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Figures du soin

2020 en temps d’épidémie : la peste en filigrane ?

Caroline Costedoat, Arnaud Lami, Michel Signoli et Dominique Chevé

Résumés

Cet article a été suscité à partir d’un double constat. Un constat factuel qui montre que lors de la Covid 19, de façon récurrente et sous des expressions diverses, les épidémies de peste ont été convoquées, à divers titres. Un constat anthropologique qui met en évidence non pas les similitudes historiques et épidémiologiques des crises épidémiques (Peste-Covid 19), ni une forme quelconque d’analogie possible, mais bien le dessin de la peste en filigrane de la Covid 19, au prisme de certains invariants anthropologiques : le rapport à la mort et son cortège de peurs, en temps de crise, liées à l’alimentation, à la contagion ; les rituels engendrés, de formes anciennes ou nouvelles ; les règles d’exception liées à la gestion de crise sanitaire. Il s’agit, par- delà les échos, les récurrences, de mettre à jour ces invariants structurant le social.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Plusieurs médias qui ont convoqué récemment la peste à propos de la Covid-19 : sur France Culture, (...)
  • 2 Notons à titre d’exemples, l’annulation du colloque initialement prévu, dans le cadre des manifesta (...)
  • 3 Sans pour autant envisager un scénario catastrophe, il convient de considérer, comme le déclarait e (...)
  • 4 En 2014, trois habitants du Colorado ont développé des formes pulmonaires après avoir été exposés à (...)

1Vivre et évoquer une épidémie, et plus particulièrement une pandémie, renvoie, invariablement, aux imaginaires partagés et aux traces mnésiques des pestes, de la peste comme fléau générique … du moins en Europe. Force est de constater que dans beaucoup de médias lors de cette pandémie Covid-19, outre la similitude des mesures dans la quasi des Etats affectés par le virus SARS-CoV2 qui peut conduire à parler de pan-biopolitique, les échos de ce paradigme épidémique qu’est la peste, ont été récurrents1. Au reste, des voix se sont élevées contre les mesures de confinement, par exemple, qui semblaient nous ramener à des pratiques et des configurations anciennes, comme si brutalement, le XXIème siècle manifestait son impuissance à être original et novateur en la matière : comme si quelque chose d’archaïque ou d’intemporel ressurgissait du passé, comme si le passé pouvait éclairer le présent, comme si les différences historiques, celles de nature et forme pathologiques, les distinctions étiologiques majeures de ces épidémies, leurs configuration et impacts particuliers, étaient seulement anecdotiques, et que les références à la peste étaient essentielles pour comprendre ce qui se passe actuellement, pour donner forme et sens à la crise épidémique. La question alors n’est pas tant : que nous apprend la peste concernant la pandémie de 2020, ce qui relèverait probablement d’un plaquage peu rigoureux du présent sur le passé ou encore d’un nominalisme forçant la réalité – il s’agit d’épidémie, donc le mot désignant la chose autoriserait une lecture par analogie - , mais pourquoi peut-on évoquer, à bon droit et selon quelles logiques, en filigrane de cette pandémie contemporaine, la peste ? Cette perspective s’attache à la fois au factuel épidémique (comportements, mesures, dispositifs, etc.) et aux représentations, au symbolique qui se conjuguent en temps de crise.
La peste est bien un paradigme épidémique et anthropologique : en elle, se sont construits et structurés des invariants anthropologiques (Chevé, 2003 & 2008 ; Chevé & Signoli, 2013). Elle a cristallisé tout ce que l’on retrouve dans les crises épidémiques : gestion de la mort en masse, politiques de santé, quarantaines, dispositifs biopolitiques multiples, anomie, peur de l’autre, stigmatisation et irrationalité, querelles médicales et scientifiques, complotisme, imprévoyances et débordements des autorités, réactions violentes et troublées des populations et exacerbations des inégalités, modes de légitimation du pouvoir (recours aux « scientifiques » et actions d’éclat, rhétorique de la guerre pour les politiques, mais également recours à la culpabilisation par les religieux, dénonciation des fautifs et impies, etc.). Cette réalité nous a fait, ailleurs, affirmer que la peste est plus que la peste, qu’elle a non seulement provoqué des transformations sociales, économiques, politiques, mais encore marqué profondément les mentalités, les imaginaires, les sensibilités et contribué largement à la structuration du social, entre autres parce qu’elle confronte les populations au mal contagieux, à la mort et au sort (Chevé & Signoli, 2007).
Il ne s’agit nullement de forcer l’analyse par un biais analogique et de trouver absolument, dans la Covid-19, des similitudes concrètes et symboliques avec les caractéristiques des crises liées à la peste. Il ne s’agit pas de se laisser un peu facilement emporter par la tentation d’y retrouver tout, pêle-mêle : les morts en masse, les débordements de tous ordres, la gestion des corps, les mesures biopolitiques sanitaires étatiques, l’irresponsabilité et la responsabilité des politiques, les actions du pouvoir religieux, les discours savants et les querelles médicales, les réactions des bourgeois et leur fuite, l’atteinte d’abord des quartiers pauvres, la stigmatisation et l’anomie, les inégalités sociales exacerbées, les peurs et les représentations du mal mises en scène et en signes, l’équation anthropologique du mal commis et du mal subi, les croyances réactivées, le bricolage de réponses incertaines mais nécessaires, etc. Pour autant, il semble que dans toute épidémie, les régimes de vérité du factuel, du symbolique, des savoirs et des croyances se conjuguent.
Mais il s’agit ici de réfléchir à ce qui fonde ces échos, ces constantes, ces invariants anthropologiques et les variations historiques qui les expriment et les concrétisent. Par là, peut-être et sans essentialisation de l’épidémie, mieux comprendre ce que, au plan anthropologique, nous disent ces épidémies. Pour ce faire, nous avons choisi une focale particulière dans ces pestes passées : celle de Marseille au XVIIIème siècle, en 1720 (avec une rechute en 1722) avec laquelle nous devions, à l’occasion de ses 300 ans dans les mémoires, précisément au mois de mai 2020, renouer scientifiquement2. Après une présentation des deux contextes épidémiques (la peste de 1720 et la covid-19 de 2020), nous envisagerons les formes anciennes et contemporaines que prennent les invariants liés aux comportements, au travers d’éléments épidémiques factuels et symboliques, puis les récurrences et variations concernant les mesures administratives et juridiques dans leurs rapports aux libertés publiques. Il ne s’agit pas d’être exhaustifs dans le cadre de cet article, mais de privilégier quelques expressions d’invariants anthropologiques, et quelques cas concrets de comportements, d’agissements des populations atteintes ou de mesures et dispositifs mis en œuvre par les pouvoirs, comme de discours au cœur des épidémies.
Nous verrons alors que la peste a probablement plus que marqué les esprits, elle a fabriqué les regards sur l’épidémie et déterminé des constantes humaines de condition épidémique. Elle appartient, certes et largement, au passé dans sa réalité pathologique3 mais son actualité est persistante en filigrane tant dans les esprits que dans les comportements ou les discours, une actualité manifestée de façon plurielle, dans la réalité complexe de la pandémie contemporaine, comme en témoignent les formes cliniques observées aux Etats-Unis en 2014, ainsi que l’épidémie de 2017 à Madagascar4.

