Navigation – Plan du site

AccueilRecherches & Éducations20DossierL’islamisme radical aux prises av...

Dossier

L’islamisme radical aux prises avec l’hypermodernité

Une approche girardienne du processus de « bouc-émissarisation »
Djamel Bentrar et Omar Zanna

Résumés

Dans la présente contribution, nous mettons en rapport les notions de modernité et de radicalisme à la lumière de la théorie girardienne du mimétisme. À travers cette mise en lien, il s’agit de rendre compte de la dimension symbolique - noyau dur du mécanisme religieux - menacée par l’individualisme consubstantiel à l’hypermodernité. Et c’est précisément cette menace de la sacralité religieuse au profit de la rationalité scientifique et de la technicité qui semble faire le lit des conduites extrêmes dont la radicalisation. Nourri par un processus de reconsidération de la réalité sociale, ce mouvement s’accompagne d’une inscription dans une province de signification avec son style cognitif propre dont le corollaire est le déni des normes sociales ambiantes et, d’autre part, par le sentiment de bouc émissarisation.

Haut de page

Texte intégral

Introduction

1Notre contribution interroge et analyse la question du radicalisme islamiste au prisme de la théorie girardienne avec un focus sur la notion de bouc émissaire. Plus précisément, nous proposons de chausser les lunettes girardiennes pour mieux appréhender la problématique de la violence dans sa version religieuse au sein des sociétés modernes. Si nous acceptons l’assertion cassirerienne (Cassirer, 1944) soutenant que l’homme est un animal symbolique par excellence, alors la proposition girardienne permet, entre autres, d’expliciter plus avant le rôle du sacré dans la symbolisation du social. C’est notamment le propos d’Etienne Bruno pour qui la perspective eschatologique des trois monothéismes serait fort comparable, puisque

« La finitude de l’homme n’induit pas sa finalité : accomplir le dessein du Créateur. Certains sont tentés d’accélérer le processus afin qu’advienne le royaume de Dieu […]. Pour échapper à la dégradation entropique de l’Univers, mourir et faire mourir valent la peine » (Etienne, 2006, p. 4).

2La vision eschatologique envisage donc la mort comme le commencement d’une vie éternelle et considère l’existence comme une forme de transition entre le monde illusoire d’ici-bas et le monde - supposé - réel de l’au-delà. Dans cette acception, pour triompher, la loi divine requiert parfois le sacrifice.
Partant de cette assertion, la question du radicalisme religieux ne peut être séparée de celle du sujet et de son état d’auto-victimation née d’un sentiment d’infériorisation par rapport à la culture dominante. Et c’est précisément ce sentiment qui, selon nous, prend la forme d’un « fardeau moral » pesant sur la conscience de chaque individu mais également sur la conscience de la communauté confrontée à une civilisation supposée incompatible avec les principes et les convictions religieuses et morales. L’avènement de ce « fardeau moral » est lié à une histoire et une géopolitique mêlant à la fois mémoire collective et réalité vécue d’une certaine humiliation de l’idéal islamique (Benslama, 2015). Cela conduit certains individus à s’approprier une version imaginaire et revisitée de l’Islam ou d’une néo-oumma - entendue comme la communauté des frères, de ceux qui partagent la même croyance religieuse, la même histoire et représentation de la vie -, qui peut aller jusqu’à des conduites extrêmes (Bronner, 2016). Tout bien considéré, le radicalisme religieux serait le résultat d’un sentiment de bouc-émissarisation prenant tour à tour la forme de l’exclusion, de l’auto-victimation, de l’incompréhension et dont le corollaire peut se traduire par le repli et le déni de l’autre cultu(r)ellement différent.
L’analyse de ce processus de bouc-émissarisation implique, à l’évidence, la mise en rapport de plusieurs termes (subjectivation, sujet, hypermodernité, sacré, victimisation, mimétisme et intersubjectivité) en vue de comprendre ce qui conduit des individus à épouser des conduites extrêmes au nom d’une religion. Pour ce faire, nous proposons d’interroger le rapport entre hypermodernité, bouc- émissarisation et radicalisme. Cela nécessite en premier une clarification des concepts utilisés et de préciser des modalités de recueil du matériau à la base de l’analyse, non sans avoir au préalable présenté les contours de la théorie mimétique et, de manière connexe, celle du bouc-émissaire chères à René Girard.

La théorie mimétique selon de René Girard

3Il est possible de comprendre la théorie mimétique de René Girard en se référant à deux de ses œuvres majeures : La violence et le Sacré (1972) et Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978). La mimesis (au sens de représentation ou imitation) serait, selon lui, un phénomène présent à la fois chez l’animal et l’humain avec cette différence que chez les animaux elle est régulée par un mécanisme instinctuel qui empêche la rivalité de se transformer en meurtre tandis que chez l’homme, cette rivalité peut se transformer en violence criminelle. Il existerait alors deux formes de mimesis : la mimesis d’appropriation est ce tropisme qui incline les individus à désirer des objets désignés ou possédés par d’autres. Dans ce cas, le désir serait essentiellement mimétique « il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle […]. Deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimesis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit » (Girard, 1972, p. 217), c’est-à-dire sur une mimesis de rivalité. C’est cette seconde forme de mimesis, conséquence de la première, qui serait à l’origine de la violence selon René Girard.

Dans ce cas « la violence et le désir sont désormais liés l’un à l’autre. Le sujet ne peut pas subir la première sans voir s’éveiller le second […]. Ce désir mimétique ne fait qu’un avec la contagion impure ; moteur de la crise sacrificielle, il détruirait la communauté entière s’il n’y avait pas la victime émissaire pour l’arrêter » (Girard, 1972, p. 220-221).

