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Dossier

Des traits de la victime émissaire dans les enjeux du monde contemporain

Agustín Moreno Fernández

Résumés

L’objectif de ce travail est de souligner quelques problématiques et paradoxes importants dans l’analyse de la culture et du monde contemporains chez René Girard, en lien avec la question de la victime émissaire. Les projets du christianisme et de la modernité ont-ils échoué ? Assistons-nous à un oubli progressif de la raison grecque et du prophétisme juif dans la culture occidentale ? Allons-nous vers un progrès de la civilisation ou vers la barbarie ? Vers une nouvelle Renaissance ou vers l’Apocalypse ?

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Texte intégral

Introduction

1La théorie mimétique de René Girard est une philosophie anthropologique qui, à travers des clefs fondamentales du désir mimétique et du mécanisme du bouc émissaire, offre une hypothèse à propos de la phylogenèse de l’espèce humaine, ainsi que de son ontogenèse. L’œuvre de Girard est caractérisée par l’interdisciplinarité, en mettant en jeu des connaissances d’ordres divers : la théorie de la littérature, l’anthropologie, l’histoire ou la science des religions. Dans cet article nous avons recueilli quelques paradoxes et questions qui sont posés selon lui par la culture et le monde contemporains. Plus particulièrement, nous traiterons les cinq points suivants où la question de la victime émissaire est fondamentale, en prenant en compte des ambivalences et des différents avis que le penseur a montrés dans ses divers écrits. Ce travail de contextualisation peut nous aider à mieux penser la victime émissaire dans l’actualité.

L’échec des projets chrétien et moderne

2Dans son diagnostic des problèmes de la modernité Girard partage avec l’École de Francfort ou Foucault la grande problématique de l’ambivalence du rationalisme des Lumières. La citation suivante fait référence à une conversation de Girard avec Foucault, où il nous montre son désaccord avec le philosophe, de façon surprenante, puisqu’il ne partage pas le pessimisme de Foucault et il affirme la vigueur intemporelle du christianisme, ce qui contraste avec l’autre idée girardienne, celle de l’échec du christianisme :

« Un jour, il m’a dit qu’« il ne fallait pas faire une philosophie de la victime». Je lui ai répondu : « Pas une philosophie, en effet, une religion !... mais elle existe déjà ! ». Foucault a compris ce que le rationalisme optimiste ne prévoyait pas : de nouvelles formes de « victimisation » se développent constamment à partir des instruments destinés à les supprimer. C’est son pessimisme qui me sépare de lui […], je pense que les processus historiques ont du sens et qu’il faut l’assumer, sous peine de désespoir absolu. […] Bien sûr, de même que les mécanismes victimaires n’en finissent pas de renaître, le ferment chrétien est toujours là pour les subvertir : dans le rationalisme humaniste […] par exemple » (Girard, 1994, p. 128-129).

3Les critiques de Girard à propos de la modernité n’impliquent pas sa mise en question totale, parmi d’autres raisons, étant donné sa matrice chrétienne, qui lui aurait donné sa capacité de démythifier. Plus encore, le christianisme aurait permis - malgré les persécutions qu’il a infligées, les crimes et les inquisitions - la fin de la persécution des sorcières, en ouvrant le chemin de la science, contre l’opinion habituelle selon laquelle le processus inverse se serait déroulé (Girard, 1982, p. 1477. Girard, 1994, p. 97-98).
Néanmoins, malgré ce pouvoir de démythification chrétien et moderne, les deux projets auraient échoué. Nous allons voir dans quel sens et pourquoi. Selon Girard, il existe une vision anthropologique erronée qui est enracinée dans la pensée et dans les savoirs modernes qui ne veut pas admettre la violence constitutive des êtres humains et l’inscription du sacré en son propre sein. Donc, nous pouvons comprendre qu’il discrédite le rationalisme du XVIIIe siècle et sa confiance en la nature humaine, ignorant de la composante irrationnelle dans les rapports humains (Girard, 1961, p. 137). La philosophie et les sciences sociales des Lumières, en effet, capables seulement de penser l’ordre, seraient incompétents pour penser les crises (Girard, 2010, p. 150). En général les savoirs modernes, qui soulignent constamment le rôle des différences dans les conflits, seraient incapables de voir ce qui est réellement important : la perte des différences ou l’indifférenciation (Girard, 2007, p. 97).
Pour Girard il ne faut pas oublier la leçon de morale de la tragédie grecque : Etéocle et Polynice ne se réconcilieront jamais. « Seule l’espérance démocratique prétend mettre fin à la tragédie, mais on sait maintenant qu’elle tombe dans la platitude moderne. L’homme seul ne peut triompher de lui-même » (Girard, 2007, p. 99-100). Dans ce cadre le christianisme serait le premier à voir :