De la peste de 1720 comme focale privilégiée, sorte de synecdoque des pestes : contexte et réalité épidémique au XVIIIème siècle à Marseille

2Aux lendemains de l’épidémie de peste de 1649-1650, le service de santé de la ville de Marseille mit en place un système sanitaire permettant d’éviter une nouvelle épidémie. Ce système très efficace permit de protéger la ville durant 70 ans et ce malgré l’arrivée de vaisseaux contaminés. Au printemps 1720, à la suite de dysfonctionnements administratifs, la peste se débonde dans la cité phocéenne causant la mort de 40 000 à 50 000 marseillais, puis va se répandre dans nombreuses communautés de Provence. Le 25 mai 1720, le Grand Saint-Antoine arrive en rade de Marseille. Ce navire, commandé par Jean-Baptiste Chataud a été contaminé à deux reprises : une première fois par un passager embarqué à Tripoli ; une seconde fois, par des balles de coton chargées à Sour. Lors de l’escale à Livourne, les autorités sanitaires, au vu des nombreuses morts durant la traversée (un passager, sept matelots, le chirurgien du bord) interdirent l’accostage du navire. Le capitaine Chataud fit alors une escale de nuit, en fraude, au Brusq (près de Toulon) afin de prendre contact avec les armateurs du navire. La cargaison du navire, estimée à 100 000 écus, appartenait à de grands bourgeois marseillais. Les propriétaires de ces marchandises (notamment les échevins J.-B. Estelle, B. Dieudé, J.-B. Audimar) décidèrent d’user de leur influence pour réduire la quarantaine du navire afin de permettre un débarquement plus rapide des passagers et des marchandises. Le 27 mai 1720, un matelot du navire mourut aux Infirmeries. Son corps fut examiné par le chirurgien des infirmeries Guérard qui déclara ne trouver aucun signe de contagion. Le 13 juin, un garde du vaisseau décéda à son tour. Guérard déclara qu’il était mort de vieillesse. Le lendemain, les passagers quittèrent les infirmeries après une quarantaine de neuf jours seulement, et pénétrèrent dans la ville. 
Le 20 juin 1720 la maladie frappa pour la première fois dans le centre-ville. Marie Dauplan, habitant rue Belle-Table, mourut avec un charbon sur la lèvre. Guérard diagnostiqua un “charbon ordinaire”. Le 28 juin, Michel Cresp et sa femme, furent emportés en quelques heures par une “fièvre maligne”. Dans les jours qui suivent les décès se multiplient, le chirurgien Guérard demande les avis complémentaires d’autres confrères. Trois Maîtres chirurgiens visitent les malades et diagnostiquent la peste (Pichatty, 1721). Le diagnostic est confirmé le 9 juillet, par les docteurs Peyssonnel, père et fils. Après la mi-juillet les décès deviennent de plus en plus nombreux. A la fin juillet, des malades apparaissent dans tous les quartiers de la ville.
Après plus d’un mois de morts suspectes et répétées, les Échevins n’osaient toujours pas appeler le mal par son nom, espérant encore arrêter sa progression. Les collectivités qui le purent, fermèrent leurs portes et s’isolèrent : l’Arsenal des Galères, l’abbaye de Saint-Victor, le fort Saint-Jean, la citadelle Saint-Nicolas. Les gens de condition s’enfuirent dans leurs bastides du terroir, le peuple qui redoutait d’être conduit dans les Infirmeries, fuit le plus loin possible. Le 30 juillet, les Échevins décidèrent d’enfermer les indigents et d’expulser environ trois milles mendiants étrangers. Le même jour, un arrêt du Parlement de Provence mis Marseille en interdit : “Cet Arrêt défend tout commerce avec la Ville de Marseille, ordonne de brûler les meubles transportés à Aix depuis peu, de fermer les portes de cette Ville, de barricader le faubourg, d’établir des Gardes Bourgeoises, de chasser les Juifs venus de Marseille” (Sénac, 1744).
Mais, déjà plus de dix mille personnes avaient quitté Marseille répandant la maladie dans toute la Provence ; la décision de mettre en place un cordon sanitaire n’intervint que le 4 août, et il ne fut réellement étanche qu’à partir du 20 août. Dans la ville, la situation s’aggrava rapidement. Dans les premiers jours d’août, l’épidémie entraina une centaine de décès quotidiens. Les cadavres, jusque-là emportés la nuit dans une relative discrétion, durent être enlevés en plein jour. Les cimetières étant pleins, la décision fut prise de faire creuser des fosses communes et les civières ne suffisant plus, on commença à mettre en service des tombereaux. A la fin du mois d’août, il mourrait environ 700 personnes par jour. Au début de septembre la peste atteignit son paroxysme, le nombre des morts dépassant 1000 personnes par jour. Avec la fin de l’été, la peste recula : 400 morts par jour fin septembre ; 100 morts par jour fin octobre. Le 27 octobre 1720, l’hôpital des Convalescents fut fermé. Du 6 au 15 novembre une reprise de la maladie emporta encore une cinquantaine de personnes par jour, après quoi, un seul tombereau qui se déplaçait dans toute la ville suffit à enlever les deux à six victimes quotidiennes. Le recrutement des médecins étrangers fut alors inutile. Le 1er décembre, l’hôpital de Rive-Neuve fut fermé, et si vers la mi-décembre, un accroissement du nombre des malades fît craindre une reprise, on se rendit vite compte, par le nombre des guérisons, que la maladie avait beaucoup perdu de sa virulence. A la fin de l’année, il n’y avait plus que deux ou trois nouveaux malades par jour, que l’on transportait à l’hôpital du Mail. 
Le nettoyage de la ville commença dès la fin de septembre par l’enlèvement des ordures, l’incinération de tous les objets et vêtements des pestiférés, et enfin la désinfection des maisons contaminées : le 13 décembre, elles furent toutes marquées d’une croix rouge, puis parfumées et blanchies à la chaux. Mais dès l’été 1720, de très nombreuses communautés provençales furent atteintes par la peste. L’épidémie se propagea, à l’Est, jusqu’aux villes et aux villages des contreforts des Alpes et à l’Ouest jusqu’aux communautés situées sur les premiers reliefs du Massif central. Dès le mois de juillet 1720, la peste sortit de Marseille. Le 21 juillet elle atteignit Cassis, le 1er août elle était à Aix-en-Provence et à Apt. Au 15 août, on comptait déjà une dizaine de localités atteintes dont certaines, comme Sainte-Tulle (près de Forcalquier), étaient très éloignées du foyer primitif de l’infection. Au total, l’épidémie partie de Marseille au début de l’été 1720 se termina à la fin de 1722, toucha 76 communautés et entraîna la mort de 104 526 personnes sur les 282 513 habitants qu’elles regroupaient.
Force est de constater alors que des échos de la peste sont indéniablement entendus dans l’épidémie de 2019-2020, parce qu’un certain nombre de faits, et pas seulement de représentations, y renvoient. Ainsi de la mise en place et des défaillances du système sanitaire par les autorités, de l’agent contaminant venu d’ailleurs, du déni des autorités dans un premier temps, de l’isolement de certaines communautés et de la fuite des bourgeois, du débordement des services sanitaires, hôpitaux et de la gestion publique des corps, etc.

De la covid-19 en 2020 : contexte et réalité épidémique

  • 5 Normile D. “Novel human virus? Pneumonia cases linked to seafood market in China stir concern”. Sci (...)
  • 6 Normile D. et al. « Scientists urge China to quickly share data on virus linked to pneumonia outbre (...)
  • 7 Cohen J. « Chinese researchers reveal draft genome of virus implicated in Wuhan pneumonia outbreak (...)
  • 8 Kupferschmidt K. « Outbreak of virus from China declared global emergency ». Science, 30 janvier 20 (...)
  • 9 Organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles // Risque é(...)
  • 10 Institut Pasteur https://www.pasteur.fr/fr/centre-medical/fiches-maladies/maladie-covid-19-nouveau- (...)
  • 11 Kupferschmidt K. « Study claiming new coronavirus can be transmitted by people without symptoms was (...)
  • 12 Cherel L., El Idrissi. A « La majorité des personnes étaient contaminées » : de la Corse à l'outre- (...)
  • 13 « WHO announces COVID-19 outbreak a pandemic », communiqué de presse, Organisation mondiale de la s (...)
  • 14 Extrait du discours du président E. Macron, le 16/03/2020 « Nous sommes en guerre. En guerre sanita (...)
  • 15 Li H, Baily AM. YouTube as a Source of Information on COVID-19: A Pandemic of Misinformation? Prepr (...)
  • 16 https://www.larecherche.fr/covid-19-coronavirus-politique-scientifique/l%E2%80%99origine-du-virus
  • 17 Deslandes, A., Berti, V, Cohen, Y. et al. (2020). SARS-COV-2 was already spreading in France in lat (...)