4En raison de son caractère imitatif chez l’homme et en l’absence d’un instinct régulateur, la mimesis se propage à tous les membres de la communauté pour les dresser les uns contre les autres dans une lutte à mort. Dans une telle situation - nommée « crise mimétique » -, la violence mimétique peut conduire soit à l’extinction pure et simple de la communauté soit à la désignation d’un bouc émissaire pour sauver ladite communauté. Dans le second cas, le bouc émissaire peut être un individu ou un groupe d’individus caractérisés par une culture, une appartenance religieuse ou une apparence physique. Sacrifié, le bouc émissaire s’apparente à un rempart contre les germes d’une violence toujours latente (Girard, 1972). Sur ce point, Stéphane Vinolo précise que

« Nous savons tous que les problèmes les plus importants d’un groupe proviennent en réalité bien plus souvent de l’intérieur que de l’extérieur de celui-ci, mais cette inversion intérieur/extérieur nous permet de préciser la logique du bouc émissaire. Si nous souhaitons toujours percevoir les problèmes ou la violence comme fondamentalement externes, c’est encore parce que cela protège le groupe de sa propre violence en la portant à l’extérieur de celui-ci » (Vinolo, 2011, p. 63).

5Dans ce paradigme, le bouc émissaire devient de facto un mécanisme de protection contre la violence généralisée. Pour se protéger, les groupes humains trouvent des modalités d’expulsion - sous forme de rites et / ou de sacrifices d’animaux - de cette violence endogène comparable à bien des égards à une maladie auto-immune.
Rappelons, pour bien comprendre la tentation du sacrifice toujours latente, que la notion de « bouc-émissaire » se réfère au rituel du Jour de l’Expiation où un bouc est choisi pour porter tous les péchés et toutes les fautes de la communauté. Dans ce rituel, une mise à mort différée est en jeu bien que la victime, sur laquelle s’opère le transfert des péchés, soit innocente. L’expression de « bouc émissaire » trouve sa source dans un rite de la religion hébraïque. Dans le Lévitique (un des cinq livres de la Torah), il est explicitement écrit :

« Puis Aaron offrira le taureau du sacrifice pour le péché qui est pour lui, et il fera propitiation pour lui et pour sa maison. Et il prendra les deux boucs et les placera devant l’Éternel, à l’entrée de la Tente d’assignation. Puis Aaron jettera le sort sur les deux boucs, un sort pour l’Éternel et un sort pour Azazel. Et Aaron fera approcher le bouc sur lequel sera tombé le sort pour l’Éternel, et il en fera la victime pour le péché ; et le bouc sur lequel sera tombé le sort pour Azazel, on le placera vivant devant l’Éternel, afin de faire propitiation sur lui pour l’envoyer à Azazel dans le désert. » (Lévitique, chapitre XVI, versets 7-11).

  • 1 La discrimination renvoie à l’application d’un traitement différent et inégal à un individu ou un g (...)

6On voit là que le sens figuré est relativement proche du sens religieux d’origine, axés tous deux sur l’idée d’expiation par l’ostracisation d’un individu ou d’un groupe d’individus jouant en quelque sorte le rôle d’un bouclier contre la violence. L’utilisation du concept de « bouc émissaire » a donc ici valeur heuristique pour rendre compte d’un mode de fonctionnement social fondé sur la représentation et le symbolisme.
C’est à partir de cette remarque que nous considérons les différents phénomènes de discrimination (souvent indirecte et/ ou systémique)1, d’exclusion, de stigmatisation et de repli identitaire comme relevant d’un processus de bouc-émissarisation décliné sous deux formes : d’une part, une bouc-émissarisation structurale, consciente, ordonnée et organisée par une société qui met – sans nécessairement en avoir conscience - à l’index un groupe social, une communauté religieuse, culturelle, etc. D’autre part, une bouc-émissarisation subjective, inconsciente, désordonnée et désorganisée par les individus ou un groupe d’individus les conduisant au repli sur soi et à une prise de distance constante à l’égard des normes conventionnelles. Dans de tels contextes, la théorie girardienne du bouc émissaire permet d’inscrire le phénomène de radicalisation islamique (des jeunes) dans une perspective globale qui considère la structure et l’unité comme deux éléments en interaction.
Les religions se sont en grande partie inspirées de ce mécanisme de bouc-émissarisation pour apaiser les violences nées de ce tropisme au mimétisme. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les propos de Paul Valadier : « le religieux devient source de vie dans la mesure où le bouc émissaire donne vie à la communauté […]. Toute paix est payée au prix du sang d’une victime » (Valadier, 1982, p. 254-257). Notons également l’intérêt porté par René Girard à la psychologie intersubjective ou interindividuelle (interdividuelle dirait Jean Michel Oughourlian (1982 ; 2017)) pour expliquer les rapports mimétiques en distinguant deux types de médiation : la médiation interne désignant le processus d’interaction entre les individus d’un même groupe en contact et susceptible de se transformer en rivalité mimétique, c’est-à-dire, en violence et la médiation externe dans laquelle le sujet se trouve à distance avec son modèle, ce qui annihile toute possibilité de rivalité. Autrement-dit, tant que les acteurs sont séparés sur le plan spatiotemporel, la rivalité ne peut se transformer en violence.
En un mot, la théorie mimétique de René Girard offre une synthèse de nos savoirs sur l’homme et la société en répondant à la question de l’origine des cultures (Girard, 2004) et de l’importance du fait religieux mais également « du retour du sacrifice » (Rogozinski, 2017). Par conséquent, « aucun aspect de la pensée de René Girard ne saurait être ignoré par la recherche académique » (Jauvion, 1998, p. 47) et notamment lorsqu’elle s’intéresse aux phénomènes de radicalisation.

Schémas conceptuels et méthodes de recueil des données

Des concepts opératoires pour saisir le processus de la radicalisation aux prises avec l’hypermodernité

7Continuons à définir les termes (« sujet », « hypermodernité », « symbolisme » et « radicalisme ») dans un périmètre de sens avant de saisir la portée du schéma conceptuel qu’ils sous-entendent.
Le « sujet » signifie littéralement « ce qui est jeté sous », sens suggéré notamment par les expressions « être sujet à ou être un sujet de ». La notion renvoie à celle de subjectivité, laquelle désigne le fait pour un individu d’avoir une conscience (Husserl, 1947). Préférer ce terme à celui de personne a trait au fait que le sujet pensant et agissant est doté d’une volonté, d’un « effort pour se dégager des contraintes et des règles et pour organiser son expérience » (Touraine, 1992, p. 178). Allons plus loin. La distinction opérée par Wieviorka, dès 2005, entre la subjectivation et la dé-subjectivation tout comme la notion du sujet flottant situé entre le sujet et l’anti-sujet ou le non-sujet permet de tracer une logique dans le développement des processus menant au repli et parfois aux conduites extrêmes.

