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AccueilNuméros154Note de synthèseLa didactique professionnelle

Note de synthèse

La didactique professionnelle

Occupational didactics
Die berufliche Didaktik
La didáctica profesional
Pierre Pastré, Patrick Mayen et Gérard Vergnaud
p. 145-198

Résumés

La didactique professionnelle a pour but d’analyser le travail en vue de la formation des compétences professionnelles. Née en France dans les années 1990 au confluent d’un champ de pratiques, la formation des adultes, et de trois courants théoriques, la psychologie du développement, l’ergonomie cognitive et la didactique, elle s’appuie sur la théorie de la conceptualisation dans l’action d’inspiration piagétienne. Son hypothèse : l’activité humaine est organisée sous forme de schèmes, dont le noyau central est constitué de concepts pragmatiques. Elle cherche un équilibre entre deux perspectives : une réflexion théorique et épistémologique sur les fondements des apprentissages humains ; un souci d’opérationnaliser ses méthodes d’analyse pour les faire servir à une ingénierie de la formation. L’analyse du travail qu’elle a développée a débuté avec le travail industriel et s’est étendue aux activités de service et d’enseignement. Cette analyse du travail a un double rôle : elle est un préalable à la construction d’une formation. Elle est aussi, par sa dimension réflexive, un important instrument d’apprentissage.

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Notes de la rédaction

Cette note de synthèse a été rédigée à trois voix. Les lecteurs attentifs pourront sans doute identifier dans le texte des styles, des inflexions, des nuances théoriques propres à chacun des auteurs. Ils pourront également remarquer la grande convergence des trois contributions sur le fond, convergence qui va bien au-delà des différences de générations.

Texte intégral

1La didactique professionnelle est née au confluent d’un champ de pratiques, la formation des adultes, et de trois courants théoriques, la psychologie du développement, l’ergonomie cognitive et la didactique. On peut dire qu’elle a pris corps autour de trois orientations. Première orientation : l’analyse des apprentissages ne peut pas être séparée de l’analyse de l’activité des acteurs. Si on prend au sérieux une perspective de développement, il faut reconnaître une continuité profonde entre agir et apprendre de et dans son activité. D’où, deuxième orientation, si on veut pouvoir analyser la formation des compétences professionnelles, il faut aller les observer d’abord, non pas dans les écoles, mais sur les lieux de travail. Enfin, troisième orientation, pour comprendre comment s’articulent activité et apprentissage dans un contexte de travail, il vaut la peine de mobiliser la théorie de la conceptualisation dans l’action, qui, issue de Piaget et reprise par Vergnaud, utilisant les concepts de schème et d’invariant opératoire, permet de comprendre comment peut se développer une intelligence de l’action. Ajoutons que la didactique professionnelle se veut pleinement une didactique, c’est-à-dire une étude des processus de transmission et d’appropriation des connaissances en ce qu’elles ont de spécifique par rapports aux contenus à apprendre. Simplement, elle se centre beaucoup plus sur l’activité que sur les savoirs.

2En pratique, c’est au début des années 1990 qu’un petit groupe de chercheurs s’est constitué pour créer et développer la didactique professionnelle. Ce fut à l’origine une initiative française, qui s’est progressivement élargie. Nous présenterons la didactique professionnelle à partir de cette origine, laissant à un article ultérieur le soin de procéder à une comparaison internationale.

3Nous organiserons cette note de synthèse autour de six parties :

  • les origines de la didactique professionnelle ;

  • la problématique qu’elle développe ;

  • l’analyse du travail qu’elle propose, ses champs d’application dans le domaine industriel et en agriculture ;

  • l’analyse des activités de travail adressées à d’autres humains ;

  • l’utilisation des situations de travail pour l’apprentissage ;

  • l’élargissement de la didactique professionnelle vers une ingénierie des compétences.

1. LES ORIGINES DE LA DIDACTIQUE PROFESSIONNELLE

4Dans ce chapitre, nous verrons successivement l’impact exercé sur la didactique professionnelle par la formation des adultes, la psychologie ergonomique, la psychologie du développement et la didactique des disciplines.

De la Formation professionnelle continue (FPC) à la didactique professionnelle

5Pour un certain nombre de ses créateurs, la didactique professionnelle est née au sein et dans le prolongement de la formation des adultes. Une des formes qui apparaît à ce moment-là et qui peut être considérée comme l’invention la plus caractéristique de la Formation professionnelle continue (FPC) est l’ingénierie de formation. C’est un champ de pratiques qui consiste à construire des dispositifs de formation correspondant à des besoins identifiés pour un public donné dans le cadre de son lieu de travail. La formation scolaire a tendance à décontextualiser les apprentissages. L’ingénierie de formation va insister au contraire sur le contexte social dans lequel doit s’effectuer l’apprentissage d’adultes en formation. Car ces adultes sont d’abord des gens qui travaillent et, quand ils décident de faire une formation, celle-ci est habituellement conçue comme adossée à leur travail, et non pas à partir des découpages disciplinaires qui n’ont généralement pas beaucoup de sens pour eux.

6L’ingénierie de formation se concrétise principalement dans deux pratiques : l’analyse de besoins et la construction de dispositifs de formation. C’est l’analyse des besoins qui va servir d’entrée à la didactique professionnelle. C’est une pratique qui cherche à traiter conjointement des besoins, généralement traduits en termes d’objectifs, des demandes d’acteurs et des commandes d’entreprises. C’est en approfondissant la démarche d’analyse de besoins qu’on arrive assez naturellement à l’analyse du travail, point de départ de la didactique professionnelle. Car quand on a exploré la dialectique besoins, demandes, commande, il reste encore un élément manquant : prendre en compte les particularités de la tâche à effectuer et de l’activité mise en œuvre. On peut donc dire que c’est dans le prolongement des démarches d’analyse des besoins que vient s’établir ce qui va constituer un des piliers fondateurs de la didactique professionnelle, l’analyse du travail. Encore faut-il, pour faire une analyse du travail qui soit rigoureuse, disposer de concepts et de méthodes appropriés : la didactique professionnelle va aller les chercher du côté de la psychologie ergonomique.

L’apport de la psychologie ergonomique

7La première chose que la psychologie ergonomique a apportée à la didactique professionnelle concernant l’analyse du travail est la distinction entre tâche et activité. Leplat (1997) est l’auteur qui a principalement développé ce thème : il y a toujours plus dans le travail réel que dans la tâche prescrite. Que l’activité finisse toujours par déborder la tâche et sa prescription n’est pas vrai seulement des activités à forte dimension cognitive, comme les activités de conception. C’est aussi vrai, bien que de façon différente, des activités d’exécution. L’analyse de Leplat s’est d’abord développée au moment du taylorisme triomphant, pour montrer que même dans les activités d’exécution, qui pouvaient apparemment se réduire à une prescription très détaillée, il subsistait toujours un écart entre le travail prescrit et le travail réel, et que c’était en analysant cet écart qu’on pouvait repérer le sens de l’activité de l’opérateur. Dans ce prolongement, l’analyse du travail en didactique professionnelle va s’efforcer de bien conserver ces deux faces de l’analyse : une analyse de la tâche d’une part ; une analyse de l’activité des agents d’autre part.

8Un deuxième thème, présent notamment dans l’ergonomie de langue française, a inspiré la didactique professionnelle : c’est la dimension cognitive présente dans toute activité de travail, y compris dans le travail manuel. Ombredane et Faverge l’avaient mis en évidence dès leur ouvrage fondateur L’analyse du travail (1955). Leplat le reprend à son compte et montre comment la dimension cognitive présente dans le travail permet de ne pas en rester à l’opposition frontale entre travail prescrit et travail réel. Il introduit un troisième terme dans le débat, ce qu’il appelle « la structure cognitive de la tâche » (Keyser & Nyssen, 1993). Cela veut dire que ce qui va définir la situation de travail ne se ramène pas uniquement aux modalités de la prescription, mais inclut aussi certaines dimensions objectives de la situation, qui vont orienter l’activité.

9Le troisième apport à la didactique professionnelle est venu de la psychologie russe du travail. Parmi les très importants auteurs (Léontiev, Galpérine, Talizina), on en retiendra un : Ochanine (1981). C’est un auteur qui établit une différence entre ce qu’il appelle « image cognitive » et « image opérative ». L’image cognitive décrit un objet en énumérant ses principales propriétés. L’image opérative décrit ce même objet en retenant les propriétés qui sont utiles pour l’action qu’on veut faire sur cet objet. Ochanine a étudié la manière dont des médecins spécialistes de la thyroïde représentent cet organe, par dessin ou moulage, quand ils font un diagnostic concernant un de leurs malades. Il compare ces résultats à ceux obtenus auprès de médecins novices non spécialistes. Ce qu’il constate est que les spécialistes produisent une représentation très particulière de l’objet. D’une part elle est laconique et simplifiée. D’autre part, elle est fortement déformée : certaines parties sont hypertrophiées alors que d’autres sont escamotées. Or, en analysant ces déformations, il constate que celles-ci donnent à voir la démarche d’observation et de diagnostic des spécialistes : les parties hypertrophiées sont celles qui sont importantes pour le diagnostic. Il y a donc des représentations pour l’action qui ont leurs caractères spécifiques, qui les différencient de simples représentations « cognitives », élaborées indépendamment de toute action. Cette distinction-opposition entre image cognitive et image opérative a été beaucoup développée en didactique professionnelle, pour montrer notamment qu’il y a deux formes de conceptualisation, l’une qui énonce des propriétés et des relations sur des objets, l’autre qui sélectionne certains traits d’un objet pour en faire des concepts qui orientent et organisent l’activité.

10Enfin il convient de mentionner les travaux de psychologie ergonomique portant sur les situations dynamiques (Hoc, 1996 ; Amalberti, 1996 ; Rogalski, 1995). Ces situations ont une dynamique propre faisant qu’elles évoluent même si les opérateurs n’agissent pas pour les transformer. Le facteur temps y est très important, ce qui implique que les conduites adaptées de la part des opérateurs sont des conduites anticipatrices. Mais surtout, ces situations étant particulièrement complexes, les compétences mobilisées relèvent très clairement d’une intelligence de la tâche. La compétence ne peut plus se résumer à savoir quoi faire, ni même à savoir où et comment le faire : il faut aussi savoir quand le faire, car une action pertinente faite à un moment inopportun peut avoir l’effet inverse de celui qui est escompté. Beaucoup de situations de formation des compétences peuvent être rendues plus intelligibles grâce à ce modèle d’analyse des situations dynamiques.

11En résumé, la psychologie ergonomique a constitué un appui considérable pour la didactique professionnelle : d’une part elle a fourni des méthodes pour mettre en place une analyse du travail orientée « formation et développement des compétences professionnelles ». D’autre part, en mettant l’accent sur l’importance de la conceptualisation dans l’activité de travail, elle a permis d’établir un pont avec la principale source théorique de la didactique professionnelle : la psychologie du développement, notamment le courant de la conceptualisation dans l’action.

La psychologie du développement : Piaget et Vygotski

12Les adultes se développent au cours de leur expérience professionnelle, et au cours des formations initiales et continues qu’ils reçoivent. Il est naturel de se tourner vers les deux grands psychologues du développement que sont Piaget et Vygotski, pour puiser dans leur travail les inspirations susceptibles de nourrir le cadre théorique et méthodologique de la didactique professionnelle. Il se trouve que tous deux ont mis en avant les idées d’activité et de conceptualisation, qui sont justement essentielles pour la didactique professionnelle. Cela n’est pas suffisant, et il faut faire appel en même temps à d’autres auteurs, comme Bachelard en philosophie des sciences et comme Brousseau, Douady ou Chevallard, en didactique des mathématiques.

13Les travaux de Piaget ont été presque tous orientés par le besoin d’une théorie de l’action et de la connaissance issue de l’action. Le meilleur exemple en est probablement ses recherches sur les bébés et les jeunes enfants, et ses observations sur l’organisation progressive de leur activité gestuelle : il montre comment les bébés relient de manière de plus en plus efficace les propriétés de leurs gestes avec celles des objets. C’est à cette occasion que Piaget fait du concept de schème un élément central de sa théorie de l’adaptation : le schème est en effet le moyen d’assimiler de nouveaux objets et de s’accommoder aux propriétés nouvelles qu’ils présentent par rapport aux objets antérieurement assimilés. Il a en même temps une double fonction, d’action sur le réel, et d’exploration des propriétés du réel. Chez Piaget, le concept de schème est associé à l’idée d’activité de manière plus étroite que chez Kant ou chez G. Revault d’Allonnes, à qui Piaget emprunte largement. Le concept de schème désigne, dans ses travaux sur le bébé, l’organisation locale de l’activité qui, de maladroite et d’exploratoire dans les premières tentatives, devient une « bonne forme », que le bébé peut appliquer à une certaine variété de situations. Piaget utilise aussi ses observations pour indiquer qu’interviennent au cours du développement des conceptualisations non données au départ : témoin l’exemple de l’objet dit « permanent », ainsi désigné parce que l’objet disparu derrière un écran (éventuellement derrière deux écrans), continue d’exister pour l’enfant à partir de dix-huit à vingt-quatre mois, alors que pour l’enfant plus jeune, il cesse d’exister. On ne peut manquer d’apercevoir la leçon qu’il est possible de tirer de ce phénomène pour comprendre le travail d’hypothèse qu’un adulte peut et doit engager à partir des processus physiques, chimiques, techniques, biologiques ou psychologiques dont il n’est que le témoin partiel, puisqu’une bonne partie des informations utiles lui reste cachée.

14Vygotski, qui avait lu des travaux antérieurs de Piaget mais pas ceux concernant l’activité gestuelle des bébés, concentre son attention sur le langage et le critère qu’il représente dans le processus de conceptualisation. Il répète à plusieurs reprises que le concept, c’est la « signification des mots ». Il met aussi l’accent sur la médiation par l’adulte du processus d’apprentissage, alors que Piaget, moins intéressé par le poids de la culture, met surtout l’accent sur le rôle du sujet apprenant dans ses apprentissages. Piaget est certainement l’auteur le plus important du constructivisme, qui est aujourd’hui l’idéologie la plus répandue dans les milieux éducatifs. Par contre, il n’analyse pas l’apport de l’enseignant. Vygotski au contraire introduit plusieurs idées qui permettent de mieux comprendre en quoi consiste l’action enseignante. La première idée importante est celle de « zone de proche développement ». Par cette expression Vygotski désigne la marge dans laquelle l’enfant peut réussir avec l’aide d’autrui alors qu’il n’est pas en mesure de réussir seul. C’est donc la zone des situations et des activités dans lesquelles l’enseignant peut le plus opportunément choisir ce qu’il va proposer au sujet apprenant. Cette idée est valable pour les apprentissages professionnels, y compris pour les adultes. La deuxième idée importante est celle de médiation de tutelle, qui sera d’ailleurs développée par Bruner davantage que par Vygotski lui-même. Il faut entendre par cette expression le fait que l’enseignant, le tuteur, ou le parent dispose de ressources pour intervenir à bon escient et apporter l’aide juste nécessaire au moment opportun. La troisième idée est celle de médiation symbolique, fonction assurée par le langage et par d’autres systèmes comme les graphiques et les algèbres.

15Le sens d’une situation de travail ou de formation est à la fois individuel et partagé : individuel parce que le sens accordé par un individu lui est propre, et différent d’un individu à l’autre ; partagé parce que justement les individus d’une même communauté s’entendent relativement bien sur le sens à donner à telle ou telle situation, à telle ou telle pratique, à tel ou tel mot. Piaget, on l’aura compris, met en avant le sens donné par un individu, lequel varie au cours de l’apprentissage. Vygotski, on l’aura compris également, met l’accent sur la culture transmise, et la signification conventionnelle des mots. Il est donc intéressant de relever, dans le dernier chapitre de Pensée et langage, que Vygotski distingue entre « sens » et « signification » : l’individu ajoute à la signification du mot entendu les expériences diverses qu’il peut avoir associées à ce mot ou à cet énoncé, au point de lui donner un sens différent de la signification conventionnelle de la langue. C’est une convergence essentielle entre nos deux auteurs de référence, pour qui veut étudier les processus de communication dans le travail, en formation et à l’école. De ce rappel concernant Piaget et Vygotski, on peut tirer la leçon que la forme opératoire de la connaissance, celle qui permet d’agir en situation, et la forme prédicative de la connaissance sont fondamentalement deux formes complémentaires de la même connaissance, même si des décalages substantiels existent entre le faire efficace et la capacité de dire ce qu’on fait et pourquoi.

La didactique des disciplines

16Plusieurs idées ont montré leur fécondité en didactique des mathématiques avant de le faire en didactique professionnelle, surtout celles de situation didactique, de transposition, de contrat, de schème et de champ conceptuel.

17L’idée de situation ne date pas d’hier, mais les travaux de Guy Brousseau, et aussi de Régine Douady, lui ont donné une signification particulière, et un poids théorique nouveau. Une situation didactique est l’ensemble des conditions que l’enseignant ou le chercheur réunit pour confronter l’apprenant à des objets nouveaux ou à des propriétés nouvelles de ces objets. Dès ses premiers travaux, Brousseau distingue entre situations d’action, situations de formulation et situations de validation. Son idée est alors que l’enjeu n’est pas le même, et qu’il y a progrès dans la conceptualisation d’un type de processus à l’autre, même si les moments d’action, de formulation et de validation ne sont pas toujours séparés, ni d’ailleurs séparables, au cours de l’activité.

18L’idée de transposition recouvre deux idées distinctes. La première, très importante chez Chevallard, est que le contenu de l’enseignement des mathématiques résulte de deux processus de transformation : la transformation du savoir savant en savoir à enseigner, la transformation du savoir à enseigner en savoir effectivement enseigné. La seconde résulte d’une extension de sens du mot « transposition », et d’un changement de sens par la même occasion : toute situation de référence, scientifique ou professionnelle, appelle des transformations lorsqu’on l’utilise comme situation d’enseignement et d’apprentissage : simplification, suppression de certaines variables, choix de cas prototypiques, etc.

19L’idée de contrat est encore différente, et recouvre l’idée que, dans le processus d’enseignement, il existe des attentes réciproques entre le professeur et les élèves. Les décalages entre ces attentes sont une des raisons principales des malentendus et des échecs de la communication.

20L’idée de schème concerne l’organisation de l’activité pour une certaine classe de situations. Elle est la pierre angulaire de l’analyse de l’activité.

21Quant à celle de champ conceptuel, elle part de la considération qu’un concept ne se forme pas de manière isolée mais en relation avec d’autres concepts, avec lesquels il forme système ; en outre il se forme au cours de l’activité et de l’expérience, dans la rencontre avec une variété de situations, dont les propriétés sont différentes.

2. PROBLÉMATIQUE

22La didactique professionnelle cherche à articuler de façon très forte deux dimensions qui ne vont pas forcément ensemble : la dimension théorique et la dimension opératoire. La dimension théorique est très importante, car c’est grâce à elle qu’on essaie d’éviter un discours empirique qui se contenterait de relater un certain nombre d’opérations réussies d’analyse, sans en marquer ni les fondements ni les limites. Mais la dimension opératoire est tout aussi essentielle : si la didactique professionnelle se rattache, d’un point de vue théorique, au courant de la conceptualisation dans l’action, elle se doit de présenter les outils, les concepts, les méthodes, qui doivent permettre aux utilisateurs de s’approprier ces instruments et de les utiliser de façon efficiente. Au fond, il y a un ordre des méthodes et il y a un ordre des raisons, ainsi que le souci constant de faire en sorte que l’ordre des raisons fonde et justifie l’ordre des méthodes. Dans cette partie, on présentera l’ordre des raisons. On le fera en trois étapes successives : une première analyse permet de passer de la notion de compétence au concept de schème ; c’est la présentation du cadre théorique de la conceptualisation dans l’action. Une deuxième étape aboutira à un élargissement des perspectives, en posant notamment quelques questions vives qui permettent d’ouvrir le champ. Enfin, dans une troisième étape, on présentera ce qui nous paraît être le fondement épistémologique des analyses précédentes.

Situation, compétence, activité, schème

23Pour montrer les parentés et les différences, partons de deux remarques sur le concept de compétence. Dans son usage courant, le mot contient une idée de valeur, et même de valeur comparative. Il est donc juste d’en donner une définition (ou des définitions) en termes de relation d’ordre. Le concept est pragmatique, en ce sens qu’il permet de s’entendre assez bien, dans une communauté donnée, sur la maîtrise inégale de leur métier par différents professionnels.

24Mais si l’on veut opérationnaliser le concept, il faut en circonscrire le sens à certaines situations ; faute de quoi, il resterait un concept vague, représentant certes de la valeur, mais sans qu’on en fournisse les critères.

25Les quatre définitions qui suivent, complémentaires les unes des autres, ont pour objet de faire un peu de progrès concernant des critères possibles, et en même temps de montrer que le concept de compétence ne se suffit pas à lui-même.

261) A est plus compétent que B s’il sait faire quelque chose que B ne sait pas faire. Ou encore : A est plus compétent au temps t’ qu’au temps t s’il sait faire ce qu’il ne savait pas faire ;

272) A est plus compétent s’il s’y prend d’une meilleure manière : plus rapide par exemple, ou plus fiable, ou encore mieux compatible avec la manière de faire des autres… ;

283) A est plus compétent s’il dispose d’un répertoire de ressources alternatives qui lui permettent d’adapter sa conduite aux différents cas de figure qui peuvent se présenter ;

294) A est plus compétent s’il est moins démuni devant une situation nouvelle, jamais rencontrée auparavant.

30La perspective adoptée dans ces définitions est à la fois différentielle (qu’est-cequi fait la différence entre deux personnes ?) et développementale (qu’est-ce qui fait la différence au cours du développement ?). Plutôt que de rechercher l’exhaustivité, il est plus opératoire de circonscrire les compétences critiques.

31La première définition, la plus banalement utilisée, est une réduction de la compétence à la performance, puisqu’on peut en juger à partir du seul résultat de l’activité. Ce n’est pas un hasard si c’est aussi celle qui est le plus utilisée dans les entreprises, parfois la seule. Les trois dernières définitions impliquent qu’on ne se contente pas de considérer le résultat de l’activité, mais l’activité elle-même, et sa forme. Il nous faut pour cela disposer d’un cadre théorique et méthodologique, et notamment être en mesure de décrire et analyser les formes d’organisation de l’activité en situation. Le concept alors indispensable est celui de schème. La dernière définition est particulièrement utile aujourd’hui, puisque c’est ce que les hommes et les femmes sont de plus en plus amenés à faire : résoudre des problèmes que les machines ou les pratiques conventionnelles ne permettent pas de traiter. En outre c’est dans la résolution de situations problématiques que se situe la source de la connaissance.

