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Dossier

L’intégration du tiers comme l’humanité : un juste modèle éducatif ?

Wen Shi

Résumés

Cet article propose d’envisager, à travers la notion de la « victime émissaire », les tensions entre l’individu et la société sur le plan éducatif, en particulier dans un cadre privilégiant soit deux pôles soit trois. Il s’agit de deux schémas possibles pour envisager l’éducation, schémas que nous qualifions ici de « bipolaire » ou « tripolaire ». Ceux-ci impliquent soit l’exclusion, soit l’intégration du tiers, qui est considéré tantôt en tant que victime tantôt en tant que personne. La question consiste à demander : En quoi consiste-il le tiers ? De quelle façon transforme-t-il la victime en personne ? Est-ce que l’un des schémas est plus pertinent que l’autre dans l’éducation ? Nous allons voir que finalement, le noyau de toutes les réponses réside dans le fait que le tiers est capable de réconcilier le conflit et d’apporter un équilibre entre les deux autres éléments.

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Texte intégral

Introduction

1Notre époque contemporaine est marquée par un paradoxe. D’une part, nous ne cessons d’y constater, et d’y regretter, au titre d’une valeur essentielle qu’il faudrait maintenir, un déclin du lien de solidarité au sein de notre société. Les « grands récits », appelés par Lyotard, ont été abandonnés. D’autre part, l’individu est de plus en plus désigné comme une valeur qui l’emporte sur tout. Derrière les mutations de l’individualisme, ce sont des questions de la subjectivité et du vivre ensemble qui se posent. Dans cet article, nous proposons d’envisager, à travers la notion de la « victime émissaire », les tensions entre l’individu et la société sur le plan éducatif, en particulier dans le cadre d’approches qui privilégient une conception soit selon deux pôles, soit selon trois pôles.

Entre la configuration bipolaire et celle tripolaire dans l’éducation : l’intégration du tiers

  • 1 Shi, W., Les valeurs éducatives des arts attribuées par de grandes approches de la culture occident (...)
  • 2 Dans la thèse de Shi mentionnée ci-dessus, nous représentons également d’autres modèles bipolaires (...)
  • 3 À voir Schiller, F., Lettres sur l’éducation esthétique, trad. R. Leroux, Paris, Aubier, 1992.
  • 4 Nous repérons aussi d’autres configurations tripolaires : par exemple, chez Nietzsche, le monde apo (...)
  • 5 À lire la thèse de Shi, W., op.cit.

2Dans l’un de nos travaux1, nous avançons l’idée que la question de l’éducation peut être examinée selon deux configurations : soit bipolaire soit tripolaire.
En ce qui concerne la configuration bipolaire, elle oscille, conformément à une vieille tradition philosophique, entre deux pôles qui sont la raison et le sensible. Ce modèle-là peut tirer son origine du platonisme où le monde est divisé en deux parties : le monde intelligible, constitué de la raison ; le monde sensible, composé par les phénomènes des matériaux concrets perçus. Selon Platon, le premier précède le second, c’est ainsi qu’il confie à l’éducation la mission de conduire l’homme à s’élever du monde sensible inférieur afin d’entrer dans le monde intelligible supérieur. Cette idée platonicienne va constituer une conception majeure des valeurs prêtées à l’éducation selon laquelle la raison l’emporte sur le sensible2.
Quant à la configuration tripolaire, entre la raison et le sensible, elle intègre un tiers comme un troisième pôle médiateur, dépassant ainsi toute dualité. Nous prenons ici comme exemple les théories du philosophe Schiller sur L’Education esthétique3, qui nous semblent fort représentatives.
Schiller réduit l’âme humaine à deux natures fondamentales : la nature sensible et la nature raisonnable. Entre ces deux natures, il existe une opposition radicale, puisque la première exige le changement personnel et la seconde l’immutabilité universelle. Cependant, à la différence de Platon qui privilège la raison, Schiller n’accorde un avantage à aucun des deux éléments. D’après lui, il faut maintenir les deux natures dans leurs justes frontières et trouver un équilibre entre elles. Pour ce faire, il nécessite l’intervention d’un troisième élément, la pulsion de jeu. Le concept de jeu est associé d’une façon explicite par Schiller à une absence de contraintes et à un état de liberté. Il abolit les contraintes qu’exerceraient les deux pulsions l’une sur l’autre si elles devaient agir de façon indépendante. Chez Schiller, l’éducation consiste alors à développer la pulsion de jeu chez l’homme. Ainsi, la mission éducative selon la configuration tripolaire est d’amener l’homme au troisième pôle4.
Ces deux configurations, bipolaire/tripolaire, jouent un rôle central dans la définition des valeurs éducatives. En passant en revue les pensées éducatives les plus emblématiques tout au long de l’histoire de l’éducation, nous pouvons y constater une récurrence de ces deux configurations, ainsi qu’une oscillation entre elles5. Ce constat nous amène à supposer que la question de l’éducation pourrait être considérée comme une question de l’intégration (ou non) du tiers. Dès lors, nous pouvons essayer d’étudier cette question à la lumière des analyses sur la notion « victime émissaire ».