3Depuis plusieurs mois, nous sommes confrontés à une pandémie mondiale. Cette maladie infectieuse émergente de type zoonose virale causée par la souche de coronavirus SARS-CoV-2 est appelée Coronavirus 2019 ou Covid-19 (pour coronavirus disease 2019). Les symptômes les plus fréquents, de types pneumoniques, en sont la fièvre, la toux et la gêne respiratoire allant jusqu’à un syndrome de détresse respiratoire aiguë pouvant entraîner la mort, notamment chez les personnes rendues fragiles par l’âge ou des comorbidités. D’où est-elle originaire ? Comment s’est-elle propagée ? Bien évidemment, vivant cette crise au jour le jour, nous n’avons pas encore suffisamment de recul biologique sur cet évènement et il faudra du temps pour remettre les différentes pièces du puzzle en place.
1e Décembre 2019, des médecins chinois donnent l’alerte. Un virus inconnu de type SRAS circulerait dans la province de Wuhan en Chine et aurait une forte capacité de transmission. Ils informent le gouvernement de l’imminence d’une possible épidémie. Le gouvernement chinois reste silencieux, il faudra attendre le 31 décembre 2019 pour que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) soit saisie par les autorités sanitaires de Wuhan qui rapportent un cluster d’une quarantaine de personnes présentant des symptômes respiratoires aiguës dues à un nouveau virus5. Un lien avec le marché de gros de Huanan (vendant des animaux sauvages) est établi. Le pangolin est rapidement suspecté. Mais les autorités chinoises sont rassurantes : aucune transmission homme-homme. Les virologues de différents pays sont sceptiques et demandent le partage des données6. Les premières séquences génétiques sortent7, un test de dépistage est proposé. 24 janvier 2020, recensement officiel des trois premiers cas sur le sol français. Puis progressivement les chiffres s’emballent, en France mais partout en Europe, dans le monde. L’OMS parle de Public Health Emergency of International Concern, les scientifiques parlent de Global Emergency8. Le 25 février 2020 la France, par l’intermédiaire de son ministre de la santé, Olivier Veran, déclenche le stade 1 du plan ORSAN REB9 qui doit permettre de freiner l’introduction du virus en France.
Nous pouvons suivre au jour le jour, l’arrivée, l’installation la propagation du virus sur notre territoire mais aussi le nombre de nouveaux cas, le nombre de décès. Les réseaux sociaux jouent leur rôle de diffusion instantanée de l’information. Petit à petit le coronavirus envahit la presse, nos discussions, nos pensées. Nous en apprenons tous les jours plus sur ce nouvel habitant de notre environnement. La durée d’incubation est variable en moyenne 5 jours mais elle peut aller jusqu’à une dizaine de jours10. Les premiers symptômes sont souvent peu spécifiques et l’infection peut être asymptomatique ou paucisymptomatique (et ce jusqu’à 60 % des sujets infectés) ce qui rend d’autant plus complexe la gestion de la contagion11. Le 29 février 2020, les autorités françaises déclarent 100 personnes atteintes et 3 morts et nous passons au stade 2 du plan ORSAN qui doit freiner la propagation du virus sur le territoire. Les personnes venant de pays à risque sont mises en quatorzaines. Le nombre de régions touchées augmentent. Les foyers principaux sont alors l’Oise, la Haute Savoie, le Morbihan. La course continue, il faut ralentir et empêcher la libre circulation du virus sur le territoire qui nous conduirait alors au stade 3 et la déclaration à proprement parler de l’épidémie à coronavirus en France. A ce stade, il apparait clairement que la majorité des personnes gravement touchées sont des personnes âgées. Les EHPAD tirent la sonnette d’alarme. La jeunesse française se sent peu concernée. Des rassemblements importants réunissant plusieurs milliers de personnes vont accélérer la propagation du virus12. Les moyens de dépistage deviennent insuffisants et les autorités politiques parlent de stade 2 différencié selon les régions. Ainsi, dans le Haut-Rhin, des mesures restrictives sont prises allant jusqu’à la fermeture des écoles. Les rassemblements de plus de 1000 personnes sont interdits sur l’ensemble du territoire. Pendant ce temps, l’économie mondiale flanche, la Bourse de Paris s’effondre. Le 12 mars 2020 l’OMS considère l’épidémie de coronavirus comme une pandémie13. Le gouvernement décrète la fermeture des crèches, des écoles, des collèges, des lycées et des universités. Les rassemblements de plus de 100 personnes sont désormais interdits. Les entreprises sont exonérées du paiement des cotisations et on assiste à la mise en place du chômage partiel. Le stade 3 visant à casser la chaîne de transmission est déclenché le 14 mars 2020. On compte alors 4500 cas et 91 décès en milieu hospitalier. Le 16 mars 2020 face à la flambée épidémique en France, le président de la République fait une allocution nationale14. Les Français sont alors invités à rester confinés chez eux. Pendant que les services de réanimations connaissent une saturation de plus en plus dramatique, le télétravail devient la norme mettons, les enfants (et les parents) apprennent à faire école à la maison, des laisser-passer doivent être remplis pour aller faire les courses. La mise en place des « gestes barrières » envahit notre quotidien. Masques, gel hydro-alcoolique sont rapidement en ruptures de stock. La débrouillardise prend le pas pour aider la « première ligne du front » (personnels hospitaliers, pompiers, ambulanciers, aide soignants…) à se protéger et à protéger les autres.
Plusieurs réalités ressortent de cette crise sanitaire. Notre monde de communication et de multimédias ne nous permet pas d’avoir accès si facilement que ça aux données à la « source ». Nous sommes certes rapidement inondés d’informations mais avons du mal à faire le tri. Une étude du journal the Lancet a montré à ce sujet que plus d’1/4 des vidéos les plus regardées sur youtube sur covid 19 donnent de fausses informations15. Pour ne citer qu’un exemple marquant, il a été longtemps impossible d’avoir un comptage précis du nombre de cas et du nombre de décès hors système hospitalier. Ce vide d’informations spécifiques que tout le monde attendait tous les soirs devant son poste de TV a alimenté certaines angoisses, certaines phobies, certaines rumeurs16. On nous cache des choses… La vie en confinement fait l’objet d’enquêtes, qui montrent que les perceptions de cet état de suspension ne sont pas toutes identiques : caractère invivable pour certains, retour aux « vraies valeurs familiales » pour d’autres, par exemple les poissons d’avril des enfants s’appellent Corona ou Cocovid. Les nouveaux tubes musicaux parlent de confinement, les expressions cathartiques des vignettes humoristiques ou satiriques noient nos liaisons internet sur nos smartphones, devenus plus que jamais prégnants… on fait comme si… mais le virus est partout. Chacun apprend à vivre avec cette chose invisible qui nous colonise et déclenche autant les recherches des épidémiologistes, les dispositifs et discours biopolitiques que les fantasmes et les délires conspirationnistes, ou culpabilisant. Ainsi, les propos qui anthropomorphisent le virus ou la « mère nature » sensée se venger de nos agressions, leur prêtent des intentions et/ou une volonté finalisée.
Les données de l’Insee nous permettent de suivre l’évolution des décès par jour. Le nombre symbolique de 1000 morts est atteint le 24 mars 2020. Il faut attendre le 2 avril 2020 pour qu’enfin le nombre de décès en Ehpad soit comptabilisé (884 personnes supplémentaires). Nous dépassons les 500 décès par jour. Des TGV sont aménagés en ambulances pour désengorger les services de réanimations des régions les plus touchées. Mi-avril ce sont plus de 15500 décès qu’il faut déplorer. Les journaux télévisés sont focalisés sur le sujet. On n’a pas les moyens de soigner, on n’a pas les moyens de protéger, on n’a pas les moyens de lutter. La dépendance économique qui n’est pas nouvelle éclate en pleine conscience, la France est dépendante de la Chine pour les masques, mais les Chinois sont eux-aussi en demande. Alors la solidarité nationale s’organise. Des étudiants de pharmacie fabriquent du gel hydro-alcoolique, les couturières fabriquent de masques, les restaurateurs amènent les repas aux soignants hospitaliers. Les vieux ont peur, les jeunes s’impatientent. Les enseignants gardent les enfants des soignants à l’école. Parmi les victimes on déplore maintenant des enfants, des adolescents. L’heure du déconfinement arrive, le 11 mai 2020 en France, alors que celui-ci a débuté déjà dans d’autres pays européens ou en Asie. Fin des autorisations de sortie, les enfants peuvent reprendre l’école progressivement (selon un protocole sanitaire de plus de 60 pages), port du masque obligatoire dans les transports, limite de 100 km autour de son domicile. Mais gestes barrières, toujours gestes barrières…
Sur ce fond de chronologie survolée dans ces quelques lignes, nous n’avons pas mentionné les avancées quotidiennes de la recherche notamment autour des interrogations sur le jour zéro, le patient zéro. Petit à petit, nous apprenons que les cas de Wuhan en décembre ne seraient pas les premiers et que le SARS-CoV-2 aurait déjà été présent en France en décembre17. En effet, dans tout épisode épidémique le commencement de la considération médicale, sociale et scientifique de l’épidémie à proprement parler ne peut être fait que lorsque le lien entre les patients est fait. Ainsi, les cas de viroses aigues saisonnières diagnostiqués chez certains d’entre nous au début de l’hiver pourraient tout à fait être déjà des cas de covid-19. On peut donc s’interroger sur l’origine du virus et le lien qui a été fait avec la faune sauvage. Différents génomes du virus à ARN SARS-CoV-2 ont été aujourd’hui séquencés. La piste de la chauve-souris est avancée. Mais seules des études rétrospectives pourront répondre à ces questions et la mise en commun des données médicales et scientifiques des différents pays du globe. En effet, nous nous sommes focalisés sur la France mais cette pandémie à coronavirus est bien mondiale. A l’approche du mois de juin, nous voyons une autre étape du déconfinement arriver. Les parcs, jardins, plages ré-ouvrent, les restaurants, les cafés… l’été arrive. L’application StopCovid que nous pouvons volontairement tous télécharger sur nos téléphones portables va pouvoir indiquer le nombre de covideux croisés dans la journée. C’est la fin ; ou le début d’une nouvelle vie sociale.