32Commençons par un exemple. Dans une recherche sur l’apprentissage de l’atterrissage par des pilotes d’expérience inégale, Jean Claude Audin (2004) relève plusieurs modes de gestion de l’approche finale, avant-dernière phase de l’atterrissage : point d’aboutissement de la trajectoire, inclinaison du plan de l’avion par rapport au sol, vitesse et risque de décrochage, remise de gaz, etc. On sait justement que les pilotes n’aiment pas remettre les gaz, bien que ce soit une règle absolue en cas de difficulté. Ils prennent donc des risques. Il existe bien entendu des procédures recommandées par les instructeurs, et théoriquement impératives, Mais elles ne sont pas observées par tous les pilotes, surtout lorsque les paramètres observés au moment de l’approche finale ne correspondent pas totalement aux conditions prévues par les procédures. En outre les pilotes plus expérimentés disposent de formes alternatives d’organisation de leur activité : quelles actions en fonction de quelles conditions ? Par exemple ils peuvent prendre certaines libertés par rapport à l’inclinaison et la vitesse de l’appareil, viser un point d’aboutissement de la trajectoire avant le début de la piste, adopter un axe de vol un peu décalé par rapport à la piste. Ces actions sont associées à des indices que leur expérience leur permet de capter et d’utiliser : gradient de vent, présence d’arbres et couleur de la végétation, etc. Le concept de schème recouvre ces différentes formes d’organisation de l’activité des pilotes au moment de l’approche finale. On peut les décrire, les comparer, les évaluer, en analyser les forces et les faiblesses, créer les conditions pour amener les apprentis pilotes à adopter les formes les plus pertinentes. D’où les définitions suivantes : un schème est une totalité dynamique fonctionnelle, et une organisation invariante de l’activité pour une classe définie de situations. Un schème comporte quatre catégories distinctes de composantes :

  • un but (ou plusieurs), des sous-buts et des anticipations ;

  • des règles d’action, de prise d’information et de contrôle ;

  • des invariants opératoires (concepts-en-acte et théorèmes-en-acte) ;

  • des possibilités d’inférence.

33Dans l’exemple que nous venons de donner, les sous-buts possibles et les anticipations concernent notamment les différentes phases de l’atterrissage et les dimensions synchroniques de l’action et de la prise d’information. Les règles qui engendrent l’activité au fur et à mesure concernent en effet tout autant les prises d’information et les contrôles, que la succession des actions. Quant aux concepts en acte et aux théorèmes en acte (propositions tenues pour vraies dans l’activité), ils concernent les relations entre les différents paramètres recueillis par les instruments de bord, les conditions météorologiques extérieures, les effets des actions du pilote. Enfin les ajustements incessants des actions du pilote seraient impossibles sans les inférences. Pour mieux armer les pilotes, Jean Claude Audin a organisé des situations limites, comme l’atterrissage sur une autre piste que celle convenue, l’atterrissage sur une piste en pente, ou encore l’atterrissage sur une piste trop courte. Nul besoin d’insister sur la nécessité pour les pilotes d’adapter leurs schèmes aux nouvelles situations.

34L’idée de totalité dynamique fonctionnelle exprime bien ce que Piaget a pu concevoir il y a trois quarts de siècle ; mais l’idée d’organisation invariante de l’activité pour une classe de situations et l’analyse en quatre composantes sont sensiblement plus précises et plus rigoureuses. C’est l’organisation de l’activité qui est invariante, et non l’activité elle-même ; le schème s’adresse à une classe de situations, non pas à une situation singulière ; il a justement une fonction adaptative, ce n’est pas un stéréotype. Si la connaissance est adaptation, il faut apprécier que ce qui s’adapte ce sont des schèmes et qu’ils s’adaptent à des situations ; le couple schème/situation est donc le couple théorique fondamental pour penser l’apprentissage et l’expérience. Il n’y a pas de schème sans situation, mais pas non plus de situation sans schème, puisque c’est le schème qui identifie une situation comme faisant partie d’une certaine classe. De fait le schème s’adresse à une classe de situations, même si les contours en sont mal définis. Il faut ajouter, pour ne pas prêter à méprise, que certaines classes de situations sont petites, et que les schèmes ont une portée locale, surtout lorsqu’ils sont en émergence. Au cours du développement on assiste nécessairement à des processus d’élargissement de la classe de situations à laquelle s’adresse initialement un schème. Inévitablement celui-ci doit se transformer, ou encore s’accommoder comme dirait Piaget. C’est à ce point qu’il faut situer l’un des problèmes de fond du développement : sur quels schèmes plus anciens un schème nouveau s’appuie-t-il ? En quoi ces schèmes anciens font-ils éventuellement obstacle ? Cette question des obstacles concerne bien entendu les concepts puisqu’il n’y a pas de schème sans conceptualisation, fût-elle implicite ; mais en retour, ce que Bachelard nous a appris concernant les connaissances scientifiques et le processus de leur réorganisation incessante, est pertinent pour les schèmes, y compris pour les gestes. Il existe des professions pour lesquelles la qualité des gestes est décisive : le sportif, la danseuse, l’artisan, etc. Plus généralement, il faut se pénétrer de l’importance du registre gestuel dans la formation de la personnalité. Le geste est, par intériorisation, une pierre angulaire de la représentation. La pensée est ainsi une fonction du corps tout entier. Une formule résume le caractère synchronique et diachronique des processus de pensée : la pensée est un geste.

35Le concept de schème est pertinent pour les gestes, les raisonnements et opérations techniques et scientifiques, les interactions sociales et notamment les activités langagières, les émotions et l’affectivité. Tous les registres sont en effet concernés, y compris parfois dans la même situation de travail. Le meilleur exemple que l’on puisse donner est celui de la recherche de Patrick Mayen (reprise plus loin dans cette note) sur les réceptionnaires de clients dans un garage de réparation automobile. Il a recueilli plus de 250 dialogues entre réceptionnaires et clients, dialogues de cinq à quinze minutes, au cours desquels les réceptionnaires sont censés recueillir des informations sur les problèmes rencontrés par le client, concernant la mécanique ou la carrosserie. Le but est évidemment de pouvoir communiquer ensuite une information fiable à l’atelier et économiser un temps de recherche qui pourrait être très long. Mais deux autres buts importants sont pris en charge par le réceptionnaire : rassurer le client ou la cliente (sur les délais de réparation, sur le prix, sur le fait que l’assurance marchera), et aussi fidéliser le client ou la cliente. Il est possible de faire un tour relativement complet des schèmes d’interaction langagière mis en œuvre par le réceptionnaire.

36L’activité en situation est à la fois productive et constructive (Samurçay & Rabardel, 2004) : le sujet ne fait pas que produire des transformations des objets du monde extérieur, il se transforme lui-même, en enrichissant son répertoire de ressources. C’est la fonction constructive de l’activité. L’une des fonctions des schèmes, moyens d’interroger le réel et pas seulement de le transformer, continue ainsi à jouer un rôle chez l’adulte, notamment lorsqu’il est confronté à des situations nouvelles. Ainsi les processus cognitifs ne concernent pas que le fonctionnement en situation, mais aussi le développement des personnes sur le moyen et le long terme, c’est-à-dire l’évolution des compétences et de leurs relations au cours de l’expérience. Piaget le premier retient l’idée que la connaissance est adaptation. Il fait de la connaissance un processus biologique, ce qui ne contredit nullement la vision historique, culturelle et sociale développée par d’autres, comme Bachelard. Dans les deux cas il s’agit du temps long du développement de la connaissance. Mais il existe aussi un temps court : c’est ainsi que Brousseau a repris à son compte l’idée d’adaptation, justement pour en faire un levier didactique.

37Au passage, on peut remarquer que le développement des compétences ne suit pas un ordre total, comme celui décrit par la théorie des stades, mais plutôt un ordre partiel, non connexe, dans lequel il existe à la fois de l’ordre et de l’indépendance entre compétences au cours du développement. Les processus de réorganisation l’emportent souvent sur les processus de simple accumulation. La rencontre avec une variété de situations est essentielle dans la formation. C’est le moyen pour l’apprenant de prendre conscience, seul ou avec l’aide d’autrui, des propriétés nouvelles d’un concept, et des relations entre les concepts et les situations d’un même champ professionnel.

38Il est utile de relier entre eux, pour en montrer les parentés et les différences, certains des thèmes qui irriguent la réflexion dans les entreprises et les institutions de formation. Il nous faut notamment articuler entre eux les concepts de situation, de compétence, d’activité, de schème.

39Le concept de schème marque la continuité existant entre les deux formes de la connaissance, opératoire et prédicative. Son principal intérêt réside dans le fait qu’il sert de « passeur » entre un registre pragmatique et un registre épistémique. Comme concept il fait partie du registre pragmatique. Mais son intérêt réside précisément dans le fait qu’il met en évidence la dimension de conceptualisation présente au cœur de l’organisation de l’activité. C’est pourquoi le concept de schème permet de comprendre en quoi l’activité humaine est organisée, efficace, reproductible et analysable. Cette organisation de l’activité est souple, puisque, comme on l’a vu, la compétence ne consiste pas à répéter perpétuellement le même mode opératoire, mais à s’ajuster aux circonstances pour que l’action soit finement adaptée. Mais cet ajustement ne peut se concevoir que parce que l’organisation de l’activité comporte une bonne part d’invariance. La dimension invariante de l’organisation de l’activité représente la part généralisable de l’action. Elle est de nature conceptuelle, si on veut bien entendre par là que la première fonction des concepts est d’organiser l’action.

40Ainsi le concept de schème ne va pas sans le concept d’invariant opératoire, qu’on doit comme le précédent à Piaget. Les invariants opératoires sont des instruments de la pensée qui servent aux humains à s’adapter dans le monde et qui rendent celui-ci compréhensible pour eux. Ces invariants sont construits par le sujet dans sa confrontation avec le réel. Comme on l’a vu plus haut, la construction de l’objet permanent, telle que l’analyse Piaget, permet chez le tout jeune enfant de mettre de la régularité et de la compréhension dans un monde de déplacements. Après sa constitution, le monde devient pour le sujet plus accessible et plus compréhensible. Certes les invariants dont a parlé Piaget sont tellement généraux qu’ils représentent les catégories de base de la cognition. Mais rien n’interdit de rapprocher cette notion d’invariant opératoire des situations dans leurs spécificités. On quitte alors l’hypothèse d’un développement général et abstrait pour concevoir un développement par domaines, par champs conceptuels. Les invariants opératoires deviennent alors les concepts en acte et les théorèmes en acte qui caractérisent un domaine de l’action. Leur fonction première est de guider l’action, en permettant un diagnostic précis de la situation, en prélevant l’information pertinente qui va permettre ce diagnostic. Cette fonction de prélèvement de l’information est effectuée par les concepts en acte, qui peuvent être implicites ou explicités, mais qui sont fondamentalement des concepts organisateurs de l’action. Pour cela ils retiennent de la situation à laquelle doit s’adapter le sujet les objets, les propriétés, les relations qui vont permettre cet ajustement. Les théorèmes en acte expriment ces caractères sous forme de propositions tenues pour vraies par le sujet. Cette dimension de conceptualisation présente au cœur même des schèmes permet de distinguer ceux-ci de simples habitus. Certes un schème va s’exprimer sous forme d’une régularité reproductible. Mais c’est la dimension conceptuelle présente en lui qui le rend analysable.

Questions vives posées à la didactique professionnelle

41Le cadre théorique de la conceptualisation dans l’action ouvre sur des questions que nous allons aborder maintenant : elles sont nombreuses ; nous en avons retenu deux : les relations entre activité et apprentissage et la question du développement.

Apprentissage et activité

42Cette première question est peut-être celle qui est la plus fondatrice pour la didactique professionnelle. Elle correspond à la volonté d’étudier l’apprentissage au sein même de l’activité, donc de ne pas dissocier l’activité et l’apprentissage, l’analyse de l’activité et l’analyse de l’apprentissage. Le terme d’apprentissage a deux sens, selon qu’il s’agit d’un apprentissage incident, non voulu, ou d’un apprentissage intentionnel. Dans l’apprentissage incident, dont l’exemple type est l’apprentissage sur le tas, ou par immersion, le sujet apprend du simple fait qu’il agit. On ne peut pas agir sans se construire de l’expérience, donc sans apprendre. Samurçay et Rabardel (2004) proposent une distinction théorique, qu’ils ont trouvé chez Marx, qui permet de comprendre ce processus : ils parlent d’activité productive et d’activité constructive : quand il agit, un sujet transforme le réel (matériel, social ou symbolique) ; c’est le côté activité productive. Mais en transformant le réel, le sujet se transforme lui-même : c’est le côté activité constructive. Ceci entraîne un certain nombre de conséquences. Première conséquence : activité productive et activité constructive sont indissociables. Toute activité productive s’accompagne d’une activité constructive. Certes tous les métiers ne sont pas égaux à cette aune : pour certains, la part d’activité constructive devient assez vite un résidu de plus en plus invisible. Alors que pour d’autres métiers on n’en a jamais fini d’apprendre par l’exercice même de l’activité productive. Il n’empêche : il n’y a pas d’activité sans apprentissage. Mais, deuxième conséquence, cela ne veut pas dire que l’activité productive et l’activité constructive possèdent le même empan temporel : l’activité productive s’arrête avec l’aboutissement de l’action, qu’il y ait réussite ou échec. L’activité constructive peut se continuer bien au-delà, quand notamment un sujet revient sur son action passée par un travail d’analyse réflexive pour la reconfigurer dans un effort de meilleure compréhension. Ainsi l’apprentissage accompagne naturellement l’activité. Il en est en quelque sorte le prolongement.

  • 1 Il y a deux distinctions qui ne se recouvrent pas totalement : d’une part la distinction entre appr (...)

43La troisième conséquence porte sur la question du but et de sa possible inversion : quand on a affaire à un apprentissage incident, le but de l’action est l’activité productive et l’activité constructive n’est qu’un effet, non voulu et souvent non conscient, de l’activité productive. Mais l’apprentissage est une chose tellement importante chez les humains qu’ils ont inventé des institutions dédiées à son développement : des écoles, si on veut bien prendre le terme en son sens le plus large, c’est-à-dire toute institution dont l’objectif est de favoriser l’activité constructive dans un domaine donné1. Car alors les relations entre activité productive et activité constructive s’inversent : le but de l’action devient l’activité constructive, ce qui ne veut pas dire que l’activité productive disparaît. On continue à apprendre en agissant, en étant confronté à des situations qui vont engendrer une action en retour. Mais l’activité productive n’est plus que le support, le moyen du déploiement de l’activité constructive. L’apprentissage n’est plus tacite ou incident ; il est intentionnel. Ceci aboutit généralement à deux autres transformations. D’une part, le rythme de l’apprentissage a tendance à s’accélérer. D’autre part, les ressources dont un sujet dispose pour orienter et guider son activité, ce qu’en didactique on appelle ses connaissances, vont être transformées en savoirs, ce qui les rend beaucoup plus faciles à transmettre. Il y a là un glissement assez subtil : pour s’ajuster à toutes sortes de situations, un sujet dispose de ressources qu’il a construites dans le passé en acquérant de l’expérience. Mais il dispose surtout d’une capacité à créer de nouvelles ressources, par réorganisation de ses ressources acquises. C’est ce qui enclenche la « dialectique outil-objet » analysée par Douady (1986) : d’une part, nos connaissances sont des ressources que nous utilisons pour résoudre nos problèmes. D’autre part, ces mêmes connaissances peuvent être envisagées en elles-mêmes, pour en identifier et définir les propriétés, et devenir ainsi des savoirs. Ceux-ci constituent des ensembles d’énoncés cohérents et reconnus valides par une communauté scientifique ou professionnelle. Ils prennent désormais une place centrale dans l’apprentissage intentionnel.

44Revenons à l’articulation entre activité et apprentissage. La didactique professionnelle a choisi de mettre l’accent sur l’analyse de l’activité constructive qui accompagne l’activité productive, c’est-à-dire d’analyser l’apprentissage sous sa forme anthropologiquement première, l’apprentissage incident. C’est pourquoi on se propose d’aller analyser l’apprentissage non pas d’abord dans les écoles, mais dans les lieux de travail : ateliers, usines, hôpitaux ou exploitations agricoles, etc. C’est un choix délibéré et réfléchi, qui exprime le souci de comprendre l’apprentissage à partir de ce que Rabardel (2005) appelle « le sujet capable », caractérisé par son pouvoir d’agir. Le sujet capable est un sujet dont le développement porte, non sur l’acquisition de savoirs, mais sur l’apprentissage d’activités en situation. C’est un sujet qui dit « je peux » avant de dire « je sais ». Ce n’est pas pour autant un sujet ignorant, car la question ne doit pas se poser en termes d’exclusion, mais en termes de subordination : des deux registres de fonctionnement d’un sujet, le registre pragmatique, qui caractérise le sujet capable, et le registre épistémique, qui caractérise le sujet connaissant, les didactiques traditionnelles mettent en avant le sujet connaissant ; l’activité y est subordonnée aux savoirs. En didactique professionnelle, on fait le choix de subordonner le sujet connaissant au sujet capable, le savoir à l’activité, en s’appuyant sur le constat que dans sa forme anthropologique première, l’apprentissage accompagne l’activité, l’activité constructive accompagne l’activité productive.

Le développement chez les adultes

45La question du développement chez les adultes est à coup sûr une des questions fortes qui ont donné naissance à la didactique professionnelle. Car on ne comprendrait pas l’importance accordée à l’analyse du travail comme préalable à la formation si on n’y ajoutait qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle analyse du travail : en abordant la problématique de l’apprentissage par et dans le travail, on met l’accent sur la dimension de développement d’un sujet qui, non content de tenir un poste de travail, se construit dans la durée par et dans son travail. Ce souci de prendre en compte la durée, c’est-à-dire l’activité constructive, nous amène à proposer un élargissement de la perspective présentée communément dans ce domaine, qui consiste à établir une distinction entre apprentissage et développement. En réalité, il ne faudrait pas distinguer et opposer deux termes, apprentissage et développement, mais quatre : l’apprentissage, la maturation, l’expérience et le développement. L’apprentissage est ici défini de façon restreinte pour désigner l’apprentissage intentionnel : il correspond à ce qu’on appelle traditionnellement la formation. La maturation est un processus d’origine biologique très important chez l’enfant. Chez l’adulte, plus encore que chez l’enfant, elle est relayée par l’expérience, avec sa dimension historique et culturelle. Enfin le développement est ce qui traverse les trois processus que sont la maturation, l’apprentissage et l’expérience, pour les orienter et leur donner du sens. Mais alors à quoi peut-on reconnaître qu’au travers de l’apprentissage, de la maturation ou de l’expérience il y a eu du développement ?

46La question reste très ouverte et nous ne pouvons faire ici que quelques suggestions. Il nous semble qu’on peut identifier trois indices attestant d’un processus de développement en cours : la place jouée par la réflexivité, la capacité qu’a un sujet à « désingulariser » une situation, sa capacité à réorganiser ses ressources quand il est confronté à une situation nouvelle. Prenons d’abord la réflexivité. On a vu que l’empan temporel de l’activité constructive n’est pas le même que celui de l’activité productive : celle-ci s’arrête avec la fin de l’action, alors que l’activité constructive peut se poursuivre par un retour sur soi. L’apprentissage par l’action est alors relayé par l’apprentissage par l’analyse réflexive et rétrospective de son action. On peut utiliser sur ce point la distinction que fait Ricœur (1990) entre identité (idem) et identité (ipse), entre « mêmeté » et « ipséité », pour caractériser les deux faces de la construction de l’expérience. On peut alors faire l’hypothèse que lorsque l’activité constructive s’accompagne d’une dimension réflexive, que cette réflexivité s’exprime en cours d’action ou simplement après coup, une des conditions est réunie pour que l’activité constructive engendre du développement. Cela veut dire qu’il y a développement quand un sujet en vient à s’attribuer le sens de l’épisode qu’il vient de vivre. Mais cela ne suffit sans doute pas, car on en reste encore au niveau des indicateurs du développement. Le deuxième trait qui permet de voir comment s’engendre du développement à partir de l’activité constructive est de montrer comment celle-ci se désenclave de la tâche et de la situation singulière. Là encore cela peut se faire dans le cours de l’action ou après coup. On pourrait dire que l’activité constructive permet de conceptualiser et d’universaliser au sein même du singulier : on reste à la fois centré sur la situation singulière et en même temps on se met à la concevoir comme un cas parmi d’autres possibles. C’est ainsi que le travail de l’activité constructive aboutit à une ouverture, lente et progressive, vers l’universel. Et la généralisation sort de l’activité concrète comme une forme qui se serait construite petit à petit dans l’exercice de cette activité. Enfin on peut supposer qu’il y a développement quand un sujet, confronté à une situation nouvelle pour lui, est capable de réorganiser ses ressources cognitives pour affronter cette nouvelle situation. On peut ici s’inspirer de Bachelard et de ce qu’il dit de l’imagination. L’imagination, dit cet auteur, n’est pas « la faculté de former des images […] (mais) plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images » (Bachelard, 1943). Quand un sujet est confronté à un vrai problème pour lui, c’est-à-dire quand il se rend compte qu’il ne possède pas une procédure lui traçant le chemin pour arriver au but, il va être amené à user d’analogies, de métaphores et quelquefois de bricolage. C’est une démarche aventureuse, qui peut aboutir à des impasses. Mais on ne peut pas comprendre comment un sujet est capable de se créer de nouvelles ressources si on méconnaît le rôle de l’imagination industrieuse dans le développement. À propos des sciences, Bachelard a parlé d’une Philosophie du non (1940). Il ne s’agit pas de rejeter une théorie au profit d’une autre, mais de prendre conscience que notre manière de concevoir une question est généralement trop étroite et qu’elle a besoin de s’élargir : les géométries non euclidiennes n’ont pas supprimé la géométrie d’Euclide ; elles ont montré que ce n’était qu’un exemple particulier de géométrie, celui qui colle avec notre perception. Ainsi, réorganiser ses ressources existantes, utiliser des instruments pas très bien adaptés à la nouveauté d’une situation en les réorganisant, c’est se donner les moyens de les élargir.

