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Manifeste pour les sciences sociales

Craig Calhoun et Michel Wieviorka
p. 5-39

Texte intégral

1Si les chercheurs en sciences sociales de tous les pays devaient s’unir, au-delà de leurs innombrables différences, quel pourrait être le sens de leur engagement ? Quelle cause mériterait-elle qu’ils prennent des risques ?

2La réponse est simple, du moins en théorie. Ce sens, cette cause sont ceux de la vérité. La vérité sur la vie sociale. Cette réponse apparemment naïve n’est guère à la mode et, pourtant, c’est bien de vérité qu’il s’agit. Celle-ci n’est jamais assurée, elle peut toujours varier selon la perspective adoptée, être exprimée avec d’infinies nuances, dans différents langages. Et s’il est légitime de critiquer les prétentions à la vérité absolue, nous ne pouvons mettre en doute la centralité de la quête sans fin pour une compréhension honnête et des connaissances bien informées.

3Les chercheurs en sciences sociales ont la passion du savoir. Ce sont des scientifiques qui entendent produire des connaissances précises, rigoureuses, ce sont aussi des humanistes soucieux de comprendre dans toute sa diversité la vie sociale, ses transformations historiques, ses particularités culturelles. En rupture avec les préconceptions et le sens commun, en lutte contre les idéologies politiques et les conseils prodigués par les gourous du monde des affaires, ils dévoilent et rendent compréhensibles le réel. Ils tiennent la connaissance pour utile, et considèrent qu’elle élève la capacité d’action, qu’elle contribue de manière positive aux transformations de la société.

4Parfois, chez les penseurs sociaux, le cynisme ou le pessimisme l’emportent sur les aspirations à un monde plus juste, plus solidaire, et sur les valeurs morales de l’humanisme. Mais, si les sciences sociales existent, n’est-ce pas, précisément, parce que l’analyse de l’action, des institutions, des rapports sociaux, des structures peuvent aider à construire un monde meilleur ? Même les plus conservateurs reconnaissent l’existence de pressions en faveur du changement, et admettent que ce qui existe n’épuise pas les possibilités de ce qui pourrait être ou advenir. Nous devons beaucoup à ceux d’entre eux qui, au XIXe siècle, s’inquiétaient de voir les anciennes institutions, la famille, l’Église, minées par l’extension des marchés, l’idée du primat de l’intérêt personnel et la concentration du pouvoir dans l’État, nous devons beaucoup aussi à l’action du mouvement ouvrier et à son refus de tenir les inégalités sociales pour inévitables. Nous sommes également redevables aux penseurs radicaux qui ont renversé les analyses conservatrices et montré comment le capitalisme produisait le changement, révolutionnait la technologie, déracinait les individus, les extrayait de leurs communautés au profit d’emplois plus ou moins lointains.

5Les sciences sociales ne peuvent être ramenées à des idéologies politiques, elles identifient des réalités susceptibles de toutes les troubler. Elles consi-dèrent que le monde est façonné par l’action des hommes, qu’il est ce qu’il est à travers la création et le renouvellement d’institutions humaines, et qu’il peut, dès lors, être transformé. Elles considèrent aussi pouvoir rendre l’action plus efficace par l’éclairage qu’offrent leurs analyses et leurs investigations empiriques. Elles ne sous-estiment pas les conséquences non désirées de l’action, et envisagent celle-ci, non pas isolément, mais dans les systèmes et les innombrables relations où elle est encapsulée, ainsi que dans sa capacité, en se répétant, à forger des structures sociales résistant au changement.

6La complexité, la diversité culturelle, la malléabilité historique du monde social sont telles qu’il est difficile, pour les chercheurs en sciences sociales, d’être aussi précis que des chimistes ou des ingénieurs. Mais cela ne doit pas les empêcher d’être clairs.

7Les sciences sociales peuvent procurer les connaissances nécessaires pour mieux penser l’action, y compris pour envisager ses effets non intentionnels, qu’il s’agisse par exemple des mouvements sociaux, de la politique, de la puissance publique, de l’entreprise et du monde des affaires ou bien encore des ONG. Et elles pourraient faire beaucoup plus, et mieux, telle est notre conviction. En communiquant, en faisant davantage connaître leurs résultats, en s’affirmant de plus en plus « publiques » dans leurs orientations, en s’adressant à des publics plus nombreux et plus diversifiés, toujours sur la base des connaissances qu’elles produisent. Et, surtout, en accélérant leur propre renouvellement.

8Les sciences sociales sont maintenant présentes presque partout dans le monde, avec suffisamment d’autonomie pour développer des analyses originales, à la fois globales et tenant compte des spécificités locales ou nationales. Mais elles n’ont pas toujours la volonté ou la capacité d’aborder les questions les plus brûlantes de front, à chaud, au moment où elles se posent. Quand elles le font, il arrive trop souvent qu’elles hésitent à conjuguer une vision générale, à forte charge théorique, et l’apport de connaissances limitées, empiriques, fruit notamment d’enquêtes de terrain. Ce constat renvoie à un premier défi, qui est à l’origine de ce manifeste : comment mieux affirmer la capacité des sciences sociales à articuler des résultats précis et des préoccupations et des visées plus larges ?

9Comment comprendre le monde aujourd’hui, comment préparer l’avenir, comment mieux connaître le passé et mieux se projeter vers le futur ? Ces questions ne peuvent plus être adressées aux anciens clercs, aux prêtres d’une religion, quelle qu’elle soit, et la figure classique de l’intellectuel, telle qu’elle s’est imposée depuis les Lumières jusqu’à Jean-Paul Sartre, est désormais déclinante. Peut-être même est-elle totalement derrière nous.

10Les sociétés contemporaines ne sont pas pour autant démunies s’il s’agit de proposer des repères, un sens, des orientations. Elles disposent, en effet, avec les sciences sociales, d’un formidable bagage d’instruments nombreux et variés pour produire des savoirs rigoureux, et apporter à tous les acteurs de la vie collective un éclairage utile pour élever leur capacité à penser et de là à agir.

Les enjeux

11Les sciences sociales ont d’abord été le quasi-monopole de quelques pays dits occidentaux. Elles sont nées pour l’essentiel en Europe, s’organisant, comme l’a montré Wolf Lepenies, au sein de trois cultures principales – allemande, française, britannique (Lepenies, 1985). Elles ont connu très tôt un essor fulgurant en Amérique du Nord, puis se sont étendues dans d’autres parties du monde, en Amérique latine notamment. Aujourd’hui, non seulement elles ont conquis le monde entier, mais aussi, et surtout, l’Occident a perdu son hégémonie presque absolue dans la production de leurs paradigmes.

12Les sciences sociales sont désormais « globales », et dans de nombreux pays, les chercheurs sont susceptibles de proposer de nouvelles approches, de faire apparaître de nouveaux enjeux, de nouveaux objets. Certes, les influences, les modes proviennent encore, très souvent, de quelques pays « occidentaux » continuant d’exercer un leadership intellectuel, et la plupart des « stars » de leurs disciplines en sont issues. Mais partout, en Asie, en Afrique, en Océanie, aussi bien qu’en Europe, ou en Amérique, la recherche affirme sa capacité à définir de manière autonome ses objets, ses terrains, ses méthodes, ses orientations théoriques, sans être nécessairement tributaire de l’Occident, et donc enfermée dans des logiques purement suivistes, sans pour autant se couper des grands débats internationaux pour se replier derrière le drapeau d’un pays ou d’une région. Le meilleur des sciences sociales en Chine, au Japon, en Corée, à Singapour ou à Taïwan, par exemple, refuse tout enfermement dans des paradigmes qui ne vaudraient que pour l’Asie, ou pour chacun de ces pays. Tout en affirmant un ancrage local ou national, il participe au mouvement mondial des idées. Un mouvement complexe : les subaltern studies, par exemple, avant d’essaimer, notamment aux États-Unis, sont nées dans les années 1980 en Inde, sous l’impulsion de l’historien Ranajit Guha, portées par un groupe fortement marqué par le marxisme d’Antonio Gramsci, et en rupture avec l’historiographie britannique du colonialisme mais, aussi, avec celle du marxisme classique.

L’engagement

13Le déficit de visée ou de pensée d’ensemble dans les sciences sociales n’est pas que théorique. Le problème est plutôt pour elles de disposer de perspectives générales leur permettant d’intégrer, au-delà de leur diversité, les différentes visions qu’elles sont susceptibles de proposer et, en tout cas, de se doter d’un cadre, de repères les autorisant à aller au-delà de telle ou telle expérience précise dans un langage commun. Il tient aussi à leur rapport à la vie collective, à la politique, qu’elle soit nationale, ou internationale, régionale, mondiale, à l’histoire qui se fait, aux grands changements qui s’opèrent. Les chercheurs en sciences sociales, de ce point de vue, peuvent donc avoir des points communs avec les acteurs qui animent la scène sociale, culturelle, économique ou politique.

14Tous ne répugnent pas à l’idée de s’engager, bien au contraire, comme en témoigne l’écho reçu par l’idée de « public sociology » promue par Michael Burawoy, et par ses avatars, « public anthropology » par exemple. Mais ceux qui sont disposés à le faire ne veulent pas ou plus des modèles du passé, ils répugnent à servir d’intellectuels organiques pour des forces politiques ou sociales, ou de conseiller du Prince. Ils sont disposés às’investir dans l’espace public, mais à condition de pouvoir le faire en tant que tels, comme producteurs d’un savoir scientifique. Ils ne veulent pas être les idéologues des temps présents, et ils ne confondent pas leur rôle avec celui d’expert ou de consultant. Nous devons reconnaître la possibilité d’un engagement des sciences sociales, et donc de la participation des chercheurs à la vie de la cité.

Sociologie et science(s) sociale(s)

15Les auteurs de ce manifeste sont tous deux sociologues, et ont bien conscience du risque qu’ils encourent en parlant des sciences sociales : en fait, si ce texte est principalement consacré à la sociologie, son contenu concerne à bien des égards l’ensemble des sciences sociales. Le fait d’appartenir à des cultures scientifiques nationales distinctes, américaine et française, ne nous a pas toujours facilité l’écriture commune, nous l’avons constaté d’emblée à propos, précisément, de l’expression « science sociale », que les Français mettent plus volontiers au pluriel là où les Anglo-Saxons préfèrent le singulier – mais il est vrai aussi qu’Émile Durkheim a pu s’exprimer au singulier, et que le pluriel se rencontre dans la littérature en langue anglaise.

16Ce serait une erreur de voir dans nos propositions une tentative de prise de pouvoir hégémonique et le projet d’instaurer la tyrannie de notre discipline sur les sciences proches : disons simplement que nous partons de ce que nous connaissons le mieux, en espérant que nos analyses pourront concerner non seulement ceux qui s’intéressent à la sociologie et à son apport, mais aussi ceux qui produisent et diffusent des connaissances dans le domaine plus large des sciences sociales, ou qui constituent leur public.