Expressions différentes des invariants de la confrontation au mal, à la mort, au sort épidémiques : peurs, réponses et bricolages rassurants

4Si la peste est, selon nous, en filigrane de l’épidémie Covid-19, cela ne tient pas seulement à ce qui se retrouve dans toutes les épidémies, celles du choléra ou de la grippe espagnole également : le cortège des peurs, des réponses plus ou moins efficaces, des comportements liés à la confrontation à l’excès épidémique, aux crises. Anomie, panique, irrationalité, recours aux croyances magico-religieuses, etc. Nous avons choisi 4 éléments anthropo-bioculturels invariants : le rapport à la mort, l’alimentation, les croyances et rituels, le rejet de l’Autre par qui le mal arrive, les règles et lois qui structurent les communautés humaines fondamentalement. Les traces de ce filigrane relève donc du dessin des grandes angoisses liées à la mort, à l’éventuelle crise alimentaire réelle ou redoutée, aux rituels, aux stigmatisations qui fédèrent, à la production de règles d’exception en ces temps de crise.

Fuir là-bas, fuir : peur de la contagion et de la mort

5Les épidémies provoquent les peurs de la contagion et par là, celle de la mort. Confrontées à la violence et à la célérité des pestes, à Londres en 1665-1666 comme à Marseille en 1720, les populations qui se barricadent ou fuient si elles le peuvent. Les villes sont désertées par leurs habitants les plus riches comme à Londres où les bourgeois ont fui et la Cour se réfugie à Oxford (Defoé, 1722). Dès que les premières rumeurs des peste apparaissent, s’il le peut, chacun met en pratique le précepte de Galien : « Il faut fuir le plus tôt, le plus loin et revenir le plus tard possible ». L’histoire a retenu la prudence de quelques grands personnages face à la peste (le chevalier Bayard, lieutenant général du Dauphine, quittant Grenoble en 1522 ou le maire de Bordeaux Michel de Montaigne restant à distance de sa ville durant l’épidémie de 1585). Mais cette fuite ou cette distanciation ne concerne pas que les individus, les institutions la pratiquent également. En 1629, Aix-en-Provence est touchée par une épidémie de peste particulièrement violente, toutes les institutions provinciales quittent la ville : la Grande Chambre du Parlement se réfugia à Salon, la Tournelle et le Bureau des trésoriers généraux à Pertuis, la Cour des comptes à Toulon puis à Brignoles, les Officiers du Siège à Trets (Papon, 1786). Lors de l’épidémie de 1720, une situation comparable se répèta, sur Marseille. Les collectivités qui le purent, fermèrent leurs portes et s’isolèrent du reste de la ville : l’Arsenal des Galères, l’abbaye de Saint-Victor, le fort Saint-Jean, la citadelle Saint-Nicolas. Les gens de condition s’enfuirent dans leurs bastides du terroir, le peuple qui redoutait d’être conduit dans les Infirmeries, fuit le plus loin possible. Le 30 juillet, les Échevins décidèrent d’enfermer les indigents de la ville et d’expulser environ trois milles mendiants étrangers (Carrière et al., 1968). Car la fuite revêt deux aspects, une fuite volontaire de ceux qui peuvent se le permettre parce qu’ils possèdent des propriétés secondaires, une fuite imposée à ceux dont on juge la présence inopportune à cause du risque sanitaire qu’ils représentent (en 1525, à Carpentras, les suspects de contagion sont expulsés, Dubled, 1969), à cause de leur appartenance communautaire ou religieuse (à Aix-en-Provence en 1630, le Parlement ordonne que tous les étrangers, quelle que fut leur qualité, sortent de la ville, ainsi que les juifs, avec leurs hardes, Bourguet, 1878), ou à cause de "métier" (A Riom, en 1631, dès les premières rumeurs de contagion dans les communautés voisines, les commissaires de santé décident de l’expulsion des filles « malvivantes pour détourner l’ire du Seigneur », Gomot, 1874).
Le 17 mars 2020 en France, au lendemain de l’annonce du Président de la République de la mise en place du confinement, les routes de France se chargent. Les français, plutôt aisés et possédant des résidences secondaires, fuient les grandes villes, par peur de la contagion mais aussi pour vivre un confinement plus agréable, pour se protéger en s’isolant18 dans les campagnes, loin de la foule et du coronavirus19.

Rapports complexe à l’alimentation : la peur de manquer

6Dans le passé, du XIVème au XVIIIème siècle si l’on veut rester dans le cadre chronologique de la deuxième pandémie pesteuse, les populations vivent avec l’angoisse du manque de nourriture. Peurs d’autant plus légitimes que les années sont nombreuses où la soudure est au moins difficile, parfois même dramatique. La soudure est cette période de l’année précédant les premières récoltes et où les céréales et autres réserves des récoltes précédentes risquent à manquer. Peurs d’autant plus légitimes que la richesse d’une région et d’un pays est avant tout agricole et que les possibilités de compenser le manque d’un lieu par la surproduction d’un autre est inexistant (sauf peut-être pour les grandes villes portuaires). Le dépouillement des sources historiques montre la régularité de ces crises frumentaires. Lors de l’épidémie provençale de 1720-1722, ces difficultés de ravitaillement prennent une place importante pour les responsables municipaux en charge de la gestion du quotidien. Ce problème du ravitaillement est rendu d’autant plus difficile que le 31 juillet 1720, un arrêt de la Chambre des vacations d’Aix-en-Provence, défend à tous les habitants de la province de communiquer avec Marseille. Plus encore, pour lutter contre la peste qui ne cesse de se répandre, un arrêt du Conseil d’Etat du 14 septembre, met toute la Provence en quarantaine. Comme en temps de guerre, il est difficile de se ravitailler. Comme lors d’un siège, les responsables politiques et administratifs prennent des mesures de rationnement pour tenir dans la durée. A Mende, le 15 septembre 1721, alors que l’épidémie provoque les tous premiers décès, le bureau de santé de la ville prend la décision « … qu’il était nécessaire de commencer incessamment a distribuer du bled qui a été donné, par Mgr l’évêque de Mende, aux pauvres de cette ville, quy sont en très grande, quantité… ». Bien sûr, ces mesures visent à limiter les effets de la famine. Mais elles ont également pour objectif d’éviter les émotions populaires ayant deux conséquences, de remettre en cause du pouvoir politique : Au début de juin 1721, affamé le peuple d’Arles entre en rébellion, accuse le pouvoir de pactiser avec la peste et de vouloir la perte de tous. Les pestiférés rompent les barrières de Trinquetaille où sont les infirmeries, les malades ne sont plus pris en charge, les morts ne sont plus ramassés (Laval, 1878) ; de favoriser la diffusion de l’épidémie : en août 1720 à Marseille, les échevins taxent le pain car le petit peuple s’agite et se regroupe. En moins d’une semaine, ces rassemblements participent à la diffusion épidémique, le nombre des morts passe d’une cinquantaine à près d’une centaine de décès quotidiens. Les cadavres, jusque-là emportés la nuit dans une relative discrétion, doivent être enlevés en plein jour (Carrière et al., 1968).
A l’aurore du confinement en France, en mars 2020, les supermarchés sont pris d’assaut. Les rayons des denrées non périssables et peu chères comme les pâtes, la farine sont dévalisés. Certains supermarchés sont même obligés de pratiquer du rationnement pour éviter les pénuries20. Certes il n’y a pas de crise frumentaire, mais des peurs liées aux risques de pénurie des mêmes types d’aliments de base, comme si, dans les imaginaires partagés, ceux-ci restaient liés aux nécessités vitales de l’alimentation.