L’intégration du tiers en tant que personne6 : le juste modèle pour l’éducation ?

  • 6 Nous allons expliquer cette notion plus loin.
  • 7 Cassirer définit les « formes symboliques » de la façon suivante : « Par forme symbolique, il faut (...)

3Selon Cassirer, l’entrée de l’homme dans la culture est une entrée dans le symbole. Parce que la culture est représentée par les « formes symboliques »7, qui est ici à comprendre au sens de tout ce qui est codifié par l’activité humaine. En suivant Cassirer, l’éducation constitue en effet un travail sur le symbolique, car elle consiste à conduire l’homme vers la culture, donc, à amener celui-ci à une capacité de symbolisation.
Sur cette base, Martinez, à partir de son analyse des travaux de Girard, nous donne un éclairage anthropologique sur la place de la victime pendant ce processus de la symbolisation.
Elle avance d’abord l’idée que l’entrée de l’homme dans la culture, réalisée au cours de l’éducation, se constitue selon le mode d’un « pacte symbolique », dont la nature est violente.

La construction de la communauté par l’exclusion de victime 

  • 8 La notion est avancée par Girard dans son œuvre Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Gr (...)

4En effet, la symbolisation permet à l’homme de partager les mêmes codes avec autrui et, de ce fait, d’entrer et de vivre dans une communauté. En réalité, selon le linguiste Benveniste, la notion même de communauté symbolique vient d’un mot munia indo-iranien qui signifie “repas festif”, un banquet sacré. Ainsi, « la participation à l’échange des significations est inaugurée par le lien sacrificiel et rituel. » (Martinez, 2001, p. 81) Ceux qui ont accepté les règles rituelles du sacrifice constituent finalement la communauté. En d’autres termes, devenir un être de symbole et partager les signes exige forcément qu’on accepte les règles de cette communauté. C’est ainsi que l’homme entre dans un « pacte symbolique », largement inconscient.
Or, la nature de ce pacte est violente. En effet, il est fondé par le sacrifice, et plus précisément l’exclusion du tiers, sous l’impulsion du « désir mimétique »8.
Pour Girard, le désir humain est mimétique. L’homme a tendance à imiter le désir de l’autre qui lui-même désire. Par conséquent, en plus de l’homme désirant et de l’objet désiré, le désir humain implique encore une troisième dimension : une autre personne, le modèle. Ainsi, nous désirons toujours ce que l’autre désire. Il en résulte que les désirs humains varient à l’infini parce qu’ils s’enracinent non dans les objets ni en nous-mêmes mais dans ce tiers, la personne.
Toutefois, ce désir mimétique peut générer la violence. Il existe en effet deux sortes d’objets susceptibles d’être désirés. Il y a ceux qui peuvent être partagés et ceux et qui ne se laissent pas partager (les objets auxquels on est trop attaché, par exemple, l’amour.) Lorsque les désirs du modèle et de son imitateur convergent sur un objet non partageable, les conflits redoutables peuvent être suscités. C’est ce que Girard appelle la rivalité mimétique, qui est susceptible de provoquer la haine et la jalousie entre les hommes. En conséquence, le désir commun d’un même objet non partageable génère une situation de rivalité. Dès lors, « plus les rivalités mimétiques s’exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier les objets qui en principe les causent (mais rendus infiniment désirables par les autres), plus ils sont fascinés les uns par les autres. » (De Keukelaere). Comme la nature du désir humain est mimétique, la sélection des rivaux se fait également d’une façon mimétique. Cette mimesis conduit finalement à un rassemblement orienté contre une personne particulière. À ce moment-là, cette personne sera violemment exclue sous la haine et deviendra la victime. De ce fait, une communauté se construit sur la base de l’exclusion du tiers, qui constitue une occasion qui permet aux autres de se mettre en unanimité.
Selon les propos propres de Martinez :