17D’ailleurs, la sociologie peut se retrouver être à la remorque d’autres disciplines. Il arrive même qu’elle développe une sorte de pathologie, un complexe par rapport aux « vraies » sciences qu’il s’agit alors pour les sociologues d’imiter, ou par rapport à la philosophie, et aux philosophes détenteurs d’un plus grand prestige intellectuel. Ainsi, dans les États-Unis des années 1950, on a assisté à la défaite de ceux qui étudiaient les problèmes sociaux, à Chicago, au profit d’une part de la « grande » théorie –Talcott Parsons – et, d’autre part, de celui de la recherche purement empirique – Paul Lazarsfeld.

18Les années 1960 ont constitué un âge d’or pour les sociologues. La sociologie a presque partout été publique et critique – plus critique, en fait, que constructive – et présente dans le débat public. Cette période est loin derrière nous. Aujourd’hui, l’important est de penser non pas l’hégémonie de telle ou telle discipline, mais la capacité à articuler sans les fusionner diverses approches relevant des disciplines des sciences humaines et sociales, voire au-delà.

19Et, s’il faut envisager une certaine unité des sciences sociales, ce n’est donc pas pour souhaiter qu’elles se dissolvent dans un melting-pot où chacune perdrait ses spécificités. Mais en reconnaissant qu’elles sont et seront de plus en plus amenées à travailler de concert, ce qui appelle des évolutions que les institutions universitaires, construites pour l’essentiel sur des fondements disciplinaires, répugnent à mettre en œuvre. Leur logique est plutôt de renforcer les appartenances disciplinaires, et un jeune docteur qui voudrait faire une carrière au croisement de deux ou plusieurs disciplines risque fort d’être rejeté par chacune d’entre elles, et ne pas pouvoir trouver sa place.

20Les distinctions classiques entre disciplines ont une histoire, faite de rapprochements et d’éloignements. Émile Durkheim ou Marcel Mauss, par exemple, étaient tous deux sociologues et anthropologues. L’école des Annales a installé l’histoire au cœur des sciences sociales mais, dans bien des universités, cette discipline en est plutôt éloignée. Il fut un temps où une division du travail confiait aux sociologues les sociétés modernes, occidentales, et aux anthropologues tout ce qui était lointain, dans le temps (avec le folklore, perçu comme manifestation de pratiques traditionnelles ayant survécu à la modernité) et dans l’espace (les sociétés « primitives »). Aujourd’hui, l’anthropologie étudie tout aussi bien les sociétés hier dévolues aux sociologues, et vice versa, la distinction s’affaiblit en dehors des références à un passé et à des traditions particulières, et les uns et les autres mettent en œuvre des catégories de plus en plus souvent identiques, et des méthodes qui ne se distinguent guère.

21Dans les années 1950, la sociologie, plus peut-être que d’autres disciplines, semblait à même de faire face avec bonheur à des défis dont certains nous occupent aujourd’hui encore. Elle disposait, avec le fonctionnalisme, d’une tentative d’intégration de ses outils théoriques, la synthèse parsonienne qui prétendait concilier, notamment, la pensée d’Émile Durkheim et celle de Max Weber. Et, si le fonctionnalisme était critiqué, c’était le plus souvent au nom d’autres grandes approches, éventuellement davantage ancrées dans la recherche de terrain, mais à visée relativement générale, comme l’école de Chicago. Dans les années 1960 et 1970, le fonctionnalisme a perdu pied, en même temps qu’aux États-Unis le mouvement étudiant et la contestation de la guerre au Vietnam ont mis à mal l’image d’une société américaine intégrée autour de ses valeurs, de ses normes et de ses rôles et attentes de rôle. Alwin W. Gouldner a pu intituler alors un livre The Coming Crisis of Western Sociology (1970).

22Ces mêmes années furent aussi celles d’une certaine réussite si l’on considère l’engagement des chercheurs, leur participation intense à la vie publique, que ce soit aux côtés des nouveaux mouvements sociaux, ou du mouvement ouvrier, ou sous des formes plus directement politiques, y compris révolutionnaires. Il existait alors, sinon la capacité de proposer des modes d’intégration comparable à l’ambitieuse construction de Talcott Parsons, du moins celle de contribuer au débat public. Cet engagement des étudiants, des chercheurs et des enseignants en sciences sociales incluait de fortes dimensions critiques, parfois radicales, se réclamant par exemple d’Herbert Marcuse et de l’école de Francfort, ou bien encore d’un marxisme renouvelé cherchant à se dégager de l’emprise des dogmes officiels, mis en forme depuis Moscou. Et ce fut un paradoxe de cette époque que d’avoir vu des chercheurs et des étudiants se mobiliser activement dans la vie publique, tout en se réclamant du structuralisme, dans ses nombreuses variantes, anthropologiques (avec Claude Lévi-Strauss), psychanalytiques (avec Jacques Lacan), marxistes (avec notamment Louis Althusser), néomarxistes (Pierre Bourdieu), ou explicitement non marxistes (avec Michel Foucault). Ces modes de pensée, qu’incarnaient au meilleur niveau les grands noms de la French Theory d’alors, impliquaient l’impossibilité de changements réels et disqualifiaient l’action collective. Ils déniaient toute importance à la subjectivité des acteurs, ramenant la vie sociale à des mécanismes, des instances ou des structures plus ou moins abstraites ; ils étaient en même temps portés par des intellectuels désireux de changer le monde. Et, sans être intégrés dans une vision unique, ils communiquaient entre eux, dessinant une sorte de langage commun attentif à ce qui se passait dans la vie politique et sociale, à l’échelle des États-nations comme à celle de la planète tout entière.

23Cette époque ne fut pas en toutes circonstances un âge d’or pour les sciences sociales, et il n’est pas certain qu’elle ait laissé des œuvres majeures. Elle a marqué, tout à la fois, le début de processus de fragmentation de leurs disciplines, et une phase d’intenses engagements dans la vie de la Cité. Et, notons-le, ces engagements ont pu rapprocher les chercheurs et les étudiants en sciences sociales d’autres univers intellectuels et professionnels, comme ceux des architectes, des urbanistes ou des travailleurs sociaux.

24En évoquer le souvenir, ce n’est pas la regretter, ou chercher à y revenir. C’est doter notre réflexion actuelle d’un point de départ. Les années 1960 ont constitué l’apogée des sciences sociales classiques, en définissant pour elles un maximum d’intégration, et de mobilisation dans la sphère publique. À partir de là, une mutation s’est engagée, dominée par la décomposition de la plupart des paradigmes disponibles, la fragmentation des orientations théoriques, un certain relativisme, et le désengagement massif des chercheurs, puis par le renouveau ou l’invention de nouvelles approches, et, progressivement, le retour d’un intérêt pour la « grande » théorie, un désir d’universalisation et une vive sensibilité quant au thème de la place de la recherche en sciences sociales dans la sphère publique.

Un nouvel espace intellectuel

25Parmi les changements qui obligent les sciences sociales à transformer leurs modes d’approche, les plus spectaculaires peuvent être résumés de façon commode sous deux expressions : la globalisation, d’une part, et, d’autre part, l’individualisme, deux logiques qui, à elles deux, balisent l’espace à l’intérieur duquel la recherche est de plus en plus appelée à se mouvoir.

26Le mot « globalisation », au sens large, inclut des dimensions économiques, mais aussi culturelles, religieuses, juridiques, etc. Aujourd’hui, nombre de phénomènes qu’abordent les sciences sociales sont « globaux », ou susceptibles d’être étudiés aussi sous cet angle. Cette évolution est un processus dont on prend éventuellement la mesure à l’occasion d’événements particuliers – les attentats du 11 septembre 2001, le « 9-11 », par exemple, ont marqué pour l’opinion publique mondiale l’entrée dans l’ère du terrorisme « global », en fait initié dès le milieu des années 1990. Elle nous oblige à lire l’histoire, et l’histoire qui se fait, la politique, la géopolitique, la guerre, aussi bien que la religion, les phénomènes migratoires, la justice, les nouveaux mouvements sociaux ou la poussée des identités en adoptant des perspectives qui cessent d’être ethnocentriques, occidentalo-centrées, ou qui ramènent tout à l’État-nation.

27Ainsi, la guerre a changé, et peut-être aussi notre regard sur la guerre, ce qui fait qu’en examinant d’autres périodes historiques que la nôtre, les historiens peuvent être conduits à réviser leur analyse. La guerre aujourd’hui, en effet, n’est pas seulement, et est même de moins en moins, cet affrontement entre États-nations, dont Mary Kaldor (2006) a montré qu’il est une invention ayant pris forme entre le XVe et le XVIIIe siècle. Elle mobilise toutes sortes d’acteurs en plus des armées régulières : entreprises privées, ONG humanitaires, journalistes embedded. Elle fait intervenir des organisations internationales, les Nations unies, l’Organisation de l’unité africaine, l’Union européenne, l’OTAN, etc. Et le terrorisme « global » ou localisé, les guérillas, les affrontements dits « asymétriques », les massacres ethniques façonnent un paysage de la violence qui peut être infra-étatique et supra-étatique, infrapolitique et metapolitique. Le dedans et le dehors des États cessent de constituer deux domaines nettement distincts, comme si la défense (par rapport à l’extérieur) et la sécurité (interne) ne tendaient plus à relever que d’une seule et unique logique, indémêlable. Le terrorisme, par exemple, n’est-il pas une menace externe et interne, mobilisant aussi bien les forces de police (en interne) que l’armée ou la diplomatie (en externe) ? Tout cela constitue une invitation non seulement à penser la guerre d’aujourd’hui dans de nouvelles catégories, mais aussi à revisiter le récit historique classique. Celui-ci, par exemple, parle de guerre pour les États-nations de l’Europe du XIXe siècle, mais sépare cette histoire de celle des aventures coloniales et impériales, comme si celles-ci relevaient d’une autre histoire, d’une autre catégorie, non conventionnelle, que la guerre.

28La globalisation oblige à s’écarter des schémas de pensée relevant du « nationalisme méthodologique » que critique Ulrich Beck (2004). Elle n’est pas un phénomène homogène qui dissoudrait tous les particularismes sur son passage. Le monde d’aujourd’hui est multipolaire, fait d’anciennes puissances, mais aussi de pays émergents – et pas seulement les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). Dans le passé, les sociologues menaient l’essentiel de leurs recherches dans le cadre de l’État-nation. Ils se livraient éventuellement à des comparaisons entre pays eux-mêmes abordés dans ce cadre, quitte à abandonner la question de l’État proprement dit aux sciences juridiques et politiques. Parfois, ils s’intéressaient aux relations dites internationales. Puis la politique est entrée massivement dans l’espace intellectuel de la sociologie, les frontières se sont affaiblies entre certaines conceptions propres aux sciences politiques et juridiques, et d’autres relevant de la sociologie, on a parlé de sociologie politique. Un enjeu décisif, aujourd’hui, est de faire entrer les changements du monde dans les sciences sociales, en général, et notamment dans la sociologie, appelée elle aussi à penser « global ».

