Navigation – Plan du site

AccueilRecherches & ÉducationsHSPrévention et infodémieCovid-19 : de la pandémie à l’inf...

Prévention et infodémie

Covid-19 : de la pandémie à l’infodémie et la chasse aux fake news

Angeliki Monnier

Résumés

La propagation du coronavirus SARS-CoV2 (Covid-19) observée dans le monde dès le début 2020 a été accompagnée d’une vague de désinformation planétaire. Que savons-nous aujourd’hui de cette masse de désinformation ? Que nous apprend-elle sur le fonctionnement des processus informationnels au sein des sociétés contemporaines ? Dans cet article, nous proposons une typologie de la désinformation au sujet du Covid-19 afin de mieux appréhender le phénomène, ainsi qu’une réflexion sur ses effets et enjeux.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 L’université John Hopkins aux États-Unis, qui suit l’évolution de la pandémie, enregistre 217 207 d (...)

1La propagation du coronavirus SARS-CoV2 (Covid-19) observée dans le monde dès le début 2020 a été accompagnée d’une vague de désinformation planétaire, inédite pour un sujet sanitaire. Des contenus erronés – remèdes, conseils « médicaux », théories de complot, etc. –, ont circulé sur différents supports (réseaux socio-numériques, SMS, messageries privées, médias traditionnels) visant les citoyens angoissés et avides d’éclaircissements. Que savons-nous aujourd’hui de cette masse de désinformation ? Que nous apprend-elle du fonctionnement des processus informationnels au sein des sociétés contemporaines ? Dans ce qui suit, nous proposons de faire le point sur les annonces inexactes et trompeuses qui ont circulé – et circulent encore à l’heure où nous écrivons ces lignes – au sujet du Covid-19, en proposant une typologie de celles-ci en termes de leur visée communicationnelle et quelques réflexions sur leurs effets observables.
Pour effectuer ce travail, nous nous sommes appuyés sur les travaux de vérification (fact-checking) qui ont été publiés ou relayés au sein des réseaux socio-numériques Facebook et Twitter, entre février et avril 2020, à savoir pendant la période où l’épidémie a touché plusieurs pays du monde occidental, avec des bilans très lourds, notamment en Italie, en Espagne et en France, mais aussi au Royaume Uni et aux États-Unis1. Notre corpus comprend une centaine de publications (annonces et rapports), en français et en anglais, émanant d’organismes de fact-checking, ainsi que des synthèses et des mises à jour émises par des instituts de recherche, des instances institutionnelles et divers médias nationaux et internationaux, pendant cette période.