« [...] devenir membre de la communauté humaine, accéder pleinement à l’humaine condition et à la disposition de ses ressources signifiantes, comme à la tranquillité désirable pour les faire fructifier, exige, sans doute, un passage initiatique, ou plusieurs, comportant la compréhension sinon l’acceptation d’une certaine violence à son propre égard ou à l’égard de l’autre. » (2001, p. 85)

5Ainsi, Martinez souligne l’hypothèse selon laquelle le symbolique est fondé à travers le « passage initiatique », qui peut être considéré comme un seuil qui implique le sacrifice, à savoir l’exclusion unanime d’une victime. Il est un pacte « qui délimite une communauté soudée par des rituels d’éviction. » (2002, p. 26) C’est pour cette raison que la nature de ce pacte est violente.

La « naissance d’en haut » par l’intégration de personne 

  • 9 « Théorie ou tendance qui voit dans l’individu la suprême valeur dans le domaine politique, économi (...)
  • 10 Cite par Martinez, Ricœur, P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

6D’ailleurs, selon Martinez, il existe encore un seuil non-violent du pacte symbolique. Ce dernier implique une dimension critique du sacrifice et une intégration du tiers précédemment exclu. Il s’agit en plus d’intégrer ce tiers en tant que personne. Il est à noter que, au contraire de l’individu (la notion met l’accent sur l’unité distincte du sujet) engendre la mutation actuelle de l’individualisme9 et devient un alibi aux ruptures des solidarités, la personne nous invite à penser à la fois le sujet singulier et sa place en relation. Sur le plan philosophique, la personne est conçue en tant que modèle de relation intersubjective triadique où chacun contribue à la définition de soi-même comme de l’autre dans une dynamique de co-construction, du sens, du sujet et de l’institution plus juste10. C’est dans une anthropologie issue de la réflexion girardienne sur le bouc émissaire que nous voyons la possibilité de fonder l’intégration de la personne.
Selon Girard, les victimes désignées par le mimétisme violent sont des boucs émissaires réellement innocentes. Bien que les conflits inhérents à la société se résolvent à la base dans l’exclusion du bouc émissaire, « une exigence de justice et de réconciliation plus haute demande de dénoncer cette exclusion. » (Martinez, 2002, p. 38) On constate ainsi une valeur plus haute que cet impératif d’éviction du bouc émissaire : l’intégration du tiers précédemment exclu. Cette valeur est issue de « l’en-dehors de la culture ». (Martinez, 2002, p. 38) Il s’agit d’être chaque fois attentif et sensible au visage singulier du pauvre que telle ou telle situation particulière meurtrit de façon plus ou moins dissimulée. » (Martinez, 2002, p. 38) Par conséquent, cette intégration du tiers exige un dépassement des schémas archaïques et une adhésion volontaire et consciente à la critique de ces derniers. L’homme n’est plus dans l’obligation inconsciente d’exclure la victime. Il fait au contraire un choix conscient pour sauver et intégrer cette dernière afin de dépasser le tiers exclu. Cette intégration lui permet du même coup de donner la mesure de sa liberté, où la revendication de la justice libère donc chacun.
Ce second seuil du symbolique, l’intégration du tiers, implique ainsi le dépassement du premier, l’exclusion du tiers.

« Cette compréhension-là du dépassement implique d’accepter le seuil violent de l’anthropogenèse avec ses rites, ses lois et ses interdits, (du moins pour les plus anodins), comme des vestiges ou des contraintes nécessaires de vie en société mais sans jamais s’y complaire, et surtout, dans un refus délibéré de la violence à l’égard d’un tiers ou de soi-même. » (Martinez, 2002, p. 38)

7Cela nécessite un travail sur soi et sur la relation, pour ne pas succomber sous le poids du premier pacte symbolique violent. Une fois passé ce second seuil, l’homme devient « une personnalité non égocentrique marquée par une conscience de soi dynamique et confiante en soi-même et en ses possibilités, susceptible de s’engager de façon critique dans l’action et la réflexion communes sans exclure soi-même ni autrui. » (Martinez, 2002, p. 38) C’est-à-dire qu’au lieu de se préoccuper uniquement de lui-même, l’homme va également penser aux autres grâce au sens universel acquis. C’est pour cette raison que, d’après Martinez, cette intégration du tiers renvoie à la notion de personne et constitue la condition d’accès à un pacte symbolique non violent.
Finalement, la symbolisation chez l’homme a deux faces : l’exclusion et l’intégration d’un tiers. La seconde implique une valeur plus haute que la première. En passant de l’exclusion à l’intégration, l’homme se transforme du « bouc émissaire » en personne. Il va ainsi réaliser une « naissance d’en haut » qui lui permet d’exercer désormais sa responsabilité et sa liberté. Selon Martinez, c’est le pacte symbolique non-violent qui peut « fournir le juste modèle pour l’enseignement et l’éducation. » (2002, p. 19).