29La globalisation nous incite à analyser les faits sociaux en tenant compte de leurs dimensions mondiales. Mais il faut aussi produire un grand écart et envisager un second phénomène non moins majeur, mais plus diffus, qui a modifié et modifiera de plus en plus le travail des sciences sociales : la poussée de l’individualisme, dans toutes ses dimensions. Cette poussée s’est traduite très tôt dans la recherche par un intérêt soutenu pour les théories du choix rationnel, mais aussi, et surtout, plus récemment, par la prise en compte de plus en plus fréquente de la subjectivité des individus. Elle affaiblit les approches holistes et constitue une des expressions majeures, sinon une des sources, de la débâcle des approches structuralistes à partir du milieu des années 1970. Elle introduit également un regard nouveau sur tout ce qui touche au corps.

30Celui-ci n’est plus, ou plus seulement, comme c’était le cas dans bien des approches des années 1960, le corps malmené par le pouvoir colonial, usé par le travail paysan ou industriel et par l’exploitation, la surexploitation et les mauvaises conditions d’hygiène ou d’alimentation. Il devient, ou redevient, indissociable de l’esprit, et il est tenu pour une dimension essentielle de la personnalité, ce par quoi et en quoi elle se donne à voir, se maîtrise et se réalise, dans le sport, la danse, les arts martiaux, avec le tatouage, le piercing, le body-building, la chirurgie esthétique.

31La libération du corps a commencé dans les années 1960, quand des femmes ont milité pour le droit à l’avortement, contre la violence des hommes et le viol, affirmant « notre corps, nous-mêmes » dans un contexte où la musique des jeunes, le rock, l’informalité de l’habillement et le triomphe du blue-jeans commençaient à marquer les esprits. Le corps peut correspondre au sujet fragile, ou brisé, on le voit avec l’obésité et l’anorexie, ou dans les débats relatifs à la fin de vie, à l’acharnement thérapeutique, à l’euthanasie, aux soins palliatifs. Le corps peut être l’objet d’attaques physiques, mais aussi symboliques et imaginaires dont les femmes sont les premières à pâtir, dans la publicité notamment, ou avec la pornographie. Il n’y a pas si longtemps, Theodor W. Adorno apparaissait comme un amateur de la musique qui s’adresse à l’esprit – Arnold Schoenberg – et comme un critique sans concession du jazz, qui s’en écarte selon lui : la modernité contemporaine cesse de dissocier le corps et l’esprit, et les analyses d’Adorno sur la musique ont perdu de leur actualité.

Les niveaux et leur articulation

32Hier, Michel Crozier et Ehrard Friedberg, parmi d’autres, nous invitaient à articuler dans l’analyse, selon le titre de leur ouvrage, L’acteur et le système (1977). Aujourd’hui, l’articulation est toujours aussi nécessaire, mais les niveaux sont plus nombreux, allant du monde et des logiques globales à l’individu, dans sa subjectivité – ce qui constitue un espace pour l’analyse bien plus vaste que celui qui allait de l’acteur social aux systèmes que constituent les ensembles intégrés société/État/nation. Tout l’enjeu, pour nos disciplines, est d’être au rendez-vous.

33Si l’influence de C. Wright Mills fut si considérable, du moins aux États-Unis, ce n’est pas seulement parce qu’il développa une critique brûlante du fonctionnalisme et qu’il en appelait à l’engagement des sociologues. C’est aussi parce qu’il proposait de distinguer et d’articuler les niveaux d’analyse, de passer du plus personnel, du biographique, au plus général, au politique, à l’histoire : « Neither the life of an individual nor the history of a society can be understood without understanding both » écrit-il (Mills, 1959). Près d’un demi-siècle plus tard, alors que les enjeux sont « globaux », planétaires, et pas seulement à l’échelle des sociétés, où en sont les sciences sociales par rapport à cette exigence ? Sont-elles capables d’éviter deux écueils, celui de la fragmentation, qui mène au relativisme, et celui de la fusion des registres ou des niveaux, qui est souvent le propre de l’universalisme abstrait ?

La fragmentation des savoirs

34De nombreux travaux en sciences sociales ont de façon délibérée une portée limitée, se donnant pour objectif de décrire un phénomène, un problème, une situation, un événement, une interaction, ou d’apporter une contribution à la connaissance des seules causalités du phénomène, du problème, de la situation, etc., au plus loin de toute ambition de synthèse ou de montée en généralité. Certains par exemple s’intéressent à une question déjà bien balisée, et s’efforcent d’apporter une valeur ajoutée aux analyses disponibles. Les grandes revues de sociologie et d’anthropologie comportent ainsi de nombreux articles proposant d’améliorer la compréhension d’un phénomène donné en ajoutant une nouvelle variable explicative qui rendra compte d’un petit pourcentage supplémentaire dans l’explication. Le savoir, ici, a l’avantage d’être cumulatif. Mais il n’est pas fait pour s’inscrire dans une montée en généralité, il reste circonscrit à une question précise, sans être lié à des préoccupations d’ensemble. Et il est rare que ce type de savoir, aussi satisfaisant qu’il puisse être pour l’esprit, présente une utilité sociale, ou qu’il alimente le débat public. Il contribuera au mieux à légitimer son auteur, pour qui la règle du jeu demeure « publish or perish », il sera peut-être discuté par ses pairs, il fera peut-être l’objet d’une communication lors d’un congrès ou d’un colloque. Il correspondra à une division du travail dans laquelle des efforts parcellaires, limités, ne participent ni d’un projet ou d’une vision d’ensemble, ni d’un usage social de la production des sciences sociales.

35Une recherche rigoureuse implique des efforts de définition de l’objet et du questionnement qui doivent correspondre à ce qu’un chercheur, ou une équipe, peut raisonnablement entreprendre ; de clarification des hypothèses et des orientations théoriques qui sous-tendront le travail ; du choix de la méthode et des techniques appropriées, de sa mise en œuvre. Mais comment éviter l’hyperspécialisation, et son corollaire, le bavardage métaphysique ou idéologique, l’essayisme tenant lieu de pensée et de théorisation ? Comment monter en généralité sans perdre la finesse de l’analyse ? Les sciences sociales sont capables désormais d’aborder d’innombrables questions. Elles semblent en même temps se fragmenter, non pas tant entre paradigmes ou grandes orientations théoriques, qu’entre familles d’objets – ce qui débouche sur un relativisme qui inquiétait déjà Irving Horowitz dans les années 1990 (Horowitz, 1993) : l’universalisme de la raison ne cède-t-il pas du terrain face à la poussée des spécialisations par domaine qui tendent à s’enfermer chacune dans son propre espace, sans communiquer avec l’ensemble d’une discipline et moins encore avec plusieurs ? Le spectacle des grandes librairies universitaires confirme souvent cette impression : le rayon « sociologie », aux États-Unis y est pauvre, et poussiéreux, tandis que les rayons « gay and lesbian studies », « genocide studies », « African-American studies », etc. prospèrent, ainsi que tout ce qui touche aux thèses relatives à la postmodernité, elle-même très souvent antichambre de ce relativisme.

36L’organisation institutionnelle des systèmes universitaires n’encourage pas vraiment à lutter contre cette tendance à la fragmentation et au refus, finalement, d’inscrire toute recherche dans un espace général et large de débats, de passer de la monographie précise et isolée ou de la mise en lumière d’une variable explicative supplémentaire à une participation à la réflexion philosophique, historique et politique générale. Car, dans l’Université, on l’a vu, les sciences sociales sont organisées par disciplines, et ce qui est valorisé n’est pas la participation intellectuelle à la vie de la Cité, mais l’intégration scientifique au sein du milieu professionnel.

37Encore faut-il ne pas tout imputer au « système » ou aux institutions ; les chercheurs eux-mêmes ont leur part de responsabilité, et celle-ci n’apparaît jamais aussi bien que lorsqu’il s’agit de définir ce qu’est, ou ce que pourrait être leur rôle social.

Être chercheur en sciences sociales ?

38Depuis le XIXe siècle, le débat fait rage pour savoir jusqu’à quel point il est possible de tenir des disciplines comme l’anthropologie ou la sociologie pour des sciences, et, si c’est le cas, pour marquer ce qui les distingue des sciences « exactes », dites aussi parfois « dures ». De Wilhelm Dilthey à Immanuel Wallerstein (1996), une forte tradition intellectuelle marque la différence qui sépare les « sciences de l’esprit » de celles de la nature. Elle insiste sur la réflexivité qu’apporte les premières, mais aussi sur l’importance qu’il y a à tenir compte de l’histoire dans l’analyse des faits humains et sociaux, et à ne pas négliger un point essentiel, sur lequel le rapport Gulbenkian (ibid.) met l’accent : le propre des sciences humaines et sociales, dites aussi sciences de l’homme et de la société (ce qui élargit le spectre par rapport à l’expression « sciences sociales ») est d’avoir pour objet des êtres humains, concernés par ce qui est dit d’eux, et susceptibles d’y réagir.

39Il y a là un solide point de départ, qui reconnaît le caractère scientifique des disciplines dites « sciences humaines et sociales », ou « sciences de l’homme », tout en insistant sur leurs spécificités. Ce point de départ ne devrait jamais être perdu de vue : si les chercheurs en sciences sociales ont une quelconque légitimité pour intervenir dans la sphère publique, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont, la plupart du temps, des enseignants diffusant un savoir auprès de leurs étudiants. Cette fonction est capitale. Mais elle est distincte de l’activité spécifique qu’est la recherche, qui doit déboucher sur la production de connaissances. Elle s’en rapproche lorsque l’enseignant-chercheur assure pour ses étudiants une formation à la recherche, surtout lorsque cette formation implique de fortes dimensions pratiques, par exemple sur le terrain. Mais ne confondons pas la production de connaissances avec d’autres activités.

40Cette production relève, avec ses critères propres, de l’activité scientifique. Sur bien des questions que peuvent aborder les sciences sociales, tout le monde a vite une opinion, un point de vue, éventuellement des certitudes sans qu’apparemment il soit nécessaire d’avoir des compétences ou un savoir particulier. De plus, une tendance puissante est à l’œuvre, dans bien des sociétés, pour promouvoir un anti-intellectualisme qui atteint de plein fouet les sciences sociales, accusées alors d’inutilité ou, pire encore, en termes populistes, de participer à la domination des élites sur les couches populaires. L’apport des sciences sociales n’est-il pas de traverser les apparences, l’écume des jours, les représentations pour proposer des analyses informées, compétentes, et conscientes de leurs limites ?