Un écosystème informationnel déjà perturbé par la désinformation

2Bien évidemment, le phénomène de la désinformation n’est pas nouveau. Avant l’apparition de la problématique des fake news, les questions liées aux contenus « piégés » (propagande, rumeurs, hoaxes, trolls, etc.) avaient attiré l’attention des chercheurs (Bloch, 1999 ; Ploux, 2001 ; Froissart, 2002 ; Lebre, 2014). Néanmoins, depuis le Brexit, en juin 2016, et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, en novembre de la même année, nous observons un vrai engouement pour ce sujet (Monnier, 2018)2. Dans ce contexte, le terme fake news – à l’instar de ses traductions françaises « infox » ou « infaux », ou des vocables voisins e.g. « intox » – semble être devenu un mot-valise servant à désigner un ensemble hétérogène de messages inexacts et/ou trompeurs circulant au sein de l’espace public : faits alternatifs, données manipulées, rumeurs, voire messages déplaisants (le fameux « you are fake news » du Président Donald Trump), etc.
La question de la désinformation3 au sein des sociétés actuelles doit être appréhendée au croisement des comportements humains (motivations économiques, idéologiques, politiques, ludiques, etc. de ceux qui créent et diffusent des informations erronées) et des spécificités technologiques et industrielles des nouveaux écosystèmes numériques (rôle des algorithmes, ciblage de l’information, capacité de manipulation de documents numériques, formes narratives courtes, chasse au clic, etc.) (Frau-Meigs, 2019). Au sein des plateformes participatives, la valeur des contenus véhiculés se mesure aujourd’hui davantage en termes de potentiel de partage, d’expérience et de mise en relation, et moins en termes d’information. La désinformation se trouve ainsi exacerbée par la façon dont les divers publics s’engagent avec elle et l’amplifient, même sans le vouloir (Wardle, 2017).
Pour cette raison, le terme fake news a été associé au concept de la post-vérité. Ce vocable, dont l’apparition remonterait en 2000, a été utilisé par le journal britannique The Guardian pour expliquer le Brexit. Élu « mot de l’année » par l’Oxford Dictionary en 2016, le concept désigne l’impact considérable que les messages sollicitant les émotions et les croyances personnelles ont sur l’opinion publique, au détriment des faits. Dans ce cadre, il n’est peut-être pas surprenant de constater que l’un des secteurs les plus favorisés par la désinformation est le domaine politique, où les positionnements idéologiques et les affinités jouent un rôle important (Vosoughi, 2018). Néanmoins, la désinformation touche tout secteur de la vie publique : les affaires économiques, la science, le divertissement, les catastrophes naturelles, etc.
Les crises sanitaires n’ont pas été épargnées du phénomène de fake news. L’épidémie H1N1 en 2009, celle d’Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014 ou les débats sur les vaccins ont constitué des terrains féconds de propagation de contenus erronés (Smallman, 2015 ; Abramowitz et al., 2017 ; Hornsey et al., 2018). La désinformation au sujet du Covid-19 semble pourtant constituer un cas emblématique en raison à la fois du nombre et de la diversité de nouvelles erronées ou inexactes véhiculées, de leur portée et impacts ; au point que le néologisme « infodémie » (infodemic, formé à partir d’information et d’epidemic) a été avancé le 2 février 2020 par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), pour désigner cette situation et ses dangers4. Dans une lettre ouverte aux réseaux socio-numériques, publiée le 7 mai 2020, plus d’une centaine de médecins, infirmières et professionnels de santé s’alarment du problème et appellent à prendre des mesures systémiques et immédiates pour endiguer le flux de désinformation sur la santé5.