« Les processus de subjectivation et de dé-subjectivation sont les processus par lesquels se construit et se transforme la conscience des acteurs, à partir de laquelle ils prennent des décisions. La subjectivation conduit vers le « sujet » à la Touraine ou à la Joas, capable d’agir car capable de se penser comme acteur et de trouver les modalités du passage à l’action, « la dé- subjectivation conduit à l’inverse vers les formes décomposées et inversées du sujet, vers l’anti-sujet ou le non-sujet, et, de là, éventuellement, vers des conduites de destruction et d’autodestruction » (Wieviorka, 2012, p. 6).

8Cette conception du sujet permet de relever deux dimensions constitutives de l’existence humaine : l’individuel et le social. Par conséquent, face à l’anti-sujet, par exemple, seule la répression peut être efficace, alors que la violence du sujet flottant peut être combattue par des politiques sociales ou culturelles mais surtout le dialogue social. Le sujet de la violence n’est donc pas lui-même une figure nécessairement stabilisée, contrôlée. Il peut être au départ seulement flottant, émeutier pendant quelque temps, pour finalement s’installer dans une carrière de délinquance (Becker, 1985) violente au nom d’un idéal.
L’hypermodernité renvoie aux bouleversements majeurs qu’ont connus les différentes sociétés à la fois sur le plan économique (l’hyperconsommation) ou social (la sacralisation du sujet). Cette notion émerge dans les années 1970 sous la plume d’auteurs comme Robert Castel (1995) analysant l’incertitude, l’hyperconsommation et les limites des modèles sociaux. Ces travaux font également échos à la notion de « modernité liquide » conceptualisée par Zygmunt Bauman (2000) décrivant les sociétés postmodernes comme des hauts lieux du triomphe du consumérisme et de l’individualisme. Nous avons, en effet, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, vécu la perte des grandes transcendances religieuses et politiques qui structuraient jusqu’alors la société et notamment l’identité des individus associés à un groupe ou à une communauté ; elles projetaient vers des avenirs meilleurs. Les années 1970 ont sonné le glas des idéologies fondatrices des sociétés occidentales. Nous avançons depuis lors vers toujours plus d’individualisme, toujours plus de fragmentation de la société et vers la nécessité toujours croissante, faite à chacun, de se construire, de réussir, de se singulariser soi-même à l’intérieur de ces groupes d’appartenance. La disparition de ces modes structurants conjuguée à l’accroissement des biens matériels – dû notamment aux progrès scientifiques – se traduit par un attachement croissant à la vie terrestre au mépris de l’au-delà et des idéologies. L’ici et le maintenant, l’avoir, le posséder sont désormais les marqueurs exclusifs et impérieux de l’identité (Lasch, 2000). L’individu existant désormais en tant qu’être à part entière, prend toute la place (Zanna, 2010).
Les notions de symbole et de radicalisme, quant à elles, renvoient à ce qui « doit sa validité non pas à son seul contenu mais à la possibilité que l’on a de le présenter » (Gadamer, 1996, 89-90) pour la première et comme « le changement de croyances, de sentiments et des comportements dans des directions qui justifient de manière croissante la violence entre les groupes et exigent le sacrifice pour la défense de l’in-group » (Sommier, 2012, p. 16) pour la seconde. À propos de radicalisme toujours, Farhad Khosrokhavar, parle d’un « le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel » (2014, p. 8). Le radicalisme correspondrait donc à une attitude intransigeante d’esprit et à une doctrine qui se fonde sur une rupture complète avec le passé institutionnel et politique à dessein de changer la société quitte à utiliser la violence (Godard, 2015). Il prône un retour aux sources ou au commencement et donc aux racines, autrement dit le retour à un Islam originel supposément pratiqué par le prophète et ses compagnons.
Au regard de ces définitions et de la théorie mimétique, rapidement brossée plus haut, un rapprochement est possible entre la bouc-émissarisation dans sa version traditionnelle et dans sa version moderne. Chacune des deux opère, selon le type de société (primitive ou moderne), par une mise à l’index d’un animal et d’un individu ou d’un groupe d’individus. Ainsi, la bouc-émissarisation à l’ère de la modernité ressemble étrangement à celle des sociétés primitives bien qu’elle soit plus euphémisée.

Méthodes de recueil des données

  • 2 Il s’agit ici d’une enquête menée dans le cadre d’un mémoire du Master II recherche en sciences de (...)