41Une de leurs caractéristiques importantes est qu’elles sont en relation avec l’opinion, avec des publics, avec des acteurs qui sont toujours susceptibles de juger leur contribution. Une spécificité de l’apport des chercheurs en sciences sociales à la vie collective est qu’il se distingue de la simple opinion, alors qu’ils sont en contact avec des porteurs d’opinion. Leur travail repose nécessairement sur les résultats de recherches, elles-mêmes conformes à des règles scientifiques propres à leurs disciplines. Il ne devrait pas être mis sur le même plan que des opinions ou un savoir spontané, dont il doit pourtant tenir le plus grand compte.

42Il faut distinguer entre le respect de règles rigoureuses et la validité ou la pertinence des résultats obtenus par les chercheurs. Dans le premier cas, c’est au milieu professionnel de dire si une recherche, une étude, une enquête répond aux canons et aux exigences normatives et déontologiques de la discipline concernée, si elle a été conduite avec rigueur. Encore faut-il que ce milieu ne soit pas fragmenté en chapelles et en sectes s’excluant les unes les autres, qu’il soit capable d’assurer l’unité des disciplines considérées tout en reconnaissant la diversité des orientations théoriques, des approches, des méthodes, des objets, tout en étant capable de faire leur place à l’innovation et à l’originalité. Chaque pays, par exemple, a ses sujets « sales », jugés sans intérêt, voire indignes de recherche, ce qui aboutit à marginaliser les audacieux qui voudraient quand même en faire l’objet de leur thèse ou de leurs travaux postdoctoraux, à affaiblir leurs chances d’obtenir un poste ou une promotion.

43La validité ou la pertinence d’une recherche posent d’autres problèmes, encore plus délicats. Car il ne suffit pas qu’une étude, une enquête, une observation participante, etc. ait été conduite avec toute la rigueur souhaitable pour qu’on puisse affirmer qu’elle est pertinente. La méthode appliquée dans une recherche ne permet pas seule de décider de sa qualité ou de son utilité sociale. Ceux qui fétichisent la méthode, le choix des techniques, le sérieux de leur application risquent de passer à côté de l’essentiel, le contenu intellectuel de son apport, l’intérêt de ses hypothèses et de ses affirmations, comme d’ailleurs de ses doutes. Le test, ici, ne saurait venir du milieu professionnel de la recherche, en tout cas pas exclusivement. Si l’on admet que la production des sciences sociales doit avoir une utilité sociale, fondée sur son apport scientifique, alors, il faut reconnaître que leur pertinence réside dans ce qui sera fait de cet apport dans d’autres sphères que les leurs.

44Ce qui pose très directement la question de l’évaluation. La recherche en sciences sociales a son coût, assuré par la puissance publique, par des organisations internationales, par des institutions privées et, notamment, des fondations. Dans tous les cas, il est légitime que les chercheurs rendent des comptes, et c’est une des fonctions de l’évaluation que de le permettre. Celle-ci a d’autres fonctions. Elle contribue aussi à organiser les carrières, à veiller au bon fonctionnement des universités et autres organismes d’enseignement supérieur et de recherche. Les chercheurs en sciences sociales s’élèvent fréquemment non pas tant contre le principe d’une évaluation que contre ses modalités. Ils critiquent son caractère normatif, qui risque de constituer un encouragement au conformisme ; ils s’inquiètent de la mainmise de juristes, de bureaucrates ou de technobureaucrates, soucieux par exemple de leur appliquer les mêmes critères d’évaluation qu’en matière de recherche médicale ou biologique. Ils craignent aussi, parfois, d’être jugés par des pouvoirs subordonnant la recherche aux intérêts d’acteurs particuliers – les grandes entreprises, par exemple. Comment conjuguer la nécessaire liberté des chercheurs, la reconnaissance du caractère fondamental des dimensions critiques de la recherche avec l’idée qu’elle doit être au service de tous, du bien commun, de la capacité d’action de la société sur elle-même et que, pour cela, des procédures d’évaluation sont nécessaires ?

Sciences sociales et démocratie

45Les sciences sociales entretiennent un lien étroit avec la démocratie et avec des valeurs humanistes. Cela ne veut pas dire qu’un savoir social est impossible en dehors de ce lien. Mais qu’une relation avec des publics n’est possible que si règne un esprit démocratique. Faute de quoi, les connaissances sont inutiles ou servent à renforcer un pouvoir autoritaire, à accompagner une idéologie raciste, à manipuler des masses – au plus loin du projet qui fonde ce manifeste. Dans le passé, les sciences sociales se sont parfois compromises avec des régimes violents, dictatoriaux ou totalitaires – le nazisme, le fascisme, par exemple, ont largement puisé dans leurs disciplines pour fonder leurs assises, parfois avec la complicité de chercheurs, et le communisme réel, tout en les contrôlant de très près, ne leur en a pas moins aussi accordé une certaine légitimité. Elles ont joué un rôle considérable dans la diffusion des idées esclavagistes ou racistes, il suffit de lire les premières livraisons de l’American Journal of Sociology pour s’en apercevoir. Plus récemment, des chercheurs se sont constitués en intellectuels organiques de mouvements politiques radicaux, et ont promu ou soutenu des idéologies débouchant sur les pires horreurs – une partie de la prose marxiste des années 1960, par exemple, vient, sous couvert de sciences sociales, légitimer des formes extrêmes de violence. Et ce n’est pas abaisser la pensée de Michel Foucault que de rappeler son intérêt pour la Révolution iranienne à ses débuts, ou son soutien, en septembre 1977, avec Jean-Paul Sartre, à Klaus Croissant, l’avocat de la Fraction Armée rouge, lui-même compromis.

46Les sciences sociales entretiennent un rapport ambivalent à l’argent. Il faut des ressources pour mener des recherches, celles-ci peuvent provenir de la puissance publique, directement ou indirectement, ou de sources privées encouragées éventuellement par l’État à soutenir des activités d’intérêt général. Dans une démocratie totalement libérale du point de vue économique, l’intérêt pour les sciences sociales est nécessairement limité, l’argent règne et s’investit là où le profit constitue l’horizon. Il ne suffit donc pas de dire que la démocratie et les sciences sociales font bon ménage, il faut préciser : à condition que les institutions de la démocratie soient ouvertes à la connaissance, et aux disciplines du savoir que produisent les sciences sociales, la valorisent, et aient conscience de la nécessité qu’il y a à investir dans des domaines où la rentabilité économique à court terme n’est pas un critère. Le néolibéralisme, comme idéologie et comme pratique, est par essence antisociologique. Sa débâcle qu’est venue signifier la crise financière à partir de 2007 devrait être le triomphe des sciences sociales et de leur intérêt pour les institutions, les rapports sociaux et politiques, les médiations, l’action collective et, plus largement, la vitalité de la société civile, ainsi que celui d’un rôle relativement large de la puissance publique. Mais ne sous-estimons pas le risque de voir les sciences sociales être instrumentalisées par un pouvoir politique pour flatter via les médias les tendances les plus démagogiques, pour coller à l’opinion publique à l’aide de sondages, plutôt que de proposer des visions politiques à long terme. De tels usages sont toujours une possibilité et, si nous devons les dénoncer, nous pouvons surtout en proposer d’autres, conformes à l’esprit démocratique et aux valeurs humanistes.

Les mouvements sociaux

47Les sciences sociales peuvent d’abord apporter un éclairage utile aux acteurs de la vie collective. Depuis longtemps, des chercheurs non seulement produisent, des connaissances sur les mouvements sociaux, mais, aussi, leur soumettent les connaissances en question, pour voir si elles sont pertinentes et utiles de leur point de vue. Ce fut tout particulièrement le cas dans les années 1960, quand les catégories de pouvoir, de mouvement social, de lutte des classes ont acquis une grande importance dans les sciences sociales proprement dites, et que, dans plusieurs pays, des chercheurs menaient, par exemple, des observations participantes ou de la recherche-action avec des mouvements paysans, des syndicats ouvriers, ou bien encore avec les nouveaux mouvements sociaux apparus à la fin de cette période. La plupart du temps, alors, la recherche peinait à prendre suffisamment de distance avec les acteurs, et courrait constamment le risque d’être fusionnelle, de venir simplement accompagner les acteurs, les soutenir idéologiquement, ou de s’identifier à eux à tel point qu’il était parfois difficile de savoir si le chercheur était un producteur de connaissances ou un acteur, un militant lui-même. Mais le lien précieux de la recherche et de l’action a aussi, dans bien des cas, contribué à élever le niveau de connaissance des acteurs sur eux-mêmes, et sur le contexte dans lequel ils agissent, ce qui contribuait également à élever leur capacité d’action.

48Les luttes des années 1960 et 1970 ont disparu, décliné, ou se sont transformées. Elles étaient souvent associées, dans l’imaginaire de la recherche comme dans celui de la vie politique, à l’idée de progrès – une idée qui, depuis, s’est considérablement détériorée. De nouvelles mobilisations sont apparues, avec leurs significations propres, et leurs conceptions de l’engagement individuel et collectif. Si l’idée de progrès est moins prégnante, celle de justice est extrêmement présente ; il en va de même avec une vive sensibilité à tout ce qui touche au respect et à la reconnaissance, ainsi qu’à des conceptions nouvelles de la participation à l’action. Les mouvements altermondialistes, par exemple, mais aussi les ONG humanitaires ou les luttes environnementalistes dessinent des contestations dont l’espace est global, même si l’action concrète est nécessairement localisée. Leur étude montre nettement que les acteurs sont sensibles à la qualité des relations interpersonnelles, ou à la reconnaissance des personnes et des identités collectives. Ainsi, la culture, les identités, la mémoire alimentent des conflits qui ont partout de plus en plus d’importance, interpellant les nations et leurs États. Les « révolutions » qui ont animé le monde arabe et musulman depuis décembre 2010, avec celle du Jasmin en Tunisie, et même avant, en Iran, avec le mouvement de juin 2009 né de la dénonciation de la falsification du résultat de l’élection présidentielle par le régime, indiquent que, contrairement à une idée très répandue, ce monde n’est pas à l’écart des formidables transformations contemporaines : quelles que soient leurs suites, et en particulier l’installation de régimes islamistes, ces révolutions sont historiquement aussi importantes que la disparition des dictatures en Amérique latine à la fin des années 1970, ou la chute du mur de Berlin en 1989. Et les mouvements d’indignés, ou assimilables, témoignent d’un renouveau de l’action sociale et démocratique dans des sociétés extrêmement diversifiées.