La désinformation au sujet du Covid-19 : accuser, « rapporter », prescrire 

3Dès le début de l’épidémie – et bien avant que celle-ci ne soit déclarée pandémie par l’OMS, le 11 mars 2020 – plusieurs affirmations erronées ou induisant en erreur ont commencé à circuler sur internet et au sein des messageries privées. Parallèlement, des tentatives de mise au clair et de correction ont été engagées. Des médias d’information français et internationaux (Libération /CheckNews, Le Monde/Les Décodeurs, AFP Factuel, NBC News, Radio Canada, Tortoise Media, VoxEurop, etc.), des observatoires et régulateurs (Conspiracy Watch, Ofcom, etc.), des instituts de recherche (Institut national de la santé et de la recherche médicale, Institut Pasteur, Reuters Institute, Oxford Internet Institute, Pew Research Center, etc.), les Nations unies, ainsi que l’OMS ont essayé d’identifier la désinformation et de la réfuter. Les organismes et équipes dédiés aux fact-checking (FactCheck.org, First Draft, Observers, PolitifFact, Taiwan Fact-Check Center, PesaCheck, Daily Beast, BoomLive, Dubawa, Lead Stories, BuzzFeed News, EUFactcheck.eu, etc.) se sont aussi penchés sur la vérification de contenus diffusés, suite notamment aux sollicitations émises par des particuliers. Le projet collaboratif CoronaVirusFacts6 a été mis en place par le Réseau international du fact-checking (IFCN) et a progressivement rallié plus de 100 fact-checkeurs dans 70 pays, ayant opéré plus de 3 500 vérifications, en 40 langues (données du 29 avril 2020).
Des tentatives de modélisation des fake news au sujet du Covid-19 ont également émergé (Conspiracy Watch, The Tortoise Media, Reuters Institute, etc.). Il s’agissait le plus souvent de classifications mélangeant deux critères : les thèmes des messages (la transmission du virus, ses origines, le vaccin, les actions publiques, les taux d’infection et de décès, etc.), ainsi que sur la nature et/ou le format de ceux-ci (théories de complot, vidéos ou images recontextualisées ou truquées, etc.). En revisitant les approches précédemment évoquées, nous proposons d’appréhender la désinformation au sujet du Covid-19 au-delà de son contenu sémantique, en insistant sur sa visée communicationnelle et ses effets performatifs. En abordant les fake news en tant qu’actes de langage (Vanderveken, 1988), trois catégories émergent, chacune correspondant à une temporalité spécifique.
Un premier ensemble d’informations erronées au sujet du Covid-19 vise à pointer des coupables. Ces contenus portent le plus souvent sur l’origine du virus et sont davantage orientés vers le passé. Les théories du complot sont ici nombreuses : le SARS-CoV2 aurait été fabriqué dans un laboratoire de Wuhan7, il serait orchestré par l’État d’Israël et l’élite sioniste mondiale, par Bill Gates, par la Corée du Nord, la Chine et les Démocrates afin de saboter le président américain, etc. Des brevets de vaccin auraient déjà été déposés par des laboratoires pharmaceutiques mais deviendraient disponibles ultérieurement afin de faire monter les prix, ou cacheraient un stérilisant visant à diminuer la population mondiale, etc. Sur le site web de l’Inserm, une alerte est publiée contre une vidéo conspirationniste virale mettant en cause l’Institut Pasteur qui aurait inventé le virus. Pour d’autres, cette pandémie serait une punition divine infligée aux États-Unis et à l’Union européenne pour leurs politiques internationales, une sanction à la Chine, un châtiment divin contre la Gay Pride, l’avortement, la corruption, l’euthanasie, etc.
Certaines de ces thèses sont apparues dès janvier 2020, avant la propagation dramatique de la maladie en Europe et aux États-Unis. Parfois, elles ont été émises ou relayées par des personnalités reconnues venant du monde politique, religieux, etc. Quoique moins nombreuses, elles ont été davantage diffusées au sein des réseaux socio-numériques (Brennen et al., 2020). Elles ont été marquées par une forte politisation, qui a attisé les passions et renforcé les clivages se transformant en course d’image entre États pour savoir qui a mieux géré la crise (États-Unis, Chine, Iran, Russie, Turquie, etc.) (Bright et al, 2020). Elles actualisent le débat sur les raisons qui rendent les théories conspirationnistes populaires, la confiance aux médias, aux élites politico-économiques, à la science, etc. (Huneman, Vorms, 2018 ; Humprecht et al., 2020). Elles mettent aussi en évidence l’attraction humaine pour de « grands récits », dont elles soulignent les limites.
Une deuxième catégorie d’informations erronées concerne des événements et incidents « en temps réel » inexacts, e.g. une célébrité ayant contracté le virus, un faux ordre du gouvernement ou la « nouvelle » qu’un aéroport international a fermé. L’objectif est ici de « rapporter » l’actualité, et les assertions portent en général sur le présent. Certaines sont fondées sur des vidéos trafiquées, des photos faussement légendées ou des graphiques, de chiffres et/ou de statistiques retouchés à l’aide des logiciels de traitement d’images (Hollowood, Newell, 2020). Nous y trouvons aussi l’usage trompeur de visuels antérieurs à l’épidémie de coronavirus. Quelques exemples sont emblématiques :

« 8 février 2020 : Un tweet de @inteldotwav (+ de 17 000 abonnés) a été à l’origine d’une prolifération de fake news attestant que la Chine a exterminé plusieurs milliers de personnes atteintes du coronavirus. À l’origine de ce tweet, une capture d’écran de l’Observatoire météorologique windy.com. Cette inquiétante tâche orange interprétée comme une photographie satellite d’émissions de CO² qui serait la preuve des meurtres (burning organic matters) est en réalité la prévision d’un phénomène météo (Source : Conspiracy Watch) ».
« 22 mars 2020 : Dans un vidéo très partagée, « Jim le veilleur », un vidéaste proche de Dieudonné M’Bala M’Bala, prétend fallacieusement que « les synagogues sont les seuls lieux de culte français à ne pas être obligés de fermer » (Source : Conspiracy Watch) ».

