais qui peut se manifester sous une face héroïque, quand le roi et le héros sont des rejetons de la victime émissaire. La notion de Pharmakos (dans le rite grec) montre bien l’ambivalence de la victime sacrificielle qui passe du statut de « poison » à celui de « remède » au cours du rite sacrificiel, puis à travers le mythe élaboré et colporté par la communauté s’élève vers un statut de héros. Le bouc émissaire dans son parcours engendre l’individu et le sujet, Sophocle dévoile cette mutation pour le personnage d’Œdipe. Celui-ci poursuit la transformation du pharmakos dans un itinéraire de subjectivation, passant de roi, à poison dans Œdipe roi, puis accomplissant le chemin inverse à un niveau supérieur dans la pièce Œdipe à Colonne. C’est quand il n’est ‘plus rien’, qu’il trouve le passage qui lui permet de redevenir quelqu’un, un homme, une personne. Girard montre comment le point de vue énonciatif de la victime, parvient à se faire entendre au-delà des voix de la foule des consensus mythiques. Il voit une évolution, notamment à travers les textes bibliques des plaintes de Job et de la poésie du psalmiste, comme plus tard par la naissance du roman avec le personnage comme « héros problématique », qui contribue à l’engendrement de la conscience singulière susceptible de se détacher des unanimités sacrificielles. Grâce aux diverses créations symboliques selon leurs types, la parole de la victime pourra être audible loin de l’unanimité de la foule mythique. La genèse de la personne doit beaucoup à la tragédie, les psaumes, le roman. Le texte religieux et la littérature permettent l’émergence de la personne, autant sinon mieux que, plus tard, d’autres textualités importantes comme le droit, la philosophie et les sciences humaines.
Les auteurs retenus dans ce numéro ont su voir et évoquer l’individu de la modernité, autant que ses avatars hypermodernes dans leurs complications.
Selon Briançon, pour Lévinas, l’ontogenèse de la personne morale et responsable demande une subjectivation qui intériorise l’otage, en lui-même comme en l’autre. Pour Bentrar et Zanna, au contraire, l’hypermodernité accouche d’individus dé-subjectivés. Vivant à l’intérieur de deux univers concurrents : un univers orienté vers l’avenir et l’autre vers le passé ou vers une forme plus archaïque de la religion, prisonniers de cette faille identitaire, recherchant par-dessus tout la communion et l’identification avec une communauté mythique dont ils se sentent coupés, certains sont prêts à consentir à un accord contre des boucs émissaires, aux dépens de leur vie et de celle des victimes. Leur regard sur l’autre est dépourvu d’empathie, pour eux, le bouc émissaire n’appartient plus vraiment à l’humanité. Fournout, à son tour, repère les mutations hypermodernes de la subjectivité, elles dessinent, selon lui, les métamorphoses exponentielles d’« une spirale vertigineuse de la logique du bouc émissaire vers l’héroïsation ». L’article appuie ses analyses sur un cas clinique, celui de Trump, qui manifeste à travers ses outrances et ses invraisemblances, la montée en puissance de la démocratisation d’un imaginaire de l’exception. Selon l’auteur, ce cas non isolé serait assez représentatif des figures actuelles du pouvoir. Porchon, déploie à son tour l’analyse mimétique dans ses concepts subtils. Pour lui, la crise se manifeste dans la subjectivation mais aussi dans l’institution et plus encore dans la relation interpersonnelle, par exemple la relation médicale, avec des conséquences coûteuses sur bien des plans. L’hypermodernité serait, selon l’auteur, l’ensemble des processus et des manifestations d’une mimesis interne généralisée, quand l’indifférenciation mimétique rivalitaire gagne les relations aussi importantes que la relation patient et soignant. Pour Roelens, paradoxalement, « l’individualisation généralisée en droit ferait donc des « victimes » parmi ceux qui n’ont pas dans les faits les « moyens psychiques, personnels, culturels (…) sociaux » (Gauchet, 2017, p. 557) de devenir aisément individu autonome. » Pour Di Patrizio, les individus et les procédures actuelles, par « la rapidité du faire industrialisé, caractéristiques des temporalités de notre société hypermoderne » produisent du malaise, dont l’équipe fait les frais.
Dès lors, comment sortir de cette indifférenciation généralisée, avec les perversions de la victime ?