49Il est possible que toutes ces luttes, toutes ces mobilisations ne trouvent jamais le moindre principe d’unité, et qu’elles correspondent à des univers de significations fragmentés, sans correspondance. Mais les sciences sociales peuvent aussi poser la question de leur éventuelle intégration future dans l’image d’une conflictualité relativement unifiée. Après tout, contrairement à une idée trop simple, le mouvement ouvrier n’a pas trouvé son unité d’emblée. Au début du XIXe siècle, en Angleterre, un peu plus tard en France ou en Allemagne, il existe sous des formes éclatées : des ouvriers, des penseurs rêvent d’utopies socialistes dans des chambres de bonne ou dans des tavernes, d’autres essaient de mettre en place des mutuelles, ou des coopératives. Certains participent à des grèves, d’autres encore inventent les premières formes du syndicalisme, quelques-uns aussi cassent les machines, qu’ils accusent de détruire des formes de travail préindustrielles auxquelles ils sont attachés. Des militants politiques, des penseurs sociaux commencent à parler au nom de ces acteurs ; des philanthropes, des romanciers perçoivent les drames et les enjeux qui se nouent autour du prolétariat ouvrier. Tout cela n’a cependant réellement d’unité que beaucoup plus tard. Peut-être sommes-nous aujourd’hui, à l’échelle de la planète, avec divers types de mobilisations qui nous semblent éclatées, dans une situation comparable à celle des luttes ouvrières en 1820 ou 1830 en Europe ? Peut-être demain verra-t-il s’imposer pour elles un principe d’unité qui pourrait, par exemple, comme le pense Manuel Castells, procéder du recours généralisé aux réseaux sociaux et à Internet ? Ce pourrait être une tâche exaltante, pour les sciences sociales d’aujourd’hui, que de poser la question de l’intégration éventuelle des luttes actuelles et de s’interroger sur la centralité, ou non, de certaines de leurs significations. Ou que de réfléchir à la capacité des acteurs de définir non seulement leur identité, mais aussi les adversaires qui sont ou pourraient être les leurs, et auxquels ils substituent trop souvent des mécanismes abstraits, des forces autres qu’humaines. Les pressions et les luttes sur le climat ou l’environnement, par exemple, doivent-elles viser le danger, miser sur la peur, s’en prendre aux nouvelles technologies ? Ne doivent-elles pas plutôt se doter d’une vision claire de leur adversaire, les industriels qui polluent, les actionnaires des entreprises soucieux de rentabiliser à court terme leurs investissements, les technocrates qui renforcent leur pouvoir en manipulant à leur avantage les technologies qu’ils sont seuls à maîtriser, etc. ?

Les institutions

50Les sciences sociales peuvent également apporter leur éclairage au sein d’institutions ou d’organisations, d’administrations, d’entreprises privées ou publiques – hôpital, université, armée, parti politique, etc. –, y compris pour mieux les connaître. Certes, il existe un risque de voir cet apport fonctionner au seul avantage des dirigeants, renforcer des formes d’exploitation ou de domination, voire d’aliénation. Mais la recherche peut aussi, et surtout, contribuer à transformer une crise, un problème, un blocage en conflit et en échange, discussion, négociation. Elle peut définir les conditions permettant à une institution publique d’être plus efficace sans pour autant écraser ses personnels, à l’école d’apporter des chances accrues de réussite aux élèves de tout milieu social, à l’hôpital de mieux soigner, etc. Elle peut éviter à une grande entreprise de s’enfermer dans des logiques de management et des pratiques organisationnelles ravageuses.

51Les plus critiques des chercheurs, qui développent des approches hypercritiques argumenteront contre l’idée de participer à l’étude de ce type de problèmes, internes à une organisation. Ils y verront un soutien à des pratiques de pacification permettant in fine aux dominants d’assurer la reproduction de leur domination. Ce type d’argumentation, particulièrement vivace à l’époque du gauchisme triomphant (en politique) et du structuralisme dominant (dans les sciences sociales), et encore vivant au temps du postmodernisme, dans les années 1980, considère qu’il n’y a de réponses aux problèmes envisagés, quels qu’ils soient, que radicale et absolue. En attendant la révolution, ou la crise salutaire, rien ne peut, rien ne doit changer dans cette perspective, sinon dans le sens du pire, de l’aiguisement des contradictions.

Sortir de l’Université

52Dans les années 1960 et 1970, les sciences sociales critiquaient vertement la société de consommation, le marketing des entreprises, la publicité. Elles dénonçaient la manipulation des besoins par un capitalisme amoral, et parfois elles tentaient d’articuler cette critique à celle des rapports de production : faire acheter les produits que l’industrie met sur le marché ne vient-il pas compléter l’exploitation ou la surexploitation des travailleurs et étendre ou généraliser le fordisme ? La pensée sociale mettait en cause avec Jean Baudrillard le système des objets, elle relançait les analyses déjà anciennes de Thorstein Veblen à propos de la quête effrénée du statut par la consommation ostentatoire. Tout au long des années 1980 et 1990, ces critiques se sont affaiblies et affadies, en même temps, paradoxalement, que l’envahissement de la vie quotidienne par la publicité et la consommation progressait à pas de géants, et pas seulement dans les sociétés occidentales. Le moment n’est-il pas venu de conjuguer le retour à une certaine critique, et la mise en avant d’analyses constructives ? Est-il absurde, par exemple, ou indécent que des anthropologues, des psychologues sociaux, des sociologues contribuent à la conception et au design des objets mis sur le marché, qu’ils fassent valoir le point de vue des usagers, des consommateurs, et ne s’arrêtent pas à aider à la définition fonctionnelle, technique des objets ? Qu’ils rappellent, aussi, que des produits usagés appellent des solutions écologiques pour s’en débarrasser ?

53Ces remarques peuvent être étendues. Les sciences sociales n’ont pas nécessairement vocation à être enfermées dans l’espace relativement clos de la vie universitaire. D’ailleurs, ce n’est pas toujours là qu’elles sont nées, mais davantage au sein de mouvements de réforme sociale, ou dans la mise en place d’institutions d’aide sociale. Ce n’est pas déchoir, pour de jeunes esprits, pour des doctorants cherchant à s’employer, que d’apporter leurs compétences, y compris comme chercheurs, dans d’autres univers que celui où ils ont été formés. Certes, le risque existe que leur compétence se dégrade, qu’ils deviennent de médiocres consultants, qu’ils accompagnent des directions d’institutions ou d’entreprises dans des politiques de manipulation ou de répression. Mais, dans l’université aussi, les risques de dégradation existent, et, une fois titularisé, bénéficiaire d’une « tenure », un enseignant-chercheur peut fort bien se révéler un fruit sec. Il peut aussi s’orienter, ce qui est respectable, vers d’autres fonctions que la recherche, par exemple, dans l’administration, où il perdra peut-être, mais pas nécessairement, tout lien avec les sciences sociales.

Sciences sociales, médias et politique

54Les sciences sociales, quand elles sortent de la vie académique et des échanges scientifiques entre collègues, pour intervenir dans la sphère publique, sont susceptibles de produire alors des connaissances, et pas seulement d’en diffuser. Ce faisant, elles élèvent la capacité d’analyse du public avec lequel elles sont en rapport, mais aussi celle des chercheurs qui, confrontés à des points de vue, des questions, des connaissances inédites pour eux, envisageront alors autrement les problèmes dont ils traitent.

55Les sciences sociales n’apportent pas les mêmes démonstrations que les sciences de la nature ; elles ne peuvent que rarement, à l’instar, parmi elles, de la psychologie sociale, procéder à des expériences de laboratoire – il est vrai, symétriquement, que les sciences de la nature ne peuvent pas toujours expérimenter, cela n’est guère possible, ainsi, en matière de tectonique des plaques ou de changement climatique. Elles ne peuvent guère retrouver dans l’histoire la validation de leurs affirmations, ce que Karl Marx ([1852] 1997), évoquant Hegel, suggérait déjà en soulignant que, si l’histoire se répète, c’est sur le mode non pas de la tragédie, mais de la farce.

56Les sciences sociales donnent à voir ce qui n’est pas vu, ou mal vu. Ce qu’elles apportent apparaît dans la relation du chercheur à son objet, et dans celle qu’il noue avec le public. Celle-ci peut devoir beaucoup aux médias, que les chercheurs en sciences sociales ont beaucoup à gagner à étudier : les technologies sur lesquels ils s’appuient, la formidable nouveauté qu’a constituée Internet, plus que n’importe quelle autre technologie, et le fonctionnement des réseaux qu’il autorise, la confiance et la légitimité qui peuvent ou non leur être associées.

57Pendant plus d’un siècle, deux rôles ou figures ont semblé se distinguer au sein des sciences sociales : le « professionnel » dialoguant avec ses pairs, publiant dans des revues exclusivement scientifiques, tranchait avec l’« intellectuel » participant au débat public, s’exprimant dans les médias, en contact avec la vie politique. Au nom de son statut, de sa position académique, du respect attaché à ses travaux, l’intellectuel disposait d’une légitimité à s’exprimer publiquement, et à éventuellement rallier un camp politique. Dans le passé, certains se sont ainsi engagés, plutôt durablement, tel Max Weber, ou plus conjoncturellement tel Émile Durkheim, toujours avec le souci de marquer la distance qui sépare le savant du politique. D’autres, moins sensibles à cette distinction, se sont constitués bien plus directement en acteurs, ou en idéologues. Il est arrivé que des chercheurs soient très proches du pouvoir, tel Anthony Giddens, un des inspirateurs de la « troisième voie » de Tony Blair dans les années 1990, et même qu’ils deviennent chef d’État, comme Fernando Henrique Cardoso, qui fut un influent sociologue, président de l’Association internationale de sociologie (1982-1986) avant d’être élu à la présidence du Brésil en 1995.

Les sciences sociales et la politique

58Les sciences sociales ne sont pas nécessairement de gauche, et bien des figures importantes de leurs disciplines ont dans le passé exprimé un net tropisme du côté de la droite, voire de la réaction, comme l’a montré Robert Nisbet (1966). En fait, nous dit Nisbet, les sensibilités ou les orientations des sciences sociales couvrent un large spectre, allant du radicalisme au conservatisme en passant par le libéralisme.

59En dehors d’une instrumentalisation nécessairement limitée, les sciences sociales ne peuvent pas être néolibérales, sauf à promouvoir leur propre destruction ou à souligner leur inutilité. Elles peuvent en revanche être libérales, prôner le changement, la modernisation ; elles peuvent fort bien aussi être conservatrices, surtout s’il s’agit pour elles de plaider en faveur des institutions, pour les maintenir, inchangées. Telle fut par exemple la position de Claude Lévi-Strauss.

60Ce manifeste s’inscrit dans une tradition où les sciences sociales contribuent au progrès et à l’émancipation, au projet d’élever la capacité d’analyse et, de là, d’action des dominés et des exclus, avant que de servir à la modernisation générale de nos sociétés et, dans un contexte où les chercheurs qui pourraient éprouver de la sympathie à son égard, hésitent à rejoindre le camp de la gauche, à s’investir à ses côtés, ou en son sein.