« La convergence de l’histoire vers une réciprocité conflictuelle qui doit se muer en réciprocité pacifique sous peine de s’abîmer dans la violence absolue. [...] Il affirme, et c’est ici qu’il se distingue des pensées modernes de l’identité, qu’une fois, déjà, le moment de cette réconciliation s’est présenté et qu’elle n’a pas eu lieu » (Girard, 2007, p. 100).

  • 1 Girard et Lipovetsky seraient d'accord à propos de la complexité de notre époque, paradoxale et con (...)

4Autrement dit, malgré l’existence d’une possibilité de droit, cette réconciliation est impossible dans les faits. Alors, la modernité ne serait pas capable de s’occuper de la nature conflictuelle et violente de l’être humain. En plus, la philosophie moderne du sujet serait fondée sur une théorisation erronée de la réalité humaine. Elle aurait fondé sa conception de la subjectivité individuelle sur une conception du Jehova biblique, du Dieu jaloux des hébreux, qui ne tolère pas de rivaux (Girard, 1983, p. 94).
Dans Achever Clausewitz, Girard insiste sur le fait qu’on serait immergé dans un processus apocalyptique puisque c’est la violence humaine elle-même qui serait capable de nous détruire. De cela, il conclut que « le christianisme historique et avec lui la société moderne, ont échoué » (Girard, 2007, p. 191). Le penseur fait le lien entre l’augmentation des violences et l’approche de la vérité de la violence révélée par le christianisme et affirme qu’elle provoquerait le bouleversement du système sacrificiel. Dans un cadre théologique, Girard pense ensemble la Parousie avec les effets de la progressive « montée aux extrêmes ». Au contraire de l’idée hégélienne, les hommes en plus de ne pas se réconcilier, sont maintenant capables de la destruction totale : « Le péché consiste à penser que de la violence quelque chose de bon pourrait sortir. C’est ce que nous pensons tous, parce que nous sommes mimétiques » (Girard, 2007, p. 192). A son retour, le Fils de Dieu constaterait que « les hommes sont devenus fous, que l’âge adulte de l’humanité, cet âge qu’il annonçait par la Croix, a échoué » (Girard, 2007, p. 191), que le monde a été infidèle au message libérateur du christianisme (Girard, 1994, p. 121).
Paradoxalement, le diagnostic de l’échec du christianisme cohabite avec la thèse de Girard, selon laquelle, ce qui est prééminent dans le domaine axiologique, ce n’est pas le nihilisme mais la valeur des victimes et leur protection, l’aspiration à l’accomplissement des droits de l’homme qui aurait suivi le chemin de l’attention universelle fournie par les hôpitaux chrétiens1.

Le rôle des victimes et sa perversion

  • 2 « Même les débats politiques les plus banals sont là pour illustrer ce phénomène moderne : Comment (...)