Du rituel élaboré : rassurer et faire communauté

7Nouveaux rituels ? Certainement dans leurs formes et même leurs adresses, lors de cette épidémie en France : applaudissement en remerciements aux soignants21, livraisons par les restaurateurs de repas aux personnels des hôpitaux22, mais aussi à tous ceux qui constituent cette ligne de front de l’armée contre le virus, la métaphore guerrière étant filée en permanence, et d’abord par les pouvoirs publics et le sommet de l’Etat. Mais au plan anthropologie, si ces expressions ritualisées sont nouvelles, reste que du rituel est mis en place, et qui là encore, renvoie aux rituels religieux ou profanes de communion populaire, en temps de pestes. Il s’agit de renforcer le lien social par des gestes collectifs et des croyances partagées. Ainsi, à Marseille, mais partout ailleurs lors d’autres pestes, des processions, messes et Te Deum d’action de grâce sont célébrés…
Pour nombre de contemporains des épidémies de peste de la seconde pandémie, l’explication première face à un tel fléau réside dans la colère divine. Fort de cette croyance, plusieurs attitudes vont se développer pour atténuer le courroux du Ciel, prendre des mesures contre ceux qui participent à cette colère et multiplier les prières et les processions publiques (autant que la situation sanitaire le permet). Ainsi en 1587, le bureau de santé d’Aix-en-Provence interdit les rassemblements pour jouer, pour danser et même pour faire processions (Barry, 1997). En 1630, à Marseille, afin de faire cesser le fléau qui ravageait la ville : “Léon de Valbelle Sieur de la Tour Premier Consul et Nicolas de Gratian second Consul, pour apaiser l’ire de Dieu firent voeu de fonder aux dépens du public une Maison des Filles Repenties, ce qui fut effectuée depuis” (Ruffi, 1642). A Venise, des églises furent construites après des vœux pour la cessation des cinq plus fortes épidémies de la peste : San-Giobbe (1462), San-Rocco (1485), San Sebastiano (1506), Il Redentore (1575-1577), Santa Maria Della Salute (1630-1632) (Avery, 1966). En 1721, afin d’arrêter le mal qui ravage Aubagne : “... le Conseil considérant que la contagion augmente considérablement pour tacher de calmer la colère du Seigneur justement irrité contre eux et le peuple de cette ville a délibéré de faire un voeu pour et au nom de la dite Commune, tel qu’il l’on projetté et de l’aller prononcer au pied du Maître autel de l’église paroissiale” (A. D. B-d-R 135 E BB 19, f° 290) (Signoli, 2006). En 1722, à la suite d’une rechute épidémique, les échevins et les principaux notables de Marseille, firent vœu, à perpétuité (c’est-à-dire pour eux et leurs successeurs), d’entendre une messe le jour de la fête du Sacré-Cœur de Jésus. En souvenir, de ce vœu , une cérémonie se déroule encore chaque année en la basilique du Sacré-Coeur de Marseille.
Là encore, comment ne pas noter une récurrence ? Face au coronavirus, à Amiens un office religieux est célébré, comme au temps de la peste, le Dimanche 26 avril 2020 à 6 :03 - Par François Sauvestre, France Bleu Picardie, France Bleu « Ce dimanche, l’évêque d’Amiens va vénérer la Sainte Relique du Chef de Saint Jean-Baptiste et lui demander d’intercéder en faveur des Hommes en pleine épidémie de coronavirus. Une pratique déjà utilisée à travers les siècles lors de grandes pandémies ».

Suspicion, rejet de l’Autre, stigmatisation : désigner des coupables

8Autre invariant des conduites humaines : l’exclusion, le rejet de l’Autre, la stigmatisation, pour conforter une identité communautaire. Mais également pour construire une causalité rassurante : la Covid 19 est partie de Chine, les Chinois n’en sont-ils pas les fauteurs de trouble ? Accusations, théories du complot, fantasmatiques explications se mêlent et des exactions sont commises à l’égard de la communauté asiatique, en France23. En pleine épidémie de coronavirus, un peu partout sur le territoire, des comportements violents de rejet et d’exclusion vis-à-vis des personnels soignant se rencontrent. Les propriétaires ont peur que le virus n’arrive chez eux. Ces peurs entrainent des comportements extrêmes allant jusqu’à couper l’eau et l’électricité dans des appartements habités par des personnels soignants pour les faire partir24,25,26.
En temps de peste, les médecins, barbiers-chirurgiens, apothicaires, fossoyeurs, curés, prêtres et religieux sont à la fois sorcières désirées et bonnes fées redoutées. Ils sont indispensables à la prise en charge des corps et des âmes, des vivants et des morts. Mais on redoute aussi leur possible rôle dans la diffusion de la contagion. Pire, on les soupçonne parfois de répandre la peste pour continuer à recevoir leur salaire et profiter d’avantages. Il faut que le peuple visualise ou entende l’arrivée de ces professionnels afin de se retirer au plus vite. Ainsi, à Dijon en 1531, » injonction est fait aux chirurgiens de peste de porter le bonnet jaune comme les maugoguets (croque-morts), et de fuir la compagnie des sains » (Clément-Janin, 1879). En 1628 à Romans, « les galopins (infirmiers et croque-morts) conduiront diligemment les malades à l’hôpital et aux cabanes et porteront une baguette blanche, pour que le peuple se retire ; ils s’emploieront au service des malades ; en cas de décès, ils les enterreront au lieu qui leur sera indiqué et feront les désinfections… » (Chevalier, 1879). Mais le soignant fait peur de par sa proximité avec « la Contagion ». Alors s’il traite les malades, il doit rester à distance des sains. A Dijon en 1543, une sagefemme jurée est chargée de délivrer les femmes enceintes atteintes par le fléau (Clément-Janin, 1879). A Barcelone en 1560, médecins et chirurgiens de peste, à charge de la ville, ont une interdiction formelle de soigner d’autres malades que les pestiférés (Biraben, 1975). En 1720, par toute la Provence on ne trouve pas ce genre de limitation clairement énoncée, mais l’affectation de nombreux professionnels de santé dans les infirmeries de peste fait que de facto ceux-ci sont uniquement en relation avec des pestiférés.

Règles et dispositifs : gérer la crise épidémique ou surveiller, contrôler, empêcher et restreindre au nom de la santé publique

  • 27 Au point que des intellectuels comme Giorgio Agamben aient pu (dans Lundimatin#243, le 24 mai 2020) (...)