4Parmi les fausses informations « rapportées », plusieurs revêtent une apparence scientifique, prétendant, par exemple, que « les enfants ne peuvent pas attraper le nouveau coronavirus », que « les musulmans, ont déjà un système immunitaire puissant contre le coronavirus », etc. Le manque de données au sujet de la nouvelle maladie que constitue le Covid-19, mais aussi certains dysfonctionnements de communication de la part des institutions publiques, notamment gouvernementales, visant à éviter la panique, ont joué un rôle important pour la propagation de ces informations erronées (Larson, 2020). L’existence de ces contenus rappelle aussi les possibilités qu’ouvrent aujourd’hui les avancées technologiques pour le trucage de l’information. Une enquête de Reuters Institute souligne que plusieurs de ces fakes ont été réalisées avec des outils bas de gamme et peu sophistiqués (Brennen et al., 2020). La même étude montre, par ailleurs, la présence de peu de deepfakes – plus difficiles à fabriquer – circulant au sujet du Covid-19.
Enfin, un troisième ensemble de désinformation porte sur les conduites à entreprendre pour se défendre contre le virus : se gargariser d’eau, utiliser des sprays et de bains de bouche, boire de l’alcool, manger de l’ail ou du fenouil, porter des chaussettes chaudes, etc. La caractéristique propre à ces allégations est leur orientation actionnelle, visant à impacter les comportements dans un avenir immédiat. Certaines s’appuient sur des critères d’autorité et sont difficiles, à première vue, à être mise en doute. Un exemple assez emblématique, dont des déclinaisons diverses ont été massivement relayées sur les messageries privées en ligne, envoyées par SMS, et régulièrement signalées comme erronées par les organismes de fact-checking, est le suivant :