5Girard défend un argument qui délégitimerait le diagnostic de ceux qui ne postulent que la prédominance du relativisme et du nihilisme dans le monde d’aujourd’hui. Il fait référence à ce qu’il appelle la culture des victimes dans laquelle, à son avis, nous serions immergés2, plus encore nous serions plongés dans son exaltation maximale (Girard, 1992, p. 58-59). À l’occasion de toute catastrophe, l’attention portée aux victimes sans considération de leur appartenance culturelle, politique, raciale… serait prioritaire. Une priorité qui serait un des apports essentiels de la tradition judéo-chrétienne et de sa dénonciation du mécanisme du bouc émissaire (Girard, 1999, p. 202-203. Girard, 1982, p. 1477). En lien avec cette dénonciation, la formulation des droits de l’homme serait un autre signe important de la singularité occidentale, attachée à la protection des victimes :

  • 3 Les hôpitaux promus par l’Église accueillaient les malades sans faire une distinction d’origine soc (...)

« Personne avant nous n’avait jamais affirmé qu’une victime, même unanimement condamnée par sa communauté, par les instances qui exercent sur elle une juridiction légitime, pourrait avoir raison contre cette unanimité. Cette attitude extraordinaire ne peut venir que de la Passion interprétée dans la perspective évangélique » (Girard, 1994, p. 141)3.

  • 4 « Nous continuons de persécuter, mais dans notre monde chacun persécute en se proclamant hostile à (...)

6Néanmoins, cette réussite n’est pas non plus vide d’ambigüité, face au risque de ce que Girard appelle un possible totalitarisme des victimes, la défense des victimes peut devenir « une recherche camouflée d’autres victimes ». Girard a l’impression que « l’on est confronté à un mélange extraordinaire » (Girard, 2010, p. 129. Girard, 1996, p. 275)4. Aujourd’hui, aux yeux de l’opinion publique, le rôle de la victime serait le plus désirable et il est utilisé pour faire valoir des revendications de tout type (Girard, 1995, p. 126) :

« Par une sorte de surcompensation, il existe désormais une tendance à faire de la simple appartenance à un groupe minoritaire une espèce de privilège. […] À l’extrême, la toute-puissance de la victime devient telle dans notre univers qu’elle est peut-être en train de glisser vers un nouveau totalitarisme » (Girard, 1994, p. 72-73).

7Cet autre type de totalitarisme des victimes consisterait à faire de la victime une force de pression, en l’utilisant comme un moyen nouveau de persécution :

  • 5 Le terrorisme serait un autre exemple de ce « totalitarisme ».

« Les hommes sont pleins de ressources lorsqu’il s’agit de mal interpréter les vérités que le réel, la Révélation, met à leur disposition. Nous vivons, où aujourd’hui on ne peut plus persécuter, où on ne peut plus exercer la violence que par l’intermédiaire d’un discours victimaire, d’une défense des victimes. […] Le communisme par exemple, le soviétisme […] faisait des victimes au nom des victimes » (Martinez, 1995, p. 21-22)5.

Le risque de l’oubli de la raison grecque et du prophétisme juif

  • 6 Girard le fait avec une défense très claire du discours du pape Ratzinger à l’Université de Ratisbo (...)

8Aujourd’hui, nous vivrions aussi dans un double risque, dans le domaine culturel, qui montrerait aussi la double « âme » girardienne. D’un côté, Girard nous alerte à propos d’une progressive déshellénisation que nous serions en train de vivre, face à la réussite des postures épistémologiques qui nient l’accès au réel et qui ne vont pas plus loin que les rapports du langage avec le langage. Face à cette situation, il invoque la Raison grecque et occidentale, d’Aristote et de Saint Thomas, mais sans les détacher du message chrétien6. Ce n’est pas du juste rôle protagoniste de la culture grecque, qu’il suffirait de ne pas idéaliser, en montrant ses défauts, mais il se plaint de son excessive présence dans les universités et dans la culture officielle, en contraste, selon lui, avec le judéo-christianisme (Girard, 1994, p. 99-100). Donc, la revendication de la Raison hellénistique, est liée à une critique de la même Raison dans la mesure où elle prétend ignorer la religion : « Le mépris du religieux par le rationalisme, non seulement érige la raison en religion, mais fait le lit d’un religieux dévoyé » (Girard, 2007, p. 348-349). Nous pourrions dire que Girard est un penseur qui s’inscrit dans la continuité des Lumières, parce que malgré tout, il nous invite à nouveau à avoir confiance en la Raison (Girard et Vattimo, 2009, 148). En même temps, il nous avertit du risque de déjudaïsation, contre le néo-paganisme de type nietzschéen et heideggérien d’inspiration grecque.
Récupérer le religieux grec supposerait, au contraire de la tradition prophétique juive, cesser de reconnaître la valeur des victimes et leur innocence. Une autre conséquence serait la barbarie qui justifierait l’existence des victimes en faveur des intérêts d’un groupe et, en définitif, le retour aux boucs émissaires comme lors de la Seconde Guerre Mondiale (ou comme lors de la Première, par exemple le génocide arménien). En tout cas, pour Girard il ne faut pas choisir le grec contre le chrétien ou l’inverse (comme chez Nietzsche) mais les maintenir ensemble (Girard, 2007, p. 223).