61Plusieurs types d’explications doivent ici être mobilisés. D’une part, on l’a vu, il y a incompatibilité entre l’engagement comme idéologues ou intellectuels organiques, à la Gramsci, et la mobilisation sur la base d’un apport précis, qui ne peut être que d’ordre scientifique. Les chercheurs n’acceptent plus d’être embrigadés en tant que tels au service de logiques autres que celles sur lesquelles reposent leurs compétences – or ce n’est pas nécessairement ce qu’attendent d’eux les pouvoirs et les contre-pouvoirs politiques.

62D’autre part, non seulement le fossé demeure infranchissable entre l’éthique de la recherche et celle de l’action, entre l’éthique de conviction et celle de la responsabilité, pour reprendre l’opposition que Max Weber a rendue classique, mais il existe également une différence considérable entre le message que peut faire passer le chercheur, et celui que peut attendre le responsable politique. Un chercheur ayant passé des mois ou des années pour produire des connaissances dans un domaine donné a besoin afin de diffuser son savoir de disposer d’un certain temps, et d’une écoute attentive, sensible à la complexité et aux nuances. Comment pourrait-il ramener les résultats d’une recherche à une ou deux pages d’un texte, à un exposé oral de quelques minutes, voire à des « éléments de langage » – quelques mots bien sentis que l’acteur politique insérera dans son discours ? De son côté, le responsable politique a le souci de l’efficacité, il a besoin non pas tant qu’on lui expose la complexité d’un problème, mais qu’on l’aide à envisager des solutions, avec de préférence des suggestions simples et robustes. La prise de décision politique est par nature assez éloignée de ce que peut apporter l’analyse des sciences sociales, et réduire cet éloignement ne va pas de soi. Les sciences sociales ne peuvent pas apporter des réponses immédiates et élémentaires aux questions que se posent les acteurs politiques, elles déconstruisent au contraire les catégories spontanées, elles en élaborent d’autres et, si elles doivent être utiles dans la prise de décision politique, ce ne peut être que du fait de dynamiques qui se nouent, dans la durée, en tension, entre chercheurs et acteurs politiques.

Crise de la gauche ?

63Mais d’autres explications à la distance actuelle entre la politique et la recherche en sciences sociales tiennent à ce que sont aujourd’hui les systèmes politiques. Cela est particulièrement sensible s’il s’agit de la gauche. Dans les années 1960 et encore 1970, les idéologies révolutionnaires conservaient un certain lustre, et ce que Pierre Bourdieu a appelé une « gauche de gauche » prospérait. En même temps, le communisme « réel », celui des « démocraties populaires » apportait un modèle encore respecté dans le monde entier par une partie de la gauche, et la social-démocratie constituait une contrepartie « réformiste » encore solidement adossée sur de puissants syndicats. Puis s’est déployée l’offensive libérale, incarnée un temps par Ronald Reagan, Margaret Thatcher et les « Chicago Boys », les idéologies révolutionnaires ont perdu de leurs charmes, d’autant que la Révolution devenait islamiste, en Iran, puis en Algérie, perdant une bonne partie de son pouvoir de séduction. Le communisme réel s’est effondré, tandis que la social-démocratie, dont le socle ouvrier s’affaiblissait considérablement, commençait à décliner : la gauche devenait orpheline de ses principaux modèles, de ses idéologies à bien des égards fondatrices.

64Au milieu des années 1990, Tony Blair en Grande-Bretagne, Bill Clinton aux États-Unis et Gerhard Schröder en Allemagne proposaient bien des versions renouvelées d’une gauche qu’on a pu qualifier de « social-libérale », mais ces formules sont aujourd’hui épuisées, en tout cas en Europe et en Amérique du Nord, sans qu’apparaissent clairement les modalités d’un renouveau. Du coup, les chercheurs en sciences sociales ont moins de raisons de se mobiliser activement en direction de forces politiques de gauche. Les succès de Barack Obama aux élections présidentielles de 2008 et 2012 aux États Unis, et de François Hollande en France en 2012, les évolutions en Amérique latine, avec notamment Lula puis Dilma Rousseff au Brésil, ou Evo Morales en Bolivie, peuvent ou ont pu les séduire, et il en est de même avec l’essor de partis « verts », écologiques, qui dans l’ensemble s’efforcent de marquer un fort tropisme de gauche. Mais, pour des sciences sociales soucieuses de participer à la vie publique à partir des savoirs qu’elles produisent, aujourd’hui, la gauche demeure de façon générale bien peu enthousiasmante.

65Ceux qui, parmi les chercheurs en sciences sociales, voudraient participer à la construction de projets ou de visions de gauche, en y apportant des connaissances scientifiques et leur esprit critique, pensent moins à soutenir directement la gauche, ou un de ses partis, qu’à la transformer, et d’abord à la faire exister. Dans le passé, l’école de Chicago, aux États-Unis, a exercé une influence considérable en contribuant à la diffusion d’idées progressistes. Aujourd’hui, dans de nombreux pays, les chercheurs en sciences sociales interviennent dans le débat public, par exemple à propos de l’immigration, du racisme, de la mémoire de groupes demandant reconnaissance : ce faisant, ils peuvent inviter la gauche à relayer des points de vue à la fois éclairés et ouverts. Ajoutons, pour écarter tout soupçon de sectarisme, que la recherche en sciences sociales peut éclairer des forces démocratiques autres que de gauche, comme on le voit parfois avec la démocratie chrétienne.

La coproduction des connaissances

66Dans les années 1960, les sciences sociales ont entretenu des relations parfois intenses avec des champs du savoir qui leur échappait. C’est ainsi que des rapports nombreux et denses les ont rapprochées très tôt de la psychanalyse, à laquelle Talcott Parsons, Claude Lévi-Strauss, Roger Bastide, Norbert Elias, Theodor W. Adorno, Herbert Marcuse et bien d’autres se sont beaucoup intéressés. Aujourd’hui, les eaux semblent s’être séparées, mais les enjeux demeurent ou se renouvellent, qui enjoignent les sciences sociales à débattre avec des partenaires pouvant jouer le rôle qu’a incarné, il y a un demi-siècle, la psychanalyse, sans exclure de renouer avec elle : reconnaître par exemple l’importance de l’irrationnel, des émotions, aborder la complexité de la sexualité, ou les dimensions les plus centrales de la violence, la cruauté, le sadisme, la violence pour la violence appellent de nombreux partenariats et compagnonnages intellectuels.

Avec les sciences de la nature

67Aujourd’hui, les sciences cognitives, lorsqu’elles ne s’enferment pas dans la pure neurologie, apportent l’espoir de débats féconds entre sciences de la nature et références à l’histoire, à la culture et aux rapports sociaux. La biologie, qui a fait d’immenses progrès au cours du dernier demi-siècle, inspire la démographie, on le voit avec la génétique des populations, mais également l’histoire, celle des groupes, et celle des individus. À une époque où l’individualisme progresse, et où de plus en plus souvent les personnes singulières veulent connaître leurs racines, la biologie, science de la nature, croise de façon étonnante l’histoire, en particulier avec les démarches généalogiques dont sont si friands d’innombrables amateurs. En même temps, elle autorise l’humanité à se projeter vers l’avenir de façon inédite.

68La biologie moderne, avec notamment la génétique, apporte des perspectives nouvelles à la criminologie et au travail de la police et de la justice, à l’agriculture, à l’élevage. Elle modifie le travail médical, ouvre des espaces nouveaux pour tout ce qui touche à la reproduction de la vie. Sur de tels enjeux, les sciences sociales ne peuvent se contenter d’étudier la façon dont fonctionnent les laboratoires, de proposer une histoire, une anthropologie ou une sociologie de la science, bref, de faire un objet de recherche de ce champ de production du savoir en mouvement. Et, pas davantage, elles ne peuvent se satisfaire d’envisager de s’adosser aux progrès de la biologie, de façon instrumentale, pour elles-mêmes progresser.

69L’idée d’emprunter au savoir biologique les modèles qui permettront de comprendre la vie sociale réémerge périodiquement, y compris avec le projet de développer une « sociobiologie » qui plaque les raisonnements biologiques sur la vie sociale. Idée inquiétante, car naturalisant le social. En revanche, la réflexion conjointe de biologistes et de chercheurs en sciences sociales, par exemple sur tout ce qui touche à la vie et à la mort, et aux décisions qui les entourent, est féconde, et appelée à se développer.

70La biologie n’est pas la seule science exacte concernée par l’hypothèse de coopérations avec les sciences sociales. Tout ce qui touche à l’environnement, à l’eau, aux technologies nouvelles appelle également diverses modalités de collaboration, qui existent déjà, ne serait-ce que dans les mouvements qui prennent en charge de tels enjeux, et qui pourraient être développées. Ainsi, une catastrophe dite naturelle ne se traite pas seulement comme telle, elle comporte nécessairement des dimensions sociales, en amont, en aval et au moment où elle survient. Les dégâts causés par l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, par exemple, ne s’expliquent pas seulement par le déchaînement de forces naturelles. Ils tiennent aussi à l’impéritie de l’administration américaine, qui n’avait pas pris les mesures appropriées de barrage ou de pompage des eaux du Mississippi, ils ont affecté massivement les Noirs pauvres, et bien moins les Blancs des couches moyennes. Au moment du drame, et ensuite, la façon dont les secours ont été organisés ne doit rien elle non plus à la nature. On voit bien ici comment des chercheurs en sciences sociales peuvent ou pourraient travailler avec des scientifiques « durs » pour prévenir intelligemment de tels dégâts, ou réduire leur impact en apportant tout à la fois leur sens critique, et le souci d’identifier ce qui peut être utile en tenant compte des logiques de domination, d’exclusion ou de mépris qu’exacerbe une grande catastrophe.

À la remorque d’autres disciplines ?

71Dans certains cas, les sciences sociales sont à la traîne d’autres disciplines. Il en est ainsi, par exemple, si l’on considère la façon dont se sont mis en place les grands débats contemporains sur le traitement des demandes de reconnaissance et le multiculturalisme. C’est ici la philosophie politique, alors elle-même émergeant d’une longue convalescence, qui a été à la pointe du débat, avec, au Canada, la haute figure de Charles Taylor, et, aux États-Unis, tous ceux qui se sont partagés entre « liberals » et « communitarians », l’ouvrage fondateur étant Theory of Justice de John Rawls (1971). Ce livre ne traite en aucune façon de ces enjeux de reconnaissance et de différences culturelles, mais ses thèses ont été critiquées, justement, par des philosophes refusant de considérer comme Rawls des individus réduits à une sorte d’abstraction, et insistant au contraire sur l’ancrage de chacun dans des identités collectives, nationales, religieuses, culturelles, etc.