« D’un membre du conseil d’administration de l’Hôpital Stanford (USA). Voici leurs commentaires sur le Coronavirus pour l’instant : ANNONCE IMPORTANTE - CORONAVIRUS -- 1. Si vous avez le nez qui coule et des crachats, vous avez un rhume 2. La pneumonie à coronavirus est une toux sèche sans écoulement nasal. 3. Ce nouveau virus n’est pas résistant à la chaleur et sera tué par une température de seulement 26/27 degrés. Il déteste le soleil. 4. Si quelqu’un éternue avec lui, il faut environ 3 mètres avant qu’il ne tombe au sol et ne soit plus en suspension dans l’air. 5. S’il tombe sur une surface métallique, il vivra pendant au moins 12 heures - donc si vous entrez en contact avec une surface métallique, lavez-vous les mains dès que vous le pouvez avec un savon antibactérien. 6. Sur un tissu, il peut survivre pendant 6 à 12 heures. La lessive normale le tuera. 7. Boire de l’eau chaude est efficace pour tous les virus. Essayez de ne pas boire de liquides contenant de la glace. 8. Lavez-vous les mains fréquemment car le virus ne peut vivre sur vos mains que pendant 5 à 10 minutes, mais - beaucoup de choses peuvent se passer pendant ce temps - vous pouvez vous frotter les yeux, vous moucher sans le vouloir, etc. 9. Vous devriez également vous gargariser à titre préventif. Une simple solution de sel dans de l’eau chaude suffira. 10. On ne saurait trop insister - buvez beaucoup d’eau ! LES SYMPTÔMES 1. Il infectera d’abord la gorge, ce qui vous donnera un mal de gorge qui durera 3/4 jours 2. Le virus se mélange ensuite à un liquide nasal qui pénètre dans la trachée puis dans les poumons, provoquant une pneumonie. Cela prend environ 5 à 6 jours de plus. 3. La pneumonie s’accompagne d’une forte fièvre et de difficultés respiratoires. 4. La congestion nasale est différente de la normale. On a l’impression de se noyer. Il est impératif de vous faire soigner immédiatement. Les médecins japonais qui traitent les cas de COVID-19 donnent d’excellents conseils sérieux : Tout le monde devrait s’assurer que votre bouche et votre gorge sont humides, jamais sèches. Prenez quelques gorgées d’eau toutes les 15 minutes au moins. Pourquoi ? Même si le virus entre dans votre bouche, l’eau potable ou d’autres liquides les feront descendre dans votre gorge et dans l’estomac. Une fois dans l’estomac, l’acide gastrique tuera tout le virus. Si vous ne buvez pas assez d’eau plus régulièrement, le virus peut pénétrer dans la trachée et dans les poumons. C’est très dangereux. Veuillez envoyer et partager cette information avec votre famille et vos amis. Prenez soin de tout le monde et que le monde se remette vite de ce Coronavirus. Le nouveau Coronavirus peut ne pas montrer de signes d’infection pendant plusieurs jours. Comment savoir si l’on est infecté ? Lorsqu’il a de la fièvre et/ou qu’il tousse et qu’il se rend à l’hôpital, son poumon est généralement atteint à 50 % de fibrose et il est trop tard (la fibrose n’est pas réversible). Les experts taïwanais proposent une simple auto-vérification que l’on peut faire tous les matins. Prenez une grande respiration et retenez votre souffle pendant plus de 10 secondes. Si vous réussissez à le faire sans tousser, sans malaise, sans raideur ou serrement, etc., cela prouve qu’il n’y a pas de fibrose dans les poumons, ce qui indique en gros qu’il n’y a pas d’infection. Dans les moments critiques, veuillez-vous auto-vérifier chaque matin dans un environnement où l’air est pur. » Source : Message reçu par l’auteure.

5Les conseils et remèdes pour guérir la maladie sont également présents dans cette catégorie : boire du gingembre bouilli, de l’eau de Javel, de l’urine de vache, appliquer de la bouse de vache sur le corps, répandre de la graisse d’oie sur la poitrine, etc. Le nombre de messages offrant des idées d’antidote et conseils de guérison a connu une augmentation à partir de mars 2020, lorsque la propagation du Covid-19 a touché de plein fouet de nombreux territoires en dehors de la Chine (Hollowood, Newell, 2020).

La vérification de l’information et ses limites

  • 8 Facebook étant paraît-il le plus engage dans cette opération, Twitter le moins (Brennen et al., 202 (...)