Civilisation ou barbarie ?

  • 7 « In a world threatened with total annihilation, sacrificial resources, like fossil fuel, become a (...)
  • 8 « Au lieu de tuer des victimes pour en sauver d’autres, les terroristes se tuent pour en tuer d’aut (...)
  • 9 « Le mimétisme est renforcé par la communication instantanée et le sensationnalisme des médias » (G (...)

9Comme dans une régression circulaire, il semble que dans la modernité tardive nous nous retrouvions dans la même situation, dans laquelle les sociétés primitives se sont trouvées par le passé. Nous devrions choisir entre civilisation et barbarie (Girard, 1974, p. 251-252. Girard, 1978a, p. 1006-1015). En accord avec la théorie mimétique, celles-ci ont trouvé un mécanisme pour retenir la violence et qui a donné origine aux civilisations, bien qu’elles soient fondées sur les crimes victimaires. Aujourd’hui, le mécanisme de la production du sacré archaïque aurait été révélé. Ses victimes séculaires auraient été déclarées innocentes et le sacré satanique (c’est à dire le bouc émissaire) aurait été écarté, même s’il continue à justifier l’existence des victimes innocentes. Alors, est-ce que c’est possible de maintenir une civilisation mondiale et de retenir une violence globale et multiforme, sans aucun exutoire ? Girard remarque que les dynamiques de la vie moderne échappent à notre contrôle parce que nous ne disposons pas d’un bouc émissaire de rechange. L’immense pouvoir des mécanismes victimaires, comme une « glu » immémoriale de la cohésion des communautés humaines, serait épuisé et, bien que dans notre monde il y ait encore une infinité de victimes, elles n’auraient peu ou pas de pouvoir de réconciliation. Au-delà du risque d’une lutte de « tous contre tous », nous serions face au « tout ou rien » (Girard, 2007, p. 132), dans un monde menacé par l’annihilation totale7.
Girard est conscient du défi et il propose le renoncement à la violence et sa réciprocité, le refus absolu de la vengeance, en sachant que nous ne pouvons pas nous servir des béquilles sacrificielles. Néanmoins, malgré cela il existe des occasions dans lesquelles il pense qu’il ne faut pas renoncer à la violence par rapport à la défense légitime, il y en existe d’autres auxquelles il s’oppose explicitement (Girard, 1978a, p. 948-949). Le pire de cet apparent cercle vicieux est qu’il y a des différences substantielles entre les sacrifices archaïques, les guerres et le terrorisme contemporain. L’extermination de l’ennemi aurait été prophétisée par Clausewitz sans le savoir, avec les guerres idéologiques où la politique est soumise à la guerre et où s’organisent des massacres de populations entières (la « théologisation » de la guerre dans laquelle l’ennemi est le Mal à éradiquer hors de toute loi (selon une expression de Carl Schmitt)) (Girard, 2007, p. 127-129).
Un dérèglement de la guerre sans armées « légitimes » (comme les réactions espagnole et russe aux armées napoléoniennes), où il n’y a que des partisans prêts à tout, où se perd toute proportionnalité dans la réciprocité violente et où les guerres religieuses sont évoquées revêtues de la mortifère innovation technologique guerrière (Girard, 2007, p. 128-129). Tous ces éléments seraient inspirateurs pour le terrorisme et le terrorisme suicidaire, dont les attentats seraient « une inversion monstrueuse des sacrifices primitifs » (Girard, 2007, p. 130-131)8. Selon Girard, l’exigence évangélique du renoncement de la violence serait devenue une condition pour survivre (Girard, 1978b, p. 53).
Dans un cadre plutôt individuel et existentiel dans notre contexte sécularisé, il semble très intéressant de noter l’affaiblissement et la disparition des rites et des interdictions religieuses, ce qui pour l’auteur signifierait l’absence de coupe-feu contre les forces violentes dans les sociétés fragmentées (Girard, 2008, p. 53, 58). Tout aussi intéressant à noter serait le manque d’orientation d’un désir qui serait en train de basculer entre réalisation et insatisfaction. Le désir serait consacré aux moyens de communication9, ayant comme conséquence la situation de mal-être actuel diagnostiquée par Girard et qu’il situe historiquement à partir de l’apparition des grands objets de désir de la société de consommation après la Seconde Guerre Mondiale. Une fois que ceux-là sont comblés il faut chercher de nouveaux besoins quotidiens (Martinez, 1995, p. 27).
Paradoxalement, plus le désir paraît « libéré », plus il génère d’obstacles. Par exemple, dans le domaine érotique, la généralisation de la pornographie aurait augmenté le nombre des cas d’impuissance et l’hystérie sexuelle ne serait pas dépourvue de lien avec la libération annoncée (Girard, 1994, p. 150-151). D’après Girard, le rôle des institutions est celui de protéger l’individu.