La structure de la victime comme médiation, intermédiaire, tiers par excellence

9Hubert et Mauss dans leur célèbre essai voient le sacrifice, comme le moyen pour le profane de communiquer avec le sacré par l’intermédiaire d’une victime. La victime est alors la médiation, intermédiaire par excellence, elle représente le sacrifiant et va réunir les mondes du visible et de l’invisible, opérer le lien communiel entre les participants. Lorsque le système sacrificiel fonctionne de manière optimale dans les sociétés traditionnelles, les rites rassemblent et réunissent la communauté dans l’effervescence, sur laquelle Durkheim a beaucoup insisté. Après cette phase de fusion et d’unanimité, les interdits qui séparent les membres de la communauté en groupes hétérogènes et différenciés, restituent l’ordre. Girard a montré l’effet coupe-feu des interdits pour opposer des barrières aux désirs, pour apaiser la fièvre de la mimesis notamment dans ses effets rivalitaires.
Mais qu’advient-il, pour le meilleur et pour le pire, quand les systèmes sacrificiels anciens, leurs rites et leurs interdits, sont en crise ?
Le meilleur se manifeste quand la modernité dénonce la fabrication des victimes et revendique l’abolition des interdits injustes, réclamant plus l’égalité et de justice au lieu des formes traditionnelles de séparation et de ségrégation, à l’égard des enfants, entre les hommes et les femmes, entre les groupes ethniques et sociaux. C’est toute la dignité d’une société des Droits de l’homme, de s’engager dans l’Œuvre de justice à laquelle nous appelait Durkheim, et qui réclame encore toute la vigilance des sociétés démocratiques tant les injustices et les victimes demeurent nombreuses. Pour Roelens citant Gauchet, « la victime est une atteinte aux fondements de la démocratie contemporaine, aux droits justement appelés « fondamentaux » des individus. »
Mais avec la baisse du système sacrificiel, le pire croit aussi. Il transparait quand l’hypermimétisme généralisé par les médias, par le consumérisme globalisé, par la crise endémique des institutions, déploie une indifférenciation violente. Pour Roelens, cela se manifeste par la multiplication de victimes « exclues de la socialité reconnue ».
La crise permanente de l’hypermodernité indifférenciée demande des médiations assez puissantes pour tout à la fois réunir et séparer les participants de la confusion. C’est sans doute une des explications de la multiplication sérielle des victimisations, aujourd’hui. On a vu plus haut que la dénonciation du processus victimaire ne signifiait pas pour autant son arrêt, celui-ci, dans la mesure où il ne fonctionne plus aussi bien, se transforme et s’emballe pour produire des monceaux de victimes, avec des consensus instables. Cela s’est manifesté par les génocides des sociétés totalitaires au XXème siècle. On observe, aujourd’hui, certains de ces processus à travers le harcèlement ou d’autres victimes émissaires qui foisonnent dans tous les domaines : au travail, dans la famille (Gaillard), la santé (Porchon), le religieux (Bentrar et Zanna), le politique (Fournout) et dans d’autres domaines du social.