6La désinformation au sujet du Covid-19 doit être appréhendée au croisement de plusieurs éléments : la multiplication des supports, des canaux et des agents impliqués dans la production et la diffusion de contenus (acteurs du monde de la santé, du monde politique, médiatique, religieux, citoyens ordinaires, etc.) ; les incertitudes voire les contradictions qui ont marqué la communication publique un peu partout dans le monde, notamment au début de l’épidémie, liées aux manques de données, la volonté de rassurer les publics, la peur de déclencher des mouvements de panique ou de subir les conséquences d’actions économiques ou politiques lourdes (e.g. report des élections municipales en France) ; l’immédiateté que caractérise les nouveaux dispositifs communicationnels et informationnels, qui favorise les conduites compulsives et émotives, attisant les clivages et les confusions entre esprit critique et surinterprétations de la réalité ; le rôle des algorithmes, qui ont tendance à promouvoir des contenus sensationnels voire négatifs. Ces éléments alimentent des pratiques « disruptives » : propagation volontaire ou involontaire de fake news, discours haineux et stigmatisants (e.g. contre les Chinois, considérés être causes et porteurs de la maladie).
Les fact-checkeurs participant à la lutte contre les fake news au sujet du Covid-19 se sont confrontés très tôt à la difficulté croissante de vérifier manuellement le nombre grandissant d’informations erronées circulant au sein de l’espace public. Entre le 22 janvier et le 5 février, le réseau de fact-checking CoronaVirusFacts a procédé à 211 vérifications des faits, publiées en 15 langues, dont 199 portaient sur des contenus totalement faux, partiellement faux, pour la plupart faux et/ou inexacts (Tardáguila, 2020). Au mois de mars, sur la plateforme WhatsApp, le réseau enregistrait entre 1000 et 2000 demandes de vérification par jour. Cette demande sans précédent a soulevé un défi supplémentaire, celui de la santé mentale des vérificateurs de l’information, qui, à l’instar des modérateurs de contenu en ligne, étaient à la fois confrontés à des cadences de travail effrénées tout en étant constamment exposés à des contenus toxiques et anxiogènes.
Nous savons, par ailleurs, que même lorsque certains contenus sont vérifiés et prouvés erronés, ils ne bénéficient pas de la même portée de diffusion dont jouissent les publications initiales, et leur efficacité est limitée (Donovan, 2020). En outre, les fact-checkeurs ont pointé les insuffisances des algorithmes concernant la classification de résultats des recherches par mots-clés opérées par les internautes. Au début de l’épidémie, Google a, par exemple, choisi de faire figurer les dernières nouvelles – créées par des médias réputés – dans ses premiers résultats, suivies de liens vers des sources officielles, comme l’OMS ; néanmoins, les vérifications de faits ne figuraient pas dans cette liste. En réponse à ces critiques, Google a progressivement implémenté un processus d’affichage d’étiquettes attestant la vérification des contenus proposés. D’autres géants du web tels que Facebook, Instagram, YouTube et Twitter, ont commencé à procéder à des suppressions d’informations allant à l’encontre des consignes sanitaires, même lorsque celles-ci ont été partagées par des personnalités venant du monde politique8 : e.g. vidéos montrant le président brésilien Jair Bolsonaro ne respectant pas la règle de la distanciation sociale, minimisant l’épidémie et défendant l’usage de la chloroquine ; message du président vénézuélien Nicolas Maduro concernant un soi-disant remède naturel contre le Covid-19 mélangeant citronnelle, gingembre et eau ; message posté par l’ancien maire de New York et avocat personnel de Donald Trump, Rudy Giuliani, défendant la chloroquine. Cette pratique, inédite, pourrait marquer un point tournant dans la politique de modération des plateformes, souvent critiquées auparavant pour un certain laisser-aller.
Par ailleurs, l’orientation actionnelle de certains messages, ainsi que leurs soubassements idéologiques et politiques ont inévitablement affecté les comportements des citoyens et la propagation de l’épidémie. Entravé par les nombreux biais individuels et collectifs qui interviennent lors de la réception de l’information (e.g. biais d’attention, d’attribution, de disponibilité, suivisme, biais culturels, etc.), le décodage de l’information sur le Convid-19 s’est avérée complexe, nécessitant des ressources multiples (temps, connaissances, moyens techniques de connexion et de recherche d’informations, etc.) ainsi que des aptitudes (capacité de distanciation émotionnelle, esprit critique, etc.). Des questions restant longtemps avec des réponses incertaines ou évolutives (e.g. porter ou ne pas porter un masque), elles ont amplifié la méfiance voire la défiance d’une partie de la population, en France et dans le monde, contre les institutions politiques voire publiques (Nielsen et al., 2020). Dans ce cadre, les comportements « délétères », minimisant la gravité de la situation, ou bien, à l’autre extrême, des effets de panique ont souvent été observés : le 12 février 2020, par exemple, dans la ville indienne de Chittoor, un homme de 50 ans, se pensant – à tort – atteint du coronavirus, s’est pendu, après avoir regardé des vidéos sur la nouvelle maladie ; en mars 2020, dans la province iranienne de Fars, des personnes sont mortes d’un empoisonnement à l’alcool en essayant de se protéger du coronavirus (source bbc.com).