Renaissance ou Apocalypse ?

10Girard pronostique un futur dans lequel le savoir des mécanismes mimétiques de la violence victimaire et des stéréotypes de persécution, procuré par le christianisme, fait partie du sens commun, assumé comme toute autre vérité scientifique et aidant à la détection de la violence et des persécutions religieuses dans les cultures non occidentales. Dans ce sens nous pourrions être à la veille d’une révolution de notre culture qui irait au-delà de l’imaginable : « le monde se dirige vers un changement en comparaison duquel la Renaissance nous semblera insignifiante » (Girard et Vattimo, 2009, p. 55). Bien que le penseur centre son attention sur le côté négatif de l’avènement de la modernité et la dissolution des hiérarchies et des différences qui auraient contenu la violence et les conflits, il affirme aussi que c’est à partir de là que l’amour, et pas seulement la haine, est possible. De toute façon Girard reconnaît que « personne ne peut dire ce qui se passera demain » (Girard, 2010, p. 36). Face à un monde de plus en plus unifié ou indifférencié, il pense que la crise mimétique que nous vivons est très différente de celles vécues par les sociétés primitives et qu’elle ne pourrait pas se résoudre parce qu’elle ne peut plus s’emballer et se diriger dans un sens équivalent aux crises productrices des mythes et rites dans le cadre, aujourd’hui impossible, d’un temps cyclique ou d’éternel retour (Girard, 1994, p. 121-122).
Néanmoins, en même temps, il diagnostique la crise mimétique du monde moderne comme une crise sans comparaison dans le sens d’un point de non retour, qui au-delà de nier le temps cyclique nierait aussi la condition « ouverte » du cours historique (Girard, 1995, p. 146).
Dans son diagnostic, l’œuvre girardienne souligne la crainte et le pessimisme face au futur, jusqu’au point d’assurer que nous vivons dans un sens qui nous mènerait vers l’Apocalypse (Girard, 2010, p. 147-148). Il s’agit d’une préoccupation constante depuis Des choses cachées depuis la fondation du monde, et encore présente dans La violence et le sacré, bien qu’elle devienne plus importante, comme nous pouvons le lire dans Achever Clausewitz, et que parfois elle s’exprime de façon moins hyperbolique, en répétant que nous ne pouvons pas faire de prédictions (Martinez, 1995, p. 18).
Le nihilisme gnoséologique, lié au monde moderne, aurait des conséquences pires quand il devient un nihilisme axiologique, et il y a une subordination à la rationalité instrumentale et une « castration du sens ou du signifié », encore sous des formes dogmatiques, ce qui serait pour Girard la castration suprême typique de la pensée actuelle et un péril extrême si on considère l’aveugle aptitude humaine pour la destruction (Girard, 1978a, p. 1209-1210).
L’humanité ne saurait pas vers où elle va. Elle manquerait d’objectifs et elle ne trouverait pas une manière de combler ce vide (Martinez, 1995, p. 26). Les menaces des problématiques globales actuelles (environnementales, économiques, démographiques, guerrières, nucléaires… (Girard, 1978b, p. 35)) pronostiqueraient un horizon apocalyptique qui n’est équivalent ni à celui prédit par les fondamentalistes religieux, ni à l’étroite conception des menaces limitées à un caractère divin que les athées attribueraient aux textes apocalyptiques (Girard, 1978a, p. 1012-1013). Néanmoins, face à la menace universelle apocalyptique annoncée par les textes chrétiens, il est inévitable de se poser la question formulée par J.M. Oughourlian : ceci n’est- il pas le signe d’une régression vers la conception violente de la divinité (Girard, 1978a, p. 935) ?
Girard indique que les textes chrétiens apocalyptiques (par exemple Lc 17, 26-30 ou Mt 24, 6-7) signaleraient le caractère non miraculeux ou divin, mais métaphorique, des événements apocalyptiques qui découvriraient une crise mimétique et sacrificielle. Il se montre ferme quand il soutient que Jésus n’attribue pas à Dieu la violence, même s’il y a des textes évangéliques qui pourraient le suggérer : « l’idée d’une violence divine n’a aucune place dans l’inspiration évangélique » (Girard, 1978a, p. 936-939). Le châtiment divin aurait été démythifié par les Évangiles (bien que de façon paradoxale cette démythification fût demeurée cachée) :