La question épistémologique

47La théorie de la conceptualisation dans l’action, qu’on l’applique à l’analyse de l’activité professionnelle ou au développement des adultes, débouche nécessairement sur une question épistémologique, qu’on peut formuler ainsi : comment peuvent bien coexister dans une même personne un sujet connaissant et un sujet agissant ? La réponse qu’apporte la didactique professionnelle à cette question s’inscrit dans la continuité de la théorie de la conceptualisation dans l’action : elle consiste à dire que la connaissance, le cognitif, se présente sous deux formes indissociablement liées : une forme opératoire et une forme prédicative. Toute connaissance, quand on la conçoit comme une adaptation, comporte toujours deux propriétés complémentaires : elle est prédicative, en ce sens qu’elle identifie dans le réel des objets, des propriétés et des relations entre ces objets et ces propriétés. Elle est opératoire, en ce sens que c’est grâce à la connaissance qu’on prélève dans le réel les informations qui vont permettre une bonne adaptation de l’action. Selon que l’on insiste sur l’une ou l’autre de ces propriétés, on obtiendra les deux formes de connaissance qu’on a mentionnées. C’est une question de but : on peut vouloir connaître pour mieux comprendre ; on peut vouloir connaître pour mieux agir. Mais ces deux formes s’enracinent dans une même structure du cognitif : c’est pourquoi, dans l’apprentissage notamment, il y a une circulation incessante entre la forme opératoire et la forme prédicative : il y a toujours du cognitif dans l’opératif, et de l’opératif dans le cognitif. On a donc une même connaissance qui peut, soit s’investir dans l’action pour l’orienter, soit se constituer en un savoir socialement établi, qui pourra être transmis comme un patrimoine. Ajoutons qu’il faut parler de forme « prédicative » de la connaissance, et non pas seulement de forme « discursive » : certes, la connaissance sous sa forme prédicative aura besoin du langage pour s’exprimer ; elle sera donc également discursive. Mais sa propriété première est d’identifier dans le réel des objets, des propriétés de ces objets, des relations entre ces objets et ces propriétés, ce qui permettra de les énoncer pour les constituer en un savoir. Son critère sera alors la validité et la cohérence des énoncés qu’elle formule. Quant à la forme « opératoire » de la connaissance, on peut, dans la grande lignée de Piaget, en s’appuyant sur les concepts de schème et d’invariant opératoire, voir dans cette forme de connaissance une intelligence des situations, avec un double mouvement d’assimilation et d’accommodation. Son critère est la réussite de l’action. Cette intelligence des situations n’est pas dépourvue de conceptualisation, car on ne peut pas réduire une situation à un enjeu, à des acteurs, à des conditions de lieu et de temps, et au « drame » qui se noue et se dénoue entre ces éléments. Une situation comporte aussi des objets, des propriétés et des relations, que les acteurs devront connaître « en acte » pour réussir leur adaptation.

48Faisons un pas de plus : quand les deux formes de la connaissance s’appliquent à un domaine, elles vont s’exprimer selon deux registres de conceptualisation, un registre pragmatique et un registre épistémique. Chaque registre est caractérisé par son but et par le type de conceptualisation qu’il implique. Le registre épistémique a pour but de comprendre, en identifiant dans une situation donnée ses objets, leurs propriétés et leurs relations. Par exemple, face à un système technique, le registre épistémique permet de répondre à la question : « comment ça fonctionne ? ». Il cherche à identifier les relations de détermination qu’on peut établir entre les principales variables constitutives du système. Le registre pragmatique a pour but la réussite de l’action. Si on reprend l’exemple d’un système technique, il répond à la question : « comment ça se conduit ? ». Dans ce cas la conceptualisation va avoir pour but d’établir une sémantique de l’action, qui va servir de base au diagnostic de situation et qui est représentée par l’ensemble des relations de signification entre les invariants organisateurs de l’action et les indicateurs qui permettent concrètement de les évaluer. Elle va également permettre de repérer les principales classes de situations de manière à ajuster l’action à ces différentes classes. La conceptualisation du registre pragmatique sert ainsi à relier les prises d’information sur la situation aux répertoires de règles d’action disponibles.

  • 2 « Subjectif » ne signifie ici en aucune manière aléatoire et non motivé.

49Cette distinction entre deux registres de fonctionnement définis par leur but, le registre épistémique et le registre pragmatique, demande à être déclinée en faisant intervenir une autre distinction qu’on doit à la psychologie ergonomique, la différence entre tâche et activité. Considérons d’abord le registre pragmatique : le point de vue de la tâche est un point de vue objectif. Il décrit les conditions qu’il faut nécessairement prendre en compte pour que l’action soit réussie. Par exemple, conduire une machine, un avion, un entretien ou une classe, toutes ces actions demandent à ce que soient respectées certaines caractéristiques de la situation pour être efficaces, quelle que soit la manière dont le sujet s’y prend pour mener son action. Le point de vue de l’activité est un point de vue qu’on peut qualifier de « subjectif »2, au sens où il vise à décrire ce que fait effectivement le sujet : pour une même tâche les manières de faire des sujets sont nombreuses, y compris à niveau de réussite équivalent. Dans le registre pragmatique, du point de vue de la tâche et pour une situation donnée, on parlera de « structure conceptuelle de la situation » (Pastré, 1999). Il s’agit de l’ensemble des concepts organisant l’action et servant à la guider. Ces concepts peuvent être d’origine pragmatique ou scientifique, peu importe en un sens. L’essentiel est qu’ils sont enrôlés dans l’action, permettant notamment un bon diagnostic de situation. On en donnera plusieurs exemples dans le chapitre suivant. En didactique professionnelle, l’identification de la structure conceptuelle d’une situation repose sur un paradoxe : on se place du point de vue de la tâche, mais il est nécessaire de passer par une première analyse de l’activité pour identifier la structure conceptuelle : celle-ci représente en effet l’ensemble des éléments invariants qu’on retrouve mobilisés chez tous les sujets ayant une action efficace. Car on ne peut pas se contenter d’une analyse a priori de la tâche. Il faut faire une analyse a posteriori qui fait un détour par l’analyse de l’activité. Dans le registre épistémique, le pendant de la structure conceptuelle de la situation est représenté par le savoir portant sur un domaine. À la différence des connaissances, qui peuvent être de toutes origines et qui représentent les ressources possédées ou créées par un sujet à partir de sources diverses, nous désignerons par savoir un ensemble d’énoncés cohérents, estimés valides par une communauté scientifique ou professionnelle. Le terme de savoir est beaucoup utilisé en didactique. Or il est rarement défini. La définition que nous venons de proposer repose sur l’idée que le terme de savoir est généralement utilisé en deux acceptions très différentes : d’une part il désigne toute ressource cognitive utilisée ou créée par un sujet et conservée en mémoire. Nous préférons dans ce cas parler de « connaissance ». D’autre part il désigne un ensemble d’énoncés cohérents et reconnus valides par une communauté scientifique ou professionnelle. Dans cette acception, qui est celle que nous retenons, un savoir est caractérisé par deux propriétés essentielles, sa non contradiction et sa validité en référence à un domaine, scientifique ou professionnel. Un savoir s’exprime donc dans un texte du savoir, qui est indépendant de l’appropriation que peuvent en faire des sujets : il a une dimension objective.

  • 3 Tout en remplaçant le terme « image » par « modèle », plus neutre, ce qui permet d’éviter toute réf (...)
  • 4 Mais on y inclut toutes les actions dont le but est d’approfondir la connaissance du domaine.

50Si on se place maintenant du côté de l’activité, le savoir portant sur un domaine et la structure conceptuelle d’une situation trouvent leurs pendants : modèle cognitif d’une part, modèle opératif d’autre part. Nous avons voulu reprendre les termes d’Ochanine3 : le modèle cognitif désigne la représentation qu’un sujet se fait d’un domaine en termes d’objets, de propriétés et de relations, indépendamment de toute action de transformation portant sur ce domaine4. Le modèle opératif désigne la représentation que se fait un sujet d’une situation dans laquelle il est engagé pour la transformer. Comme l’a montré Ochanine, un modèle opératif représente la situation de façon laconique et déformée, parce que finalisé par le but de l’action. Rappelons que chez Ochanine un modèle opératif repose généralement sur des connaissances scientifiques ou professionnelles puissantes : les spécialistes de la thyroïde qu’il a observés ont une représentation de l’organe au moins aussi scientifique que celle de médecins débutants ; mais elle est réorientée et déformée en vue de l’action. Selon qu’on a affaire à des professionnels confirmés ou à des novices, le modèle opératif des sujets sera plus ou moins fidèle à la structure conceptuelle de la situation. On peut penser que plus l’expertise s’accroît, plus la fidélité à la structure conceptuelle se renforce. Il en va de même pour le modèle cognitif : compte tenu des connaissances acquises par les sujets, celui-ci sera plus ou moins fidèle au savoir portant sur le domaine.

51Cette distinction n’a de pertinence que dans la mesure où elle permet de décrire les échanges qui se font entre modèles cognitifs et modèles opératifs. Ce qui est une manière de suivre à la trace les processus d’apprentissage. Deux métaphores permettent de les décrire : l’étayage et la fertilisation croisée. D’une part on peut dire que tout modèle opératif s’appuie sur un modèle cognitif, selon des modalités diverses qu’il est intéressant de décrire. D’autre part, on peut observer, en cas d’apprentissage, que chaque modèle va pousser à un développement de son modèle complémentaire : il existe en effet assez souvent un décalage entre modèle cognitif et modèle opératif, soit dans un sens, soit dans l’autre, l’un étant plus avancé que l’autre et permettant ainsi une progression du modèle resté un peu en arrière. Sur ce point, les conditions sociales, qu’elles portent sur l’enseignement ou sur la confrontation à des pairs, à l’encadrement, au collectif, sont d’une grande importance.

52Tout modèle opératif s’articule avec un modèle cognitif : celui-ci peut être explicite, voire scientifique ; mais il peut aussi être implicite et informel. C’est le cas de nombreuses activités de bas niveau de qualification, mais aussi de très haut niveau (management, travail social, enseignement, recherche) où il n’existe pas de corps de savoirs bien définis permettant de valider les modèles opératifs mobilisés. Dans ce cas on peut dire que dans l’activité le modèle opératif et le modèle cognitif ont tendance à se recouvrir et qu’il est très difficile à l’analyse de les distinguer. Il faut noter qu’à la différence des modèles cognitifs, qui peuvent être explicites et reposer sur des savoirs scientifiques, les modèles opératifs restent généralement dans l’implicite, même quand les modèles cognitifs qui leur correspondent sont de nature scientifique. C’est la raison pour laquelle, quand on veut identifier la structure conceptuelle d’une situation, qui constitue le socle sur lequel s’édifie un modèle opératif, on ne peut pas se contenter d’une analyse a priori.

  • 5 On trouve un bon exemple de ce recouvrement entre modèle cognitif empirique et modèle opératif dans (...)

53On peut distinguer deux grandes modalités d’articulation entre modèle cognitif et modèle opératif. Dans un cas, le modèle cognitif est appris indépendamment du modèle opératif, c’est-à-dire avant que l’acteur, confronté à la pratique de l’activité, n’élabore son modèle opératif. Par exemple, dans les situations d’apprentissage de conduite de systèmes techniques très complexes, où le modèle cognitif sous-jacent repose sur des savoirs de type technique et scientifique, il n’est pas possible d’imaginer un apprentissage direct par l’exercice immédiat de l’activité. Il faut une formation théorique préalable. Dans ce cas on a une forme d’apprentissage qui fait se succéder une formation « théorique » et une formation « pratique », voire qui les fait alterner. Malheureusement on a eu tendance à considérer cette configuration comme universelle et à en inférer une position épistémologique qui fait de la pratique l’application de la théorie. Or il apparaît que si la « théorie » (l’acquisition du modèle cognitif) est une condition nécessaire pour entrer dans l’activité, ce n’est pas une condition suffisante : la pratique ne va pas consister à appliquer le modèle cognitif, mais à construire un modèle opératif à partir de deux sources, le modèle cognitif certes, mais aussi l’exercice de l’activité elle-même, avec les validations-invalidations qu’elle apporte. Dans l’autre cas, quand l’apprentissage se fait sur le tas, modèle opératif et modèle cognitif sont appris en même temps, au point qu’il est difficile de les distinguer. Cette confusion est renforcée par le fait que, dans ces cas-là, le modèle cognitif qui soutient le modèle opératif est généralement de nature empirique, ce qui peut suffire pour supporter le modèle opératif, mais qui s’avère insuffisant pour le justifier : finalement c’est la performance de l’action (sa réussite) qui devient le critère de la pertinence du modèle cognitif empirique5.

54Quand le modèle cognitif est appris avant le modèle opératif, il est normal que le décalage entre les deux modèles soit en faveur du modèle cognitif. L’apprentissage pratique ne va pas alors consister à appliquer la théorie, mais à permettre la constitution d’un modèle opératif aussi solide et structuré que l’est le modèle cognitif. D’où l’importance des moments de debriefing et plus généralement des épisodes d’analyse de l’activité faite après coup, par autoconfrontation simple, croisée ou instrumentée. L’analyse rétrospective et réflexive permet de combler le décalage, voire permet au modèle opératif de prendre de l’avance sur le modèle cognitif. Quand le modèle cognitif et le modèle opératif sont acquis en même temps, dans ce qu’on appelle communément la construction de l’expérience, le décalage entre les deux modèles, dont Vygotski a montré l’effet puissant sur le développement, va avoir du mal à jouer. C’est souvent ce qui se passe dans l’apprentissage sur le tas. Pour y remédier, une identification, faite par une analyse a posteriori, de la structure conceptuelle de la situation permet d’expliciter le modèle opératif et, par voie de conséquence, de distinguer plus clairement le modèle opératif et le modèle cognitif empirique. On peut alors penser que cette distinction peut réintroduire des décalages, qui peuvent être source de développement, par fertilisation croisée : le modèle opératif va interroger le modèle cognitif empirique et le pousser à chercher d’autres justifications que la seule réussite de l’action.

55En conclusion de cette partie, on peut dire que la didactique professionnelle a cherché à tirer de nombreuses implications de la théorie de la conceptualisation dans l’action. Avant de passer à une perspective plus opératoire, notamment à la présentation des domaines où elle s’est développée, on peut résumer les perspectives théoriques de la manière suivante : une première orientation conduit à articuler fortement activité et apprentissage, ou encore activité productive et activité constructive. Une deuxième orientation pose la question du développement, notamment sous deux formes : le développement des compétences professionnelles et le développement des personnes au cours de leur vie. Enfin une troisième orientation amène la question épistémologique des rapports entre la connaissance et l’action, question qui boucle à son tour sur la question de l’apprentissage.

3. L’ANALYSE DU TRAVAIL EN DIDACTIQUE PROFESSIONNELLE : SES PREMIERS DOMAINESD’APPLICATION

56Dans ce chapitre nous ne présenterons que les recherches de didactique professionnelle portant sur les domaines industriels et agricoles. Nous réserverons pour le chapitre suivant les recherches portant sur les activités de travail qui s’accomplissent avec d’autres humains. La raison en est simple : avec l’analyse des activités qu’on appelle de service, on observe que les concepts et méthodes utilisés pour conduire l’analyse subissent un changement profond, qui pourrait correspondre au « tournant linguistique » qu’on a repéré dans les sciences humaines. Il valait la peine de lui consacrer un chapitre à part.

La didactique professionnelle dans le domaine industriel

57Les premières recherches en didactique professionnelle ont été principalement effectuées dans le secteur industriel. Dans les années 1970 et 1980, ce domaine était représentatif du travail en général. On sait que les choses ont bien changé. On le verra dans le chapitre suivant. En faisant l’analyse de situations de travail dans l’industrie, on s’est tout particulièrement intéressé aux « situations-problèmes ». Dans le travail toute l’activité ne se résume pas à résoudre des problèmes. On peut même dire qu’un des objectifs de l’organisation du travail, voire de la formation, consiste à éradiquer les problèmes présents dans le travail : une activité de résolution de problème est toujours coûteuse et aléatoire. Chaque fois qu’on peut la remplacer par un comportement procédural, plus sûr et plus économique, on n’hésite pas à le faire. Mais la réalité résiste et on n’arrive jamais à éradiquer complètement les situations-problèmes, celles pour lesquelles il n’existe pas de procédure connue du sujet permettant d’obtenir sûrement un résultat. C’est justement cela qui intéresse la didactique professionnelle. Car c’est dans les situations-problèmes que se manifeste la compétence critique des opérateurs. Le fait de bien connaître les procédures relatives à un métier est certes l’expression de leurs compétences. Mais la compétence la plus importante, celle qui fait la différence, consiste à savoir maîtriser les situations qui sortent de l’ordinaire. Pour un régleur de presses à injecter en plasturgie, comme on va le voir, changer un moule fait partie de sa compétence. Mais c’est une tâche procéduralisée. Par contre, corriger des défauts sur les produits est une tâche qui ne peut pas se réduire à un ensemble de procédures. Il faut faire un diagnostic de situation, sur le fonctionnement de la machine, sur l’état de la matière. Or il existe un lien très fort entre résolution de problèmes et apprentissage : quand on n’a pas la procédure pour arriver à la solution, il faut la construire. Alors, quand il est en train de résoudre un problème, un opérateur s’aperçoit qu’il est capable de créer pour lui-même des ressources nouvelles, par exemple en réorganisant autrement les ressources dont il dispose déjà.

Autour des concepts pragmatiques

La conduite de presses à injecter en plasturgie

58Commençons par présenter un exemple, dont l’analyse a beaucoup servi pour la construction du cadre théorique de la didactique professionnelle. Il s’agit de l’analyse de l’activité de conducteurs de presses à injecter en plasturgie (Pastré, 1994). Les opérateurs qui conduisent ces presses sont des OS qui ont généralement appris leur métier sur le tas, sans bénéficier d’aucune formation. Leur principale activité est de corriger les défauts sur les produits engendrés par de mauvais réglages. Le fonctionnement de la machine est suffisamment simple et modélisable pour qu’on ait pu construire un simulateur. On a donc pu faire traiter des situations – problèmes sur simulateur par une douzaine d’opérateurs et analyser leur activité. Voici le résultat. On a affaire à une machine qui peut fonctionner selon plusieurs régimes de fonctionnement : un régime normal et un régime « compensé ». Une analyse précise de la structure conceptuelle de la situation permet d’établir que la différence entre ces deux régimes tient à la valeur du « bourrage », qu’on peut définir comme l’état d’équilibre ou de déséquilibre entre la pression exercée par la machine et la pression en retour de la matière, à un moment crucial du cycle de fabrication : quand il y a équilibre entre les deux pressions, on est en régime normal ; quand la pression machine est supérieure à la pression matière, on est en régime compensé. C’est le bourrage – que l’on peut définir comme un concept pragmatique –, qui fournit donc la raison d’être des deux régimes de fonctionnement, qui sont autant de classes de situations. Ce concept pragmatique est associé à des observables qui permettent de réaliser effectivement un diagnostic : il faut observer s’il y a mouvement ou non à un moment très précis du cycle. C’est cela qui caractérise l’expertise : le mouvement observé est très furtif. Les experts ne voient que lui, alors que les novices ne le voient pas, car ils sont distraits par toutes sortes de traits de surface. On a donc un ensemble signifiant-signifié qui constitue une sémantique de l’action pour ce type d’activité : la présence ou l’absence de mouvement à un moment donné est l’indicateur permettant d’identifier le régime actuel de fonctionnement. En outre, l’identification de cette structure conceptuelle permet de comprendre les stratégies des acteurs : les uns ont construit le concept pragmatique de bourrage et ont tous les éléments pour faire un diagnostic avant de choisir le répertoire de règles d’action adéquat ; les autres n’ont pas construit le concept de bourrage, et soit appliquent simplement les procédures, soit s’appuient sur leur expérience pour pallier une conceptualisation qu’ils n’ont pas effectuée : ils n’arrivent pas, ou arrivent très difficilement, à résoudre les problèmes de régime compensé.

Généralisation

59L’exemple de la conduite de presses à injecter a ceci d’intéressant qu’il représente une situation simple : un seul concept pragmatique organisant le diagnostic, un seul indicateur, deux régimes de fonctionnement, trois principaux types de stratégies repérées chez les acteurs. Il est rare de tomber sur une configuration aussi simple. Dans beaucoup de situations on trouve plusieurs concepts organisant le diagnostic, des régimes de fonctionnement en nombre beaucoup plus importants, des indicateurs qui peuvent être très nombreux et pour lesquels il faut chercher une convergence pour pouvoir évaluer dans quelle classe de situations on se trouve. Et, bien entendu, les stratégies attendues des acteurs peuvent être extrêmement nombreuses. D’ailleurs, dans une deuxième recherche sur les presses à injecter (Pastré, 2004), portant, elle, sur l’activité de régleurs travaillant sur des machines à commande numérique, on a pu constater une complexification étonnante du paysage. Mais même dans la situation très simple qu’on a décrit plus haut, on trouve tous les ingrédients qui permettent de définir la structure conceptuelle d’une situation :

  1. des concepts organisateurs qui permettent le diagnostic, concepts pragmatiques en l’occurrence ;

  2. des indicateurs, qui sont des observables, qui permettent de donner une valeur actuelle aux concepts et dont la signification a été construite de telle sorte qu’elle relie observables et concepts ;

  3. des classes de situations, ici des régimes de fonctionnement de la machine, qu’on peut analyser à partir de la valeur donnée aux concepts organisateurs et qui vont spécifier le répertoire de procédures (ou de règles d’action) à utiliser ;

  4. des stratégies attendues, en fonction du niveau de conceptualisation auquel a accès un opérateur : dans l’exemple cité, il y a les opérateurs qui ont construit le concept de bourrage et ceux qui ne l’ont pas construit. L’énoncé de ces stratégies attendues n’épuise pas les stratégies effectivement mobilisées par les acteurs, mais cela permet de mettre de l’ordre en fournissant une grille d’analyse.