9Afin de saisir le processus de radicalisation au prisme de l’hypermodernité, nous nous appuierons sur les résultats d’une enquête réalisée entre 2013 et 20142 dans le quartier d’une ville de l’Ouest de la France sous forme d’observations, d’entretiens semi-directifs de types compréhensifs (Kaufmann, 1996) et des récits de vie de type ethnosociologique (Bertaux, 1997). Le corpus est constitué de 18 personnes, âgées de 15 à 30 ans, dont 4 femmes, qualifiées de personnes radicalisées ou inscrites dans un processus de conversion religieuse extrême. Cette qualification respecte un nombre de critères et traits physiques et psychologiques tels que l’attitude vis-à-vis la laïcité, de la République et des lois républicaines, de l’habillement, du comportement au quotidien notamment au travail et des comportements à l’égard d’autrui (refus de serrer la main, crachat sur les produits non halals dans les charcuteries, etc.). D’un point de vue méthodologique, notons qu’il est difficile d’identifier avec certitude une personne comme radicalisée dans la mesure où elle dissimule souvent ses attitudes, ses comportements et points de vue. Par ailleurs, les personnes radicalisées usent également de divers stratagèmes pour ne pas éveiller les soupçons, quant à leurs intentions. « Ils cachent leur jeu... Maintenant la règle, c’est la dissimulation » nous rapportait un aumônier dans le cadre d’une recherche menée en entre 2016 et 2017 sur « la conversion religieuse en prison » (Zanna et al, 2016-2017). Globalement, les signes de radicalisation peuvent être liés à la personnalité de l’individu, c’est-à-dire à sa conception de la réalité et ses représentations de la société dans laquelle elle vit. Ils sont également liés aux relations que la personne entretient avec son entourage, ses parents notamment, et la légitimité de leur autorité. Le type de liens (distants ou réguliers) avec la communauté d’appartenance (quartier, groupe ethnique…), les rapports (en accord ou en désaccord) avec les normes et valeurs de la société et celles véhiculées, entre autres, par l’école constituent également des inducteurs.
Dans le cadre de cette recherche, il a été retenu tout un faisceau d’indices pour désigner une personne dite « radicalisée » ou en passe de l’être, comme l’apparence physique et vestimentaire - le discours tenu face au personnel de la mosquée -, le doute à l’égard du discours de l’imam et la validité de ses thèses, l’adhésion à des groupes très fermés, le refus de certains rites relatifs aux prières du vendredi comme ceux de se mêler aux autres fidèles, leur activité dans l’organisation de certains cercles religieux… Pour classer ces 18 personnes parmi les « personnes radicalisées » ou en devenir, nous avons plus particulièrement retenu trois critères : la rupture avec le monde, la transformation des fréquentations et la transformation du registre du discours. La rupture avec le monde se manifeste par un éloignement des amis d’enfance, des proches et parfois même les parents pour réserver les relations aux « vrais musulmans » (sic). Concernant la transformation des fréquentations, elle se donne à voir au travers d’une identification marquée à un seul groupe de pairs (religieux) et une exclusion de tout ceux qui n’en font pas partie. S’agissant de la transformation du registre du discours, en sus d’un propos truffés et scandés de références à l’islam, elle s’observe au travers de l’incrimination permanente à l’adresse d’une société française sécularisée, trop laïque, partisane du matérialisme athée c’est-à-dire faillible là où le religieux serait fiable et fort.
Encore une précision, nous avons pu accéder à ces données et identifier ces personnes grâce au responsable de la mosquée (ouverte dans le quartier depuis 1998) qui a un œil aiguisé sur leur activisme, leurs cercles et rassemblements au sein ou à la périphérie proche de ce lieu de culte. Pour rencontrer ces personnes, nous avons eu recours aux indications de quelques connaissances travaillant à la mosquée du quartier étudié, notamment le gardien et quelques membres de l’association de la mosquée. Une partie de cette enquête a été réalisée dans les salles d’enseignement d’arabe dudit lieu de culte ou sur les bancs du terrain communal au cours des matchs de foot organisés par l’association de la mosquée. L’observation constitue, en plus des entretiens, un outil intéressant car elle permet de saisir des données métalinguistiques tels que les gestes, les regards, les tenues vestimentaires, le soin et les techniques des corps (Mauss, 1950). Bref, tous ces signes émis par le corps constitutif de l’identité.

10L’hypermodernité, la victime émissaire et la radicalisation : quelle articulation ?

11Comme précisé plus haut, les travaux de René Girard montrent que le sacrifice est consubstantiel à toutes les civilisations. Il constituerait le socle sur lequel se fonde la stabilité du groupe et la cohésion de la communauté en apaisant les violences et prévenant les conflits internes (Girard, 1972). Le détour anthropologique majeur serait le passage du sacrifice humain au sacrifice animal notamment dans l’acte symbolique d’Abraham comme le relatent les différentes religions monothéistes (Rogozinski, 2017). Cependant une forme de sacrifice humain n’a pas complètement disparu, il se perpétue aujourd’hui à travers les conflits armés, les guerres et les génocides en cours dans différentes régions du monde. Il ne prend pas le même sens et dépend fortement de son contexte et de son symbolisme. Ainsi, le soldat qui se sacrifie pour son pays se réserve une place spécifique dans les sociétés laïques qui n’est pas le cas du martyr dans les sociétés fortement religieuses. Dans le premier cas, il s’agit d’une action héroïque en rapport avec l’amour de la patrie et d’autrui tandis que dans le deuxième, il relève d’une croyance en l’au-delà, d’un sacrifice au nom d’une divinité. Le symbolico-religieux donne une nouvelle dimension au concept du sacrifice qui relève désormais d’un rapprochement de l’individu avec la divinité, autrement dit, un sacrifice pour soi-même et non pas seulement un sacrifice pour les autres. De même, la victime d’une guerre ou d’un conflit militaire ne porte pas la même dimension symbolico-religieuse que celle de la victime d’un rite religieux. Le contexte et la dimension symbolique jouent un rôle prépondérant dans chacune de ces situations.
Conscient des multiples visages que prend le sacrifice, René Girard souligne que « Toutes les idéologies modernes sont d’immenses machines à justifier et à légitimer même et surtout les conflits qui de nos jours pourraient bien mettre fin à l’existence de l’humanité. Toute la folie de l’homme est là » (Girard, 1978, p. 48). Quelques années plus tard, il ajoute que

« Les minorités ethniques et religieuses tendent à polariser contre elles les majorités. Il y a là un critère de sélection victimaire relatif, certes, à chaque société, mais transculturel dans son principe. Il n’y a guère de sociétés qui ne soumettent leurs minorités, tous leurs groupes mal intégrés ou même simplement distincts, à certaines formes de discrimination sinon de persécution. Ce sont les musulmans surtout qui se font persécuter dans l’Inde et au Pakistan les hindous. Il existe donc des traits universels de sélection victimaire » (Girard, 1982, p 28-29).