72Le propre de la philosophie politique est de manier des idées et des principes sans avoir à passer par l’épreuve du terrain, ou très faiblement, et l’on peut penser qu’un dialogue fécond devrait se nouer, entre chercheurs en sciences sociales et philosophes politiques ou juridiques, sur bien des enjeux qui passionnent aujourd’hui l’opinion, et qui sont au cœur de l’espace public : la justice, la reconnaissance, les Droits de l’homme, par exemple. Cela implique pour les sciences sociales qu’elles s’orientent plus nettement qu’elles ne le font encore vers des préoccupations générales, politiques, historiques, en discutant avec ceux qui les portent ou les théorisent, et en apportant des connaissances concrètes sur ce qu’est la vie sociale, sur les réponses qui existent face à ces enjeux, ou sur ce que sont les attentes pratiques, réelles, de tel groupe, telle minorité, tels individus.

73Dans d’autres cas encore, c’est au sein des sciences sociales que des décalages s’observent. Ainsi, les phénomènes migratoires ont été découverts, ou redécouverts en France, au milieu des années 1980, par des historiens, Yves Lequin, Gérard Noiriel, bien avant que la recherche sociologique ne les aborde de front.

Il n’y a pas que les sciences !

74Entre les objets qu’étudient les chercheurs, et les chercheurs eux-mêmes, il existe une grande diversité de professionnels qui, sans être ni des acteurs, ni des chercheurs, possèdent un savoir, des compétences, et la capacité de contribuer utilement à la production de connaissances. Ainsi, très tôt, en Europe, de grandes enquêtes ont été produites par des commissions parlementaires, des philanthropes, des médecins, des hygiénistes et, dès l’entre-deux-guerres, aux États-Unis, l’école de Chicago se rapprochait de travailleurs sociaux ou d’éducateurs.

75Dans les années 1960 et encore au début des années 1970, une réelle effervescence réunissait des chercheurs en sciences sociales, marxistes (comme Henri Lefebvre ou Manuel Castells) ou non marxistes (comme Richard Sennett) d’un côté, et des professionnels de l’urbanisme et de l’architecture. Dans plusieurs pays occidentaux, il s’agissait alors de penser la ville, et son importance du point de vue des rapports de production, mais aussi de peser sur les politiques urbaines, sur les conceptions de l’espace qui allaient se transcrire en programmes d’habitat, en villes nouvelles, en rénovation de centres-villes, etc. Il s’agissait aussi de s’intéresser à la parole des habitants, ou de ceux qui allaient être victimes d’opérations de rénovation urbaine et de « gentrification » de certains quartiers populaires. La coopération comportait de fortes dimensions critiques, mais aussi une réelle capacité à inspirer des politiques de l’espace, ou à contribuer à les façonner. Les chercheurs en sciences sociales apportaient leurs compétences, parfois sur un mode militant, en même temps qu’ils nourrissaient leurs recherches de ces expériences.

76Les eaux, depuis, se sont là aussi à bien des égards séparées, et il faut le regretter. Non pas par nostalgie, en caressant le rêve de retourner en arrière, mais avec l’idée qu’il est possible de retisser ce type de liens, et de rapprocher les chercheurs de ceux qui font la ville d’aujourd’hui – ce qui d’ailleurs s’esquisse à nouveau, on le voit avec les recherches sur la ville globale, par exemple. Quand les sciences sociales ont commencé à se développer, les sociétés qu’elles étudiaient étaient en cours d’urbanisation. Elles s’inquiétaient alors de cette nouveauté, souvent indissociable del’industrialisation. Désormais, à l’échelle de la planète, plus d’un homme sur deux vit en ville, ce qui constitue un immense ensemble de défis pour les sciences sociales : comment opèrent les logiques qui font de la ville, tout à la fois un espace organisé et planifié et le lieu de conduites incontrôlées et d’un développement sauvage ? Qu’est-ce que bâtir des espaces publics ? Qu’attendent les habitants ou les usagers de la ville, que peuvent vouloir d’éventuels mouvements sociaux urbains ? Peut-on réellement parler pour les villes de « développement durable », n’est-ce pas là une utopie, ou une idéologie ? Sortir de la crise actuelle par des villes « vertes » est-il un scénario envisageable ? Quels liens les villes et le reste des pays considérés peuvent-ils entretenir ? Sur toutes sortes d’enjeux que l’on peut appeler urbains, les sciences sociales ont à l’évidence à tisser des relations de travail avec des compétences professionnelles, avec des acteurs institutionnels et politiques, des travailleurs sociaux, des architectes, des designers, des urbanistes, etc., elles ont beaucoup à apporter, et beaucoup à apprendre.

77Il y a un immense espace de collaborations possibles pour les chercheurs s’intéressant à la société, et pas seulement aux sciences de la société, et des expériences, encore limitées, mériteraient d’être développées. En voici deux exemples. Le premier a trait à la justice, plus particulièrement à la justice réparatrice, dont le projet consiste à inventer, pour des actes de délinquance ou des crimes, d’autres peines que celles, classiques, de prison. Cette pratique correspond à une inflexion considérable de l’idée même de justice, puisqu’il s’agit non pas tant de sanctionner une atteinte à l’ordre, une mise en cause de l’État, que de s’intéresser aux torts causés à des individus, les victimes, et éventuellement à une communauté concrète, même très petite, lésée par l’acte de délinquance. La recherche en sciences sociales a un rôle à jouer dans l’évaluation de cette justice, mais aussi dans sa mise en œuvre car, lorsque des anthropologues, des sociologues, des criminologues participent à la préparation de la décision, ou s’intéressent à son impact sur les victimes, sur les auteurs du crime ou de l’acte délinquant, sur la collectivité directement concernée, d’une part ils contribuent, sans s’éloigner d’une définition professionnelle d’eux-mêmes, à éclairer les acteurs, les décideurs, et d’autre part, ils accumulent des connaissances.

78Deuxième exemple : les comités d’éthique clinique, qui existent dans certains hôpitaux. De tels comités rassemblent des médecins et des personnels soignants, des juristes, des philosophes, des chercheurs en sciences sociales, etc. Ils sont sollicités non pas pour résoudre des problèmes généraux et proposer des règles générales, mais, au cas par cas, quand se pose une question délicate touchant à la vie ou à la mort. Ils consultent, écoutent, réfléchissent de manière collective avant de proposer un éclairage qui pourra servir, éventuellement, à ceux qui doivent prendre une décision, parents, médecins notamment. Ici aussi, les sciences sociales d’une part collaborent à un processus concret, sans se substituer aux acteurs et, d’autre part se nourrissent de l’accumulation de connaissances que les chercheurs coproduisent.

79Dans ces deux exemples, les sciences sociales contribuent à la résolution de problèmes précis, des connaissances sont produites au cas par cas. Mais cela n’empêche pas les chercheurs de réfléchir à la portée générale de leur intervention, de l’inscrire dans une visée scientifique, en même temps qu’éventuellement civique, morale, ou politique, d’en tirer des publications qui ne se limitent pas à la seule description des cas, de participer à des débats et des colloques où une certaine généralité peut être de mise et, finalement, de contribuer à l’invention d’un nouveau paradigme de la justice, ou de l’éthique médicale.

80Enfin, ne sous-estimons pas l’apport de la littérature aux sciences sociales. De tout temps, le roman a proposé des modes d’analyse et des descriptions d’une qualité exceptionnelle en complexité et en finesse, et d’ailleurs, symétriquement, les plus grandes figures des sciences sociales ont généralement soigné leur écriture. Pour comprendre le terrorisme, aujourd’hui, ne vaut-il pas mieux lire Dostoïevski ou Camus, plutôt que la prose de chercheurs, tout spécialistes qu’ils se disent ? Pour comprendre ce qu’a été la Grande Dépression dans les campagnes américaines, le mieux n’est-il pas de lire Steinbeck ? L’essor récent des digital humanities pourrait être l’occasion novatrice de rapprocher les humanités et les études littéraires, d’un côté, et, d’un autre, les sciences sociales.

Limites et tabous

81La recherche, en sciences sociales, mais pas uniquement, a besoin de liberté. Les chercheurs doivent pouvoir choisir les questions dont ils entendent traiter, formuler eux-mêmes leurs hypothèses, décider de la méthode à laquelle ils recourent, etc. Mais ce principe se heurte à deux types de limites.

82Les unes proviennent de ce qu’on peut appeler la demande sociale, éventuellement elle-même relayée, voire pilotée par des instances publiques ou privées ; pour accéder aux ressources nécessaires, le chercheur doit passer par les fourches caudines des financements, des bourses, des programmes, des appels d’offres, qui se veulent eux-mêmes l’expression de l’intérêt général. Une tendance puissante, à l’œuvre dans les institutions publiques nationales, les grandes fondations privées, et les organes internationaux du type UNESCO, est à considérer que la recherche en sciences sociales doit être au service de politiques publiques, et aider assez directement à la définition de projets concrets, par exemple, de développement, en matière de santé, d’éducation, etc. Cette tendance se comprend aisément : si les sciences sociales sont financées par la collectivité, par la puissance publique, par des institutions privées ou publiques qui visent à l’intérêt général, ne doivent-elles pas être utiles, ne faut-il pas en avoir une conception instrumentale ? Mais elle présente un risque considérable, celui de dénaturer la recherche, dans ses dimensions nécessairement réflexives et, plus encore critiques, et de la transformer, finalement, en expertise comparable à des activités de consultant – ce qui est respectable en soi, mais qui cesse de relever des sciences sociales. Cette tendance est contrebalancée quand existent des appels d’offres « blancs », ou assimilables, qui permettent aux chercheurs de présenter des projets ne répondant à aucune spécification précise. Mais elle est d’autant plus redoutable que, si les sciences sociales n’y cèdent pas, les ressources risquent d’être dirigées par ceux qui les détiennent vers des ONG, plus en phase avec leurs objectifs d’efficacité – il est vrai que de plus en plus d’ONG développent ou encouragent des recherches qui relèvent des sciences sociales.

83Une autre famille de limites à la liberté des chercheurs tient au fonctionnement de leur milieu, et à l’intériorisation de normes et de règles qui ne sont pas toutes d’ordre scientifique. La recherche est institutionnalisée, organisée dans l’Université ou dans d’autres institutions publiques, ce qui aboutit à baliser l’espace intellectuel à l’intérieur duquel travaillent les chercheurs. Les institutions de recherche ont d’ailleurs de plus en plus tendance à établir des codes ou des chartes qui peuvent aller très loin dans la définition de ce qui est acceptable, et de ce qui ne l’est pas pour la pratique de la recherche. Ainsi, il devient impossible, au Royaume-Uni, de mener des recherches sur une minorité sans que l’équipe de recherche compte parmi ses membres des individus relevant de cette minorité ; et, dans certains pays, les universités exigent des chercheurs qu’ils demandent aux personnes qu’ils interrogent une autorisation écrite de conduire avec elles un entretien. Si de telles règles avaient eu cours dans le passé, nous serions assurément privés de l’essentiel de la production anthropologique ou sociologique liée à des études et enquêtes de terrain. Mais il est vrai aussi que cette production de connaissances relevait de prétention à l’universel aveugle aux rapports de domination, par exemple, coloniale, qui la conditionnait.