60Ajoutons deux remarques complémentaires : on a parlé plus haut soit de concepts pragmatiques, soit de concepts organisateurs. Or il est important de bien marquer la distinction. Un concept pragmatique a trois propriétés :

    1. du point de vue de son origine, il est construit dans l’action. Autrement dit, son origine n’est pas théorique, mais pratique. Il ne provient pas d’un savoir, il provient de l’activité. De ce point de vue, il fait partie de ce que Vergnaud appelle les « concepts en acte » ou de ce que Vygotski appelle les « concepts quotidiens », si l’on veut bien admettre que le travail fait partie de la sphère du quotidien ;

    2. du point de vue de sa fonction, un concept pragmatique est un concept organisateur de l’action, dans la mesure où il permet d’identifier dans quelle classe de situations un acteur se trouve. Il permet de faire un diagnostic et ainsi d’orienter l’action pour qu’elle soit efficace. Tous les concepts organisateurs de l’action ne sont pas forcément d’origine pragmatique. On verra plus bas que dans le cas de situations techniques très élaborées et complexes comme la conduite de centrales nucléaires, ce sont des concepts scientifiques qui vont faire fonction de concepts organisateurs. Mais il faut remarquer que ces concepts scientifiques sont alors « pragmatisés » pour servir d’assise à un diagnostic. Quand une compétence professionnelle a été acquise sur le tas, comme c’est le cas pour les conducteurs de presses à injecter, ce sont des concepts pragmatiques qui sont les concepts organisateurs de l’action ;

    3. enfin un concept pragmatique a une dimension sociale : il est reconnu comme organisateur de l’action par la communauté professionnelle. Le bourrage n’est pas seulement un élément conceptuel mis en œuvre dans l’action sans être accompagné de langage. Dans les ateliers on ne cesse de parler de « bourrage », de « remplissage en deuxième pression ». Les anciens transmettent ces expressions aux nouveaux. Ils énoncent en même temps qu’ils montrent : « Tu vois, là, ça remplit en deuxième pression ; il y a trop de bourrage ». Ils en parlent, mais sans le définir. Il faut dire que ce n’est pas leur problème. Ce qui leur importe, c’est la transmission d’une compétence par monstration et énonciation. Ils laissent au chercheur le soin de donner une définition du bourrage.

  • 6 C’est un point que devraient avoir en tête les gens qui construisent des référentiels.

61La deuxième remarque porte sur un point méthodologique déjà mentionné au chapitre 2. L’analyse du travail qu’on a proposée dans l’exemple de la conduite de presse à injecter, tout en étant orientée compétence et conceptualisation, reprend à son compte la distinction, classique en ergonomie, entre tâche et activité. L’analyse de la tâche est une étude objective de la situation et des conditions nécessaires à prendre en compte pour que l’action soit efficace. Dans le cas de la plasturgie, cela aboutit notamment à identifier deux régimes de fonctionnement de la machine. Ces régimes de fonctionnement sont indépendants de l’activité des opérateurs. L’analyse de l’activité amène à se pencher sur la manière dont un acteur réalise la tâche, ce que nous avons appelé la stratégie mobilisée. Nous reprenons à notre compte un des grands principes qui oriente l’ergonomie de langue française : l’activité déborde toujours la tâche d’une manière ou d’une autre ; c’est l’indice de la dimension créative du travail. Or cette distinction entre l’analyse objective de la tâche et l’analyse subjective de l’activité laisse dans l’ombre un point important : la structure conceptuelle de la situation (le concept de bourrage, son indicateur, les deux régimes de fonctionnement) n’a pas été produite par une simple analyse a priori de la tâche. Si on n’avait pas eu des résultats contrastés concernant les différentes manières de résoudre les problèmes, on n’aurait pas eu l’idée de faire des deux régimes de fonctionnement un élément permettant de comprendre les stratégies attendues. Autrement dit, la structure conceptuelle d’une situation relève d’une analyse a posteriori. Il faut passer par une analyse de l’activité pour repérer quels sont les concepts organisateurs de cette activité6.

Modèles opératifs et modèles cognitifs

L’apprentissage sur simulateurs de la conduite de centrales nucléaires

62Nous allons procéder de la même manière que dans le paragraphe précédent : présenter un exemple et généraliser à partir de lui. L’exemple précédent a porté sur un apprentissage effectué sur le tas, dont on ne pouvait voir que le résultat à partir de la manière dont des opérateurs résolvaient des problèmes. Prenons maintenant le cas d’un apprentissage plus courant, celui qui se fait en deux temps : on apprend d’abord la « théorie » et ensuite la « pratique ». C’est le cas de l’apprentissage de la conduite de centrales nucléaires. Ce type d’apprentissage pose la question, vue au chapitre 2, de la construction d’un modèle opératif à partir d’un modèle cognitif. Ajoutons que, pour des raisons de sécurité facilement compréhensibles, l’apprentissage pratique de la conduite d’une centrale nucléaire se fait, non sur une tranche réelle, mais sur simulateur pleine échelle.

63L’apprentissage initial de la conduite d’une centrale nucléaire se fait en deux temps : d’abord une formation technique, qui porte sur la compréhension du fonctionnement de l’installation ; ensuite une formation pratique sur simulateur. Dans l’exemple qu’on va présenter, le but est d’apprendre à démarrer une centrale jusqu’à l’amener à cent pour cent de sa puissance. La population qu’on a retenue est celle de jeunes ingénieurs : ils maîtrisent bien les connaissances techniques et scientifiques du domaine, mais éprouvent autant de difficultés que les autres quand il s’agit de conduire le dispositif. En observant leur apprentissage, avec ses avancées, ses erreurs, ses impasses, ses réorganisations sous forme de progressions brusques, on peut en inférer les représentations et les raisonnements qu’ils mettent en place en cours de route. En reprenant le paradigme de base de la didactique professionnelle, celui de la conceptualisation dans l’action, on peut supposer qu’il y a chez ces jeunes ingénieurs en apprentissage deux sortes de conceptualisations : l’une porte sur l’assimilation des connaissances du domaine, c’est le but de la formation technique ; l’autre porte sur la mise en place de concepts organisateurs qui vont servir à guider l’action, c’est le but de la formation à la conduite. Quels rapports ces deux formes de conceptualisation entretiennent-elles ? Qu’est-ce que leur jeu réciproque nous apprend sur l’apprentissage ?

64Commençons par observer comment le cadre théorique décrit dans le paragraphe précédent peut s’appliquer à la conduite de centrales nucléaires, qui représente une situation beaucoup plus complexe. On retrouve tous les éléments qui constituent la structure conceptuelle d’une situation :

651/ Il y a d’abord des concepts organisateurs, qui portent ici sur le respect de certains équilibres de base. Voici un exemple : il faut que la puissance produite par le circuit primaire soit équivalente à la puissance consommée par le circuit secondaire. Si par exemple le primaire produit trop de puissance par rapport à ce qu’en absorbe le secondaire, le système fonctionne en déséquilibre et il arrive un moment où il devient impossible de la conduire. C’est la prise en compte des principaux équilibres de base qui va guider l’action. Un opérateur a souvent plusieurs choses à faire en même temps : la prise en compte des concepts organisateurs lui permet de hiérarchiser toutes ces tâches.

662/ Il y a ensuite des indicateurs, qui ont d’ailleurs un statut particulier. Comme Hoc (1996) l’a montré, quand on a à conduire un système technique dynamique, les variables essentielles ne sont pas toujours accessibles, ni pour l’action, ni pour la prise d’information. C’est le cas ici : une centrale nucléaire est un système technique dynamique, qui évolue en partie indépendamment de l’action des opérateurs. Les variables essentielles, comme la puissance primaire et la puissance secondaire, ne sont pas toujours directement accessibles. Il faut donc chercher les indicateurs qui permettront d’inférer leur valeur à un instant t. Mais à la différence de la conduite de presses à injecter, les indicateurs ne sont pas de simples observables. Ce sont ici des variables techniques, qui sont utilisées comme des images fidèles de variables plus centrales mais inaccessibles. On est ici dans une représentation qui relève, non pas de connaissances sur le système, mais d’une sémantique de l’action. Des concepts scientifiques, comme par exemple les puissances, les températures, sont « pragmatisés » pour servir de guide à l’action.

673/ On trouve également des régimes de fonctionnement, qu’on peut analyser en référence aux valeurs prises par les concepts organisateurs : l’installation peut être en équilibre ; elle peut subir des moments de déséquilibre transitoire ; elle peut enfin être en déséquilibre structurel : dans ce cas, l’important est de s’en apercevoir au moment où le processus commence, voire de l’anticiper, car cela démarre très doucement et si on tarde à s’en apercevoir le système risque d’échapper à la conduite.

684/ On peut enfin identifier des stratégies attendues : certains opérateurs vont être capables d’identifier le régime de fonctionnement actuel du système en s’appuyant sur les indicateurs adéquats : équilibre ? Transitoire ? Déséquilibre structurel ? Portant sur quelle variable fonctionnelle ? D’autres au contraire, surtout quand ils sont en période d’apprentissage, vont passer à côté du diagnostic de régime de fonctionnement.

69C’est ce qu’on a pu constater en analysant les protocoles recueillis au cours de séances d’apprentissage sur simulateur : l’équipe de jeunes ingénieurs en apprentissage qu’on a observés, à un moment un peu difficile du processus, met l’installation en déséquilibre structurel sans en avoir conscience. Quand ils s’en rendent compte, il est trop tard : la dynamique du système aboutit à un arrêt d’urgence, sans que les apprenants soient capables de rétablir la situation. En analysant leur activité, on constate qu’ils ont confondu les variables fonctionnelles permettant de définir l’équilibre requis avec les indicateurs qui permettent de l’évaluer : ils ont agi sur le symptôme et non sur la cause. Or ce qui était en jeu n’était pas une question de connaissances, mais de sémantique de l’action. S’ils avaient construit la relation de signification entre les variables fonctionnelles en cause et leurs indicateurs, ils se seraient rendus compte qu’ils avaient mis le système en déséquilibre structurel. Il y a là une erreur symptomatique. Si on convient d’appeler modèle opératif la représentation que se fait un opérateur de la structure conceptuelle de la situation (concepts organisateurs, indicateurs, régimes de fonctionnement), on peut dire que le modèle opératif de ces jeunes ingénieurs n’a pas atteint, à ce moment de leur apprentissage, une conformité suffisante avec la structure conceptuelle de la situation. Ils n’ont pas encore réussi à pragmatiser leurs connaissances pour en faire un bon guide de leur action. On peut reprendre le cadre théorique d’Ochanine : ils ont un bon modèle cognitif, mais ils n’ont pas encore un bon modèle opératif, tout comme les jeunes médecins qui faisaient chez Ochanine un diagnostic de thyroïde.

Généralisation

70Le modèle cognitif progresse et se développe avec l’apprentissage. Mais le modèle opératif également. En effet un modèle opératif, du fait même qu’il se construit dans l’activité, est forcément marqué par les circonstances dans lesquelles il s’est mis en place. L’exemple des jeunes ingénieurs apprenant à conduire une centrale nucléaire est éclairant sur ce point : chaque fois que dans leur apprentissage pratique ils sont confrontés à une nouvelle classe de situations, ils sont obligés de réorganiser leur modèle opératif, pour lui permettre d’englober dans leur compréhension la nouvelle classe de situations. Or cette réorganisation en vue d’un élargissement ne va pas de soi : les acteurs affrontent des contradictions, dans la mesure où ils ont tendance à utiliser un modèle opératif trop étroit, trop local, qui correspond à ce qu’ils ont péniblement mis en place dans l’étape précédente de leur apprentissage. On peut qualifier de « genèse opérative » (Pastré, 2005b) ce processus qui est très représentatif de l’apprentissage. Au fond, le modèle opératif péniblement construit dans l’action s’avère trop lié à une classe de situations particulière : il était une ressource pour l’action, il devient un obstacle épistémologique au sens de Bachelard. Dans ce mouvement de déstructuration-restructuration, l’appui apporté par le modèle cognitif, les connaissances du domaine, est important. On peut donc supposer que l’apprentissage sera maximal quand modèle cognitif et modèle opératif s’étayent mutuellement.

L’apprentissage par l’analyse rétrospective de son action

  • 7 On utilise ici la notion de debriefing en un sens large : elle inclut les entretiens d’auto-confron (...)

71On peut apprendre par l’action. On peut apprendre également par l’analyse de son action. Reprenons l’exemple des centrales nucléaires. Un des points qui ressort de façon très forte de l’analyse de l’activité des apprenants est qu’ils ont plus appris pendant les séances de debriefing 7 qui succédaient aux séances de simulation que pendant les séances de simulation elles-mêmes. Et pourtant sur simulateur on avait la possibilité de rejouer une séquence qui s’était terminée par un échec, aboutissant à un arrêt d’urgence. On n’a pas manqué de le faire. Or on constate que les acteurs font sensiblement la deuxième fois les mêmes erreurs que la première. En particulier ils reproduisent les mêmes erreurs de diagnostic. Par contre quand, le lendemain, donc après entretiens d’auto-confrontation et debriefing, ils se trouvent confrontés à une situation semblable à celle de la veille, leur conduite est profondément différente : ils savent faire le bon diagnostic de régime de fonctionnement. Certes, étant en apprentissage initial, ils sont encore malhabiles dans les habiletés gestuelles et la navigation dans les procédures. Mais l’élaboration de l’action (Savoyant, 2005) est acquise, au moins partiellement : leur modèle opératif est conforme à la structure conceptuelle de la situation.

72On peut se référer ici à la distinction entre activité productive et activité constructive, pour comprendre cette importance de l’analyse rétrospective et réflexive dans l’évolution de l’apprentissage. C’est un problème d’empan temporel : l’activité productive se termine avec la fin de l’action. Le but est atteint ou il est échoué. Mais, de toutes façons, l’activité productive est close. Par contre, l’activité constructive va pouvoir se poursuivre bien au-delà de la fin de l’action. Les entretiens d’auto-confrontation, les debriefings sont des moyens de prolonger cette activité constructive. C’est ainsi que des opérateurs qui ont vécu un épisode dans la désorientation la plus complète, toujours surpris de voir leurs actions se retourner en quelque sorte contre eux, vont pouvoir reconstituer le sens des événements pour enfin comprendre ce qui s’est passé. Ils bénéficient de deux atouts dans ce retour réflexif sur l’action. D’abord ils connaissent la fin de l’épisode et ils vont pouvoir, par « rétrodiction » comme dit Veyne (1978), reconstituer l’enchaînement des faits. On entend par rétrodiction la démarche inverse de la prédiction : nous sommes incapables de prédire l’avenir ; mais nous sommes tout à fait capables de « rétrodire » le passé, c’est-à-dire de trouver comment les faits se sont enchaînés pour aboutir à la fin que l’on connaît. Bref, ce qui a été vécu dans la contingence, voire dans la désorientation, peut être relu sous le signe de la nécessité. Deuxième atout : les acteurs qui analysent rétrospectivement leur action ne sont plus sous la pression des contraintes de l’action. Ils ne peuvent plus agir pour changer le cours des choses. Ils peuvent donc envisager les actions qu’ils ont faites comme des éléments parmi d’autres du déroulement du processus. Ils peuvent prendre de la distance par rapport à leurs propres actions, distance indispensable à l’analyse.

73Mais cela ne veut pas dire que l’analyse rétrospective de sa propre activité se fasse de façon spontanée et naturelle. Deux points sont très importants. D’abord l’analyse de l’activité requiert la médiation d’autrui : il faut généralement quelqu’un qui propose à l’acteur une interprétation hypothétique de ce qui s’est passé. L’acteur va pouvoir alors confirmer ou infirmer cette interprétation proposée. C’est un des rôles essentiels des formateurs dans les séances de debriefing. L’activité d’un acteur lui est généralement opaque et l’entrée dans une analyse de son activité constitue un véritable travail. On pourrait reprendre à Freud le terme de « perlaboration » pour désigner ce travail sur soi de construction d’un sens, qui requiert la médiation d’autrui. En outre, et c’est le deuxième point important, il n’y a pas d’analyse possible sans un cadre d’analyse. Or ce cadre d’analyse ne peut pas être construit par le sujet lui-même : il a déjà suffisamment de choses à faire en se focalisant sur son objet. Qu’on ne lui demande pas en plus de construire l’instrument qui lui permettra d’analyser l’objet. C’est pourquoi, en didactique professionnelle, on a cherché à construire un cadre d’analyse de l’activité permettant de cerner les progressions et les arrêts de l’apprentissage. Dans le cas présent, une séquence d’apprentissage représente une situation singulière. Les acteurs ont bien toujours affaire au même système technique, mais la manière dont se sont déroulés les événements pour une séquence donnée ne se reproduira jamais à l’identique. C’est pourquoi on a cherché à utiliser le concept d’intrigue qu’on trouve chez Ricœur (1986) pour élaborer ce cadre d’analyse. L’hypothèse d’ensemble est la suivante : quand un acteur analyse son activité, il passe progressivement du vécu au récit, du récit à l’intrigue, de l’intrigue à une généralisation éventuelle. Le passage du vécu au récit est assez facile à décrire : en revenant sur ce qui s’est passé, un acteur construit un récit, qu’on peut se représenter comme une suite d’événements qui ont entre eux un lien de succession : il s’est passé ceci, et puis cela, et puis cela encore. Remarquons qu’à ce stade du récit l’acteur a déjà fait une importante sélection : il a écarté tous les faits jugés insignifiants. Le passage du récit à l’intrigue constitue le noyau central du cadre d’analyse. L’intrigue représente la part d’intelligibilité qu’on peut apporter à des données où le temps joue un rôle central. Au fond, le temps échappe pour une bonne part à la conceptualisation. Mais il reste une partie qui est intelligible : l’intrigue est la part de nécessité présente dans la contingence. Selon Ricœur, une intrigue est faite de relations de causalité, de relations de finalité et de hasard. Il y a à la fois des événements fortuits et des enchaînements nécessaires.

74On peut donc construire un cadre d’analyse dont le but est d’extraire l’intrigue présente dans un récit. L’opération va se faire en trois temps.

75Le premier temps consiste à découper la séquence en un certain nombre d’épisodes : il y a un état initial, un état final, des épisodes intermédiaires en nombre variable. Le deuxième temps consiste à identifier quatre catégories de faits :

76a/ les événements fortuits, par exemple une panne technique, ou un oubli de la part d’un opérateur ;

77b/ des relations de causalité, portant sur l’action d’une variable physique sur une autre variable physique : par exemple, une puissance en hausse entraîne une température en hausse ;

78c/ Des relations de finalité : elles désignent l’action d’un acteur qui, ayant pris connaissance de l’état du système, agit sur une ou plusieurs variables de façon motivée ;

79d/ des relations entre variables dues à une régulation automatique. C’est un cas particulier propre aux systèmes techniques complexes : une régulation automatique prend de l’information, la code et prend des décisions. Ce n’est donc pas une simple relation de causalité, mais ce n’est pas non plus une simple relation de finalité. On pourrait parler à son propos de relation de finalité sans sujet. L’ensemble de ces enchaînements peut être représenté sous la forme d’un graphe, qui décrit la part de nécessité présente dans le récit : « étant donné tous ces faits, il était nécessaire que cela se termine comme cela s’est terminé ».

80Le troisième temps consiste à rechercher la cause qui est à l’origine de l’épisode. Or on constate en pratique que dans la représentation des acteurs plusieurs hypothèses de causes sont presque toujours présentes. Le deuxième temps de construction de l’intrigue va donc permettre d’éliminer les causes possibles qui ne permettent pas d’expliquer l’enchaînement des faits et de retenir celle qui permet de le faire. Il reste alors à voir en quoi l’épisode singulier qu’on a ainsi analysé peut être généralisé à un cadre plus vaste. Deux cas sont possibles : ou bien l’intrigue est compatible avec le modèle opératif des acteurs : l’enchaînement des événements est bien expliqué par la représentation que s’est construite le sujet. Ou bien il y a contradiction entre l’intrigue et le modèle opératif : celui-ci ne permet pas de justifier le déroulement des faits. Il est alors nécessaire de réorganiser le modèle opératif, pour le rendre plus fidèle à la structure conceptuelle de la situation. Généralement, comme on l’a vu plus haut, cela aboutit à un élargissement du modèle opératif, le sujet se rendant compte rétrospectivement qu’il a construit un modèle trop étroitement local.

La gestion d’environnements dynamiques

  • 8 On conduit ou on supervise des systèmes techniques plus ou moins complexes. Mais on peut aussi les (...)

81Le premier élargissement de l’analyse du travail en didactique professionnelle hors du domaine industriel a porté sur la gestion d’environnements dynamiques. Dans l’industrie, on conduit8 des systèmes techniques qui en se complexifiant deviennent de plus en plus dynamiques, mais qui demeurent des artefacts, conçus et manipulés par des hommes. Quand on passe de la conduite de systèmes à la gestion d’environnements, on accroît d’un cran la complexité de la situation : celle-ci est plus écologique, mais elle est moins prévisible. Peut-on encore repérer une structure conceptuelle de la situation dans ces environnements ? Le terme d’ « environnement » désigne deux types de situations : il y a d’abord les environnements liés au vivant : ils englobent l’essentiel des situations sur lesquelles porte l’activité agricole. Ce sont des environnements dynamiques dans lesquels on agit sur des êtres vivants, végétaux ou animaux. Mais il y a également des environnements naturels qui demandent une intervention forte et urgente : ce sont notamment toutes les situations où il faut gérer une crise sur le modèle des interventions sur les feux de forêt.

La gestion d’environnements dynamiques liés au vivant : exemple de la taille de la vigne

82Le premier exemple porte sur la taille de la vigne (Caens-Martin, 1999 & 2005). L’analyse de l’activité de tailleur a été faite à la suite d’une demande sociale de la profession : on voulait pouvoir disposer de vrais tailleurs, disposant d’une intelligence de la tâche, et non pas de simples « coupeurs de bois ». La taille de la vigne est une opération qui se répète tous les ans : il s’agit de réserver parmi tous les sarments d’un cep qui ont poussé dans l’année deux sarments, les mieux adaptés, qui vont servir de supports à la pousse de l’année suivante et qui vont porter le raisin. Tous les autres sarments sont éliminés. L’analyse de cette activité s’est faite avec l’intention de savoir si la notion de structure conceptuelle d’une situation pouvait être étendue hors du domaine industriel pour analyser une activité où on travaille sur du vivant. De fait, on retrouve dans la taille de la vigne les quatre éléments qui constituent la structure conceptuelle d’une situation.

831/ Il y a des concepts organisateurs, au nombre de deux : la charge, qui correspond à la quantité de raisin qu’un cep peut porter ; l’équilibre, qui correspond à une bonne évolution du cep dans les années ultérieures.

842/ Il y a des indicateurs permettant d’évaluer la valeur de la charge et de l’équilibre pour un cep à une année donnée. Mais là on constate une différence importante avec les analyses du domaine industriel. Il n’y a plus de relation bijective entre concept et indicateur : il y a un grand nombre d’indicateurs, qui peuvent être regroupés autour d’un petit nombre de variables de situations. Et c’est la convergence de tous les indicateurs qui permet de déterminer la valeur de la charge et de l’équilibre. Car on a affaire à des observables naturels qui sont tous à prendre en compte pour faire une estimation d’ensemble.