12Ces signes de la bouc-émissarisation, Jean-Marie Pailler (2016) les subsume sous le terme de stigmatisation. Si le sacrifice, dans les sociétés primitives est patent ; il ne l’est plus dans les sociétés démocratiques prônant explicitement l’égalité et la fraternité mais qui, paradoxalement, produisent des discriminations fondées sur l’origine sociale, la situation socioprofessionnelle voire la langue (Blanchet, 2016). Les groupes sociaux les plus modestes deviennent - ou se sentent - de fait, la cible des différentes politiques visant l’intégration sociale de toutes et tous et dont les effets pervers se soldent parfois par une stigmatisation à différents niveaux : école, emploi, habitat, etc. Cette différenciation se renforce par l’inscription de certaines catégories sociales dans des communautés culturelles et religieuses en rupture ou éloignées des normes sociales conventionnelles (Girard, 1982). Ce qui a pour corollaire de renforcer l’effet de stigmatisation et par ricochet de marginalisation.
Après l’avènement de la consommation de masse dans les sociétés modernes, c’est le mimétisme dans la sphère économique qui s’étend et touche tous les milieux sociaux dont les plus défavorisées. Progressivement, l’hypermodernité et l’hyperconsommation accélèrent (Hartmut Rosa, 2010) le sentiment de stigmatisation et d’exclusion sociale produisant toujours plus de fracture entre ceux qui possèdent et les autres. C’est, entre autres, dans ce contexte - favorable à l’exclusion, à la discrimination - que le phénomène du radicalisme religieux fait son lit comme le pense Abdel, l’un des jeunes rencontrés dans le cadre de notre enquête :

« On me dit je suis français et que j’ai le droit d’avoir la même chance qu’un blanc… Bon, une fois face au recruteur, on choisit qui ? … C’est sûr le mec blanc même s’il n’a pas mes compétences… Ça me met hors de moi… Bah, comment voulez-vous que je continue à faire confiance à ce système… Aujourd’hui, Al hamdolillah, j’ai trouvé un boulot chez un boucher halal au quartier près de la mosquée et j’ai même la possibilité de m’absenter pour faire les prières le vendredi… C’est cool non… ».

13Ce ressentiment, qui peut prendre la forme de la haine et/ou de la rage, s’incarne ensuite dans les attitudes adoptées à l’égard de la société et plus précisément la politique publique, les médias et les hommes politiques considérés comme relevant de l’univers des bourgeois. En situation de relégation – réelle ou supposée -, renvoyés pour l’essentiel aux seuls besoins biologiques, soumis parfois à un contrôle au faciès, certains individus cherchent à s’accrocher à quelque chose qu’ils puissent sacraliser afin d’échapper à l’ennui et à l’indignité. Pour les plus jeunes, quand ce n’est pas le sport qui contribue à rendre plus supportable le confinement territorial, ce peut être aussi la religion – brillant amer – qui tient lieu de viatique et parfois d’horizon d’espérance. Rien d’étonnant alors de trouver dans ces « Territoires perdus de la République » (Brenner, 2015) ceux qui, pour échapper au désespoir, optent pour le Born again. In fine, l’hypermodernité accouche d’individus dé-subjectivés vivant à l’intérieur de deux univers concurrents : un univers orienté vers l’avenir et l’autre vers le passé ou vers une forme ancestrale de la religion.

14Hypermodernité et radicalisme islamiste : des logiques antinomiques

15Hypermodernité et radicalisme islamiste sont donc deux logiques antinomiques dans la mesure où classiquement, le religieux prône, au nom de la divinité et du conformisme, l’éclipse du sujet au profit du collectif comme principe de salut là où le crédo de l’hypermodernité réside dans le culte de soi (Lasch, 2000). Dans les sociétés hypermodernes, l’individu passe de la marge au centre. Le discours de Rabah est de ce point de vue sans ambages :

« La réalité d’aujourd’hui… Je m’en fous, ce qui m’intéresse, c’est la vie éternelle au paradis inchallah… Je crois que nous avons une mission sur terre c’est d’adorer Dieu et non de manger et boire… En tant que musulman, je reste avec mes frères et sœurs, je ne suis pas fou… Je sais exactement où je dois aller et que je dois tout respecter les conseils de notre imam… ».

16Ces propos, répétés de bouches à bouches (Kaufmann, 1996) reviennent comme une antienne chez les personnes rencontrées. Ils révèlent des individus s’identifiant à un groupe d’appartenance dont les membres sont considérés comme de « vrais musulmans » là où les autres sont renvoyés au statut de « faux musulmans » ou de mécréants comme le précise un jeune interviewé :

« Je suis musulman, c’est sûr les autres qui boivent et mangent pendant le ramadan et se disent musulman, je m’en moque. Ils ne sont pas musulmans pour moi… Musulman ça s’apprend en théorique et en pratique… ».

17Dans ce contexte identificatoire, le soi se développe à partir d’un processus qui implique un double mouvement : une interaction à l’intérieur du groupe et une opposition identificatoire à la société. Le deuxième mouvement rappelle à bien des égards le « soi façonné par l’organisation de la communauté dont il fait partie », évoqué par Georges Herbert Mead (1963, p. 171). Les jeunes, en passe de radicalisation, interviewés s’inscrivent de ce fait, dans un univers de représentation et une vision du monde totalement en rupture avec le monde social proposé par l’Occident. Dans l’univers de sens des personnes rencontrées, les notions de laïcité (entendue comme la séparation de l’État de la religion mais surtout comme synonyme d’athéisme existentiel) ; de liberté (entendue comme la liberté individuelle, sexuelle, intellectuelle et religieuse) ; de république (entendue comme le modèle démocratique qui s’inspire de la tradition philosophique grecque et non de la Choura d’inspiration religieuse), d’égalité et de fraternité ont moins de poids sémantique et symbolique que les prescriptions de l’Oumma. En témoignent les propos de Hassan.

« Le monde d’aujourd’hui, le matérialisme… ça ne m’intéresse pas car je pense que j’ai trouvé la sérénité dans mes prières el hamdolliah…. Je bosse tous les jours mais je n’oublie pas ma religion… Ce qui intéresse c’est dormir tranquille la nuit et si je meurs le lendemain, je suis serein car je crois en la miséricorde de dieu… Je pense que le matérialisme est le cancer qui dévore la civilisation occidentale… Bien que j’aie peur pour la religion de cette maladie qui commence à la détruire de l’intérieur car certains soi-disant musulmans se tournent de plus en plus vers ce cancer… Allaha yahfad (que dieu nous protège) »

18Pour certains de ces jeunes, la modernité et l’hypermodernité constituent donc, des mécanismes destructeurs du symbolisme religieux. Les questions de la violence sacrée, du sacrifice par conséquent, constituent des catégories de sens ou des styles cognitifs de cet univers auquel ces jeunes peuvent s’identifier. Les propos suivants sont, à cet égard, éloquents :

« Moi, perso je sais que la religion est notre salut et le jihad est notre voie surtout qu’on voit ce qui se passe en Palestine et dans certains pays arabes comme l’Egypte et la Syrie où les musulmans sont humiliés et abaissés... Ça me révolte mais qu’est-ce que vous voulez ? On fait ce qu’on peut pour le moment » (Hassan).