9Dernier invariant anthropologique des temps de crise choisi : le recours aux règles d’exception, les ordonnances, décrets, lois, tout un arsenal de dispositifs légaux exceptionnels. Les dispositifs disciplinaires et du biopouvoir (Foucault, 2006 [1975]) mettent en place les quarantaines et les confinements, lors des pestes depuis le Moyen-âge, à Londres au XVIIème comme à Marseille au XVIIIème siècle, irrésistibles « utopies » des pestes, rêves fous des pouvoirs qui pourront y appliquer leurs contrôles, leurs injonctions, leurs interdits (Foucault, 2004 [1978] ; 1988) Ces choix se justifient au regard de la protection des populations, du moins par la cohérence discursive des autorités politiques et sanitaires, mais ils ont été et sont contestés de façon récurrente. Ainsi Defoé (1722) dénonce ces dispositifs qui, outre une efficacité réduite, constituent une barrière à la sociabilité propre aux humains, animaux parlant, ainsi qu’une atteinte aux libertés publiques fondamentales. Un écho dans le présent, en Italie et un peu partout en Europe confinée où ces empêchements ont donné lieu à de nouvelles formes de sociabilités par balcons, fenêtres et toits interposés… mais également en mobilisant la technologie contemporaine, par « apéro virtuel » et autres réunions de famille « whatsappée ». A Marseille en 1720, on finit par libérer les forçats pour qu’ils deviennent les « corbeaux » du ramassage des cadavres qui envahissent et empuantissent la cité. Aujourd’hui, on ne libère pas les prisonniers en fin de peine pour des tâches identiques, mais toujours par souci d’efficacité et mesures de protection des populations : éviter le débordement quand les services sanitaires ne font plus face, éviter l’hécatombe dans les lieux confinés des prisons trop denses.
Comme nous l’avons vu ces derniers mois, le temps de l’épidémie est un temps de guerre. Les Etats, les villes assiégées se font citadelles. Les pouvoirs s’adaptent à cette situation d’exception, mais profitent également de ce contexte pour augmenter leur emprise. Dans la ville pestiférée, l’organisation de la police et de la justice est indispensable à faire respecter les mesures prises pour gérer l’épidémie : prise en charge des malades, ravitaillement des habitants, limitation la contagion, gestion des morts... Mais ce contexte de catastrophe est aussi une opportunité pour un renforcement des autorités municipales sur les pauvres, les étrangers, les prostituées (Barry, 1997). La remise en cause des libertés publiques ne date pas de l’actuelle épidémie. Lors des épidémies de peste, la première entrave aux libertés publiques réside dans l’enfermement des malades ou des soupçonnés malades. Plusieurs solutions sont retenues pour pratiquer cet isolement, elles sont fonction du moment, du lieu, des possibilités pratiques en moyens humains et en lieux d’accueil.
A Dijon en 1546, un sergent est chargé de chasser les pestiférés de la ville et de condamner les portes de leur maison. Si du fait de leur état, ces malades ne peuvent se déplacer, il les enferme dans leurs maisons (Clément-Janin, 1879). En 1631, le conseil de santé de Riom, décide que les habitants plus pauvres atteints par la Contagion seront entassés dans une grange qui fait office d’infirmerie. Les autres habitants, pestiférés et personnes vivants avec ceux-ci dans la même maison seront enfermés à clé en attendant le progrès de la maladie, c’est-à-dire la mort (Gomot, 1874). Cette idée d’un sacrifice du petit nombre pour tenter de protéger le plus grand nombre se retrouve notamment en 1720. A Marseille, les autorités décident de faire murer les deux extrémités de la rue de l’Echelle rapidement identifiée comme un important foyer de l’infection. Le même procédé est mis en œuvre à Aubagne pour la rue des Coquières ou à Noves pour la rue de Gachon. Au-delà des autorités municipales, celles de la province et même celles du royaume prennent, à une autre échelle, de telles mesures de limitations des libertés individuelles. Le 31 juillet 1720, un arrêt de la Chambre des vacations d’Aix, défendit à tous les habitants de la province de communiquer avec Marseille. Mais devant l’inexorable progression du mal, le 14 septembre 1720, un arrêt du Conseil d’Etat mettait la Provence toute entière en quarantaine, faisant défense aux habitants et aux marchandises de cette province, de franchir les rivières de Verdon, de la Durance et du Rhône. Et gare à ceux qui ne respectent pas ces règles d’exception, la sanction est lourde ! En mai 1587, un homme arrivé à Aix-en-Provence, sans bulletin de santé et venant d’un lieu contaminé, reçut le fouet (Barry, 1997). A Autun, en octobre 1586, un pestiféré ayant résisté à l’ordre d’un magistrat qui l’expulsait, fut arquebusé (Guyton, 1863).
Le confinement, atteinte suprême à la liberté d’aller et venir, s’est imposé pendant la crise du Covid-19 comme une mesure sanitaire de premier ordre à la fois emblématique des enjeux sanitaires et de l’importance du droit dans cette période tellement particulière. La confrontation entre droit sanitaire et libertés publiques a pu apparaître violente, voire incompréhensive, pour les profanes27. Cette incompréhension a été d’autant plus prégnante que, dans notre monde globalisé dans lequel la médiatisation du Covid a fait florès, plusieurs États ont décidé de ne porter aucune atteinte aux droits de leurs concitoyens, se refusant, par exemple, à imposer un confinement généralisé. Quoiqu’il en soit, en France, la problématique de la lutte sanitaire a largement éprouvé celle des droits individuels. Bien que des mécanismes de privation de libertés aient, de longue date, existé, le contexte actuel a, semble-t-il, renforcé la défiance à l’égard des mesures de police établies pendant cette crise. Il faut reconnaitre qu’en près de 300 ans nos rapports au droit ont évolué, les normes se sont affinées, et les droits de l’Homme notamment ont abondamment été consacrés. Le discours populaire considère souvent davantage les droits que les devoirs. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que le droit sanitaire et les mesures restrictives qu’il a pu récemment induire, aient soulevé, sous le seul angle des libertés publiques, de nombreuses critiques, voire des vagues d’indignations. Le droit moderne a été taraudé entre, d’une part, la nécessité de protéger la société et les individus qui s’y trouvent -ici contre la diffusion du virus- et, d’autre part, l’impérieuse obligation de préserver et de garantir les libertés individuelles. De ce fait, si les parallèles relatifs aux mesures prises en période épidémique sont saisissants, leurs fondements, leur légitimité et leurs contrôles n’ont pas forcément de commune mesure avec ce qui a préexisté.
Tel un slogan moderne, nous pourrions retenir que dans un système démocratique, les libertés publiques ne souffrent d’aucun arrangement. Alors comment peut-on concilier cette exigence avec l’impérieuse nécessité de protéger la santé publique ? C’est, entre autres, à cette épineuse question que le droit doit répondre en période d’épidémie. Il faut dire qu’au jeu des constats existe un décalage entre les représentations individuelles, les ressentis personnels et l’approche juridique, qui considère que l’intérêt général doit primer sur les intérêts individuels, sans méconsidérer ces derniers. Le juriste, tel un funambule audacieux, doit prendre en compte tous ces éléments qui, au reste, sont souvent empreints d’une grande subjectivité et donc sont forcément sujets à caution. Pour le dire autrement, les autorités publiques doivent protéger les individus et la société contre les maladies sans commettre d’excès. Si la prudence, en matière règlementaire, doit être de mise, l’action reste de rigueur. Les autorités politiques ont non seulement le droit d’agir de façon particulièrement importante, mais elles en ont aussi le devoir. Le Conseil d’État a eu l’occasion de rappeler, pendant l’épidémie Covid-19, que « les maires en vertu de leur pouvoir de police générale ont l’obligation d’adopter, lorsque de telles mesures seraient nécessaires des interdictions plus sévères lorsque les circonstances locales le justifient » (15. CE 2 mars 2020, n° 439674).
Toute la question réside alors dans la correspondance entre l’exceptionnalité de la situation de crise épidémique et la légitimation de l’exceptionnalité des pouvoirs de police. La balance figurant parmi les symboles les plus emblématiques du droit n’a, probablement, jamais eu autant d’utilité. Entre action et retenue il a fallu fixer des règles, encadrer les pratiques et contrôler les décisions. Le juge considère, de longue date, qu’à situation exceptionnelle il convient d’appliquer des mesures exceptionnelles. En 1929, commentant l’affaire des dames galantes, le Doyen Maurice Hauriou écrivait déjà « ce n’est pas d’hier que le Conseil d’État a posé le principe que les pouvoirs de police de l’Administration varient avec les circonstances » (CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent, Sirey 1918-19, IIP part., p. 33 ; note sous M. Hauriou, La jurisprudence administrative de 1892 à 1929. Tome 1, 1929 p.66). Dans ce célèbre arrêt du droit administratif, la Haute juridiction retenait que « ne sont pas entachés d’excès de pouvoir, comme portant atteinte à la liberté du commerce et à la liberté individuelle, les arrêtés par lesquels, en temps de guerre, le préfet maritime, agissant en vertu de la loi du 9 août 1849, sur l’état de siège, a réglementé la police des mœurs à Toulon en interdisant aux débitants de boissons de recevoir dans leurs établissements des filles accompagnées ou non et de leur servir à boire… » Ce positionnement des juridictions a largement impacté l’étendue des pouvoirs reconnus aux autorités publiques en période d’épidémie. On retiendra à cet égard, qu’avant l’adoption de la loi de 23 mars 2020 dite « d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 », le Premier ministre a, entre autres, justifié l’adoption du décret 16 mars 2020, n° 2020-260, portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus du covid-19 (JO 17 mars 2020), par l’existence de « circonstances exceptionnelles découlant de l’épidémie de covid-19 ». La logique jurisprudentielle (entendue ici comme résultant du juge) a été poussée à son paroxysme par le législateur. La loi du 23 mars 2020, en créant au sein du Code de la santé publique le dispositif de l’état d’urgence sanitaire, a conféré au Premier ministre et au ministre de la santé des pouvoirs exorbitants du droit commun afin de lui permettre de prendre des « mesures exceptionnelles » pour lutter contre la Covid-19.
Sans qu’il nous appartienne, dans la présente étude, d’être exhaustif ni trop technique sur le sujet, nous retiendrons qu’aux termes de de l’article L.3131-15 du Code de la santé publique, le Premier ministre peut « Dans les circonscriptions territoriales où l’état d’urgence sanitaire est déclaré » prendre « par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique » des mesures permettant de :
• « 1° Restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ;
• 2° Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ;
• 3° Ordonner des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine, au sens de l’article 1er du règlement sanitaire international de 2005, des personnes susceptibles d’être affectées ;
• 4° Ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement, au sens du même article 1er, à leur domicile ou tout autre lieu d’hébergement adapté, des personnes affectées ;
• 5° Ordonner la fermeture provisoire d’une ou plusieurs catégories d’établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, à l’exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité ;
• 6° Limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature ;
• 7° Ordonner la réquisition de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que de toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services ou à l’usage de ces biens. L’indemnisation de ces réquisitions est régie par le code de la défense ;
• 8° Prendre des mesures temporaires de contrôle des prix de certains produits rendues nécessaires pour prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché de certains produits ; le Conseil national de la consommation est informé des mesures prises en ce sens ;
• 9° En tant que de besoin, prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire ;
• 10° En tant que de besoin, prendre par décret toute autre mesure réglementaire limitant la liberté d’entreprendre, dans la seule finalité de mettre fin à la catastrophe sanitaire mentionnée à l’article L. 3131-12 du présent code ».
De l’extérieur, il est vrai que le droit peut laisser le sentiment de s’accommoder d’arrangements avec les concepts et les notions. Et à la lecture de l’article L.3131-15, l’arrangement semble largement profiter à l’État. Toutefois, une telle vision des choses n’est pas forcément empreinte de véracité. Le législateur a tenu à rassurer la population sur la nécessité de maintenir la protection des droits individuels, malgré l’extension des prérogatives publiques. A cet égard, l’état d’urgence sanitaire est, à l’image de la loi du 3 avril 1955 relative à « l’État d’urgence » (réformée par la loi du 20 nov. 2015), un régime légal d’urgence spécifique ; à la différence que la loi de 2020 est à vocation exclusivement sanitaire. « Les mesures exceptionnelles prévues dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ont, comme dans le cadre de l’état d’urgence de droit commun (loi du 3 avril 1955), vocation à respecter l’ensemble des droits et libertés que la Constitution garantit, en tenant compte du caractère exceptionnel de la situation à laquelle elles doivent répondre. » (Étude d’impact projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19, 18 mars 2020, p. 18). Le droit positif reconnait, en ce sens, qu’en période de crise sanitaire et, a fortiori, dans la situation épidémiologique de la Covid-19, certaines autorités publiques peuvent agir au-delà des compétences qu’elles détiennent en période normale et, partant, restreindre les libertés publiques, sans toutefois les annihiler. La différence est subtile ; néanmoins, elle est, dans un état de droit, fondamentale.
Reste le contrôle par le juge des pouvoirs sanitaires. Les pouvoirs détenus par le Premier ministre, le ministre de la santé et, le cas échéant, les préfets, ont donné lieu à un florilège d’actes et de mesures intervenant dans des domaines et matières très variés. L’utilisation des articles L3131-15, et suivants, s’est avérée- comme on pouvait s’y attendre- au centre de nombreux contentieux. Une partie non négligeable du contentieux résulte de demandes d’annulation de mesures adoptées au titre de l’état d’urgence sanitaire, en raison notamment de leur caractère disproportionné -aux objectifs poursuivis- ou de leur inconstitutionnalité (Michel Verpeaux, « Loi organique d’urgence sanitaire et question prioritaire de constitutionnalité », AJDA, 2020, p. 839). Au titre des principaux griefs adressés aux nouvelles dispositions, on retiendra « la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du 2° de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique » qui, à l’occasion du filtre opéré par le Conseil d’État, n’a pas été renvoyée devant le Conseil constitutionnel (CE, ord., 9 avril 2020, l’association Mouvement citoyen Tous Migrants, et autres, n° 439895). D’autres requérants, au contraire, sollicitent auprès des juridictions administratives un renforcement de l’utilisation des pouvoirs du Premier ministre et/ou du ministre de la santé au titre de la protection sanitaire. Des demandes d’injonction très variables ont été adressées aux juridictions administratives. Parmi les plus illustratives, on évoquera les demandes visant à ordonner au Premier ministre : « d’interdire la destruction des masques FFP2/NG5 après usage » (CE ord., 15 avril 2020, Syndicat VIGI ministère de l’intérieur / Police nationale, 439925) ; à « dépister systématiquement les malades » ; à « accueillir les personnes en situation de précarité » ; à « autoriser largement l’utilisation de la chloroquine » (CE ord.,22 avril 2020, 440026). Rares ont été les demandes à être accueillies favorablement par le Conseil d’État (Touzeil-Divina Mathieu, « Quand le Conseil d’État n’avance plus masqué pour réaffirmer qu’il est, même en juridiction, le Conseil « d’État » et non « des collectivités » [Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 292.] La Haute juridiction administrative s’est efforcée- dans les nombreux litiges dont elle a été saisie- de reconnaitre que la majorité des mesures restrictives des libertés adoptées par le Premier ministre ou le ministre de la santé sont proportionnées à la situation.