Conclusion

  • 1

7La manière dont les fausses nouvelles résonnent avec et profitent de nos peurs les plus profondes, ainsi que la nécessité d’une éducation à l’information et aux médias, pour tous, ont déjà été pointés (Frau-Meigs, 2019). Au-delà de ces constats, trois éléments émergent dans le contexte actuel de la infodémie du Covid-19. Le premier est la forte politisation de l’échange informationnel (théories complotistes, accusations entre États, etc.), et les clivages, politiques et idéologiques, que celle-ci semble attiser. Cela valide la thèse selon laquelle la santé, au-delà d’être une condition médicale avec des solutions « techniques », constitue surtout une question politique : un ensemble de perceptions, de compréhensions et de pratiques, qui mobilisent des formes de pouvoir et sont constitutives des relations sociales et politiques (Nunes, 2012). Le deuxième élément concerne la consolidation de la pratique du fact-checking – malgré les limites de celle-ci (Bigot, 2019) –, et peut-être une prise de conscience concernant l’importance de cette branche dans le secteur journalistique. Le troisième se réfère à l’engagement de certains réseaux socio-numériques, qui, en assumant finalement leur rôle et responsabilité d’éditeurs de contenu, ont décidé de s’attaquer frontalement au problème de la désinformation par la suppression de messages problématiq9ues, même lorsque ceux-ci émanaient des personnalités publiques légitimes. Il s’agit d’un mode d’action inédit jusqu’à ce jour, qui constitue peut-être un espoir pour l’évolution vers un écosystème informationnel davantage réglementé. Néanmoins, certains soulignent le manque de transparence dans ce processus (e.g. que sait-on sur les contenus supprimés ? pourquoi ne pas rendre ceux-ci disponibles à la recherche ?) ; d’autres s’inquiètent de ce qui semble être un renforcement progressif de mécanismes de contrôle, au nom de la surveillance des comportements disruptifs. 

Haut de page

Bibliographie

Allard-Huver, F. (2017). Fake news. Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/fake-news.

Abramowitz, S., McKune S. L., Fallah M., Monger J., Tehoungue K., & Omidian, P.A. (2017). The Opposite of Denial: Social Learning at the Onset of the Ebola Emergency in Liberia, Journal of Health Communication, 22:sup1, 59-65.

Bigot, L. (2019). Fact-checking vs fake news. Vérifier pour mieux informer, Paris : INA.

Bloch, M. (1999). Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre. Paris: Allia.

Bright, J., Au, H., Bailey, H., Elswah, M., Schliebs, M., Marchal, N., Schwieter C., Rebello, K., & Howard, P.N. (2020). Coronavirus Coverage by State-Backed English-Language News Sources. Understanding Chinese, Iranian, Russian and Turkish Government Media, Oxford: Reuters Institute for the Study of Journalism.

Brennen, J.S., Simon, F., Howard, P.N., Nielsen, R.K. (2020). Types, Sources, and Claims of COVID-19 Misinformation, Oxford: Reuters Institute for the Study of Journalism.

Donovan, J. (2020). Social media companies must flatten the curve of disinformation, Nature Research, https://www.nature.com/articles/d41586-020-01107-z

Frau-Meigs, D. (2019). Faut-il avoir peu de fake news ? Paris : La Documentation Française.

Froissart, P. (2002). Les images rumorales, une nouvelle imagerie populaire sur Internet. Bry-Sur-Marne: INA.

Girel, M. (2020). Petit retour sur l’idée d’infodémie, https://mathiasgirel.com/2020/05/19/petit-retour-sur-lidee-dinfodemie/

Hollowood E., Newell C. (2020). The Infodemic. Going viral. The Tortoise Media, https://members.tortoisemedia.com/2020/03/23/infodemic-fake-news-interactive-explorer/content.html

Humprecht, E., Esser, F., & Van Aelst, P. (2020). Resilience to Online Disinformation: A Framework for Cross-National Comparative Research. The International Journal of Press/Politics, https://doi.org/10.1177/1940161219900126

Huneman, P., & Vorms, M. (2018). Is a Unified Account of Conspiracy Theories Possible?, Argumenta, 3(2), 247-270.