853/ On ne va pas trouver pour la vigne des régimes de fonctionnement, mais on peut identifier des classes de situations qui vont guider le diagnostic. Car la charge est un concept qui porte sur le fruit, alors que l’équilibre porte sur le plant, c’est-à-dire sur le long terme. Ou bien l’équilibre du cep ne pose pas problème et la taille va s’ordonner par rapport à la charge. Ou bien l’équilibre du cep demande à être rectifié et c’est ce but qui va l’emporter sur le but de produire une quantité de raisin optimale : la charge est alors sacrifiée au profit de l’équilibre. Ou bien encore aucun des deux buts n’est entièrement prioritaire et la taille consiste alors à trouver un compromis acceptable pour respecter les deux dimensions. C’est la taille des ceps relevant de cette dernière classe qui est la plus critique.

864/ On peut donc identifier des stratégies attendues de la part des opérateurs, stratégies qui permettront de discriminer les vrais professionnels des simples « coupeurs de bois ».

87Mais l’analyse de la taille de la vigne a surtout permis de mettre l’accent sur la temporalité liée à la gestion d’organismes vivants : ceux-ci en effet grandissent, se développent et vieillissent. L’importance de la dimension temporelle apparaît sous trois formes différentes.

881/ Les deux concepts de charge et d’équilibre correspondent à deux buts de l’activité, l’un à court terme, l’autre à long terme La taille consiste donc à prendre des décisions permettant le compromis optimum entre ces deux objectifs. Un bon tailleur est ainsi quelqu’un qui se représente le résultat de son action à un an, deux ans de distance, voire davantage.

892/ Cela veut dire qu’à la différence de systèmes techniques l’opérateur ne peut pas se guider sur les résultats de son action, immédiats ou différés. Déjà dans le domaine industriel le guidage de l’action ne se fait pas uniquement en fonction du résultat de celle-ci : il y a un modèle opératif qui oriente ce guidage par les résultats et qui permet à l’opérateur de ne pas en être réduit à une tâche de poursuite, par essais et erreurs. Mais ici la situation est tout autre : dans la mesure où le résultat d’une taille n’apparaît que l’année suivante, le tailleur ne peut que se guider sur son modèle opératif et sur l’interprétation qu’il fait des résultats de la taille de l’année précédente. Il faut donc qu’il sache lire les traces des opérations effectuées, par lui ou par un autre, dans l’année n–1.

903/ Entre le moment où le tailleur opère et le moment où il constate les résultats, il peut se passer des événements qui vont modifier le résultat attendu de l’action : gel, sécheresse, etc. Il y a donc une part d’incertitude importante liée à l’environnement. Mais le cep lui-même dispose de moyens, limités mais réels, de réagir dans son développement à la survenue d’accidents : il y a sur les sarments des bourgeons qui restent à l’état latent et qui peuvent se développer si les bourgeons normaux sont détruits par le gel. Les bons professionnels savent cela et tiennent compte dans leur taille de cette possibilité de rattrapage. Autrement dit, un vivant est le siège d’une histoire naturelle : il est capable de réagir jusqu’à un certain point aux transformations de l’environnement. Il n’est pas étonnant que la structure conceptuelle de la situation soit plus compliquée que dans le cas de systèmes techniques.

La gestion de situations de crises : l’action sur les feux de forêt

91Au moment où commençait à prendre corps la didactique professionnelle, et en liaison étroite avec cette période de germination, Rogalski et Samurçay (1992) ont fait, avant la lettre, une importante recherche de didactique professionnelle sur la manière dont des officiers sapeurs-pompiers combattaient des feux de forêt en zone méditerranéenne. Cette première recherche a été suivie de beaucoup d’autres, portant sur le même domaine. On pourrait éventuellement parler à ce propos de gestion d’environnements liés au vivant. Mais l’essentiel n’est pas là : il s’agit surtout d’un environnement dynamique : la situation y évolue indépendamment de l’action des opérateurs, au point que dans certains cas le problème initial change de nature à mesure de son développement. Ce qui nous amène à classer cette situation dans la même rubrique que les activités de l’agriculture est qu’il s’agit de gérer un environnement, et non pas un système technique. Mais ceci dit les différences sont importantes.

92La première différence qu’on peut remarquer est la suivante : la lutte contre un feu relève de la même classe de situations que la conduite d’une bataille. L’objectif pragmatique est à ce point prégnant que le modèle opératif des acteurs les amène à reléguer à l’arrière-plan le modèle cognitif qui lui sert de support. On est face à une crise, il faut arrêter l’ennemi et on s’intéresse peu aux propriétés qualifiant cet ennemi, sauf si cela a directement une valeur pragmatique. Bref, en référence à Ochanine, on a affaire à un modèle opératif particulièrement sélectif et laconique, où on ne retiendra que ce qui est utile pour l’action.

93En étudiant la manière de faire des professionnels, les chercheurs constatent qu’ils ont importé des techniques militaires une méthode, la « méthode de raisonnement tactique » ou MRT, qui sert à orienter leur activité. Au cœur de cette méthode, un instrument a été mis au point, que Rogalski qualifie d’outil cognitif opératif (1993 & 2004). Cet outil permet de se représenter l’évolution d’un feu de forêt à partir de son point d’origine. Le feu y est représenté sous une forme extrêmement simplifiée : deux flancs et surtout un front de feu, sur lequel va s’opérer l’action qui cherchera à le stopper. Car cet outil « feu de forêt » a pour fonction de permettre une estimation des moyens à mettre en œuvre (nombre d’engins à mobiliser) en fonction de la distance parcourue par le feu et du temps nécessaire pour mobiliser les engins. On voit apparaître ici, dans la structure conceptuelle de la situation, un élément qui était peu explicité dans les exemples précédents : la présence d’instrument qui vont servir de guide à l’action. La notion d’outil cognitif opératif a été développée par Rogalski dans une perspective qu’on peut considérer comme assez proche de l’approche instrumentale développée par Rabardel (1985). Dans le cas présent, un des caractères de cet outil, c’est qu’il a été conçu par des professionnels pour des professionnels.

94Un autre élément important est à signaler : la lutte contre un feu de forêt mobilise une très grande quantité d’acteurs : acteurs de terrain, officiers du PC opérationnel et une hiérarchie qui supervise l’opération et qui décide de la répartition des moyens. C’est une action à la fois collective et hiérarchisée, où la coordination entre les acteurs et les échelons est cruciale. Comme ces situations de crise sont rares, singulières et en grande partie imprévisibles, on a cherché à surmonter ce handicap en formant les acteurs de façon spécifique : on leur demande d’assimiler ce que Rogalski appelle des « savoirs doctrinaux » (2005) : il s’agit de savoirs qui ne portent pas sur la dimension technique de la tâche, mais sur l’organisation de l’activité dans sa dimension collective : comment doit être organisé un PC opérationnel ? Quel système de communications doit être mis en place ? Quel dispositif d’intervention doit être implémenté avec quels niveaux hiérarchisés de prise de décision ? On voit qu’à mesure qu’elle élargit son champ d’investigation en analyse du travail la didactique professionnelle est amenée à réorganiser en profondeur son cadre d’analyse : on pourrait dire qu’au début on a un acteur unique confronté à un système technique assez simple. Le couple schème-situation est facile à circonscrire. L’irruption de systèmes techniques dynamiques, puis d’environnements liés au vivant, enfin d’une dimension collective de l’activité a chaque fois conduit à une métamorphose du cadre d’analyse. Mais la mutation la plus importante s’est opérée, comme on va le voir, quand on a cherché à analyser l’action d’humains sur d’autres humains.

4. L’ANALYSE D’ACTIVITÉS QUI S’ACCOMPLISSENT AVEC D’AUTRES HUMAINS

Le langage et la médiation

95Il était dans l’ordre logique du développement de la didactique professionnelle que celle-ci soit rapidement confrontée aux questions du langage. Pour plusieurs raisons. La première est due au fait que le langage est omniprésent dans le travail et qu’une grande part des activités de travail se réalisent dans et par des interactions verbales. Il n’est donc pas possible de rendre compte des modalités d’organisation de l’activité dans ces situations sans traiter le langage comme un élément déterminant du travail. La seconde raison est que les formes langagières constituent les formes prédominantes des processus d’enseignement-apprentissage. Non seulement, les enseignants réalisent une large part de leur travail dans et par le langage, mais la plupart des situations didactiques mettent en scène des échanges langagiers entre différentes catégories de protagonistes.

96La troisième raison tient à ce que le langage joue un rôle essentiel dans les processus de développement. Pour nous, de la même manière qu’il n’était pas possible de rendre compte de l’activité lorsque celle-ci s’accomplit dans le langage sans rompre avec les conceptions dominantes qui considèrent le langage comme simple véhicule neutre de la pensée, ou en disjoignent les fonctions de communication et de représentation, il n’est pas possible de rendre compte du développement et des processus qui l’engendrent et le soutiennent, sans prendre en compte les rapports étroits qui unissent le langage et la pensée, et, plus encore les rapports qui unissent apprentissage et développement. Vygotski écrit à ce propos (1997, p. 56) : « La première fonction du langage est la fonction de communication […] Habituellement, cette fonction était elle aussi détachée de la fonction intellectuelle du langage, et, tout en les attribuant toutes les deux au langage, on les considérait comme parallèles et indépendantes l’une de l’autre. Le langage semblait cumuler la fonction de communication et la fonction de pensée. Mais quel rapport ont-elles l’une avec l’autre ? […] Comment se développent-elles et comment sont-elles unies structuralement entre elles ? »

97Langage en usage : dans une perspective d’apprentissage, c’est immanquablement traiter de la médiation d’autrui. L’aide d’autrui n’est pas une aide transparente. Elle se réalise dans l’usage des instruments de la culture et prioritairement du langage. C’est pourquoi elle participe aussi d’un processus de rupture, de réaménagement, de mise en ordre de l’activité et de ses modalités organisatrices. Comme le note Bruner (2000, p. 13) « le langage est un moyen de mettre en ordre ce que nous pensons des choses. La pensée permet d’organiser la perception et l’action, mais le langage et la pensée, chacun à sa manière, sont le reflet des outils et de l’aide disponibles dans une culture pour mener à bien une action ». La rupture introduite par la médiation d’un autre dans la relation entre le sujet et le monde, vient de ce qu’elle « dérange » cette relation. Elle introduit, comme on le voit dans les interactions tutorales, des questions, des précisions, des jugements que le seul constat des effets de l’action sur le monde n’aurait pas suffi à introduire, ou seulement après beaucoup plus de temps. Cet effet de « dérangement », d’intrusion des exigences de la culture et du monde social dans la relation avec le monde se redouble du fait que le langage est adressé et demande une réponse, souvent langagière, qui contraint à dire l’activité, à la réélaborer pour un autre et dans un autre langage que la sémantique de l’action. Tout ceci, qui peut se produire dans les situations « écologiques », peut être organisé et structuré par le passage systématique et contrôlé à travers d’autres langages et d’autres logiques. C’est ce que Vygotski décrit comme un effet catalyseur du développement constitué par l’enseignement-apprentissage.

Les activités professionnelles entre humains : une forme particulière de situations de travail

98La plupart des emplois comportent une part plus ou moins élevée de tâches qui s’accomplissent pour ou avec d’autres humains : relations de services, conseil, aide et accompagnement, enseignement et formation, coopération au sein de groupes de travail, encadrement. Pourtant, leur importance reste sous-estimée. Elles restent mal identifiées, mal définies, mal prises en compte (ou de manière pas toujours fondée) en formation. À leur sujet, un certain nombre de constantes peuvent être identifiées dont un bon nombre relèvent de la part méconnue du travail.

99Tout d’abord, se perpétue une conception dissociée de ce que sont ces activités, en particulier dans l’univers de la formation. D’un côté existerait une expertise sur un objet « objectif » : corps du patient, outil à usage professionnel ou quotidien, savoir à enseigner, information à échanger, tâche à accomplir. C’est cet objet-là de la relation qui est privilégié dans les formations professionnelles longues et diplômantes, qui sont des formations de techniciens. D’un autre côté existeraient des compétences générales : communication, pédagogie, autorité, empathie, etc. Pour certains, ces compétences peuvent relever d’une formation, pour d’autres, elles font partie des aptitudes individuelles et sont souvent prises en charge par la formation continue. Ces « compétences générales » sont conçues comme un contenant qui serait indépendant des contenus de l’action.

100Les situations de relation entre humains comportent un certain nombre de caractéristiques qui en font des situations complexes. Elles sont susceptibles de requérir un degré relativement élevé de conceptualisation. Leur diversité et leur variabilité interne sont grandes. L’accès au résultat de l’action n’est pas souvent direct, ni souvent accessible ; il peut n’être que partiel. Les effets qu’elles produisent dépendent généralement d’un faisceau de facteurs parmi lesquels il n’est pas facile d’identifier ceux qui relèvent de l’action propre du professionnel. En outre, des catégories de résultats différents peuvent être étroitement emboîtés. Dans les activités de service, par exemple, une intervention réussie sur l’objet matériel du service (corps du patient, voiture ou téléviseur) peut ne pas l’être au regard d’autres propriétés de la situation : délais, coûts, attentes et émotions. Un enseignant peut, de la même manière, avoir respecté ses objectifs, mis en œuvre une pédagogie diversifiée et avoir même engagé des apprentissages ; et avoir en même temps reçu, en retour, des marques très négatives de la part de ses élèves. Les activités de diagnostic sont permanentes et portent sur des dimensions différentes. On observe en outre souvent une double contrainte : une grande autonomie laissée à l’action, couplée à l’obligation de respecter des procédures serrées. Enfin, ces situations semblent générer des difficultés de positionnement par rapport aux partenaires, des souffrances liées à l’impossibilité de répondre à des demandes et des attentes venant des personnes (bénéficiaires, usagers, élèves), comme des contraintes institutionnelles.

101Sur un plan structurel, ces activités sont très éloignées du modèle de l’activité homme-machine. Dans l’interaction entre humains, l’autre agit et réagit selon ses propres motifs et buts, sa compréhension de la situation, son investissement, sa relation à son interlocuteur, au cadre et à l’objet de l’interaction. Cela introduit une certaine part d’imprévisibilité, une spécificité renouvelée de chaque séquence. Le « partenaire » de la co-activité a des attentes envers le professionnel. Sa co-présence dans la relation de service ou d’aide lui est le plus souvent « imposée » par les circonstances. Il a besoin de la prestation et a besoin du prestataire. On parle alors de co-activité et de coopération. La coopération porte une première fois sur la réalisation du service. Mais, puisque les protagonistes du service sont obligés de communiquer pour coopérer, la coopération intervient une deuxième fois : pour communiquer. L’interaction elle-même est un processus à réguler, nécessaire au maintien et à la régulation de la coopération pour réaliser le service (Grice, 1975 ; Sperber & Wilson, 1986 ; Decortis & Pavard, 1996).

102Aborder ce type d’activité suppose donc de recourir à des disciplines qui permettent de rendre compte des phénomènes de coopération et de communication. Mais là où, pour une activité agricole ou industrielle, on peut disposer d’un corps de connaissances élaborées pour construire et valider la structure conceptuelle d’une situation, on reste beaucoup plus démuni face aux situations de relations entre humains, dans lesquelles les modèles n’existent pas ou sont trop nombreux (enseigner, par exemple, ou vendre). Plus encore, la nature et les phénomènes de communication entre humains demandent, pour en faire l’analyse, de recourir aux disciplines qui s’intéressent au langage en usage, que l’on regroupe sous le terme de pragmatique.

Travailler dans et par les interactions avec les autres

103Ces activités se réalisent dans des interactions. Celles-ci incluent l’activité conjointe du ou des partenaires, qui imposent un certain nombre de contraintes et peuvent les imposer à tous moments. L’imprévisibilité est une constante. Ces interactions se réalisent au sein de formes de vie et dans des jeux de langage qui ont leurs propres lois et imposent des manières de raisonner et d’agir. Les règles conversationnelles au garage ou dans l’entretien d’orientation ne sont pas les mêmes. Formes de vie sociales-professionnelles et jeux de langage associés doivent être appris. Ce qui signifie ici que les professionnels ont à définir et s’approprier les buts de la transaction de service, à se situer dans le processus de service (l’hôtesse d’accueil par rapport aux services vers lesquels elle oriente, l’auxiliaire de vie sociale par rapport à la famille et aux soignants qui composent l’entourage agissant d’une personne âgée). Ils ont aussi à identifier et construire une posture en connaissance de cause et en fonction de leur position dans le processus collectif de travail (limite de sa propre action, actions autorisées et interdites, répartition des rôles avec le bénéficiaire du service, modes de gestion de la coopération). Par exemple, en fonction de la nature du conseil attendu, dire ce qu’il faut faire ou informer l’autre pour qu’il prenne sa décision ; trouver la place du patient ou du demandeur dans le diagnostic initial. Est-il considéré comme un expert de sa propre histoire, de son état de santé ou bien l’expertise est-elle tout entière du côté du prestataire de service ? La personne âgée, le malade ou le jeune enfant sont-ils sujets ou objets de la prestation ? Or, tout cela qui concourt à créer les repères par lesquels l’action est possible ne s’apprend pas facilement par l’expérience. La principale raison tient à ce que les modes d’action experts dans ce type d’activité sont souvent contre-spontanés. Ils diffèrent notablement des modes d’action ordinaires construits dans l’expérience de la vie, dans l’expérience domestique et personnelle. Or, il se trouve malheureusement que beaucoup d’activités de service ressemblent à des activités ordinaires dont chacun de nous a l’expérience : apprendre quelque chose à quelqu’un, lui donner un conseil, l’informer, l’aider à réaliser des tâches ordinaires, s’occuper des enfants ou des autres, parler et négocier. La construction et le développement de schèmes professionnels suppose alors au moins autant de ruptures que de continuités.

104Les interactions peuvent être verbales ou agies, mais, dans tous les cas de figure, elles sont composées d’actions et sont globalement régies par les mêmes lois que n’importe quel type d’action. En particulier que l’on se situe au niveau d’une interaction dans son ensemble (un entretien d’orientation, par exemple, ou une heure de cours), ou au niveau d’un acte de langage (la plus petite unité significative des échanges), l’action est d’abord définie par un ou des buts, exercé (s) sur un contenu (de quoi on parle). La réalisation de l’action, mais plus encore, la création des formes de sa réalisation (vocabulaire, syntaxe, ton, volume de la voix, etc.) dépendent étroitement des conditions dans lesquelles l’action se réalise. La pragmatique (Trognon & Ghiglione, 1993) développe ainsi, à partir des théories des actes de langage une conception particulièrement utile pour analyser le travail interactionnel. La théorie des actes de langage part de l’idée que dire c’est faire. Cela ne signifie pas que la parole serait équivalente à un geste amenant la transformation matérielle du monde. Mais cela signifie que parler avec et à d’autres constitue une intervention dans le monde qui est aussi une intervention sur le monde qui peut contribuer à le transformer. Un des apports les plus importants de cette théorie de la logique interlocutoire peut être ainsi repris en une comparaison avec ce que peut être la réalisation d’une action matérielle sur le monde. Tout acte de langage peut être dit « satisfait », lorsque l’intention de celui qui l’énonce est réalisée. Pour que cet acte de langage soit satisfait, il doit répondre à des conditions de réussite, conditions attendues dans la situation donnée : un certain type de discours, un certain ordre des tours de parole, un certain registre de langue, des obligations et des interdits, bref, des normes à connaître et à respecter propres aux jeux de langage d’une société donnée et propres aux jeux de langage plus spécifiques en vigueur dans les situations de la vie ou du travail, par exemple la visite chez le médecin, l’accueil chez le garagiste, le cours dialogué, le conseil de classe, l’entretien de bilan, etc. Ces conditions sont liées à l’interlocuteur (adaptation des énoncés à des caractéristiques agissantes de l’interlocuteur : par exemple, son niveau de compréhension, d’expertise dans le domaine, ce qu’il est prêt à accepter dans la situation et dans la relation avec le professionnel, son état psychologique ou ses moyens financiers, mais aussi relation que l’interlocuteur entretient avec le locuteur, attentes à son égard, etc.). Tout locuteur crée donc ses énoncés en fonction de ce qu’on peut résumer par l’identification qu’il fait, en cours d’interaction, des conditions de la réalisation de ses actes. Autrement dit, en fonction aussi des invariants opératoires qu’il a construits à propos de ses interlocuteurs, des situations, des relations entre l’action langagière et ses effets. La réussite de l’acte dépend de sa satisfaction, autrement dit des réactions de celui à qui l’acte est destiné. Satisfaction et insatisfaction correspondent, dans les interactions, au retour possible sur les effets de l’action. Ainsi le locuteur peut-il être amené à introduire, au cœur même des interactions, des séquences destinées, non pas à l’atteinte des buts de la transaction, mais à assurer la coopération et la régulation nécessaires à l’intercompréhension minimale et à la production d’actes de langage suffisamment réussis et satisfaisants pour l’un et l’autre.

Le double objet du travail de service et la double organisation des compétences

105Une des questions classiques en ergonomie consiste à identifier ce qui est transformé par l’action d’un professionnel. En matière de relation de service, il nous semble nécessaire de donner une double réponse. Avant tout, il est requis d’identifier ce que l’on peut appeler « l’objet de l’intervention ». Celui-ci peut être matériel ou immatériel : un instrument de la vie quotidienne ou professionnelle (l’ordinateur ou la voiture), le corps du patient, des pièces administratives, un état de connaissances à enrichir (pour un renseignement ou une orientation). Le professionnel est censé disposer d’une expertise à propos de cet objet du service. Il peut le réparer ou le faire réparer, le soigner, le traiter, etc., autrement dit, son intervention est jugée indispensable par le client et l’usager. La grande majorité des formations professionnelles initiales contribuent à la formation d’experts de ces « objets de l’intervention ». C’est la logique de fonctionnement et d’entretien des objets qui est privilégiée. C’est la connaissance du fonctionnement et de l’intervention sur ces objets qui constitue le noyau des compétences visées.