19Dans un tel contexte, l’autrui, celui de l’out-group ne constitue plus une version possible de soi et ne suscite, par conséquent, aucune forme d’empathie et à forte raison de sympathie. Autrui ne se présente plus alors comme une réalité psycho-physique mais comme objet du monde sensible. Car, pour qu’il y ait absence ou verrouillage de l’empathie ou d’indifférence affective, faut-il encore penser « l’autre comme un non-humain, comme ein Stück, un morceau » (Sironi, 2004, p. 241). Cette objectalisation d’autrui ou « anesthésie momentanée de l’empathie » (Zanna, 2010) s’accompagne d’un renforcement interne de la communauté qui se traduit par une identification de plus en plus prégnante pour arriver ensuite à constituer l’unique phare.

Religion et hypermodernité : le radicalisme comme réaction au processus de la désymbolisation générée par l’hypermodernité

20Comme nous venons de le voir, l’hypermodernité - fille du capitalisme industriel et financier -, fragilise les identités blessées en proie à se défendre (Touraine, 1984). Cela s’accompagne d’une « émergence du sujet » (Touraine, 2015) et d’une éclipse de l’identité collective. Paradoxalement, cette montée de l’hypermodernité conduit aussi à une accentuation du rejet de la réalité. Ce faisant, certains individus prônent une rupture avec la société et un déni des normes et des valeurs sociales inculquées, entre autres, par l’école et la famille. Ainsi déstabilisé, l’individu se pose des questions existentielles et s’interroge sur la pertinence de ses croyances. En absence d’une alternative rationnelle face aux questions transcendantales et métaphysiques (comme la mort et l’au-delà), le sujet se tourne vers la dimension méta-sociale ou le religieux comme seul amer possible. « Cette impression, que les impétrants décrivent souvent comme une grande lumière au moment où ils acceptent de s’abandonner à la radicalité, est la conséquence de plusieurs faits relevant de l’émotion (la solidarité et la chaleur d’une nouvelle communauté » (Bronner, 2016, p. 254). Ce choix conduit ensuite à une forme de rupture avec le social et un déni des valeurs véhiculées par l’hypermodernité.

« La religion a couramment cette fonction, et surtout, autorise à pousser au plus loin la logique de la pléthore de sens. Elle fonde en particulier le passage à l’acte, et ce jusqu’à l’extrême, c’est-à-dire, dans certains cas, le sacrifice de l’acteur, qui s’abolit alors dans son acte, convaincu qu’il trouvera dans l’au-delà ce que le monde d’ici-bas ne peut lui apporter, en même temps, le cas échant, qu’il contribue par son geste à modifier les rapports de force sur cette terre » (Wieviorka, 2005, p. 294)

  • 3 Le terme de jihad signifie en arabe respectivement « abnégation », « effort », « lutte » ou « résis (...)

21Le sujet ainsi fragilisé, nommé sujet flottant par Wieviorka (2005), opère une forme de transition de la sphère de sens habituel dans lequel il s’inscrit symboliquement vers une autre sphère de sens où il trouve ses repères et les réponses à toutes ses questions existentielles. Cette inscription dans un autre univers ou « recharge de sens » pour reprendre l’expression de Wieviorka (2005) est liée au manque ou à la perte de sens dont fait l’expérience le sujet flottant avant, le cas échéant, de devenir un hyper-sujet. C’est cette transition entre les différents registres de sens que nous appelons « réalité substituante ou alternative ». La dimension eschatologique devient, de ce fait, plus logique pour les individus aux prises avec l’hypermodernité. Ce faisant, les positions extrêmes, au nom du sacré, légitiment le repli identitaire et religieux aidé en cela par un sentiment de victime émissaire qui finit par nourrir une posture globale hostile à l’égard du laïcisme et de toutes les valeurs véhiculées à la fois par la famille, l’école et les lois. Dès lors, le sujet peut se construire une image négative de la société, se replier alors sur lui-même et envisager le jihad (au sens de « guerre sainte » contre les adeptes des autres religions ou les athées)3 comme une solution de vengeance personnelle mais également comme une vengeance collective imaginée et imaginaire. Des jeunes rencontrés dans le cadre de l’enquête, ont révélé une tendance générale d’incrimination de la société et une victimation de soi. Miloud, l’un d’entre eux, ayant fait l’expérience de la prison, raconte sa vision du monde :

« Dans le quartier, on me regarde à travers… Je veux dire les flics… Ensuite, en prison je me sentais humilié à chaque fouille corporelle, aujourd’hui avec un casier, je ne suis pas sûr de pouvoir trouver un emploi…Vous le savez… Même avec un casier vierge, c’est pas possible, vous imaginez… Non… ».

22Ajoutons que certains enquêtés soulignent la même logique de discrimination en cours à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison. En ce sens, l’expérience de la vie intra-muros ne constitue qu’une image de ce qui est vécu socialement. À ce sujet, Abdel exprime sans détour son ressentiment :

« Je ne pense pas que ça change grand-chose dans ma vie, en prison ou non car je rencontre les mêmes gueules à l’intérieur qu’à l’extérieur… De toute façon, on n’est jamais aimé car on est musulman, on a pas la même façon de parler et de s’habiller… ».