84Le problème, ici, n’est donc pas de plaider pour l’absence de règles, il est de vérifier que l’établissement de codes, de chartes, de normes se fait avec une participation active et massive des chercheurs, les premiers concernés, et qui savent de quoi il retourne, et non entre gestionnaires et administratifs de l’Université, et en tenant compte du fait que les « objets » sont en fait des sujets.

85Les disciplines des sciences sociales reproduisent chacune à sa façon, et d’une manière qui varie d’un pays à un autre, une vulgate professionnelle qui fixe dans l’enseignement et la recherche les canons méthodologiques ou les limites théoriques à l’intérieur desquelles les connaissances peuvent être produites. Du coup, certaines démarches, certaines interrogations deviennent difficiles à envisager, sauf à adopter une attitude anticonformiste qui peut se révéler coûteuse en termes de trajectoire professionnelle et de carrière. Dès ses premiers pas en sociologie, par exemple, l’étudiant apprend avec Émile Durkheim qu’il faut expliquer le social par le social : comment pourra-t-il travailler ensuite avec ceux, biologistes, spécialistes du climat, ingénieurs, juges, médecins, qui ne sont pas prisonniers de ce principe canonique ?

86De même, l’éducation et la formation à la recherche insistent généralement sur la neutralité axiologique du chercheur, son extériorité pour étudier une action, une situation, un groupe, etc. Et cette injonction est particulièrement vive s’il s’agit de la religion, un domaine crucial pour les sciences sociales. Mais ne peut-on pas questionner cette idée ? Des pratiquants, des scientifiques qui ont la foi ne peuvent-ils pas contribuer à faire connaître les faits religieux, de l’intérieur et pas seulement du dehors, ce dont témoigne l’œuvre de Robert Wuthnow, nettement démarquée de ce point de vue de la pensée de Robert N. Bellah ? Après un bon siècle de déclin du religieux dans les sociétés occidentales, de « désenchantement du monde » selon l’expression célèbre de Max Weber, il est question depuis les années 1980 de « retour de Dieu », et pas seulement au sujet de l’islam et des sociétés musulmanes. Pour comprendre ce fait majeur, qu’illustre aussi la poussée de diverses Églises protestantes dans le monde entier, il ne suffit pas de compter le nombre de fidèles et d’en appeler à l’observation froide, détachée, extérieure. Il faut aussi et surtout être en mesure de saisir le sens du « croire », ce qu’il signifie dans l’expérience personnelle et collective des individus. Ce qui implique d’accepter l’idée que la modernité inclut la religion, et non pas la combat, comme dans les versions les plus radicales des Lumières ou de la laïcité. Une telle démarche peut inclure des croyants en tant que tels, à partir du moment où ils acceptent une certaine réflexivité – elle s’inscrit nécessairement dans la réflexion sur la sécularisation. Longtemps, la méthode des sciences sociales a exigé des chercheurs qu’ils soient extérieurs à leur objet. Le moment n’est-il pas venu de plaider pour que toute recherche comporte une réflexion sur le rapport du chercheur à son objet, sur la nature de son implication, ce qu’elle suscite comme difficulté, mais aussi ce qu’elle apporte ?

87Les chercheurs, par ailleurs, intériorisent des normes morales et politiques plus larges, et plus diffuses, qui proscrivent certaines questions, ou rendent impossible le recours à certaines catégories, comme si elles n’avaient pas leur place dans la société considérée – quitte à ce qu’elles l’aient dans d’autres, car en la matière, les différences nationales sont considérables. Quitte aussi, à ce que, dans le temps, les tabous et les préjugés se déplacent. Il existe ainsi, on l’a vu, des sujets « sales », indignes de la recherche, ce fut longtemps le cas en France avec la police ou le terrorisme. Il est exclu de parler de « races humaines » en France, c’est être raciste, alors que la situation change dans d’autres sociétés, mais aussi, au sein d’une même société, entre disciplines : aux États-Unis, et dans les deux cas en tenant compte de l’avis de chercheurs African-American qui ont animé les comités préparant les résolutions, l’American Sociological Association considère que la « race » existe, comme construction sociale qui devient une réalité, alors que son homologue en anthropologie considère que la « race » n’existe pas. Et, pour ceux qui considèrent que le débat avec la biologie est important, la question se complique car sans parler de « races », et au plus loin de tout racisme, les biologistes montrent d’un côté que scientifiquement, la notion de « races » est absurde, et d’un autre côté, que le patrimoine génétique de certaines populations diffère de celui d’autres populations, que des maladies comme la drépanocytose affectent des groupes humains plus que d’autres, ou que leur métabolisme singulier appelle pour certains des traitements médicamenteux ou des posologies particulières. Reconnaître des différences biologiques, sans en déduire des différences ou des inégalités intellectuelles, morales ou sociales constitue un bon point de départ pour la réflexion commune des biologistes et des chercheurs en sciences sociales.

88Le tabou peut être lié à une conjoncture politique et intellectuelle générale. Ainsi, il était possible, dans les années 1960 et même encore 1970, d’accorder à la violence une certaine légitimité, en liaison notamment avec la radicalisation de certaines luttes ou avec les idéologies révolutionnaires du moment. Aujourd’hui, c’est inenvisageable. Certaines formes de violence étaient hier contenues hors du débat public, privées, ou confinées au sein d’institutions se gardant bien de la sanctionner : la violence des hommes sur les femmes, ou des adultes sur les enfants constitue désormais un enjeu public ; la révolution et son succédané, le terrorisme, sont devenus islamiques, et rejetés en Occident. La violence est devenue un mal absolu, ce qui évidemment pèse sur les recherches qui en font leur objet.

89De même, jusque dans les années 1950, l’assimilation était généralement considérée comme le meilleur scénario possible pour les migrants ou pour les minorités. Elle est aujourd’hui disqualifiée, non sans excès peut-être : la mobilité ascendante, pour les membres d’un groupe dominé ou récemment arrivés dans un pays ne passe-t-elle pas précisément par leur capacité à se fondre dans le « melting-pot » ou le « creuset » que constitue la Nation ? Envisager de telles hypothèses – il ne s’agit pas ici de les défendre, mais simplement de formuler un questionnement – c’est déjà risquer de se heurter à l’air du temps et à des idées ayant acquis en quelques années une force inouïe.

90Le tabou peut aussi bien être levé par la mobilisation d’un acteur
concerné, qu’être imposé par lui. Les sciences sociales, par exemple, n’ont pas complètement échappé au « politiquement correct » : il les a sensibilisées à certaines dimensions des mouvements sociaux et culturels, mais il a également exercé une pression pour qu’elles adoptent un style, un vocabulaire, des catégories, des comportements qui pouvaient confiner au ridicule. Elles sont également sensibles à tout ce qui provient d’acteurs mobilisés au nom d’une mémoire victimaire. Ceux-ci, là encore, peuvent exercer par leur action des effets allant en sens opposé. D’un côté, ils apportent aux sciences sociales l’occasion de traiter de thèmes jusque-là interdits, de mettre fin au silence, de s’intéresser à des demandes de reconnaissance qui vont modifier l’histoire, peser sur la vie politique, animer la « concurrence des victimes » : ils ouvrent de nouveaux espaces aux sciences sociales, qui d’ailleurs peuvent jouer un rôle non négligeable en accompagnant ces acteurs. Mais, d’un autre côté, ils peuvent aussi tenter d’imposer un point de vue qui paralysera la recherche, en affirmant une vérité historique, par exemple, qui non seulement dispensera de toute étude sur tel ou tel point d’histoire, mais rendra suspect le chercheur voulant s’y intéresser de près, ou le professeur qui encouragera ses étudiants à mettre en cause cette affirmation.

91En période de crise économique, les sciences sociales risquent les premières de faire les frais de la rigueur et des coupes budgétaires. Pire encore, elles risquent d’être disqualifiées, et d’apparaître comme inutiles ou dérisoires par rapport aux difficultés du moment. Une tâche pour elles est de s’engager en temps réel, de penser la crise, d’apporter aux citoyens et aux responsables politiques les éléments d’une meilleure compréhension : en 1929, les sciences sociales ont singulièrement été absentes des analyses de la Grande Dépression, et il ne faudrait pas qu’il en soit de même avec la crise contemporaine.

92Pour ne pas se laisser envahir par le très court terme et la conjoncture, pour se penser elles-mêmes, et dans le monde actuel, pour transformer la crise en débats et en conflits institutionnalisables d’où sortiront les réponses nécessaires, nos sociétés ont en réalité le plus grand besoin de l’apport des sciences sociales. Et celles-ci doivent se donner les moyens d’articuler le particulier et le général, de s’ouvrir à la vie sociale telle qu’elle est, de s’engager, de travailler avec d’autres disciplines, d’affirmer plus que jamais leur capacité à apporter des analyses rigoureuses, documentées et critiques. Elles ont un monde à y gagner, et à y faire gagner.

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Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence papier

Craig Calhoun et Michel Wieviorka, « Manifeste pour les sciences sociales »Socio, 1 | 2013, 5-39.

Référence électronique

Craig Calhoun et Michel Wieviorka, « Manifeste pour les sciences sociales »Socio [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 15 mars 2014, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/socio/200 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio.200

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Auteurs

Craig Calhoun

Directeur de la London School of Economics and Political Science. Il était auparavant professeur à la New York University où il dirigeait l’Institute for Public Knowledge, et a présidé le Social Science Research Council de 1999 à 2012. Il est titulaire de la chaire « Cosmopolitanism and solidarity » au Collège d’études mondiales de la Fondation Maison des sciences de l’homme. Parmi ses ouvrages les plus importants : Nations Matter. Culture, History, and the Cosmopolitan Dream, Londres, Routledge, 2007, Critical Social Theory. Culture, History, and the Challenge of Difference, Oxford, Basic Blackwell, 1995, Neither Gods Nor Emperors: Students and the Struggle for Democracy in China, Berkeley, University of California Press, et récemment The Roots of Radicalism. Tradition, the Public Sphere, and Early Nineteenth-Century Social Movements, Chicago, University of Chicago Press, 2012. Il a dirigé de nombreux volumes collectifs, parmi lesquels Sociology in America: A History, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
c.calhoun@lse.ac.uk

Michel Wieviorka

Administrteur de la Fondation Maison des sciences de l’homme, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il a été le président de l’Association internationale de sociologie (2006-2010). Il mène ses recherches dans le cadre du CADIS (Centre d’analyse et d’intervention sociologiques) qu’il a dirigé de 1993 à 2009. Ses principaux travaux portent sur la violence, le racisme, le terrorisme, la différence culturelle et les conflits contemporains. Ouvrages récents : Evils, Londres, Polity Press, 2012 ; Pour la prochaine gauche, Paris, Robert Laffont, 2011 ; Le Front national, entre extrêmisme, populisme et démocratie, Londres, Counterpoint, 2012.
view@msh-paris.fr

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