Conclusion

10Les récurrences, les constantes, les parallèles existent entre les deux crises épidémiques, dont l’aspect pandémique est également incontestable. Mais outre que les différences entre les contextes historiques et les sociétés n’autorisent aucune analogie de nature et factuelle, nous ne pouvons que difficilement et au prix de contorsions peu rigoureuses fonder une analogie symbolique entre la peste et la Covid-19. Pour autant, des résonnances, des traces, des échos comportementaux et symboliques forcent les esprits.
Dans une perspective anthropologique, par-delà la variabilité historique, ces constats renvoient aux invariants de condition, celle des populations humaines confrontées aux épidémies, comme phénomènes sociaux totaux. Elles sont des mises à l’épreuve au travers desquelles l’humanité joue, entre autres, son rapport à l’ordre et au désordre.

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Guyton, L.-M. (1863). Notice sur les maladies épidémiques, contagieuses et pestilentielles qui ont affligé Autun pendant les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Autun, 45 pages.

Laval, V. (1878). Lettres et documents pour servir à l’histoire de la peste d’Arles en Provence de 1720-1721, Nîmes, 48 pages.

Papon, (1786). Histoire générale de Provence dédiée aux États, Paris, tome IV.

Ruffi, A. (1642). Histoire de la Ville de Marseille contenant tout ce qui s’est passée de plus mémorable depuis sa foncation, durant le temps qu’elle a esté République et sous la domination des Romains, Bourguignons Wisigoths Ostrogoths, Roys de Bourgongne, Vicomtes de Marseillen Comtes de Provence, et de nos Roys Très-Chrestiens, Marseille.