23L’inadéquation entre les valeurs symboliques du religieux et les valeurs concrètes de l’hypermodernité conduit les jeunes vers des positionnements extrêmes, à l’abri du monde pour vivre dans l’ombre d’une civilisation espérée ou imaginée. Cette attitude s’explique par une peur profonde à l’égard de l’hypermodernité accusée d’encourager le matérialisme, l’individualisme, l’athéisme et l’immoralisme. Pour eux, l’hypermodernité se contente de produire des consommateurs à la recherche d’une « jouissance indéfinie et absolue de l’objet sans médiatisation symbolique » (Bussière 2014, p. 2). Finalement, les sujets de cette nouvelle ère sont à l’image du pervers décrit par Melman (2005), ils partagent le même fonctionnement psychique, soit s’épanouir sans limites, exister sans balises et surtout jouir sans entraves. Et c’est précisément ce nouveau rapport au monde qui est accusée, par les personnes rencontrées dans le cadre de notre recherche, d’être à l’origine de la décomposition et la déconstruction du symbolique ou la désymbolisation voire l’asymbolisation de l’espace social. Ce qui a pour corollaire, pour certains (sans doute les plus fragiles), de se solder par le rejet de la réalité de la vie quotidienne. Cette attitude se manifeste notamment dans les comportements observés soit à l’occasion d’une médiation externe des modèles de « sahabats » ou compagnons du prophète comme, par exemple, le refus de se mettre en contact avec des personnes hors du groupe d’appartenance, par l’habillement (port de vêtements qui ressemblent à ceux utilisés par les combattants des années 1980 en Afghanistan ou une djellaba, sorte de robe ample, ornée de passementeries et munie d’un capuchon, portée par les hommes dans le Maghreb) et les comportements comme les crachats exprimant le dégoût à l’adresse des boucheries, des charcuteries, des restaurants jugés non halals. Elle peut également s’exprimer par une médiation interne à l’intérieur du groupe par une concurrence entre ses membres sous forme d’une poussée de la radicalité à ses extrêmes en refusant tout contact avec la civilisation occidentale accusée de décadence morale et éthique. Dans ce cas la rivalité mimétique peut conduire - notamment lorsque le groupe n’est pas guidé ou présidé par un cheikh ou leader religieux charismatique - à une sorte de violence d’où sortira le bouc-émissaire dont on connait les funestes desseins.

Conclusion

24Bien conscient des limites - en matière de taille du corpus notamment - du matériau ici mobilisé, cet article aura néanmoins permis d’éclairer les liens entre radicalisation et hypermodernité afin de mieux comprendre l’importance de la dimension symbolique dans la constitution du religieux à l’aune de la conception girardienne de la victime émissaire. Pour ce faire, nous avons d’abord examiné ce qui nous est apparu pertinent dans la compréhension du phénomène en l’inscrivant dans le cadre phénoménologique de ce que nous appelons univers de sens. Il s’agit selon nous d’une forme de subjectivité réduite à une représentation limitée de la réalité vécue comme discriminante. Cette attitude entraine le sujet à rompre avec le monde social ambiant à la fois sur le plan physique et psychique. Le terme de « fardeau moral » permet alors d’expliciter plus avant cet acte ou cette pulsion qui mettrait fin à ce sentiment d’humiliation - réelle ou fantasmée - de sa communauté d’appartenance à travers un attachement de plus en plus fort, pour ne pas dire extrême, à une pratique rigoriste de l’Islam. Au travers de cette attitude, le jeune devenu « plus musulman que musulman » (Benslama, 2015) se perçoit alors comme un représentant de la divinité sur terre. Cela le conduit à s’inscrire dans une logique de déni social qui prend sa source dans un fort sentiment d’identité musulmane et de supériorité. Les notions d’hypermodernité et de modernisme ne représentent, alors, pour les jeunes, que des parties d’une mosaïque globale visant à vider la religion de son contenu symbolique et métaphysique. C’est alors que le jihad (au sens large du terme) peut, pour certains, prendre sens et corps et marquer non seulement le retour du religieux, mais également celui du sacrifice (Rogozinski, 2017).
Finalement, le dilemme du sujet contemporain est d’être tout à la fois, seul et envahi par autrui, libre et entouré par des règles, puissant et fragile. Cette particularité de l’existence humaine moderne fait que le sujet se pose davantage de questions existentielles et métaphysiques. C’est précisément ce dilemme que Marie-Louise Martinez décrit comme « le malaise de l’individu post-moderne » (Martinez, 2002, p. 10). Dans un tel contexte, certains phénomènes apparaissent pour exprimer soit une révolte contre une réalité considérée comme non conforme aux valeurs sociales ou injustes, soit exprimer un repli identitaire et communautaire au nom de la religion et / ou de la culture. Un repli identitaire qui se renforce par une stigmatisation croissante - réelle ou supposée - mais souvent vécue comme telle par les jeunes issus de l’immigration en particulier. Ceux-ci se perçoivent comme des victimes de tous les discours médiatiques, politiques et identitaires. En réponse, la réaction peut être passive. Dans ce cas, l’individu se tourne vers une sphère de sens en rupture totale avec les normes et valeurs véhiculées par la société. Elle peut également être active et se donner à voir au travers de comportements délinquants, déviants, violents ou plus extrêmes encore.

Haut de page

Bibliographie

Godard, B. (2015). La Question musulmane en France. Un état Des lieux sans concessions. Paris: Fayard.

Bauman, Z. (2000). Liquid Modernity. Cambridge: Polity Press.

Becker, H. S. (1985). Ousiders : étude sociologique de la déviance. Paris : Métailié.

Bertaux, D. (1997). Les Récits de vie, Perspective ethnosociologique. Paris : Nathan.

Benslama, F. (2015). L’idéal et la cruauté, subjectivité et politique de la radicalisation. Paris : Lignes.

Blanchet, Ph. (2016). Discriminations : combattre la glottophobie. Paris : Textuel.

Brenner, E. (2015). Les territoires perdus de la République. Paris : Pluriel.

Bronner, G. (2016). La pensée extrême. Paris: PUF.

Bussière, A. (2014). « La crise du symbolique et la nouvelle économie psychique ». Paris : institution internationale de Sociocritique.

Cassirer, E. (1944). An Essay on Man, New Haven, Connecticut: Yale University Press.

Castel, R. (1995). Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat. Paris : Fayard.