« La parole apocalyptique décisive ne dit guère que la responsabilité absolue de l’homme dans l’histoire : vous voulez que votre demeure vous soit laissée ; eh bien, elle vous est laissée. […] Si la menace est vraiment effrayante, cette fois, c’est parce qu’elle est sans remède sur le plan où elle se situe, sans recours d’aucune sorte : elle a cessé d’être « divine » » (Girard, 1978a, p. 945-946).

11Selon l’interprétation girardienne des Evangiles, avec Jésus serait arrivé le paroxysme final et il n’y aurait pas une nouvelle opportunité pour renoncer à la violence (Girard, 1978a, p. 951, 956). Les hommes seraient immergés dans des rapports de rivalité continue pour obtenir les mêmes objets ou la même gloire, alors que les outils dont nous disposons aujourd’hui sont infiniment plus puissants que jamais. Cette grande croissance du pouvoir de l’homme sur le réel, susceptible d’être utilisée de façon égoïste et rivalitaire, et ses conséquences sont la question qui intéresse et préoccupe Girard.
À nouveau, dans l’appel à l’eschatologie chrétienne, dont la perte de vigueur est vue par Girard comme une raison de la diminution de l’influence du christianisme dans le cours des événements, le penseur s’oppose au rationalisme moderne, dans la mesure où cette pensée comporterait une expulsion du réel, justement, quand l’abstraction de l’Apocalypse se concrétise dans la réalité :

  • 10 Girard trouve la dialectique hégélienne « trop rationaliste, et pas assez tragique : elle traverse (...)

« C’est sans doute à partir d’Hiroshima que l’idée apocalyptique a entièrement disparu de la conscience chrétienne : les chrétiens d’Occident, les catholiques français en particulier, ont cessé de parler d’apocalypse au moment même où l’abstrait entrait dans le réel, où la réalité devenait adéquate au concept ! » (Girard, 2007, p. 125-126)10.