Le tiers comme l’humanité entre l’individualisation11 et la socialisation12

  • 11 « Action d’individualiser (différencier par des caractères individuels », Le Petit Robert, Nouvelle (...)
  • 12 « Le fait de développer des relations sociales, de s’adapter et de s’intégrer à la vie sociale », L (...)

8Revenons à la question du début. Nous avons supposé que dans l’éducation, nous oscillons toujours entre une conception bipolaire et une autre tripolaire. Suivant l’hypothèse de Martinez, il serait plus pertinent d’opter pour le modèle tripolaire et de concevoir le sujet de l’éducation comme personne. La question qui se pose cette fois-ci est : En quoi consiste-il ce tiers dans l’éducation ? De quelle façon permet-il l’intégration du sujet en tant que personne ?
Pour trouver ce tiers, il nous paraît nécessaire de connaître, d’une façon plus profonde, les deux autres éléments.

L’individualisation et la socialisation : un dilemme qui se pose dans l’éducation

  • 13 Selon Durkheim, « l’éducation consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération », Éd (...)
  • 14 À voir, Gauchet, M., « Essai de psychologie contemporaine », Le Débat, 1998, n°99, pp.164-181.
  • 15 Le mot moderne désigne ici la période qui débute de la Renaissance.

9Nous avons supposé que la raison et le sensible constituent les éléments dualistes de base au sein de l’éducation, d’où les autres dualités dérivent. Cette confrontation entre le sensible et la raison soulève en effet une interrogation fondamentale en éducation : l’individualisation ou la socialisation. Si nous considérons que c’est par la raison que l’homme peut maîtriser ses impulsions sensibles, se détacher de la « sauvagerie » et devenir digne de vivre dans la société, conduire l’homme vers la raison constitue un moyen de socialisation. En revanche, rester toujours fidèle à ce qu’on ressent soi-même permet de maintenir la spontanéité dans notre nature.
En effet, cette vision binaire des finalités de l’éducation, c’est-à-dire considérer le sensible et la raison, en d’autres termes, l’individualisation et la socialisation comme les deux pôles, soulève déjà des problématiques. Dans l’unique perspective de la socialisation, l’éducation doit adapter les enfants aux conventions et normes sociales, elle est en réalité la “socialisation méthodique”13 de la jeune génération. Pourtant, elle risque de nier l’individualité en la soumettant totalement aux règles. Nous connaissons les critiques fréquentes, voire caricaturales, adressées à un appareil social qui négligerait les particularités propres à chacun. Selon ces critiques, l’homme fabriqué par l’éducation ne serait que le « produit » d’une machine sociale. Nous savons que ces critiques reprochent souvent aux conceptions privilégiant l’appareil social un risque de dérive vers la dictature et la tyrannie. Ici, la nature humaine est remplacée par un état sociétal, pour lequel l’éducation agit comme un instrument de fabrication d’un modèle humain déterminé.
Toutefois, avec la montée en puissance continuelle de l’individu, nous nous demandons, si la société pourrait encore continuer à fonctionner. Gauchet fait une analyse sur l’évolution de la personnalité pendant ce processus14 : d’abord, la personnalité traditionnelle, constituée par incorporation des normes collectives, est remplacée par la personnalité moderne15, marquée par le réveil de conscience individuelle. Celle-ci est ensuite remplacée par la personnalité postmoderne soucieuse avant tout de son propre épanouissement ; à l’heure contemporaine, nous entrons dans l’époque de la personnalité hypermoderne. Il s’agit d’une personnalité qui se présente comme un sujet qui se déconnecte de toute « structuration par l’appartenance », pour lequel « il n’y a plus de sens à se placer au point du vue de l’ensemble. » Celle-ci est fondamentalement individualiste. L’individu lui-même devient l’unique critère de son jugement des valeurs. Cependant, sans les “limites” posées par la société, beaucoup de nos contemporains éprouvent une « perte de sens » et souffrent de l’absence des normes. Celle-ci se reconnaît dans une survalorisation consumériste, entre addiction à des besoins dits « nouveaux », ou une dépossession la plus radicale, à commencer par celle de sa propre identité.
Lorsque l’individu et la société se retrouvent dans une relation dualiste, privilégier l’un des deux éléments ne va finalement que mettre les deux en danger, et faire obstacle à leur développement. Cette idée fait écho au point de vue de Martinez sur la défectivité du pacte violent. En même temps, elle nous montre à l’avance ce qui va arriver après l’exclusion de la victime : l’individu et la communauté se trouvent dans un face-à-face strict et on va tomber dans le dilemme. Faut-il trouver un tiers qui permette de dépasser toute dualité ? Une réponse possible peut être ébauchée à l’aune de l’idée d’humanité. C’est parce qu’elle peut toucher l’essence véritable de l’homme que l’humanité peut dépasser à la fois l’individu et la société, de manière à les attirer vers un niveau plus élevé.