Comment alors permettre une médiation compatible avec la sortie de la violence ségrégative, et en accord avec l’œuvre de justice, par un tiers qui ne soit plus victime ? Quelles seraient les conditions de possibilité de tels fonctionnements apaisants du tiers ?
Shi, souligne et développe, à la suite des travaux de Martinez (2001, 2002), l’importance de deux états du tiers dans le processus de subjectivation. Le premier, le tiers symbolique, serait la forme héritée d’une anthropogenèse mais aussi d’une ontogenèse fondées sur le sacrifice et l’éviction de la victime. Si la communauté et la culture sont fondées sur le repas cérémoniel, commémoratif du sacrifice de la victime, alors ce tiers symbolique pourrait bien être comme l’avait très bien pressenti Benveniste, la « non personne », le tiers exclu, avatar de la victime qui permet non seulement aux deux interlocuteurs mais à tous les autres participants de l’échange symbolique de parler et de communiquer. L’unanimité que permet ce pacte symbolique resterait sacrificielle et violente. Cette première modalité du pacte devrait, dans le processus d’éducation et de formation de la personne être complétée et dépassée par celui qui scelle un nouveau seuil, modalité non-violente du pacte symbolique pour l’anthropogenèse et l’ontogenèse. « Ce dernier implique une dimension critique du sacrifice et une intégration du tiers précédemment exclu. Il s’agit en plus d’intégrer ce tiers en tant que personne… Sur le plan philosophique, la personne est conçue en tant que modèle de relation intersubjective triadique où chacun contribue à la définition de soi-même comme de l’autre dans une dynamique de co-construction, du sens, du sujet et de l’institution plus juste » . Là, l’homme ne serait plus dans l’obligation de consentir à l’éviction de soi ni de l’autre comme victime. Cette posture de « l’intégration du tiers précédemment exclu. » comme valeur issue de « l’en-dehors de la culture ». (Martinez, 2002, p. 38) serait une socialisation et une subjectivation non violente par laquelle les personnes seraient tout à la fois réunies et séparées par une médiation apaisante parce que permettant une différenciation qualitative au lieu de l’indifférenciation ou encore d’une différenciation ségrégative. Une telle socialisation où, il s’agit d’« être chaque fois attentif et sensible au visage singulier du pauvre que telle ou telle situation particulière meurtrit de façon plus ou moins dissimulée. » (Martinez, 2002, p. 38) serait alors assez proche de celle conçue par Lévinas dans « l’interpellation éthique surgissant de l’expérience du Visage et avec l’interdit du meurtre, « tu ne tueras point », dernier rempart contre la violence, qui rappelle sans cesse le droit d’exister d’autrui et inversement questionne ma propre légitimité à être. » (Voir Briançon, ici-même).
Nous pouvons dire que les analyses présentes dans les différents articles du recueil sont pertinentes sur la victime et ses aléas hypermodernes. Certains articles donnent des pistes pour dépasser les violences sociales et sociétales imposées par les divers processus de victimisation et par leurs mutations actuelles, ou envisagent diverses pratiques praxéologiques.