12Tout au contraire, Girard propose une « nouvelle rationalité », en prenant en compte la part d’irrationalité des rapports humains et ses insoupçonnées conséquences ; en prenant conscience de notre responsabilité dans le destin du monde et en considérant que l’unique façon d’établir un lien avec le divin est « dans la distance », avec Jésus comme médiateur (Girard, 2007, p. 214). Le penseur caractérise cette rationalité de « rationalité apocalyptique » :

« La pensée apocalyptique s’oppose donc à cette sagesse qui croit l’identité paisible, la fraternité, accessible sur le plan purement humain. Elle s’oppose aussi à toutes les pensées réactionnaires qui veulent restaurer de la différence, et qui ne voient dans l’identité qu’uniformité destructrice ou conformisme niveleur. La pensée apocalyptique reconnaît dans l’identité la source du conflit, mais […] [aussi que] l’identité paisible gît au cœur de l’identité violente comme sa possibilité la plus secrète : ce secret fait la force de l’eschatologie » (Girard, 2007, p. 98).

13Bien que Girard n’y fasse pas référence, son diagnostic ne serait pas loin des avertissements que, depuis 1947, le « Doomsday Clock », « Horloge de l’Apocalypse » ou de la fin du monde, adresse au monde11.

Conclusion

14En guise de conclusion nous exposons de façon synthétique les éléments suivants de l’analyse de Girard qui montrent quelques paradoxes autour des traces de la victime émissaire dans le monde actuel.
Girard conteste le diagnostic de la prédominance du relativisme et du nihilisme axiologique puisqu’il considère la vigueur et la réussite chrétiennes du triomphe d’une culture de la protection, du soutien et de la reconnaissance des victimes, liées aux droits humains et au judéo-christianisme. Pour autant, et de la même façon, il détecte un totalitarisme « des victimes » qui défend certaines victimes contre les autres. Il constate un nihilisme gnoséologique et axiologique moderne qui subordonne tout à une raison instrumentale, dépourvue d’objectifs et aveugle dans le contrôle de la puissance destructive humaine.
L’auteur dénonce le risque de dissolution de la raison grecque et occidentale, aristotélicienne et thomiste, dont la revendication aurait dû se faire en prenant en compte la religion et non en se positionnant contre elle. En même temps, il met en garde contre la récupération du religieux grec comme une sorte de néo-paganisme, qui suivrait le style nietzschéen-heideggérien, qui assumerait le retour aux boucs émissaires, au détriment du prophétisme juif et de sa défense de l’innocence des victimes.
Girard défend l’espérance liée à la connaissance du mimétisme de la violence et des stéréotypes de persécution des victimes qui, assumée comme un savoir scientifique et comme une partie du sens commun, pourrait conduire le monde à une nouvelle Renaissance. Mais il assume aussi que nous ne pouvons pas deviner le futur et il prévoit l’arrivée de l’Apocalypse, où la menace n’est pas divine, mais humaine, où elle est le résultat de l’absence de renoncement à la violence et du pouvoir inédit sur le réel des hommes, utilisé de façon irresponsable et égoïste.
Girard formule une pensée apocalyptique, qui ferait de l’eschatologie chrétienne quelque chose de très actuel, pour pouvoir assumer le risque imminent de catastrophe. Face au risque d’une élimination totale, l’exigence de renoncement à la violence serait une condition indispensable pour la survie. Le contraire serait une politique aveugle au service de la guerre ; le risque de violences totalement déréglées et incontrôlables, où on assiste à la possibilité de la conjonction des motivations des guerres religieuses antiques, d’une capacité militaire et technologique inconnues, et de la violence terroriste. Au contraire des sacrifices religieux archaïques, dont le but serait de freiner les violences extrêmes par le biais des victimes émissaires, le terrorisme ne prétend que faire des victimes pour propager la destruction et la mort. Selon Girard « le christianisme est la seule religion qui aura prévu son propre échec. Cette prescience s’appelle l’apocalypse » (Girard, 2007, p. 10).

