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Le Dossier

Pour en finir avec l’injustice épistémique du colonialisme

Ending the epistemic injustice of colonialism
Rajeev Bhargava
Traduction de Aurélien Blanchard
p. 41-75

Résumés

La fin dramatique et peut-être irréversible de l’hégémonie des principales traditions intellectuelles de l’Occident constitue, pour les théoriciens et les chercheurs en sciences sociales, une chance unique de repenser leurs modes d’enquête. Jusqu’ici, leur attention s’était essentiellement concentrée sur la manière dont des concepts développés dans un petit groupe de sociétés – que nous appelons l’Occident – ont été appliqués dans le Sud, ainsi que sur les nouvelles significations et les inflexions que ces concepts ont acquises à cette occasion. Aujourd’hui, la question la plus urgente consiste à comprendre comment la structure interne de ces concepts a évolué dans les pays du Sud, mais aussi à préciser la façon dont l’avènement de la modernité coloniale les a modifiés. L’exemple de l’Inde est à cet égard emblématique.

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Texte intégral

1Dans la conjoncture mondiale actuelle, ce qui saute aux yeux, c’est la fin dramatique et peut-être irréversible de l’hégémonie des principales traditions intellectuelles de l’Occident. Il y a certes bien longtemps que les idées et les pratiques associées à l’Occident moderne sont l’objet de critiques, de l’intérieur comme de l’extérieur et, par le passé, elles ont bien souvent été considérées avec soupçons, puis rejetées, à tort ou à raison. Mais jamais au cours des temps modernes, la critique n’avait eu un tel impact, au point de rendre véritablement possible la transformation de l’imaginaire politique et social d’un très grand nombre d’individus autour de la planète. Une nouvelle dynamique historique s’est récemment mise en branle, qui modifie fondamentalement la relation qu’entretiennent les anciens centres et les anciennes périphéries. Le centre est devenu pluriel. Nous vivons aujourd’hui, comme le disait Eisenstadt, dans un monde fait d’hégémonies toujours en mouvement. Les traditions occidentales modernes n'en représentent donc qu’une parmi d’autres, dotées d’un certain nombre de forces et de faiblesse, et qui – pour reprendre les termes de Gandhi – ont tout autant besoin d’un remède que les autres. Elles sont clairement tombées de leur piédestal et, avec cette chute, s’envisage désormais le début de la fin de ce que l’on peut nommer la « colonisation des esprits et des cultures intellectuelles ».Nous assistons à l’émergence d’un espace de réelle égalité intellectuelle et civilisationnelle entre un « hégémon » suffisamment affaibli et un monde libéré de son hégémonie.

2Pour les théoriciens et les chercheurs en sciences sociales, voilà une chance unique de repenser à nouveaux frais leur mode d’enquête. Cette nouvelle conjoncture doit désormais mener notre démarche. Jusqu’ici, notre attention était concentrée sur la manière dont des concepts développés dans un petit groupe de sociétés – que nous appelons l’Occident – ont été appliqués dans le Sud, ainsi que sur les nouvelles significations, les inflexions que ces concepts ont acquises à cette occasion. Aujourd’hui, la question la plus urgente consiste à comprendre comment la structure interne de ces concepts a évolué dans les pays du Sud, mais aussi à préciser la façon dont l’avènement de la modernité coloniale les a modifiés. Ce moment de transformation nous donne l’occasion de procéder à une nouvelle ethnographie des concepts et des représentations dans diverses parties du monde, afin de saisir ce qui différencie subtilement, mais de manière cruciale, les manières dont les individus, en dehors de quelques pays de l’Atlantique Nord, ont imaginé leurs mondes. Le succès d’un tel projet dépend d’une collaboration accrue entre chercheurs en sciences sociales, historiens et universitaires s’intéressant aux nombreux langages au travers desquels les individus ordinaires vivent leur vie quotidienne.