Propositions spéculatives, éducatives, thérapeutiques et juridiques, pour dépasser la violence faite aux victimes

10Ces propositions nombreuses et variées, vont de l’offre d’outils d’analyses pour mieux penser la violence et la sortie de la violence, à des pistes plus précises pour prévenir et réparer les victimisations.
Moreno Fernandez propose à partir des analyses mimétiques une critique générale de la rationalité actuelle. En cela, même s’il ne va pas jusqu’à des propositions de pistes praxéologiques, il contribue à l’étude des conditions de possibilité de la reconstruction du sujet de l’autonomie et de la solidarité pour l’éducation. Shi réfléchit elle aussi aux conditions de possibilité d’une genèse du sujet qui intègre le tiers. Sans proposer de pistes praxéologiques particulières, l’auteure se situe dans un courant de philosophie de l’éducation qui à partir d’auteurs comme « Girard, Martinez et Reboul » se soucie d’une éducation humaniste et universaliste dont la fin serait l’émergence de l’élève comme personne qui intègrerait l’autre et l’humanité en tant que tiers dans la relation interpersonnelle externe et interne. Briançon, dans une perspective proche de celle de Shi, vise une « éducation à la paix et à la vie intérieure » à partir des propositions sérieuses développées par Lévinas dans le cadre plus général d’une éthique de l’altruisme appuyée sur l’expérience de la victime en soi et en l’autre. Roelens, dans une critique inspirée par une anthropologie philosophique, contribue à son tour à l’examen des conditions de possibilités de l’autonomie individuelle et collective comme fin de l’éducation. Il propose les hypothèses d’une pratique d’autorité bienveillante pour permettre d’atteindre cette finalité.
Bazinek, à la suite de Cassirer, propose une critique systématique du langage, pour déceler l’instrumentalisation religieuse ou mythique au service d’une entreprise de propagande. Elle insiste sur la dimension éducative. Dans une inspiration voisine mais selon une démarche plus empirique, Bentrar et Zanna se préoccupent du discours et des propos des jeunes influencés par une pratique rigoriste de l’Islam ou par les discours médiatiques, politiques et identitaires. Comment y découvrir le poids symbolique et sémantique, les attitudes cognitives ou morales les invitant à « rompre avec le monde social ambiant à la fois sur le plan physique et psychique ? ». Dans l’article, les auteurs ne proposent pas directement de pratiques éducatives, mais on peut imaginer que des éducateurs y trouveraient des pistes susceptibles d’aider les jeunes à prévenir le repli identitaire ou à sortir des processus de stigmatisation. Fournout par ses analyses et sa déconstruction des productions médiatiques et littéraires, à travers les outils de l’anthropologie et de l’analyse sémiologique, contribue à la formation aux médias et à la réflexion des formateurs et des pédagogues, même si cette intention n’est pas explicite. Si Porchon ne propose pas directement d’indications praxéologiques, ses analyses des entraves et obstacles à la relation entre le patient et le médecin contribuent à la formation à l’éducation thérapeutique. Di Patrizio présente une réflexion critique et théorique avant tout mais ses observations et analyses des processus de l’action pluriprofessionnelle en EHPAD peuvent instruire la formation des professionnels. Gaillard produit des analyses dans le cadre d’une clinique de la victime émissaire qui est élaborée à partir de plusieurs modèles dont celui de la théorie mimétique. Ses travaux aspirent à former les acteurs et les travailleurs sociaux, ils précisent à cet effet des pistes pratiques éducatives à « mettre en œuvre » pour permettre « une intervention tierce comportant le rappel des interdits et de leur légitimation, la mise en œuvre de rites avec leur efficience, et le retour à un ordre institutionnel explicite et raisonné » (voir, ici-même Gaillard). Les pistes proposées, dans le cadre d’un suivi éthique de la personne, articulent des dimensions juridiques, psychothérapeutiques et éducatives.
A la suite de ce bref examen des divers articles on est surpris tant par l’originalité de chacun que par la complémentarité des pistes offertes pour penser prévenir, réparer, la victimisation.