106Toutefois, l’objet du service présente une différence essentielle avec l’objet d’un travail de transformation artisanale ou industrielle. Il est aussi l’objet du client, son objet d’usage, son objet de vie, tout particulièrement quand il s’agit de son corps, de son espace de vie, de ses outils quotidiens, de ses droits. Les propriétés de l’objet sont, par conséquent, indissociablement composées par les propriétés « techniques » que l’on pourrait aussi nommer « objectives » et les propriétés de la relation que l’usager entretient avec cet objet, dans sa vie et au sein de la relation de service elle-même. Si l’analyse du travail en didactique professionnelle cherche à identifier les propriétés agissantes des objets et des situations parce que ce sont elles que les professionnels ont à conceptualiser pour agir, alors l’identification des objets de l’activité et de la combinaison des propriétés techniques et subjectives en jeu dans la relation de service constitue l’objectif de l’analyse puis de la conception didactique. Comment s’articulent compétences techniques et compétences communicationnelles ? Un bon professionnel du service est-il un technicien ou un expert en communication ? Quel but l’activité de travail elle-même doit-elle poursuivre ?

107Premièrement, il y a deux objets de travail : un objet de service, qui est l’objet sur lequel l’intervention doit porter ; et un objet d’usage, caractérisé par la relation que le client ou usager entretient avec cet objet au sein de cette situation particulière qu’est la relation de service, souvent relation de dépendance, coûteuse en temps, en argent, et parfois en estime de soi ou en intimité. Deuxièmement, il y a, par conséquent, une double activité qui ne se réduit pas à deux activités séparées, celle de l’intervention sur l’objet et celle de la gestion de la relation. Troisièmement, cette relation intervient dans un cadre institutionnel défini qui impose un grand nombre de contraintes. Chaque situation de relation de service s’inscrit dans un « site », une forme culturelle en usage. Cela signifie que des formes d’activités normées sont attendues et régissent une part de la relation. Cela signifie aussi que les professionnels doivent agir en fonction de prescriptions, dans le cadre de finalités institutionnelles plus ou moins claires mais en fonction de contraintes organisationnelles et matérielles pré-définies.

108Le rappel de ces constituants des situations de relation de service a pour but de mettre en évidence les éléments qui définissent, pour les experts, le contenu du système de représentations qu’ils ont construites pour agir efficacement dans ces situations, et des conceptualisations qui organisent ces représentations. L’hypothèse est que, non seulement les professionnels du service ont à construire un répertoire de connaissances portant sur l’objet technique du service, la relation entretenue par le client à l’objet du service et le cadre social et institutionnel dans lequel se déroule la transaction de service, mais aussi que ces trois domaines doivent être étroitement reliés en un système de représentation et d’action intégrateur. Ce dernier caractériserait ainsi l’expertise d’un « technicien de service ». Le répertoire de compétences techniques y serait toujours profondément réélaboré pour l’action au sein des transactions avec les clients ou usagers. Le répertoire des compétences conversationnelles y serait réélaboré pour s’adapter aux formes langagières en vigueur au sein du type particulier de transaction ainsi qu’aux particularités de l’objet et du domaine technique.

La conceptualisation au cœur de l’organisation de l’action relationnelle

109Examinons quelques exemples d’invariants opératoires identifiés dans des situations de relation de service. Un invariant opératoire assez largement présent dans nombre de situations est le niveau d’expertise du client ou de l’usager dans le domaine. Le degré de développement de cet invariant est un bon indicateur pour distinguer les bons professionnels, les moins bons et les novices. Les bons professionnels identifient assez rapidement le niveau d’expertise de leur client à partir d’une batterie d’indicateurs : type de langage utilisé, type de demande, voire attributs vestimentaires. Le résultat de ce diagnostic leur permet d’ajuster leur action, et en premier lieu le diagnostic « technique » proprement dit, portant sur l’objet du service. On peut l’exprimer sous la forme d’un théorème en acte : si le niveau d’expertise dans le domaine de l’interlocuteur est élevé, alors celui-ci sait ce qu’il veut, donc il n’est pas nécessaire de vérifier que sa demande correspond à ses besoins et on peut parler avec lui dans le langage du domaine. On trouve également le théorème en acte complémentaire : un client dont le niveau d’expertise est faible peut exprimer une demande qui ne correspond pas à ses besoins, donc il est nécessaire de lui demander ce qu’il veut faire avant de lui proposer un produit ou une intervention.

110Ces connaissances organisent les modalités d’exécution de l’action. La différence entre les conduites professionnelles peut parfois tenir à des différences de propositions tenues pour vraies sur le monde qu’on pourrait tenir pour bénignes. Dans un service de restauration collective universitaire où nous avons mené une recherche, la plupart des serveuses tendaient à servir très généreusement (trop aux yeux des gestionnaires) tous les étudiants, en fonction de principes exprimés au cours des entretiens selon lesquels « à cet âge là, ils ont toujours faim » ou « il faut qu’ils mangent ces grands gaillards » (les étudiants étaient plus souvent ainsi caractérisés que les étudiantes, ce qui correspond à une autre forme de connaissance en acte). À l’observation, certaines serveuses semblaient, au contraire, ajuster davantage leur dosage, selon d’autres principes : « s’ils en veulent plus, ils savent bien demander » et « certains sont gros mangeurs, d’autres laissent tout sur leur assiette », donc « il vaut mieux les laisser demander ou le leur demander ».

111On peut dire que la proposition : « à cet âge-là, ils ont toujours faim » est une proposition supposée toujours vraie pour tous les cas. La proposition « certains sont gros mangeurs, d’autres non » introduit une modalisation, ce qui signifie qu’il peut exister des cas de natures différentes. Une telle connaissance plus modalisée, présente, en l’occurrence, l’avantage d’ouvrir un espace de plasticité au comportement. La transformation de connaissances universelles en connaissances modalisées peut constituer un objectif majeur d’une formation et un indicateur de la réussite de celle-ci.

112Dans les séquences de diagnostic automobile entre techniciens et clients qui apportent leur voiture au garage pour réparation, une large part de la différence d’efficacité et d’expertise existant entre les professionnels repose sur deux conceptualisations : le concept de « ressenti client » ; d’autre part, le concept de « possibilité d’existence d’une panne ». Ces concepts pragmatiques, développés chez moins de la moitié des professionnels chargés de la réception des clients, sont, in fine et malgré les apparences, tous les deux d’essence technique. Pour le premier, il s’agit en fait de l’expertise que détient tout possesseur d’un véhicule à propos de celui-ci. Nul mieux que le client ne perçoit les différences de comportement de sa voiture, nul mieux que lui ne peut décrire les symptômes ressentis, et les circonstances de leur apparition. Prendre en compte le ressenti client suppose que le professionnel a pu construire une représentation selon laquelle ce ressenti est nécessaire pour faire un diagnostic précis et juste, et que les propos d’un non-expert peuvent être fiables, à la condition d’être testés et vérifiés par un certain nombre de questions en cours de dialogue. Notons que le niveau d’expertise de l’interlocuteur dans le domaine est ici un concept moins opératoire que dans d’autres situations professionnelles. On pourrait même parler de rupture puisque les professionnels doivent admettre que, du point de vue de l’usage et du comportement du véhicule, l’expertise est partagée. Selon le degré de construction, mais aussi d’adhésion à de telles connaissances sur l’interlocuteur, on observe la mise en œuvre de modalités d’action très différentes. Par exemple, il faut bien avoir construit l’idée que l’expertise est partagée pour conduire un dialogue de diagnostic coopératif avec les clients.

113Le second concept, « la possibilité d’existence d’une panne » est directement issu de l’apprentissage des diagnostics complexes. Dans le groupe des réceptionnaires dont nous avons observé le travail, seuls ceux qui ont suivi des formations techniques longues et de haut niveau expriment l’idée selon laquelle, comme le dit l’un d’eux : « en mécanique, on en apprend tous les jours ». Autrement dit, même l’impossible doit être vérifié. Lorsque cet impossible réside dans les propos d’un client, il est à vérifier avec la même rigueur. On peut dire que ces réceptionnaires ont « exporté » un principe générateur du domaine d’application technique au domaine de la relation de service à propos d’un objet technique.

114On peut conclure de cela que les compétences de service sont ici indissociablement des compétences techniques et de service. Elles sont organisées par deux concepts « frontière » : « ressenti client » et « possibilité d’existence d’une panne ». Ce dernier concept est nourri d’un répertoire de connaissances sur les pratiques de conduite des clients. Il élargit le champ des origines possibles des dysfonctionnements ; ce qui amène certains professionnels à adopter systématiquement la règle d’action de l’essai avec le client au volant.

Objet du service et objet d’usage

115Le travail de service s’organise donc autour de deux objets : l’objet du service et l’objet d’usage. Ce dernier peut être défini comme ce qui résulte de la relation qu’entretient l’usager avec l’objet. C’est ce qui permet de conduire et de réguler une interaction de co-production dans laquelle l’usager est actif et n’est pas obligé de résister à la dérive techniciste de son interlocuteur. La construction par le professionnel d’un système de représentation de la relation d’usage que le client entretient avec son objet, et dans le cadre particulier d’une situation où celui-ci est obligé de faire appel à l’intervention d’un tiers, constitue la condition de la réussite de la relation, même si elle ne la garantit pas. Comme il est dit dans le secteur de la réparation automobile, « le client attend d’être reçu comme couple personne-voiture ».

116Sur le plan des compétences, cela signifie que les compétences dans le domaine de l’objet du service, compétences que l’on peut appeler de spécialiste technique, demeurent indépassables, malgré de nombreux discours qui vont dans le sens contraire. Les clients continuent d’évaluer la qualité du service à partir de la qualité de l’intervention sur l’objet du service. Cependant, l’objet effectif de la relation de service est l’objet d’usage : corps du patient, objet technique d’usage, obligation administrative. Cet objet d’usage conserve évidemment ses propriétés d’objet technique, mais il est aussi enrichi et transformé en une nouvelle entité technique et sociale, porteuse de propriétés de coût, de délai, de gravité, d’investissement affectif, etc. C’est sur toutes ces propriétés, propres à l’univers d’un client ou d’une catégorie de clients, que porte le travail d’identification des besoins, des attentes, et que portent les actions proprement relationnelles telles que rassurer, négocier, minimiser, etc. Ces propriétés sont indissociables des propriétés techniques de l’objet et sans maîtrise de celles-ci par le professionnel du service, la tâche relationnelle est rendue plus complexe, voire impossible. C’est pourquoi nous parlons d’objets mixtes et de concepts frontières. Les observations que nous avons effectuées dans plusieurs secteurs montrent que les professionnels les plus efficaces naviguent entre l’univers du client, ses intentions, ses logiques et l’univers du domaine technique de spécialité.

117Cela suppose d’envisager des modalités de formation qui ne négligent pas la maîtrise et l’entretien des compétences du domaine technique, tout en prévoyant la construction et le développement de situations, réelles ou transposées, qui impliquent un apprentissage des propriétés d’usage, des propriétés sociales des objets. Par exemple, l’apprentissage du diagnostic technique sur un objet doit s’inscrire dans le cadre de la logique d’un diagnostic médiatisé par la présence du client. Il doit être susceptible d’être enrichi par l’expression de l’expertise du client, mais aussi déformé par son inexpertise technique, ses attentes, les conceptions qui sont les siennes sur la manière dont on doit se comporter dans le site, et sa perception des attentes du professionnel auquel il s’adresse.

Vers des compétences de technicien de service

118La tendance dominante de la formation professionnelle initiale est celle d’une centration sur l’objet matériel du service. C’est le choix de l’enseignement technique et professionnel qui forme de futurs spécialistes de l’intervention sur un large ensemble d’objets « matériels » du service (appareils et systèmes domestiques, bureautiques, biens immobiliers, produits financiers, voire partie du corps du patient). La seconde tendance, plus courante en formation continue, se manifeste par le recours à des théories d’origines diverses, mais toujours très générales, supposées aider les professionnels du service à gérer la relation et la communication avec leurs partenaires et qui, dans tous les cas, accentue la dichotomie entre technicité, d’un côté et communication-relation de l’autre. Un technicien de service maîtrise un domaine de technicité construit et validé dans un système d’enseignement technique et professionnel. C’est le plus souvent pour cette qualification qu’il est recruté. D’un autre côté, il a développé depuis l’enfance un répertoire de compétences conversationnelles acquises hors de tout apprentissage organisé : les lois sur les usages de la langue dans les interactions sociales et professionnelles finalisées restent à peu près absentes de l’enseignement. En outre, même si elles se déploient dans le cadre des usages et des lois conversationnelles générales, les formes conversationnelles professionnelles présentent des spécificités qui dépendent de la finalité et des caractéristiques de chaque classe de situation. Comme le note Falzon (1989), les compétences communicatives ne sont pas indépendantes des connaissances du domaine d’activité. Il faut ajouter qu’elles ne sont pas non plus indépendantes des normes en usage dans ce que Goffman (1974) appelle un site. On y trouve des « jeux de langage », qui sont des formes sociales partagées entre usagers et professionnels. On ne se comporte pas de la même manière chez le coiffeur et chez le médecin. Ainsi peut-on identifier un jeu de langage du diagnostic dans la relation entre garagiste et client (Mayen, 1998) qui diffère, par exemple, du jeu de langage du diagnostic informatique au téléphone décrit par Falzon (1989) entre techniciens informatiques et clients. Les différences portent non seulement sur le déroulement du travail de co-construction du diagnostic, sur le rôle et la place des partenaires, mais aussi sur l’invention et l’usage de formes de politesse spécifiques à chaque catégorie de situation de service, organisées par des invariants opératoires spécifiques. Ces connaissances très opérationnelles pour un professionnel ne se construisent pas aussi spontanément qu’on pourrait le penser et les écarts sont très importants entre les pratiques des membres expérimentés d’un même groupe professionnel. L’observation de jeunes réceptionnaires (Mayen, 1997) le montre bien : certains d’entre eux constatent très rapidement que les formes conversationnelles de la vie courante ne « marchent » pas ; ils adoptent alors une stratégie « défensive » en essayant de se laisser guider par les clients (plus experts qu’eux dans le site). Enfin, pour une part seulement d’entre eux, ils construisent et s’approprient les formes spécifiques de la situation pour prendre en main la conduite du dialogue dans des formes admises par les clients. Pour les autres, on observe une interruption du développement de formes spécifiques, qui se manifeste par la cohabitation de l’emploi de formules conversationnelles générales et de formes techniques propres à l’univers de l’atelier.

119En conclusion de cette partie, deux points sont à mentionner. D’une part, il existe une structure générique relative aux activités de relation entre humains. Dans tous les cas, il y a un objet technique et un objet du service, qui est défini par le type de relation entretenue par l’usager avec l’objet technique. Il y a en outre des formes conversationnelles admises dans le site. Chacun de ces trois grands champs de compétences est à travailler en formation dans une relation étroite avec les autres, puisque dans l’action ces trois champs sont entièrement réélaborés chez les professionnels efficaces. D’autre part, chaque catégorie de situations possède ses caractères spécifiques. Les invariants opératoires qui les organisent sont très liés aux caractéristiques sociales, techniques de ces situations. Les tâches telles que l’identification de la demande, le diagnostic, le traitement de la demande, l’explication ou la justification de l’intervention, du coût, du délai, ne constituent pas des tâches générales identiques quelles que soient les situations et auxquelles on pourrait former les futurs professionnels, quels que soient leurs futurs emplois. Comme les jeux de langage de service ont une spécificité liée à chaque site, les tâches de diagnostic ou de négociation s’exercent sur les variables propres aux situations.

L’analyse de l’activité enseignante

120Ce n’est que récemment que la didactique professionnelle s’est employée à analyser l’activité d’enseignement. Nous l’avons fait en réponse à la demande d’un certain nombre de chercheurs en sciences de l’éducation, en France et à l’étranger, qui, après avoir sollicité l’ergonomie, se sont tournés vers la didactique professionnelle pour lui demander sa contribution. Autant dire qu’actuellement nous sommes bien peu avancés. C’est pourquoi, ce que nous pouvons présenter aujourd’hui demeurant très modeste, nous nous contenterons d’indiquer le sens de la démarche qu’il faudra mettre en œuvre. Beaucoup de recherches de terrain seront encore nécessaires pour expliciter ce que la didactique professionnelle peut apporter de spécifique dans l’analyse de l’activité enseignante. Voici ce que nous pouvons avancer actuellement : comme pour les autres domaines, notre objectif est de nous centrer sur l’activité, c’est-à-dire dans le cas présent sur l’activité de coopération-communication entre un enseignant et ses élèves. On sait que l’activité d’un enseignant ne se réduit pas à cela. Mais c’est sans doute un point central. D’une part, c’est une activité qui s’inscrit pleinement dans le cadre des activités de relation entre humains. On y retrouve les trois composantes mentionnées plus haut : un objet « technique », généralement un savoir ; un objet d’usage, qui correspond au processus d’apprentissage des élèves quant à ce savoir ; des formes conversationnelles admises dans le site, ici dans une école. D’autre part, l’activité enseignante possède ses caractéristiques propres, qu’il va falloir identifier.

121Le métier d’enseignant représente une activité particulièrement difficile à analyser : la place des savoirs à transmettre y occupe une place importante et en même temps c’est un métier très empirique, où la tâche prescrite reste très générale et où beaucoup de compétences mobilisées sont acquises sur le tas. La part de la parole dans l’activité est considérable : d’où le recours aux concepts et méthodes de la pragmatique linguistique. Deux autres points viennent compliquer les choses : il s’agit d’une activité qui se réalise entre un humain et un groupe d’humains, ce qui veut dire que la transformation visée par l’activité porte conjointement sur le groupe classe et sur les individus qui le composent. Enfin l’activité enseignante porte à la fois sur le court terme, la gestion d’une heure de cours par exemple, et sur le long terme : l’assimilation d’un savoir par des élèves demande à être évaluée sur un trimestre, une année scolaire, l’ensemble d’un cycle.

122Durand (1998) propose une entrée intéressante dans l’analyse : il observe que l’activité enseignante est à buts multiples, enchâssés les uns dans les autres. Le premier but que se donne un enseignant est d’avoir un minimum de calme dans sa classe (la discipline) de manière à pouvoir mettre les élèves au travail. Un deuxième but, sur-ordonné, consiste à provoquer des apprentissages. Enfin on peut envisager un troisième but, hiérarchiquement supérieur par rapport au précédent : induire du développement cognitif chez les élèves, ce qui sans doute donne sens aux autres buts subordonnés. Le problème, c’est que c’est le premier but (mettre au travail) qui sert généralement de régulateur de l’activité, alors que les buts de niveau supérieur, tout en donnant son sens à l’activité, ne servent généralement pas à la réguler.

123On peut compléter et préciser cette analyse en faisant jouer la distinction entre activité productive et activité constructive. Précisons que l’activité qu’on vise ici est celle que l’enseignant veut provoquer chez ses élèves. Dans les situations de travail habituel le but est l’activité productive : on travaille pour transformer le réel, réel matériel, social ou symbolique. L’activité constructive n’est présente que comme un effet non intentionnel de l’exercice de l’activité productive. Quand on est dans une école, il se produit une inversion de buts : pour les élèves, le but devient l’activité constructive (apprentissage et développement), mais pour cela il faut s’appuyer sur une activité productive, une tâche à effectuer, qui va servir de moyen pour générer de l’activité constructive. On retrouve ainsi la hiérarchie des buts identifiée par Durand : la mise au travail (et la discipline qu’elle implique) relève de l’activité productive, qui en l’occurrence n’a pas de sens en elle-même. Elle est un moyen au service des buts qui relèvent de l’activité constructive, apprentissage et développement. Mais ces buts de l’activité constructive sont trop lointains, trop aléatoires pour permettre une régulation à court terme de l’action. On a donc un étrange paradoxe : ce sont les buts de niveau inférieur qui servent à réguler l’action, alors que les buts effectifs, toujours visés, sont trop incertains pour servir de régulation à l’action. Il faut reconnaître que peu d’activités professionnelles fonctionnent sur ce modèle, à moins qu’à la suite de Freud on inclue l’enseignement dans ce qu’il appelle les métiers « impossibles » : gouverner, soigner, éduquer. Au cours des siècles, les enseignants ont sélectionné, de façon très pragmatique, une série de tâches pour leur potentiel à porter une activité constructive : problèmes de maths, dictées, versions latines, dissertations ont fonctionné ainsi. En tant qu’activités productives, ce sont des exercices qui ne servent pas à grand-chose. Par contre, on pourrait assez facilement montrer qu’ils embrayent facilement sur des activités constructives. D’où leur capacité de résistance aux modes et leur propension à durer. Le but de l’enseignant est alors de viser un but d’apprentissage-développement par le truchement d’une tâche qui le suscite.

124Peut-on aller plus loin ? Il semble que oui, si on se place dans la continuité de l’analyse des activités de service. On a vu au début de cette partie que dans l’activité de travail qui s’accomplit avec d’autres humains l’échange entre les deux sujets est médiatisé par un objet. On a vu également, dans une perspective qui prolonge l’analyse d’Ochanine, que l’objet qui sert de médiateur à la co-activité n’est pas appréhendé de la même manière par les deux partenaires, ce qui amène à distinguer objet « technique » et objet d’usage. Chaque partenaire se construit son modèle opératif en fonction de ses buts et du sens de son activité : pour un garagiste une voiture est un véhicule ; pour un usager c’est son moyen de transport principal. L’échange est régulé par ce double statut de l’objet, chaque modèle opératif mettant en avant certaines propriétés au détriment d’autres. L’interaction n’est satisfaite que s’il y a en quelque sorte rencontre et fertilisation des deux modèles opératifs. Y a-t-il un objet médiateur de l’interaction entre un enseignant et ses élèves ? De prime abord, on pense au savoir. Mais c’est oublier que les élèves confrontés à une tâche scolaire ne mobilisent pas forcément le savoir à acquérir pour venir à bout de cette tâche : ils utilisent des connaissances, mais ce n’est pas forcément des connaissances fondées sur un savoir. Un exemple proposé par Clauzard (à paraître) éclaire bien le propos : l’auteur a observé des leçons de grammaire en CE1 et CM1. La leçon porte sur l’identification du sujet d’une phrase. Il constate que les élèves construisent toute une série de connaissances qui leur permettent, tant bien que mal, de réussir assez bien à trouver le sujet d’une phrase : généralement le sujet se trouve au début de la phrase ; il correspond souvent à la personne qui fait l’action. Et quand il n’y a pas d’action et qu’on a affaire à un verbe d’état, le sujet correspond la plupart du temps à l’objet dont on parle. Quand on a affaire à ce que l’auteur appelle une « phrase modèle », il y a généralement coïncidence entre le sujet de la phrase, le sujet de l’action et le sujet du discours. C’est pourquoi la réussite de la tâche n’est pas un critère suffisant pour être assuré de l’assimilation du savoir qu’on voulait faire apprendre. On voit donc qu’il n’y a pas forcément coïncidence entre les connaissances que se sont bricolés les élèves et les savoirs qu’on souhaite leur faire appliquer. Généralisons : l’objet qui sert de médiateur dans l’interaction entre un enseignant et ses élèves n’est pas le savoir ; ce n’est pas non plus les connaissances bricolées par les élèves, qui sont capables de faire feu de tout bois pour trouver des ressources afin de résoudre les problèmes qu’on leur pose. On peut faire l’hypothèse que l’objet qui sert de médiateur est un objet hybride, un objet à deux faces, avec une face « connaissances » quand les élèves croient avoir trouvé des procédés ou des régularités qui leur permettent de réussir sans forcément apprendre ; et avec une face « savoir », car le maître va faire le nécessaire pour que dans les tâches qu’il propose aux élèves ce soit la mobilisation du savoir visé qui soit la voie la plus obvie pour résoudre le problème posé : dans ce cas, mais dans ce cas seulement, la réussite de la tâche coïncide avec l’assimilation d’un savoir.