Signoli, M. (2006) - Études anthropologiques de crises démographiques en contexte épidémique : Aspects paléo- et biodémographiques de la peste en Provence, Reports, International Series, number 1515, Archaeopress, Oxford, ISBN : 184 171 948 X, 156 p.

Signoli, M. (2018). La peste noire. Que sais-je ? PUF, 128 p.

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Notes

1 Plusieurs médias qui ont convoqué récemment la peste à propos de la Covid-19 : sur France Culture, une série d’émissions avec un entretien avec Françoise Hildesheimer notamment (22/05/2020 intitulé « S’instruire au passé », podcast franceculture.fr) après un « Grand entretien » au journal Le Monde, sous le titre : « Cette mondialisation de masse des phénomènes épidémiques, c’est du jamais vu » (publié le 15 mai 2020, site du journal Le Monde) ; la reprise d’un documentaire à la télévision, réalisé par Michelle Porte en 1982 pour la TV, « Une brèche dans le temps – sur la Peste à Marseille en 1720 » ; un article de Marcelline Delbecq dans AOC (site : aoc.media/critique/2020/05/27), un article de David Bihanic (designer) « Vivre distancément », sur les confinements passés en temps de peste (AOC, site : aoc. Media / critique/2020/21/05) ; Bœuf G., biologiste, Signoli M., anthropologue, Vivier E., immunologue (2020) – "Aux origines du phénomène Raoult", retour sur l'histoire de l'IHU Méditerranée : Covid 19, épidémies et perspectives. Enquêtes de Région, pour un autre éclairage sur l’info ! Emission présentée par Nathalie Layani, 52’ etc.

2 Notons à titre d’exemples, l’annulation du colloque initialement prévu, dans le cadre des manifestations de commémoration du tricentenaire de la peste de 1720-1722, à l’IHU Méditerranée Infection de Marseille Epidemic Urbanism : Reflections on History. 28-29 May 2020. L’annulation également du colloque prévu à Majorque, dans le cadre des manifestations de commémoration du bicentenaire de la peste de 1820 : Plague and Plagues. Transdisciplinary and diachronic perspectives on the history of plague. Par ailleurs, les manifestations scientifiques tentent aussi de s’organiser face à la situation sanitaire proposant des versions numériques. Ce fut le cas du symposium qui s’est tenu les 28 et 219 mai 2020 : Epidemic Urbanism : Reflections on History. Une telle solution pratique est également envisagée pour le colloque prévu du 27 au 30 octobre 2020, à Marseille : Loimos, pestis, pestes. Regards croisés sur les grands fléaux épidémiques.

3 Sans pour autant envisager un scénario catastrophe, il convient de considérer, comme le déclarait en 1999 le Professeur H. H. Mollaret : « La peste a un passé, elle a un présent, mais il ne faudrait cependant pas sous-estimer ses capacités d’avenir ».

4 En 2014, trois habitants du Colorado ont développé des formes pulmonaires après avoir été exposés à un animal malade, et un quatrième patient semble avoir été contaminé par l’un de ces malades. Si l’on retient ce scénario, il s’agirait alors du premier cas de transmission interhumaine de la peste aux États-Unis depuis 1924 (Signoli, 2018). En 2017, l’OMS a alerté sur le développement d’une épidémie sans précédent à Madagascar. Au total, 2 348 cas ont été dénombrés entre le 1er août et le 22 novembre 2017, dont 202 furent mortels (taux de létalité 8,6 %) : 1 791 ont développé une forme pulmonaire de la peste, 341 une forme bubonique, un cas une forme septicémique et pour 215 patients la forme clinique de la maladie n’a pu être précisée (Signoli, 2018).

5 Normile D. “Novel human virus? Pneumonia cases linked to seafood market in China stir concern”. Science, 3 janvier 2020.

6 Normile D. et al. « Scientists urge China to quickly share data on virus linked to pneumonia outbreak ». Science, 9 janvier 2020.

7 Cohen J. « Chinese researchers reveal draft genome of virus implicated in Wuhan pneumonia outbreak ». Science, 11 Janvier 2020.

8 Kupferschmidt K. « Outbreak of virus from China declared global emergency ». Science, 30 janvier 2020

9 Organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles // Risque épidémiques et biologiques 

10 Institut Pasteur https://www.pasteur.fr/fr/centre-medical/fiches-maladies/maladie-covid-19-nouveau-coronavirus, site visité le 28 mai 2020

11 Kupferschmidt K. « Study claiming new coronavirus can be transmitted by people without symptoms was flawed ». Science, 3 février 2020

12 Cherel L., El Idrissi. A « La majorité des personnes étaient contaminées » : de la Corse à l'outre-mer, comment le rassemblement évangélique de Mulhouse a diffusé le coronavirus dans toute la France » Enquête Franceinfo sur francetvinfo.fr, 28 mars 2020.

13 « WHO announces COVID-19 outbreak a pandemic », communiqué de presse, Organisation mondiale de la santé, 12 mars 2020

14 Extrait du discours du président E. Macron, le 16/03/2020 « Nous sommes en guerre. En guerre sanitaire. Certes, nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre Nation. Mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale ».

15 Li H, Baily AM. YouTube as a Source of Information on COVID-19: A Pandemic of Misinformation? Preprints with The Lancet. Posted: 20 Apr 2020 https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3569884

16 https://www.larecherche.fr/covid-19-coronavirus-politique-scientifique/l%E2%80%99origine-du-virus

Article du 15 mai 2020.

17 Deslandes, A., Berti, V, Cohen, Y. et al. (2020). SARS-COV-2 was already spreading in France in late December 2019. International Journal of Antimicrobial Agents. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0924857920301643

18 Nous pourrions écrire avec une certaine pertinence : « se planquer », si ce n’était argotique.

19 https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/video-fuir-les-grandes-villes-des-reflexes-ancestraux-contre-lesquels-il-faut-lutter-6783770. Article du 17 mars 2020.

20 https://www.lopinion.fr/edition/wsj/supermarches-pratiquent-rationnement-alors-que-coronavirus-fait-214133. Article du 11 mars 2020.

21 https://www.huffingtonpost.fr/entry/confinement-applaudissements-soignants_fr_5e71e7c1c5b63c3b6487500a. Article du 18 mars 2020.

22 https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/coronavirus-solidaires-grands-chefs-livrent-manger-aux-personnels-soignants-1810006.html. Article du 05 avril 2020.

23 https://www.franceinter.fr/le-virus-de-la-stigmatisation-anti-chinoise-s-invite-dans-les-cours-d-ecole, 1er février 2020

24 https://www.20minutes.fr/societe/2753627-20200402-coronavirus-montpellier-infirmiere-poussee-partir-parce-proprietaires-peur-covid-19. Article du 02 avril 2020.

25 https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/coronavirus-des-proprietaires-coupent-l-eau-et-le-chauffage-a-la-famille-d-une-infirmiere-7800350073. Article du 02 avril 2020.

26 https://www.franceinter.fr/paris-ses-voisins-ont-peur-qu-elle-ait-le-coronavirus-une-infirmiere-obligee-de-faire-ses-valises. Article du 25 mars 2020.

27 Au point que des intellectuels comme Giorgio Agamben aient pu (dans Lundimatin#243, le 24 mai 2020) dénoncer l’usage stratégique de la sécurité sanitaire lié à une sorte de « terreur » inédite : la biosécurité comme fiction des pouvoirs et matrice sociale (https://.quodlibet.it/giorgio-agamben-biosicurezza). Ou encore, un de nos médecins personnels qui n’hésite pas à parler de « rétention sanitaire pour ne pas dire détention sanitaire » pour désigner les mesures prises par les autorités.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Caroline Costedoat, Arnaud Lami, Michel Signoli et Dominique Chevé, « 2020 en temps d’épidémie : la peste en filigrane ? »Recherches & éducations [En ligne], HS | Juillet 2020, mis en ligne le , consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/9586 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheseducations.9586

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Auteurs

Caroline Costedoat

Aix-Marseille Univ, CNRS, EFS, ADES, Marseille, France

Arnaud Lami

Aix-Marseille Univ, CNRS, EFS, ADES, Marseille, France

Michel Signoli

Aix-Marseille Univ, CNRS, EFS, ADES, Marseille, France

Dominique Chevé

Aix-Marseille Univ, CNRS, EFS, ADES, Marseille, France

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