Le tiers comme l’humanité

10Nous essayerons d’éclairer ce point de vue. Selon Humboldt, l’homme recherche « une fin ultime, un critère premier et absolu » (2004, p. 57) : cette « fin » est d’être en relation avec nous-mêmes, de satisfaire notre « nature intérieure, véritable, humaine ». Ce critère « premier et absolu » est l’humanité, ne peut être trouvé qu’en homme lui-même, puisque « dans la série de toutes les créatures il [l’homme] ne découvre jamais de référence qu’à lui seul. » (2004, p. 58) Ainsi l’idée de l’humanité surmonte-t-elle l’antagonisme entre l’individu et la société, en les réunissant en son sein et en poussant ce dernier à découvrir celle qui lui est le plus spécifique. « Car [elle] éveille leur énergie vitale intérieure et celle-ci façonne naturellement en eux le caractère qui ne convient qu’à eux. » (2004, p. 58)
Sur cette base, Reboul a surtout développé l’idée d’intégrer l’humanité en tant que le tiers dans l’éducation.
D’après Reboul, nous ne devons éduquer ni pour l’individu isolé ni pour la société. Nous éduquons pour l’humanité. Il n’est plus question de valoriser ou la personne individuelle, ou la conscience collective de la société, mais déjà de considérer l’homme en tant qu’être d’éducation :

« On l’[homme] éduque pour en faire un homme, c’est-à-dire un être capable de communiquer et de communier avec les œuvres et les personnes humaines. Car, au-delà de toutes les cultures, il y a la culture, qui consiste avant tout dans le fait qu’elles peuvent communiquer entre elles. » (2010, p. 25)

11Le processus éducatif a pour fonction non seulement d’assurer le développement de l’individu, mais aussi d’en faire un être social, afin d’assurer la survie d’une société. Mais il va au-delà : il a en lui quelque chose de l’Humanité. C’est l’humanité qui est respectable et sacrée, ici intervient un tiers, entre et en-deçà du social et de l’individu.

Conclusion

  • 16 À voir, Dufour, D-R., Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1990.

12L’homo duplex, « l’homme est double ». Selon Durkheim, l’être humain est conçu selon une dualité, parce qu’il est tout à la fois individuel et social. À partir du moment où nous entrons dans la communauté, nous la portons désormais en nous-même. Pourtant, si nous nous limitions uniquement à ce regard binaire sur notre relation avec l’extérieur, nous n’allons qu’entrer dans le conflit soit avec la société soit avec nous-mêmes, et faire des “victimes”. Notre époque est caractérisée par « l’exacerbation des tensions dans le rapport entre l’individu et la société ». (Gaulejac, 2004, p. 129) L’homme contemporain, d’un côté, a envie de se libérer des conventions sociales. D’un autre côté, il se perd à cause de l’effondrement du lien avec le monde qui l’entoure. Le regard binaire sur notre relation avec le monde n’est jamais autant mis en question16.
En analysant les théories des auteurs comme Girard, Martinez et Reboul, nous avons découvert une autre possibilité qui se traduit par l’intégration de l’humanité en tant que tiers au sein du rapport entre nous et la société.
En suivant cette piste, La fin de l’éducation se réaffirmerait de permettre à chacun d’atteindre l’humanité, de dépasser le « pacte symbolique » violent et de devenir une personne. C’est ainsi que l’individu contemporain pourrait reconstruire son lien avec la société et réaliser ses propres valeurs au sein d’une culture humaine.
De “deux” à “trois” : ceci pourrait sembler simple et enfantin. Mais derrière, au travers des approches de l’éducation, cette oscillation est le lieu où se jouent la transcendance de l’homme et son appartenance à une humanité.