3Il ne va pas être facile de vaincre l’hégémonie des traditions intellectuelles propres à ce tout petit groupe de sociétés que nous appelons l’Occident. Pour ce faire, il faut éviter à la fois le rejet hystérique des catégories occidentales et l’adoption d’un indigénisme acritique, parfaitement inacceptable, afin de nous concentrer sur les concepts et les représentations qui ont cours aujourd’hui dans différentes parties du monde, indépendamment de leurs origines. Toutefois, il nous faut également prendre en compte une profonde inégalité intellectuelle. Si pléthore d’articles et d’ouvrages a été consacrée à l’étude d’un nombre restreint de traditions occidentales dominantes, on peut compter sur les doigts d’une main les recherches systématiques consacrées à l’excavation des trésors des autres traditions. Quelle profonde transformation connaîtrait notre monde intellectuel pour peu que ces trésors soient exhumés ! Et combien les sciences sociales seraient différentes si elles étaient un tant soit peu influencées par les traditions critiques de l’Inde, de l’Afrique, de la Chine, de l’Iran, de l’Arabie ou de l’Amérique latine ! Les sciences sociales telles que nous les connaissons sortiraient métamorphosées de la rencontre avec ces traditions différentes. Et ce n’est peut-être qu’à ce moment-là que nous serions enfin capables de résoudre ou de commencer à résoudre les problèmes qui se posent régulièrement partout dans le monde. Le monde intellectuel d’après l’hégémonie occidentale se doit de répondre aux besoins pratiques les plus urgents des individus dans le monde entier. Dans ce qui suit, je m’attacherai tout d’abord à décrire l’hégémonie intellectuelle de l’Occident en essayant de mettre au jour l’injustice épistémique qu’ont subie ceux qui ont été colonisés par l’Occident. Puis, je définirai les diverses formes d’injustices épistémiques, ainsi que les divers mécanismes qui les rendent possibles. Je me plongerai alors dans les écrits de deux penseurs indiens, Shrî Aurobindo et Krishna Chandra Bhattacharya, afin de montrer que, quand bien même il n’aurait pas été lui-même la victime d’une grave injustice épistémique, l’esprit de l’élite indienne a effectivement été « infériorisé ». La confiance en soi de cette élite, sa capacité à penser de manière autonome ont été sérieusement ébranlées, ce qui a eu pour conséquence de distordre ses cadres épistémiques. D’une part, cette distorsion a contraint ces penseurs à vivre leur vie comme des patchworks et, d’autre part, elle a créé d’énormes schismes au sein de la société. Malgré ses protestations et ses tentatives pour regagner son indépendance intellectuelle, l’Inde postcoloniale s’est progressivement enfoncée dans une forme encore plus radicale de dépendance intellectuelle : chaque étape de son histoire est marquée du sceau de l’injustice épistémique. À la fin de cet article, j’essaierai d’expliquer comment, depuis au moins une décennie, un changement réel et extrêmement important s’est produit : les travaux universitaires actuels semblent être la preuve d’un changement radical dans la manière dont les chercheurs se considèrent eux-mêmes et considèrent leurs anciens (?) colons.

L’injustice épistémique : formes et mécanisme

  • 1 En 1931, lors d’une conférence, le philosophe indien Krishna Chandra Bhattacharya développa l’idée (...)

4Qu’est-ce qui constitue une injustice épistémique ? La manière la plus simple de répondre à cette question est de la distinguer des autres formes d’injustice qui furent perpétrées par les États coloniaux occidentaux. Le colonialisme est allé bien au-delà de la violence physique, de l’occupation des terres et du vol des richesses. Il a établi de force une relation entre les terres du colonisateur et celles du colonisé, et a créé un flux de ressources humaines et naturelles qui alimenta en permanence l’économie des colonisateurs tout en paupérisant celle des colonisés. Comme l’ont soutenu les premiers acteurs du mouvement d’indépendance indien, les richesses étaient inexorablement drainées depuis la colonie vers la métropole. Cette injustice économique allait de pair avec une injustice politique. En effet, maintenir l’asymétrie économique entre les colonies et la métropole impliquait que cette dernière exerçât un contrôle politique quasiment absolu sur les colonies. Or ce contrôle aurait été impossible sans une croyance largement partagée dans la prédominance culturelle des colonisateurs. Il était vital, afin d’établir cette supériorité, de conquérir non seulement les terres et les ressources des colonisés, mais aussi leur culture et leur esprit. Par conséquent, à l’injustice économique et politique qu’implique la colonisation s’ajoute une injustice culturelle1. L’injustice épistémique en est l’une des formes : elle survient quand les concepts et les catégories grâce auxquels un peuple se comprend lui-même et comprend son univers sont remplacés ou affectés par les concepts et les catégories des colonisateurs.