Conclusions

11Les contributions réunies dans ce numéro présentent avec perspicacité diverses situations victimaires aujourd’hui, certaines bien répertoriées d’autres moins bien étudiées jusque-là.
Gaillard, soulève la question de l’enfance victime dans la famille, victime de maltraitance, d’inceste, de harcèlement, situations qu’il explique par l’indifférenciation mimétique, le malaise intergénérationnel et les distorsions relationnelles dans la filiation et la parentalité. Bentrar et Zanna, à leur tour, montrent l’enfance et la jeunesse victimes de maltraitances, de stigmatisation dans une société et une école inégalitaire, de certaines politiques qui instrumentalisent le processus du bouc émissaire, mais aussi proie des démagogues radicalisés qui les recrutent pour le djihad. Leurs travaux rencontrent de nombreux autres travaux scientifiques ou non. Les années 2018 et 2019 furent l’occasion de grandes prises de consciences sur la violence faites aux jeunes que ce soit par les abus sexuels dans diverses institutions ou par les propagandes et embrigadements. Les études sur le coût en victimes humaines des discours de la radicalisation djihadiste sont nombreuses. Ces auteurs ont évoqué encore les victimes des processus historiques de terrorisme. Briançon et Bazinek, selon des aspects et des points de vue différents, ont évoqué, le génocide nazi, la Shoah. Là encore, malgré l’originalité des analyses, ces travaux s’inscrivent parmi les abondantes études traitant de questions historiques sur les génocides totalitaires et particulièrement la Shoah aujourd’hui. Roelens a évoqué la question des victimes de la mondialisation et des économies néolibérales, lui aussi l’a fait à sa manière mais il importe de signaler que ces thématiques se retrouvent aussi dans de nombreux travaux critiques actuels.
Di Patrizio évoque, indirectement, la victimisation des personnes âgées ou des personnes en situation de handicap résidentes en EHPAD, sujet très récurrent aujourd’hui, pour se fixer sur un sujet très peu traité jusque-là, celui de l’équipe et du collectif comme victimes de l’organisation du travail et des professionnels eux-mêmes. Fournout traite lui aussi d’un objet très original celui du potentiel d’héroïsation pour tous et de victimisation pour tous, au cœur de la subjectivité hypermoderne. Moreno Fernandez évoque entre autres types de relations victimes des pathologies de la mimesis, celle du couple amoureux tandis que Shi cible plutôt les relations éducatives, se demandant à quelles conditions elles peuvent sortir des troubles de la construction subjective. Porchon pose la question de la double victimisation du patient par la maladie et la médecine qu’il analyse comme l’effet d’une relation thérapeutique minée par l’indifférenciation. Il serait possible de transposer ce type de questionnement à propos d’autres institutions (famille, école, entreprise) qui sont aussi le théâtre de relations hypermodernes ravagées par la mimesis interne.
Bien d’autres victimisations auraient pu être abordées, notamment celles des violences faites aux femmes, à travers le viol et le harcèlement, à travers les inégalités et marques de sexisme, dont elles font l’objet dans la vie sociale et au travail. Il n’a pas été question non plus des victimes de racisme, si ce n’est par Bentrar et Zanna, de façon rapide, ni des victimes de l’esclavage, du colonialisme, du spécisme. On pourrait déplorer aussi l’absence d’étude sur la question de l’environnement ou de la planète, quand le vivant apparaît comme victime de prédation et d’attaques depuis des décennies d’exploitation productiviste du monde.
A la fois originales et partagées ces analyses de la victime émissaire rencontrent les préoccupations de notre époque, leur grande singularité tient surtout à la puissance euristique et épistémologique de l’entrée anthropologique par la victime émissaire. Signalons que six articles sur dix ont mis en œuvre les analyses girardiennes de l’anthropologie mimétique du sacré. Cinq articles se sont situés dans le cadre d’une anthropologie philosophique éducative. Cinq articles déploient avec créativité des ressources de prévention et de remédiation.
En guise de formulation conclusive pour pourrions dire que les ressources de l’anthropologie scientifiques et philosophiques, les analyses psychosociales en sciences de l’éducation mobilisées avec pertinence ont permis de poursuivre avec succès le travail de déconstruction et de dévoilement sur la violence de la victimisation. Les textes de ce numéro constituent par là-même une contribution appréciable à la réflexion sur l’éducation des personnes.

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Alix Garnier et Marie-Louise Martinez, « La victime émissaire dans l’hypermodernité »Recherches & éducations [En ligne], 20 | octobre 2019, mis en ligne le , consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/7242 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheseducations.7242

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Auteurs

Alix Garnier

Maître de Conférences Sciences de l’Education. Laboratoire Cirel-Profeor EA4354
Université Charles de Gaulle Lille
Co-Directrice de la Revue Recherches & Educations
Membre du comité de rédaction Recherches & Educations
Co-Responsable scientifique du projet

Articles du même auteur

Marie-Louise Martinez

Professeure émérite en sciences de l’éducation Université de Rouen-Normandie
Laboratoire : CIRNEF (EA 7454) Normandie Université
Co-Responsable scientifique du projet

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