Huyghe, F.B. (2016). La désinformation, Les armes du faux. Paris: Armand Colin.

Hornsey, M. J., Harris, E.A., & Fielding, K.S. (2018). The psychological roots of anti-vaccination attitudes: A 24-nation investigation, Health Psychology, 37(4), 307-315.

Larson, H. (2020), Blocking information on Covid-19 can fuel the spread of misinformation, Nature Research, https://www.nature.com/articles/d41586-020-00920-w

Lebre, J. (2014). Des idées partout : à propos du partage des hoaxes entre droite et extrême droite. Lignes, 45, 153-162.

Mercier, A. (2018) (ed). Fake news et post-vérité. 20 textes pour comprendre et combattre la menace. The Conversation (France)/Crem [ebook]: https://cdn.theconversation.com/static_files/files/160/The_Conversation_ebook_fake_news_DEF.pdf ?1528388210.

Monnier, A. (2018). Narratives of the Fake News Debate in France. IAFOR Journal of Arts & Humanities, 5(2), 3-22.

Nielsen, R.K., Fletcher, R., Newman, N., Brennen, J.S., & Howard P.N. (2020). Navigating the ‘infodemic’: how people in six countries access and rate news and information about coronavirus, Oxford: The Reuters Institute for the Study of Journalism.

Nunes, J. (2012). Health, Politics and Security, e-cadernos CES, 15, 142-164.

Ploux, F. (2001). Bruits alarmants et fausses nouvelles dans la France du XIXe siècle (1814-1870). Hypothèses, 4(1), 303–314.

Smallman, S. (2015). Whom Do You Trust? Doubt and Conspiracy Theories in the 2009 Influenza Pandemic, Journal of International and Global Studies, 6(2), 1-24.

Vosoughi, S., Roy, D., Aral, S. (2018). The spread of true and false news online, Social Science, 359, 1146-1151.

Tardáguila, C. (2020). Weekly reports, CoronaVirus Fact-checking Alliance, https://www.poynter.org/coronavirusfactsalliance/

Vanderveken, D. (1988). Les Actes de discours. Bruxelles : Mardaga.

Wardle, C. (2017). Fake news. It’s complicated, First Draft, https://firstdraftnews.com/fake-news-complicated

Haut de page

Notes

1 L’université John Hopkins aux États-Unis, qui suit l’évolution de la pandémie, enregistre 217 207 décès, le 29 avril 2020.

2 La liste d’articles ou ouvrages qui traitent des fake news est longue. Citons, juste à titre d’exemple, quelques références en français : Huyghe, 2016 ; Allard-Huver, 2017 ; Mercier, 2018 ; Frau-Meigs, 2019.

3 En anglais, on distingue disinformation, faite intentionnellement, et misinformation, opérée par inadvertance.

4 M. Girel (2020) rappelle que le terme a été introduit par David Rothkopf, dans le Washington Post, en 2003 (« When the Buzz Bites Back », Washington Post Commentary, Sunday, May 11, 2003 ; Page B01), pour décrire les réactions, jugées à l’époque disproportionnées, à l’épidémie de SRAS.

5 https://secure.avaaz.org/campaign/en/health_disinfo_letter/ ?slideshow

6 https://www.poynter.org/coronavirusfactsalliance/

7 Cette thèse a été nuancée mi-avril, avec l’hypothèse d’un virus naturel ayant accidentellement fui d’un laboratoire chinois à Wuhan, qui étudiait la famille de coronavirus chez les chauves-souris.

8 Facebook étant paraît-il le plus engage dans cette opération, Twitter le moins (Brennen et al., 2020).

9Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Angeliki Monnier, « Covid-19 : de la pandémie à l’infodémie et la chasse aux fake news »Recherches & éducations [En ligne], HS | Juillet 2020, mis en ligne le , consulté le 27 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/9898 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheseducations.9898

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search