Edin, V & Hammouche, S. (2012). Chronique de la discrimination ordinaire. Paris : Gallimard.

Etienne, B. (2006). « Essai sur une thanatocratie islamique. Le cas des combattants suicidaires arabo-musulmans », Cultures & Conflits, 63, automne.

Gadamer, H-G. (1996). Vérité et méthode, les grandes lignes d’une herméneutique philosophique. Paris : Seuil.

Girard, R. (1972). La violence et le sacré. Paris : Grasset ; réédition Paris : Hachette « pluriel ».

Girard, R. (1978). Des choses cachées depuis la fondation du monde, recherches avec J.-M. Oughourlian et Guy Lefort. Paris : Grasset.

Girard, R. (1982). Le bouc émissaire. Paris : Grasset.

Girard, R. (2004). Les origines de la culture. Paris : Desclée de Brouwer.

Hartmut, R. (2010). Accélération. Une critique sociale du temps. Paris : La Découverte, coll. « Théorie critique ».

Husserl, E. (1947). Méditations cartésiennes. "Deuxième Méditation", trad. G. Pfeiffer et E. Levinas. Paris : Vrin.

Jauvion, A. (1998). « Mimesis et violence chez René Girard », Hermès, La Revue, n° 22, p. 47-52.

Kaufmann, J-C. (1996). Sociologie compréhensive. Paris : Nathan Université.

Khosrokhavar, F. (2014). Radicalisation. Paris : Maison des Sciences de l’Homme.

Lasch, Ch. (2000). La Culture du narcissisme. Castelnau-le-Lez : Climats.

Mauss, M. (1950). Sociologie et anthropologie. Paris : PUF.

Martinez, M-L (2002). L’émergence de la personne, éduquer, accompagner. Paris : l’Harmattan.

Mead, G-H. (1963). L’esprit, le soi et la société, titre original : Mind, Self and Society, from the standpoint of a social behavioris. Traduit de l’anglais par J. Cazeneuve, E. Kaelin et G. Thibault. Paris : PUF, coll. « Bibliothèque de sociologie contemporaine ».

Melman, Ch. (2005). Entretiens avec Jean-Pierre Lebrun, L’homme sans gravité. Jouir à tout prix. Paris : Denoel.

Oughourlian, J-M. (1982). Un mime nommé désir. Paris : Grasset.

Oughourlian, J-M. (2017). Cet autre qui m’obsède. Paris : Albin Michel.

Pailler, J-M. (2016). « René Girard, Le bouc émissaire », Pallas, 102, 302-306.

Rogozinski, J. (2017). Djihadisme : le retour du sacrifice. Paris : Desclée de Brouwer.

Sironi, F. (2004). « Comment devient-on bourreau ? ». In Berthoz, A. & Jorland, G., L’Empathie. Paris : Odile Jacob.

Sommier, I. (2012). « Engagement radical, désengagement et de radicalisation. Continuum et lignes de fracture ». Lien social et Politiques, n° 68.

Touraine, A. (1984). Le retour de l’acteur, essai de sociologie. Paris : Fayard.

Touraine, A. (1992). Critique de la modernité. Paris : Fayard.

Touraine, A. (2015). Nous, sujets humains. Paris : Seuil.

Valadier, J. (1982). « Bouc émissaire et révélation chrétienne selon René Girard ». In Études, T.357, n° 7, p. 251-260.

Vinolo, S. (2011). « Différer le mal : la logique du bouc émissaire ». In Sens-Dessous, n° 9.

Wieviorka, M. (2005). La violence. Paris : Hachette littératures, coll. « Pluriel ».

Wieviorka, M. (2012). « Du concept de sujet à celui de subjectivation/dé-subjectivation ». In FMSH-WP

Zanna, O. (2010). Restaurer l’empathie chez les mineurs délinquants. Paris : Dunod.

Zanna, O, Melchior, J-Ph § Zegnani, S. (2016-2017). « Conversion religieuse en prison : de la réinsertion à la radicalisation ? ». Rapport de recherche pour les CNRS.

Haut de page

Notes

1 La discrimination renvoie à l’application d’un traitement différent et inégal à un individu ou un groupe en fonction de certains traits réels ou imaginaires socialement construits. En cela, trois dimensions sont à distinguer: 1) la discrimination directe volontaire et intentionnelle fondée sur un préjugé ou une idéologie comme, par exemple, le refus d’embaucher une personne de couleur ; 2) la discrimination indirecte ou non intentionnelle comme celle fondée sur les réseaux et les relations sociales ou le référencement ; 3) enfin, la discrimination systémique est « plus délicate à définir dans la mesure où elle n’est ni explicite, ni volontaire, ni même consciente ou intentionnelle, mais relève le plus souvent d’un système de gestion fondé sur un certain nombre de présupposés quant aux divers groupes et comprenant un ensemble de pratiques et coutumes qui perpétuent une situation d’inégalité à l’égard des membres des groupes cibles» Vincent Edin, Saïd Hammouche. Chronique de la discrimination ordinaire, Paris, 2012, Gallimard, p.23.

2 Il s’agit ici d’une enquête menée dans le cadre d’un mémoire du Master II recherche en sciences de l’éducation à l’Université de Rouen sur la question des « violences urbaines dans les banlieues françaises ».

3 Le terme de jihad signifie en arabe respectivement « abnégation », « effort », « lutte » ou « résistance » mais souvent traduit « guerre sainte » contre les adeptes des autres religions ou les athées. Nous pouvons distinguer entre le petit jihad contre l’ennemi envahisseur et le grand jihad contre les tentations sexuelles et matérielles.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Djamel Bentrar et Omar Zanna, « L’islamisme radical aux prises avec l’hypermodernité »Recherches & éducations [En ligne], 20 | octobre 2019, mis en ligne le , consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/7485 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheseducations.7485

Haut de page

Auteurs

Djamel Bentrar

Docteur en philosophie, chercheur associé
Laboratoire Habiter le Monde,
Université de Picardie Jules Verne

Omar Zanna

Docteur en sociologie et en psychologie,
Professeur des Universités,
Le Mans Université, VIP2-Le Mans

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search