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Notes

1 Girard et Lipovetsky seraient d'accord à propos de la complexité de notre époque, paradoxale et contradictoire. L'hyper-capitalisme et l'hyperconsommation hypermodernes exploitent jusqu'au bout la raison instrumentale. Néanmoins jamais il n'y a eu autant de consensus autour des droits de l'homme, ce qui freine le nihilisme hypermoderne (Lipovetsky, 2004). Girard reconnaît cela en même temps qu'il dénonce la logique sacrificielle du marché, ses victimes et l'indifférence à cet égard (Assmann, 1991). Un paradoxe aussi repéré par Martinez (2017, p. 23, 34).

2 « Même les débats politiques les plus banals sont là pour illustrer ce phénomène moderne : Comment osez-vous me reprocher le Goulag, alors que vous ne cessez de justifier et défendre tous les Pinochet du monde ? », etc. […] Dans l’histoire antérieure, jamais les gens n’ont passé autant de temps à se jeter à la tête des victimes en lieu et place d’autres armes. Cela ne peut se produire que dans un monde qui, bien que loin assurément d’être chrétien, est entièrement imprégné des valeurs de l’Évangile ». (Girard, 2011, p. 105-106).

3 Les hôpitaux promus par l’Église accueillaient les malades sans faire une distinction d’origine sociale, territoriale ou religieuse. Il apparaît que les cultures « encore autonomes », au contraire de la conception moderne de victime, se limitaient à la solidarité familiale, tribale ou nationale. C’est le début d’une humanité au-delà des frontières (Girard, 1999, p. 217-218).

4 « Nous continuons de persécuter, mais dans notre monde chacun persécute en se proclamant hostile à la persécution ; c’est qu’on appelle la propagande. Nous avons nos propres boucs émissaires, mais ce sont toujours les faiseurs de boucs émissaires, si bien que désormais on ne persécute jamais directement » (Girard, 2011, p. 108).

5 Le terrorisme serait un autre exemple de ce « totalitarisme ».

6 Girard le fait avec une défense très claire du discours du pape Ratzinger à l’Université de Ratisbonne (Girard, 2007, p. 335-336). « Le christianisme porte un jugement positif sur la raison humaine, mais il ne croit pas qu’elle puisse conduire à une quelconque vérité absolue », affirme Girard. (Girard et Vattimo, 2009, p. 118).

7 « In a world threatened with total annihilation, sacrificial resources, like fossil fuel, become a non-renewable commodity. It would be sheer madness to expect from now on that the escalation of mimetic strife will bring back some tolerable order». (Girard, 1978b, p. 52).

8 « Au lieu de tuer des victimes pour en sauver d’autres, les terroristes se tuent pour en tuer d’autres. […] Nous sommes donc bien entrés dans une ère d’hostilité générale et imprévisible, où les adversaires se méprisent et visent mutuellement à s’anéantir : Bush et Ben Laden, Palestiniens et Israéliens, Russes et Tchétchènes, Indiens et Pakistanais, même combat. […] L’administration Bush a fait ce qu’elle a voulu en Afghanistan, comme les Ruses en Tchétchénie. En retour, les attentats islamistes frappent n’importe où. L’ignominie de Guantanamo […] est significative de ce mépris du droit de la guerre » (Idem).

9 « Le mimétisme est renforcé par la communication instantanée et le sensationnalisme des médias » (Girard, 1994, p. 77-78).

10 Girard trouve la dialectique hégélienne « trop rationaliste, et pas assez tragique : elle traverse le conflit sans y perdre une plume ! ». Le penseur fait aussi allusion à Bergson, questionne le manque de préoccupation de Lévi-Strauss pour le réel et critique aussi Raymond Aron (Girard, 2007, p. 125-126).

11 Bulletin of the Atomic Scientist, http://thebulletin.org/#

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Pour citer cet article

Référence électronique

Agustín Moreno Fernández, « Des traits de la victime émissaire dans les enjeux du monde contemporain »Recherches & éducations [En ligne], 20 | octobre 2019, mis en ligne le , consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/7314 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheseducations.7314

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Auteur

Agustín Moreno Fernández

Université de Granada, laboratoire « Antropología y Filosofía» (SEJ-126)

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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