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Bibliographie

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Benveniste, E., (1974). Problèmes de linguistique générale, tome 2, Paris, Gallimard.

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Cassirer, E., (1995). Écrits sur l’art, Paris, Cerf.

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De Gaulejac, V., (2005). « Le sujet manqué. L’individu face aux contradictions de hypermodernité », L’individu hypermoderne, sous la direction de Aubert, N., Édition Érès.

Dewey, J. (1990). Démocratie et éducation, Paris, A. Colin.

Dufour, D.-R., (1990). Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard.

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Durkheim, E., (1992). Éducation et sociologie, Paris, P.U.F.

Gauchet, M., (1998). « Essai de psychologie contemporaine », Le Débat, mars-avril.

Girard, R., (1961). Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset.

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Lyotard, J.-F., (1979). La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Ed. De minuit.

Martinez, M.-L., (2001). Vers la réduction de la violence à l’école, Presses universitaires du septentrion.

Martinez, M.-L., (2002). L’émergence de la personne, Paris, L’Harmattan.

Reboul, O., (1992). Les valeurs de l’éducation, Paris, P.U.F.

Reboul, O., (2010). La philosophie de l’éducation, Paris, P.U.F.

Rousseau, J.-J., (2009). Émile ou de l’éducation, Paris, Flammarion.

Shi, W., Les valeurs éducatives des arts attribuées par de grandes approches de la culture occidentale et chinoise, par rapport à une configuration bipolaire ou tripolaire, thèse sous la direction de G. Boudinet, soutenue en 2018 à l’Université Lumière Lyon 2.

Von Humboldt, W., (2004). De l’esprit de l’humanité, trad. O. Mannoni, Paris, Premières Pierres.

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Notes

1 Shi, W., Les valeurs éducatives des arts attribuées par de grandes approches de la culture occidentale et chinoise, par rapport à une configuration bipolaire ou tripolaire, thèse sous la direction de G. Boudinet, soutenue en 2018 à l’Université Lumière Lyon 2.

2 Dans la thèse de Shi mentionnée ci-dessus, nous représentons également d’autres modèles bipolaires dérivés de celui platonicien, par exemple : les arts mécaniques et les arts libéraux chez Aristote, la raison et l’imagination chez Kant, l’apparition et l’apparence chez Hegel, la volonté et la représentation chez Schopenhauer. L’œuvre de Boudinet, G., Arts, cultures, valeurs éducatives nous a beaucoup inspirés dans cette partie.

3 À voir Schiller, F., Lettres sur l’éducation esthétique, trad. R. Leroux, Paris, Aubier, 1992.

4 Nous repérons aussi d’autres configurations tripolaires : par exemple, chez Nietzsche, le monde apollinien, le monde dionysiaque et l’esprit tragique.

5 À lire la thèse de Shi, W., op.cit.

6 Nous allons expliquer cette notion plus loin.

7 Cassirer définit les « formes symboliques » de la façon suivante : « Par forme symbolique, il faut entendre toute énergie de l’esprit par laquelle un contenu de signification spirituelle est accolé à un signe sensible concret et intrinsèquement adapté à ce signe. » (1997, p.12)

8 La notion est avancée par Girard dans son œuvre Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961.

9 « Théorie ou tendance qui voit dans l’individu la suprême valeur dans le domaine politique, économique, moral », Le Petit Robert, Nouvelle édition millésime, 2017.

10 Cite par Martinez, Ricœur, P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

11 « Action d’individualiser (différencier par des caractères individuels », Le Petit Robert, Nouvelle édition millésime, 2017.

12 « Le fait de développer des relations sociales, de s’adapter et de s’intégrer à la vie sociale », Le Petit Robert, Nouvelle édition millésime, 2017.

13 Selon Durkheim, « l’éducation consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération », Éducation et sociologie, PUF, 1922, p. 51.

14 À voir, Gauchet, M., « Essai de psychologie contemporaine », Le Débat, 1998, n°99, pp.164-181.

15 Le mot moderne désigne ici la période qui débute de la Renaissance.

16 À voir, Dufour, D-R., Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1990.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Wen Shi, « L’intégration du tiers comme l’humanité : un juste modèle éducatif ? »Recherches & éducations [En ligne], 20 | octobre 2019, mis en ligne le , consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/7681 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheseducations.7681

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Auteur

Wen Shi

Université Jean Moulin Lyon 3
Laboratoire Éducation, Cultures et Politiques (ECP)
Institut d’Études Transculturelles et Transtextuelles (IETT)

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Droits d’auteur

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