125Travaillant sur cet objet hybride qu’est le couple connaissance-savoir, on peut penser que l’enseignant va réguler son activité à partir de ce qu’il infère des ressources mobilisées par ses élèves pour résoudre les problèmes qu’on leur pose. Maurice (1996) a montré que les enseignants expérimentés savaient prévoir avec beaucoup de justesse quels élèves allaient réussir à traiter un problème et quels élèves allaient échouer. Si donc un enseignant constate que la tâche proposée est hors de portée d’une bonne partie de ses élèves, il peut subrepticement transformer le problème contenu dans la tâche. Car la relation entre une tâche et le problème qu’elle porte n’est pas fixée une fois pour toutes. Il existe une relation dialectique entre la tâche proposée, définie par son but, et le problème qu’il s’agit de résoudre : il suffit d’une légère modification dans l’énoncé, ou dans la manière de présenter les données, ou dans la manière de fournir ou de retenir certaines informations, pour que le problème soit transformé, alors que la tâche demeure la même. Cette dialectique entre la tâche et le problème est une piste qu’il nous semble intéressant d’explorer. Car il semble que les enseignants expérimentés soient experts dans la démarche qui consiste à ajuster la difficulté du problème posé à la capacité présumée des élèves à le résoudre. D’une façon générale, on peut dire qu’on joue en permanence sur deux registres : il y a le registre pragmatique, qui consiste à chercher avant tout la réussite dans la tâche, soit en cherchant de la part de l’élève à utiliser des connaissances bricolées, soit en cherchant du côté de l’enseignant à réduire la difficulté du problème en fournissant des indices supplémentaires. Et il y a le registre épistémique, qui consiste à résoudre un problème par mobilisation du savoir adéquat. Dans ce cas, la réussite n’est pas le véritable critère ; le savoir seul permet d’être sûr que la réponse donnée est la bonne réponse.

126On a vu que les enseignants étaient capables, pour une même tâche, de réduire la complexité du problème qui y est inclus. Mais les enseignants peuvent aussi chercher le mouvement inverse : tirer les élèves du registre pragmatique de la simple réussite vers le registre épistémique de l’assimilation d’un savoir. Vinatier et Numa-Bocage (à paraître) le montrent à propos d’élèves en grande difficulté concernant la lecture : confrontés à un mot ou une petite phrase à lire, ces élèves trouvent toutes sortes d’expédients pour repérer le sens du mot ou de la phrase sans se plier à l’exercice de la lecture proprement dite. Le rôle de l’enseignant est alors de les faire sortir de ces astuces, en les assurant qu’ils sont aussi capables de lire, bien que ce soit plus difficile. De même, dans l’apprentissage de la grammaire, Clauzard montre que le rôle de l’enseignant est de tirer les élèves du registre pragmatique vers le registre épistémique pour que peu à peu ils arrivent à faire la différence entre le sujet de l’action, le sujet du discours et le sujet de la phrase. Ce jeu entre registres ne se fait pas en termes de tout ou rien : d’une part il prend des formes diverses selon l’âge des élèves ; d’autre part, dans une perspective vygotskienne, il consiste à prendre appui sur les connaissances dont disposent les élèves pour les tirer vers l’acquisition de savoirs.

127Pour pouvoir suivre à la trace le jeu subtil de positionnement entre les deux registres, pragmatique et épistémique, il est important d’avoir un cadre d’analyse permettant d’ordonner les problèmes posés aux élèves en fonction de leur difficulté. On a vu qu’il suffit de peu de choses pour changer la difficulté d’un problème sans que la tâche dans laquelle il est inclus soit modifiée. Cette description ordonnée des problèmes en référence à leur difficulté a été bien développée en didactique des mathématiques. Il serait important que le même travail se fasse dans les autres didactiques, bien que ce soit probablement plus difficile. Entendons-nous : classer et ordonner les problèmes ne permet pas de savoir quelle stratégie les élèves vont bien pouvoir inventer. Encore une fois, l’activité en vient toujours à déborder la tâche. Mais si on ne fait pas cette catégorisation, il sera beaucoup plus difficile de caractériser les stratégies des élèves. Ainsi l’activité d’un enseignant se développe doublement à l’aveugle : d’une part, il propose des tâches (activité productive) dans l’espoir qu’elles vont générer de l’apprentissage et du développement (activité constructive). D’autre part, son but est de transformer les connaissances des élèves en savoirs. Or les connaissances ne sont pas toujours directement observables ; elles ne sont inférables qu’à travers la réussite ou l’échec à une tâche. Mais même quand une tâche est réussie, il faut encore s’assurer qu’elle l’est pour la bonne raison, que la réussite s’adosse à une véritable mobilisation du savoir qu’on cherche à faire assimiler.

128La didactique professionnelle a emprunté à l’ergonomie un paradigme central qui permet de guider l’analyse : la distinction entre la tâche (ce qui est à faire, ou, comme dit Léontiev « un but dans des conditions déterminées ») et l’activité (la manière dont un sujet réalise la tâche). Quand on applique cette distinction à l’activité enseignante, on observe deux transformations très intéressantes. D’une part, en faisant jouer la distinction entre activité productive et activité constructive, on constate que la tâche qu’un enseignant donne à ses élèves ne constitue plus le but de l’action : ce but est à chercher du côté de l’activité constructive, même s’il est quelquefois difficile de le caractériser de façon précise pour une situation singulière. D’autre part, le couple tâche-activité est remplacé par un triplet : tâche-problème-activité. Une dialectique s’instaure entre la tâche proposée et le problème traité, soit parce que l’enseignant ajuste le problème inclus dans la tâche en l’adaptant à ce qu’il estime être la compétence des élèves, soit parce que les élèves se chargent eux-mêmes de cet ajustement, en trouvant des expédients pour réussir la tâche en déplaçant le problème. De ce fait, on peut faire l’hypothèse que c’est au niveau du problème proposé et traité que se ferait l’échange et la confrontation entre enseignant et élèves.

5. L’UTILISATION DES SITUATIONS DE TRAVAIL POUR L’APPRENTISSAGE

  • 9 « Didactique » au sens strict du terme, si on reprend la définition de G. Vergnaud : « La didactiqu (...)

129Dans les premières années de son développement, la didactique professionnelle a consacré toute son attention et son énergie à effectuer des analyses du travail orientées vers la formation. C’était un préalable à la construction d’un référentiel ou d’un dispositif de formation. Mais l’analyse du travail a aussi une autre fonction : elle est un instrument puissant pour les apprentissages. Car il ne nous avait pas échappé qu’on apprend aussi en travaillant : l’activité s’accompagne toujours d’apprentissage. C’est ainsi que la didactique professionnelle est passée à une deuxième étape de son développement : l’utilisation de situations de travail, réelles ou simulées, pour servir de supports à des apprentissages. Ce tournant, qu’on peut qualifier de « didactique »9, s’est fait à l’occasion d’un travail et d’une réflexion sur les simulations. On ne fera ici que résumer l’ensemble de la démarche (cf. Pastré, 2005). En réalité, les simulations ont été utilisées dans un premier temps pour recueillir des données plus fiables en vue de faire des analyses du travail dans des conditions où le recueil des données observables n’était pas facile. Beaucoup de situations de travail parmi les plus intéressantes sont tellement aléatoires et imprévisibles qu’il devient pratiquement impossible de les saisir par l’observation directe. Par contre, si une première analyse a permis de bien les identifier, il est quelquefois possible de les reproduire par simulation. On recueille ainsi des données factuelles qui, sous certaines conditions, vont servir de matériau à l’analyse du travail. Mais en élaborant ces simulations, on s’est aperçu qu’on avait aussi conçu un remarquable outil pour produire et analyser les apprentissages, notamment des apprentissages bien définis et provoqués.

Simulateurs et simulations

130L’utilisation des simulations pour l’apprentissage s’est faite bien avant l’apparition de la didactique professionnelle. Parmi les nombreux domaines qui ont utilisé cette démarche, on peut citer l’aviation civile et militaire et la conduite de centrales nucléaires. On remarquera qu’il s’agit de situations de travail très dynamiques, et à risques : il n’était pas envisageable d’y prévoir un apprentissage pratique qui se fasse directement sur le tas. De ce fait, la philosophie qui a présidé à l’utilisation de ces simulations fut une philosophie « réaliste » : le simulateur était de type « pleine échelle » (fullscale), avec comme objectif d’être un substitut de la réalité. Sa principale qualité était donc la fidélité technique : plus le simulateur était proche du réel, plus on pensait que l’apprentissage pratique serait pertinent. Dans ce monde d’ingénieurs, où les simulateurs les plus perfectionnés coûtaient un prix exorbitant, on avait tendance à confondre simulateur et simulation. Un simulateur est un objet technique, un artefact, qui reproduit avec une fidélité plus ou moins grande un objet réel (cabine de pilotage d’un avion, salle de conduite d’une centrale nucléaire). Une simulation est une démarche d’apprentissage, qui met en scène, grâce à un objet, le simulateur, des situations qui vont servir à l’acquisition des compétences professionnelles mobilisées dans l’activité. Quand on passe de la perspective simulateur à la perspective simulation, la fidélité technique devient une propriété parmi d’autres, et ce n’est plus forcément la plus importante.

131Il faut bien voir que la réflexion sur la simulation engagée en didactique professionnelle s’inscrit dans une pédagogie des situations : de la même manière que Brousseau (1998) a développé en didactique des mathématiques une théorie des situations, de même on a cherché à développer une théorie des situations dans les apprentissages professionnels. Il s’agit de confronter les apprenants à des situations judicieusement choisies, qui comportent un problème, pour lequel les acteurs ne possèdent pas de procédure leur permettant d’aboutir à coup sûr au résultat. Ils vont donc être obligés de faire preuve d’intelligence de la tâche, de mobiliser des niveaux plus ou moins élevés de conceptualisation : ils vont être en position d’apprentissage. Une situation de simulation est une « situation a-didactique » au sens que lui donne Brousseau : l’apprenant est confronté à une situation qui lui pose problème et pour laquelle il va devoir mobiliser des connaissances. Le formateur a conçu la situation de telle sorte que l’apprenant soit amené à mobiliser, parmi ses ressources, des savoirs qui permettent de traiter le problème et ainsi d’assimiler le savoir qui a permis de le résoudre. Ainsi, la situation est a-didactique pour l’apprenant ; mais elle est didactique pour le formateur. Il y a néanmoins une différence entre les situations en didactique des mathématiques et les situations en didactique professionnelle : en didactique des mathématiques, le rapport entre la situation et le savoir à mobiliser est clairement établi du point de vue de l’enseignant. En didactique professionnelle, le rapport entre la situation et le savoir à mobiliser n’est pas clairement établi. En effet, ce qu’on cherche à faire apprendre, c’est une activité et non pas un savoir. Le rapport à des savoirs existe bien, mais il est opportuniste. Par exemple, pour la conduite de centrales nucléaires, plusieurs champs conceptuels sont mobilisés, mais ils le sont partiellement, en fonction de leur utilité pratique. Par contre, quand on demande à des opérateurs de justifier la stratégie qu’ils ont choisie, la relation entre la situation et les savoirs à mobiliser devient un point central : dans ce cas, la réussite de l’action ne peut plus être le principal critère ; comme il faut démontrer la pertinence de la solution adoptée, on est dans ce que Brousseau (1998) appelle des « situations de validation ».

132Utiliser la simulation comme démarche didactique pose nécessairement le problème de la relation entre la situation professionnelle de référence et la situation simulée. Étant donné que le but est d’apprendre une activité, il faut bien que l’apprentissage effectué dans la simulation aboutisse à la maîtrise de l’activité portant sur la situation professionnelle de référence : un pilote d’avion qui apprend sur simulateur n’a pas pour but de bien maîtriser la conduite du simulateur, mais d’acquérir la maîtrise du pilotage de l’avion qu’il aura à conduire. Comment être sûr que l’activité déployée sur simulateur sera, sinon identique, du moins équivalente à l’activité déployée sur l’objet réel ? Deux solutions sont utilisées. La première consiste à construire un simulateur pleine échelle, avec la recherche d’une fidélité technique maximale. On peut penser que l’activité sur simulateur ne sera pas alors foncièrement différente de l’activité sur l’objet réel. Dans ce cas l’activité est considérée comme une totalité indivise : on apprendra sur simulateur la totalité de l’activité qu’on retrouvera dans l’activité réelle. Cet apprentissage porte sur des conceptualisations (pour diagnostiquer dans quelle classe de situations on se trouve), des procédures, des habiletés, des processus de coopération-communication. On y apprend aussi à gérer ses propres ressources, à naviguer dans des consignes qui peuvent présenter plusieurs versions, à gérer des alarmes, à piloter selon plusieurs modes. Tout cela s’apprend en même temps, tout comme dans l’apprentissage sur le tas. Mais on peut aussi décider de fractionner l’apprentissage, pour le rendre moins difficile et, éventuellement, plus précis. C’est notamment ce que nous avons appelé des simulateurs de résolution de problème : on ne cherche pas alors à faire acquérir sur simulateur des habiletés, des procédures, ou des démarches de coopération. On met l’opérateur face à un problème qu’il va devoir résoudre, problème qui correspond à un des problèmes qui existent dans la situation professionnelle de référence. Pour faire une simulation de type résolution de problèmes, une condition est indispensable : il faut faire une très rigoureuse analyse du travail, de la tâche et de l’activité, pour s’assurer que le problème mis en scène en simulation est bien le même problème que celui rencontré dans le travail. On a ainsi un apprentissage de l’activité qui n’est plus global, mais qui porte sur une des dimensions constitutives de l’activité.

133Quel bénéfice peut-on en tirer ? On a vu que cela permettait de rendre l’apprentissage plus simple et plus accessible. Mais ce n’est pas tout. Dans l’apprentissage qui se produit au sein du travail lui-même, ce que nous avons appelé l’activité productive, l’opérateur est en quelque sorte assujetti au réel : il ne peut traiter que les situations qu’il rencontre, dans les conditions qui lui sont imposées et avec les seuls moyens à sa disposition. La simulation permet d’apporter des degrés de liberté par rapport à cette soumission au réel. Une première manière de le faire consiste à construire le problème qui va être posé à l’apprenant. Ici il convient de bien distinguer deux opérations : identifier le problème et construire le problème. L’identification du problème, on l’a vu, consiste, grâce à l’analyse du travail, à s’assurer que le problème mis en scène sur simulateur correspond exactement au problème présent en situation de travail. La construction du problème consiste à élaborer une gamme de situations (portant sur un même problème) en multipliant les occurrences en fonction de la valeur prise par les différentes variables. Dans la réalité, certaines situations reviennent de façon régulière et d’autres sont tellement aléatoires qu’un opérateur a peu de chances de les rencontrer dans toute sa vie professionnelle. Or ces situations sont souvent très importantes pour l’apprentissage, parce qu’elles obligent à un gros travail d’intelligence de la tâche. Et pour être vraiment compétents les acteurs doivent être capables de maîtriser aussi ces situations-là, même s’ils ont très peu de chances de les rencontrer un jour. De plus, en couvrant ainsi l’ensemble des situations possibles pour un même problème, on peut transformer la variété empirique des situations rencontrées en une variation ordonnée : les situations seront mises en scène en fonction d’un ordre de difficultés croissantes. On transforme ainsi un champ professionnel, caractérisé par sa variété empirique, en champ conceptuel (Vergnaud, 1991), caractérisé par une variation ordonnée.

134Ce premier bénéfice apporté par les simulations s’accompagne d’un second. Dans la réalité, les conditions de l’action sont généralement imposées : on dispose de tel type d’information, on peut agir sur tel paramètre d’action. La simulation ouvre le champ des possibles. Appelons « variables didactiques » des dimensions de l’action ou de la prise d’information sur lesquelles un concepteur de simulation peut jouer pour augmenter ou diminuer la difficulté d’un problème, pour fournir des informations inaccessibles en situation naturelle, pour accélérer ou ralentir le tempo de l’action. Ces variables didactiques sont des instruments à disposition du concepteur ou du formateur pour orienter l’apprentissage des opérateurs. Voici un exemple de variable didactique : dans une simulation de taille de la vigne, Caens-Martin (2005) permet aux apprenants de visualiser le résultat (probable) d’une taille pour une année n+1. Dans la réalité, cette prise d’information est évidemment inaccessible et les acteurs doivent faire des prévisions sur ce point. Le fait de faire voir une anticipation du processus ne supprime pas le côté aléatoire de la situation (une période de gel peut survenir qui changera la donne), mais permet aux sujets de mieux raisonner leur action.

135Enfin la simulation permet d’organiser de façon systématique l’apprentissage par l’analyse réflexive et rétrospective de son activité, ce qu’on appelle communément le debriefing. On a pu constater qu’on apprend tout autant par l’analyse de son activité que par l’exercice de cette activité. Il est même vraisemblable que pour certains éléments constitutifs de l’activité, notamment ce qui relève de la conceptualisation dans l’action, on apprend beaucoup plus après l’action, au moment de l’analyse, que pendant l’action. Certes, ce retour sur son activité n’est pas le propre des simulations. Par exemple, les retours d’expérience font cela et ils portent sur l’activité réelle. Mais la simulation fournit un double avantage : d’une part, il n’y a d’analyse rigoureuse de son activité qu’à partir des traces de celle-ci. Or dans la réalité les traces sont souvent peu lisibles et peu accessibles, alors qu’en simulation elles peuvent être systématiques : enregistrements video, enregistrements de paramètres et de leur évolution permettent de mener des entretiens d’auto-confrontation instrumentés. D’autre part, un sujet a bien du mal à faire une auto-analyse de son activité sans l’aide d’autrui. Dans la simulation, le rôle central des formateurs est moins de conduire une séance que de diriger l’analyse faite après coup. Il en résulte souvent des confrontations fortes entre formateurs et apprenants. Et c’est un grand progrès pour l’apprentissage.

136On voit comment la didactique professionnelle, sans abandonner l’importance qu’elle accorde à l’analyse du travail comme préalable à la formation, se tourne de plus en plus vers une pédagogie des situations professionnelles. Les simulations ouvrent à coup sûr de très vastes perspectives sur un apprentissage mieux ajusté à la progression des acteurs. Il a fallu pour cela s’ouvrir des degrés de liberté par rapport à la soumission au réel qui caractérise l’apprentissage sur le tas. Cela permet de sortir l’apprentissage professionnel du ghetto d’une profession, d’un métier. Tout en restant dans le domaine, on peut y apprendre aussi à diagnostiquer, à analyser, à raisonner : il y a une part de formation générale de la pensée dans les apprentissages professionnels.

Les formations par alternance

137Les dispositifs de formation par alternance proposent un usage didactique spécifique des situations. Le contrôle didactique ne s’exerce pas sur la structure de la situation, qui est avant tout une situation de production, mais sur ses entours et sur les conditions du déroulement de l’expérience en situation. C’est en quelque sorte l’inverse de ce qui se produit dans les simulations.

138Lichtenberger (1993) considère qu’une des causes du développement des formations par alternance réside dans la possibilité qu’elles offrent de proposer, parallèlement à une formation à visée généralisante, l’apprentissage spécifique des particularités propres à une entreprise. Mais comment l’expérience vécue en situation peut-elle être considérée comme intégrée au parcours de formation ? L’hypothèse qu’on propose est la suivante : alors que la simulation fonctionne comme une métaphore (dans la relation entre situation professionnelle de référence et situation simulée), la formation par alternance fonctionne comme une métonymie.

139D’abord, elle est un moyen d’apprentissage pour elle-même. En effet, pour l’employeur, pour le tuteur comme pour le stagiaire, l’objectif essentiel est que ce dernier maîtrise le plus rapidement possible la situation spécifique dans laquelle il est engagé en tant que stagiaire et en tant que producteur. Ensuite, dans un parcours de formation par alternance, la situation de travail, comme séquence en milieu professionnel, intervient comme une situation qui va servir de référence à toutes les autres situations d’apprentissage. C’est dans cette perspective que l’on peut trouver des voies pour développer ce qu’elle comporte de générique. La situation vécue au cours d’une séquence en milieu professionnel n’a pas en elle-même de portée générale, mais c’est au contraire sa spécificité qui peut en faire la richesse didactique, surtout dans une visée de généralisation. L’objectif consiste alors, non pas à chercher à en faire un cas général, mais à en faire un possible parmi un ensemble de possibles.

140Il faut introduire la notion d’écart (Mayen, 1999) pour rendre compte du potentiel de développement contenu au sein de l’expérience vécue en situation professionnelle et dans le cadre de la dynamique d’un parcours de formation organisé. Cette notion doit être considérée comme une notion théorique et comme un repère pratique. Son usage didactique est celui de levier pour la différenciation. Nous nous inspirons du processus d’équilibration décrit par Piaget (1977, p. 15). Pour lui, une forme d’équilibration est celle qui relie le réel au possible et au nécessaire. Le processus de développement comporte trois phases : la première dans laquelle toute réalité est ce qu’elle est parce qu’elle doit être ainsi. C’est ce qu’il désigne du terme de pseudo-nécessité. Elle entraîne des limitations importantes du possible qui ne se différencie que très peu du réel. La seconde est une phase de différenciation « par multiplication des possibles et conquête des nécessités dues aux compositions structurales ». La troisième est la phase d’intégration. « Le réel en tant qu’ensemble de faits est progressivement absorbé à ses deux pôles, mais enrichi d’autant : tandis que chaque transformation tend à être conçue comme une actualisation au sein d’un ensemble de variations intrinsèques possibles, les systèmes que constituent celles-ci sont sources de structures dont les compositions fournissent les raisons nécessaires des états de faits. C’est donc l’équilibre du possible et du nécessaire qui conduit à l’explication du réel en le subordonnant par intersections croissantes ». Nous faisons l’hypothèse que ce que Piaget décrit ici et qui correspond au processus de développement des structures fondamentales de la pensée correspond aussi au processus de développement pour des contenus donnés et des classes de situations professionnelles.

141Si l’on s’en tient à la spécificité de la situation de travail vécue dans le parcours de formation, on risque un confinement à un stade similaire au stade de pseudo-nécessité décrit par Piaget. Pour nombre d’élèves ou d’apprentis, la situation de travail constitue ainsi la seule référence, « LA » situation professionnelle et non une situation parmi d’autres. On conçoit, à partir de là, comment il pourrait être utile de ne pas limiter les séquences en milieu professionnel à une seule expérience. Toutefois, vivre plusieurs situations ne suffit pas toujours à engager les individus dans la seconde phase du processus de développement décrit par Piaget. Tout d’abord, l’identification des différences entre situations ne va pas de soi. Nous avons posé à des élèves en stage, au moment de réalisation d’une tâche précise, une question à propos de ce qui différenciait la situation présente des situations vécues auparavant : nous avons constaté que la plupart ne pouvaient pas directement et sans sollicitations complémentaires identifier de différences. Ce n’est que progressivement, dans le cours de l’entretien, et en nous appuyant sur le cours d’action et les éléments constituant la situation pour orienter le travail de pensée des élèves que ceux-ci semblaient prendre conscience des écarts, qui souvent étaient massifs. Il apparaît donc que ce processus suppose un dispositif de guidage organisé sous la responsabilité de l’enseignant.

142Les formations par alternance proposent en général plusieurs formes d’enseignement-apprentissage : l’enseignement académique préalable, parallèle ou postérieur à l’expérience vécue, les interactions de tutelle avec des professionnels expérimentés, les interactions avec les pairs au cours de séquences de retour sur l’activité, l’analyse réflexive guidée par l’enseignant. L’enseignement-apprentissage propose un travail qui vise à construire un usage « non spontané des concepts, gorgés de contenus empiriques et maniés en situations concrètes » (Vygotski, 1997, p. 369). Vygotski parle de « rupture » comme condition pour la construction des fonctions psychiques en devenir. La notion d’écart rejoint ici celle de rupture, dans la mesure où engager des ruptures relève d’une mise en évidence de l’écart et par l’obligation d’analyser, non plus dans le « langage » des pratiques quotidiennes du travail, mais dans celui des modes de pensée du système d’enseignement, des logiques des corps de savoirs constitués, des représentations sémiotiques formalisées.

143La rupture provient ainsi du fait que le processus d’enseignement-apprentissage :

1441) pose des problèmes que ceux qui apprennent n’ont pas eu l’occasion de rencontrer ou ne pourraient pas rencontrer dans l’expérience de travail ;

1452) leur adresse des questions qu’ils ne se seraient pas posées d’eux-mêmes ;

1463) les contraint à les résoudre ou à y répondre en « empruntant » des voies et des instruments différents de ceux qu’ils avaient empruntés pour construire leur expérience quotidienne et pour résoudre les problèmes en situation ;

1474) les contraint encore à le faire « à distance » des situations et du « drame » qu’elles constituent (Brousseau, 1976 ; Vergnaud, 1990 ; Pastré, 1999), et sans recours aux ressources concrètes qu’elles contiennent ;

1485) enfin, les place dans une situation collective. En relatant sa propre expérience, chacun participe à l’émergence de la diversité des situations et de la diversité et de la variabilité de l’activité. Différences et ressemblances peuvent à cette occasion être discutées ;

1496) enfin, des apports externes peuvent être sollicités.

150Dans ce cadre, l’expérience vécue en situation constitue une opportunité de réalisation du processus d’élaboration pragmatique (Vergnaud, 1990 ; Mayen, 1997, 1998 & 2001 ; Pastré, 1999), processus par lequel un concept acquiert du sens pour un sujet à travers les situations dans lesquelles il est engagé. Elle constitue aussi une opportunité pour construire une conceptualisation pratique, « par la voie de l’expérience », à partir de cette forme d’apprentissage qu’est l’apprentissage sur le tas.

151Bien que l’apprentissage sur le tas soit un apprentissage social – et non un apprentissage résultant de la seule confrontation d’un sujet avec les objets et les événements d’un monde matériel – dans lequel le sujet qui apprend peut être guidé par tous ceux avec lesquels il est en contact (Vion, 1991), il ne produit le plus souvent que des effets qui constituent « un ouvrage inachevé », la constitution d’une expérience qu’il restera à développer en compétence. En effet, on peut dire que c’est par nature que la formation des compétences sur le tas reste un processus inachevé, tout comme c’est par nature que les connaissances construites dans le processus d’enseignement-apprentissage ne peuvent trouver une forme d’achèvement qu’après un processus d’élaboration pragmatique. Parler d’ouvrage inachevé n’implique nullement que des états de stabilité intermédiaires ne soient pas construits. Ils peuvent même être durables et permettre un niveau satisfaisant de maîtrise des situations dans lesquelles un professionnel est amené à agir. Parler d’ouvrage inachevé c’est, laisser ouvertes des possibilités de développement, d’invention de nouvelles formes d’organisation de l’activité pour répondre aux évolutions des situations.

152Le retour sur l’expérience vécue en situation dans un dispositif de formation par alternance, ne peut pas être un simple retour sur l’action de celui qui apprend, mais c’est forcément aussi un retour sur son activité de compréhension, d’interprétation des situations, de l’activité des autres plus expérimentés, au premier rang desquels le professionnel-tuteur ; c’est enfin un retour sur l’interaction, sur ce qui s’y est dit, sur ce qui s’y est fait. C’est aussi pour cela que la notion d’écart est fructueuse, pour l’exploitation et le développement d’une expérience qui n’est pas toujours l’expérience de l’action, mais parfois l’expérience de la réalisation d’une partie de l’action ou, plus simplement de son observation ou d’échanges verbaux à son propos.

153Identifier des écarts entre les composantes de deux situations, entre deux actions visant un même but, entre les actions de deux professionnels expérimentés pour une même tâche, c’est déjà s’engager dans une analyse, déjà identifier des variables, déjà entrer dans le processus d’identification de la structure conceptuelle d’une situation, déjà analyser des schèmes et les comparer. C’est surtout, déjà ordonner un peu les choses et se déprendre de l’illusion du « tout est pareil » ou « tout est différent » souvent identifiée chez les élèves et apprentis.

154Si le propre du processus d’enseignement-apprentissage est de généraliser et d’abstraire il permet aussi de constituer une aide à la « déprise » subjective de ce qui se construit dans l’expérience. Pour cela, si l’analyse de l’activité après-coup reste une voie royale, on conçoit aussi que l’enseignement-apprentissage préalable, « l’apprentissage avant », constitue une première forme de mise à distance de l’emprise de l’expérience, tout comme pourrait l’être l’analyse du travail comme instrument à usage de l’apprenant pour guider son propre processus d’apprentissage, et identifier et analyser des écarts. Mais qu’il s’agisse des « connaissances académiques », ou des concepts et méthodes de l’analyse du travail, ces ressources ont pour caractéristiques d’être à la fois ouvertes pour accueillir les particularités, les spécificités propres aux situations vécues (au sein desquelles les spécificités des autres qui aident à l’apprentissage), et constituant en même temps un instrument de mise à distance, donc déjà de généralisation et de « désemprise » du spécifique et de l’immédiat.

6. VERS UNE DIDACTIQUE PROFESSIONNELLE ÉLARGIE : UNE INGÉNIERIE DES COMPÉTENCES

155On ne saurait réduire la didactique professionnelle à l’analyse du travail orientée « formation » et à l’utilisation de situations de travail pour provoquer des apprentissages. En s’inspirant du cadre théorique de la conceptualisation dans l’action, la didactique professionnelle devrait permettre un autre regard sur le travail et sur le développement par et dans le travail. En effet les situations de travail peuvent être porteuses des conditions du développement, sans intentions formatrices, lorsqu’elles dessinent des caractéristiques propres à engendrer et soutenir des processus de conceptualisation, des « situations potentielles de développement » (Mayen, 1999). Les caractéristiques des situations rencontrent alors la zone de proche développement des personnes et ouvrent des possibilités de relance et de développement de leurs capacités, de leurs mobiles, de leurs valeurs et de leur identité. Le travail est formateur, mais il faut préciser : pas seulement formateur au sens où il permet l’apprentissage des modes d’exécution de l’action orientés par la reconnaissance de configurations pré-établies, mais aussi formateur de systèmes de concepts. À l’inverse, le fait que des situations puissent être porteuses de potentiels de développement implique aussi que d’autres peuvent ne pas l’être, ou pire, peuvent limiter et inhiber les processus de conceptualisation. Cela conduit à une action sur les milieux pour que soient rendus possibles au moins l’expression, au mieux la construction et le développement des capacités d’action. L’ingénierie de formation consiste aussi à agir sur le milieu dans lequel s’exerce l’activité professionnelle. Elle rejoint sur ce point les intentions de l’ergonomie.

156Plusieurs thèmes abordés dans cette note de synthèse convergent dans ce sens : évolution de la didactique professionnelle de la notion de compétence vers celle de pouvoir d’agir, importance de la notion de développement, prétentions à intervenir sur les situations de travail et pas seulement sur les hommes et leurs capacités d’action. On s’est focalisé au départ sur l’objet transformé, les instruments pour le faire et les conditions intervenant sur les phénomènes et processus de transformation de l’objet. Aujourd’hui la didactique professionnelle s’ouvre aux dimensions de protection de soi, de réalisation psychique et identitaire, aux interactions entre humains. Autrement dit, c’est la nature même et le périmètre des situations considérées, les objets de conceptualisation à prendre en compte qui sont amenés à évoluer. On cherchera à décrire cette ouverture selon deux axes : la prise en compte des évolutions récentes du travail et la question du développement dans le travail.

La didactique professionnelle face à l’accroissement des procédures et à l’incertitude des prescriptions

157À quelles évolutions les plus récentes du travail la didactique professionnelle s’est-elle trouvée confrontée ? À une double inflexion, qui est source de tensions : d’une part, un moindre cadrage du travail et, d’autre part, une multiplication des procédures prescrites. Certains pans du travail à réaliser sont fortement contraints par des normes. Les dispositifs d’assurance qualité, de traçabilité, de prévention des risques réduisent les marges de manœuvre au cœur de l’action. À l’inverse, certains pans du travail donnent lieu à la définition de buts généraux, porteurs de beaucoup d’ambiguïtés, pas toujours compatibles entre eux ni cohérents avec les ressources des professionnels. Les manières de réaliser ces buts restent, quant à elles, peu définies. À cela s’ajoute le fait que les tâches sont aujourd’hui le plus souvent référées à des destinataires (clients, usagers, bénéficiaires). Cela place les professionnels face à une forme d’obligation qui ne provient plus de la hiérarchie ou de l’institution, mais qui est supposée provenir de ceux à qui le travail serait destiné. Ce qui accroît la complexité des situations et est sans doute beaucoup plus difficile à supporter.

158Du point de vue des processus d’apprentissage, la multiplication des contraintes procédurales s’accompagne le plus souvent de l’idée selon laquelle les procédures ne posent pas d’autres problèmes que leur connaissance stricte, l’entraînement à leur exécution, l’exigence d’attention à leur application. Il est rare que l’on se préoccupe des processus d’appropriation qui sont en jeu. Par ailleurs, on admet que les procédures sont d’abord efficaces pour les cas prévus pour leur exécution. Par contre, lors de situations inédites ou incidentelles, quand il faut faire un diagnostic, quand on a le choix entre plusieurs procédures disponibles, il devient nécessaire d’adapter ces procédures, voire d’inventer de manières de faire inédites.

159Parler de processus d’appropriation amène à considérer les procédures comme des artefacts produits par des professionnels pour influencer l’action d’autres professionnels. Comme pour tout artefact, une procédure ne devient un instrument à disposition du sujet que grâce à une genèse instrumentale (Rabardel, 1995), qui se compose de deux transformations : l’artefact « procédure » est transformé en instrument, quand on lui découvre et attribue des fonctions qui permettent de s’en servir pour atteindre les buts de l’action. Par ailleurs le schème qui utilise les procédures est lui-même transformé par incorporation des procédures à sa propre organisation. La procédure cesse alors d’être extrinsèque pour devenir un élément constitutif de l’organisation de l’activité du sujet.

160Cette transformation des procédures ne va pas de soi. Il revient alors à la personne de construire la nécessité du recours à une procédure pour une classe de situations donnée, d’en redéfinir les buts, de les relier au processus dans son ensemble, d’identifier le lien entre procédures et phénomènes en cause (risques, fonctionnement technique ou social, logique de l’objet du travail, etc.). Les concepteurs des procédures inventent celles-ci en fonction des connaissances qu’ils ont des situations. Ils ont des enjeux et visent des buts le plus souvent bien identifiés, s’appuient sur une expertise, scientifique ou technique. Or l’activité créatrice des concepteurs reste le plus souvent ignorée de ceux qui sont chargés de se servir des procédures pour agir. Certains travaux ont montré (Mayen & Savoyant, 1999 & 2002 ; Mayen & Vidal, 2005) qu’il existe une activité recréatrice des « exécutants » ; autrement dit un développement qui accompagne et soutient l’appropriation et la mise en œuvre des procédures. Bref, pour accepter d’appliquer strictement des procédures, un détour est nécessaire qui correspond au processus d’appropriation instrumental, puisque les procédures ne sont qu’un instrument parmi d’autres pour orienter et étayer la réalisation de l’action.

161Venons-en maintenant à l’autre type d’évolution du travail que nous avons pointé : le moindre cadrage du travail. Il faut distinguer deux cas. Le premier cas est relativement traditionnel : les buts sont flous, les manières d’agir peu codifiées, mais des formations et des groupes professionnels existent. On pense par exemple aux métiers d’encadrement ou d’éducation spécialisée. Le deuxième cas porte sur des situations où des emplois ou des fonctions sont en émergence. Dans ce cas, les instances qui décident de leur donner une existence et de les inscrire dans un cadre organisationnel ne sont pas souvent en mesure d’aller au-delà d’une esquisse de définition du travail. Comme l’écrit Leplat (1996), il y a bien une série de tâches à réaliser, de buts à atteindre, mais ceux-ci ne sont pas précisément définis, pas plus que les critères de réussite. Les voies pour atteindre ces buts le sont encore moins, tout comme les limites de l’action au regard de celle des autres professionnels agissant dans le processus de travail ; on repère mal ce qu’il est possible et pas possible de faire. Il n’existe pas de savoirs constitués, de manières de faire et de penser, de lieux d’échange et de transmission, de formations. Ceux qui recrutent et affectent des professionnels sur ces emplois sont amenés à procéder par approximations. Approximations entre les contours de la fonction nouvelle et des profils professionnels. On part de l’hypothèse selon laquelle un type d’expérience, de qualification, de niveau de formation, de motivation constituent un potentiel de ressources pour agir efficacement dans ces situations nouvelles. La mesure concernant les emplois-jeunes a ainsi mis en relation des espaces de travail dont on supposait qu’ils recelaient des besoins d’action et des individus dont les profils devaient leur permettre de trouver leur place, de définir des tâches à réaliser et de parvenir à le faire. Dans le domaine de la Validation des acquis de l’expérience (VAE), on a vu émerger toutes sortes de fonctions nouvelles : conseil préalable à l’engagement en VAE dans les points-relais conseils, accompagnement en VAE. Même le travail confié aux jurys correspond aussi à une activité nouvelle. On peut dire que dans tous ces cas, les professionnels sont amenés à identifier des repères de cadrage de leur action, à en définir de nouveaux ou à développer ceux qui sont préfigurés. Ils sont amenés à inventer des formes d’action, des manières de faire, de penser, de se situer dans le processus de travail, d’inventer une posture vis-à-vis des autres acteurs, du collectif de travail, et surtout des « bénéficiaires » ou usagers du service. Ce faisant, ils contribuent à construire la fonction ou l’emploi, à la positionner dans l’organisation sociale dans lesquelles ces fonctions et ces emplois s’inscrivent. La didactique professionnelle a son mot à dire dans l’accompagnement de ces processus : mettant l’accent depuis le début sur l’intelligence au travail, sur le pouvoir des acteurs à s’adapter aux nouveautés et aux ruptures, elle permet à la fois de penser et de réguler ces nouvelles formes de travail en émergence. Et, du coup, elle peut rendre l’expérience de ces mutations moins traumatisante.

Le développement dans le travail

162Considérer le développement qui s’opère dans le travail conduit à donner à l’analyse du travail, outre une finalité d’analyse de l’activité actuelle des professionnels, une finalité plus générale, qui consiste à identifier les conditions dans lesquelles les capacités d’action d’un sujet s’expriment, se forment et se développent. Autrement dit, il s’agit d’examiner, au cours de toute analyse du travail, les conditions qui contraignent, inhibent, libèrent ou favorisent l’expression et le développement des capacités d’action. Nous ne ferons qu’introduire ce thème qui méritera des développements ultérieurs : le développement n’est pas seulement confrontation à des problèmes, mais participation à un univers culturel dans lequel la médiation d’autrui et l’usage des instruments de la culture sont déterminants. On peut reconnaître là un certain nombre de remarques faites par Bruner (1983 & 2000) : le monde social constitue ce à quoi nous devons nous adapter en même temps que la boîte à outils qui nous permet de le faire ; il offre de très nombreuses opportunités d’étayage pour nos apprentissages et il se trouve souvent quelqu’un pour nous aider à agir et à apprendre. Nous apprenons des situations (Pastré, 1999), mais celles-ci ne sont pas seulement composées de problèmes : elles comportent un bon nombre de moyens pour les résoudre, parmi lesquels la médiation des autres, les formes organisées de l’action collective, de la coopération, l’ensemble des instruments pour agir et l’ensemble des instruments symboliques conçus pour aider à agir, pour apprendre à le faire, ou pour orienter l’action, comme le sont les prescriptions.

CONCLUSION

163La didactique professionnelle est née, en France, au sein d’un petit groupe de chercheurs issus de la formation des adultes, de la didactique des disciplines et de la psychologie ergonomique. Il nous semble que le travail effectué, tant en recherches de terrain qu’en élaboration théorique, est loin d’avoir été négligeable. Au fil des années, l’équipe initiale s’est étoffée et élargie en incluant les doctorants, puis les enseignants-chercheurs qui se reconnaissaient dans cette démarche à la fois théorique et pratique. Une association – « Recherches et pratiques en didactique professionnelle » – s’est constituée. Elle regroupe les enseignants, chercheurs et praticiens qui veulent développer cette approche. Elle fonctionne en étroite liaison avec l’Association pour la recherche sur le développement des compétences (ARDECO), créée à l’initiative de G. Vergnaud, centrée autour du cadre théorique de la conceptualisation dans l’action. Une revue est en projet. Des débats vifs et féconds ont lieu avec des chercheurs et des équipes qui, comme nous, s’intéressent à l’analyse de l’activité et aux apprentissages professionnels, en France et à l’étranger. Si nous voulions résumer d’une phrase ce qui fait notre spécificité, nous pourrions dire que nous cherchons à maintenir le meilleur équilibre possible entre trois dimensions qui nous paraissent tout aussi importantes les unes que les autres : la dimension du social, avec une sensibilité particulière vis-à-vis des problèmes du travail, de son histoire et de son évolution, et des questions cruciales qui s’y posent aujourd’hui ; la dimension théorique, car il n’y a pas d’analyse possible de l’activité si on ne s’appuie pas sur un cadre théorique consistant, qui cherche à se renouveler par un permanent approfondissement ; la dimension opératoire, avec la conviction que pour aborder l’analyse de l’activité et de l’apprentissage il faut des concepts et des méthodes précis, utilisables et accessibles au plus grand nombre.

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Notes

1 Il y a deux distinctions qui ne se recouvrent pas totalement : d’une part la distinction entre apprentissage incident et apprentissage intentionnel ; d’autre part la distinction entre apprentissage au travail et apprentissage scolaire. En particulier, l’école ne génère pas que des apprentissages intentionnels ; il s’y produit aussi des apprentissages incidents.

2 « Subjectif » ne signifie ici en aucune manière aléatoire et non motivé.

3 Tout en remplaçant le terme « image » par « modèle », plus neutre, ce qui permet d’éviter toute référence à une épistémologie faisant de la représentation un simple reflet de la réalité.

4 Mais on y inclut toutes les actions dont le but est d’approfondir la connaissance du domaine.

5 On trouve un bon exemple de ce recouvrement entre modèle cognitif empirique et modèle opératif dans le débat récurrent entre agriculteurs et ingénieurs agronomes : les agronomes dénoncent le caractère empirique du modèle cognitif utilisé par les agriculteurs. Les agriculteurs tiennent à leur modèle, non pas à cause de son caractère empirique, mais à cause de sa valeur opérative.

6 C’est un point que devraient avoir en tête les gens qui construisent des référentiels.

7 On utilise ici la notion de debriefing en un sens large : elle inclut les entretiens d’auto-confrontation et les analyses faites en groupe sous la direction du formateur (debriefing au sens étroit).

8 On conduit ou on supervise des systèmes techniques plus ou moins complexes. Mais on peut aussi les concevoir ou les réparer.

9 « Didactique » au sens strict du terme, si on reprend la définition de G. Vergnaud : « La didactique est l’analyse des processus de transmission et d’acquisition des connaissances et des compétences, en vue de les améliorer » (1992). Lors de sa première étape d’analyse du travail, la didactique professionnelle n’était didactique qu’au sens large.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Pastré, Patrick Mayen et Gérard Vergnaud, « La didactique professionnelle »Revue française de pédagogie, 154 | 2006, 145-198.

Référence électronique

Pierre Pastré, Patrick Mayen et Gérard Vergnaud, « La didactique professionnelle »Revue française de pédagogie [En ligne], 154 | janvier-mars 2006, mis en ligne le 01 mars 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rfp/157 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfp.157

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Auteurs

Pierre Pastré

pastre@cnam.fr
Conservatoire national des arts et métiers
Centre de recherches en formation (CRF), chaire de communication didactique

Patrick Mayen

patrick.mayen@educagri.fr
Établissement national d’enseignement supérieur agronomique de Dijon
Unité développement professionnel et formation

Gérard Vergnaud

gerard.vergnaud@univ-paris8.fr
Université Paris 8 – Saint-Denis
Laboratoire Paragraphe, équipe Conception, création, compétences et usages (C3U)

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Droits d’auteur

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