5Permettez-moi de développer un peu. Tous, nous disposons d’un droit égal à faire des choix qui définissent la manière dont nous vivons nos vies. Par ailleurs, il paraît raisonnable de supposer que nous trouverons tous injuste le fait d’interférer avec ces choix. Toutefois, pour les faire, nous devons d’abord être capables d’évaluer avec justesse les situations dans lesquelles ils sont opérés et de leur donner du sens. Cette activité d’interprétation et d’évaluation des situations est en partie dépendante du groupe auquel nous appartenons, dans la mesure où elle dépend d’un système de concepts et de catégories engendré et maintenu au plan collectif. Le groupe dont il est question ici comprend non seulement tous ses membres contemporains, mais également leurs prédécesseurs et leurs successeurs. Ainsi, la création et le maintien de ces cadres de compréhension et d’évaluation, que nous pouvons appeler des cadres épistémiques, sont historiques. Un cadre épistémique est donc un système de sens et de significations, engendré historiquement et maintenu collectivement, grâce auquel un groupe comprend et évalue les vies individuelles de ses membres et la vie collective du groupe (Parekh, 2002 : chap. V). Cela étant donné, chaque groupe doit avoir accès à son propre système de significations et d’interprétations, c’est-à-dire à un cadre épistémique qui est inextricablement lié à l’identité collective du groupe comme à celle des individus qui le constituent.

6Rien de ce qui est créé et maintenu dans le cours du temps ne peut rester statique : puisque les cadres épistémiques sont historiques, ils changent au cours du temps. Néanmoins, à chaque fois que cela est humainement possible, les membres d’une communauté épistémique doivent être capables de changer volontairement leur cadre grâce à leurs propres lumières, en se fondant sur la manière dont ils se comprennent eux-mêmes, en s’appuyant sur un ensemble de raisons auxquelles ils s’identifient et sur lesquelles ils ont plus ou moins travaillé. Quand le cadre épistémique d’un groupe change à l’insu de ses membres, par l’action d’un autre groupe, et dans des termes qu’ils ne comprennent pas, alors le groupe perd son autonomie épistémique. C’est une autre forme de l’injustice épistémique.

  • 2 Les membres d’une communauté ne sont pas toujours conscients de ces prédispositions, mais leurs act (...)

7Un cadre épistémique est maintenu lorsqu’il existe un transfert ininterrompu de biens et de ressources conceptuelles d’une génération à une autre. De la même manière que les individus tiennent à leurs enfants et à leurs petits-enfants et sont prédisposés à accepter l’obligation collective de sauvegarder et de transmettre leurs ressources cognitives à leurs descendants, les membres d’une communauté épistémique attachent de l’importance aux générations futures et sont prédisposés à accepter le même devoir de transmission2. Pour être efficace, cette transmission doit pouvoir être interrompue, mais jamais trop longtemps ni trop profondément. Quand cela arrive, la manière dont un groupe encadre son expérience, considère ses membres et comprend le monde – ce que j’appelle les « formes épistémiques fondamentales » d’un groupe – peut subir un changement fondamental. Toutefois, même si cela arrive, cela ne suffit pas à constituer une injustice épistémique, du moins tant que cette interruption est le fruit d’actions du groupe lui-même. Il y a injustice épistémique quand les formes épistémiques fondamentales d’un groupe sont modifiées par l’action – délibérée ou non – d’un autre groupe, plus dominant ou plus puissant.

8Enfin, les cadres épistémiques ne peuvent être maintenus que par les groupes dont les membres individuels disposent de ce pouvoir. Si leur capacité à maintenir le cadre épistémique est endommagée par les actions – délibérées ou non – des membres d’un autre groupe, alors, une nouvelle fois, une injustice épistémique a été commise. La perte de cette capacité est le résultat d’un échec continu à penser pour soi-même et avec ses propres concepts, quand bien même ces derniers seraient toujours disponibles. Elle est le fruit d’une impuissance insurmontable face à de nouvelles conditions et à de nouvelles connaissances, d’un échec à assimiler de manière créative et d’une tendance à l’imitation aveugle, caractéristiques de ceux qui sont dépourvus de la confiance en soi la plus fondamentale. La perte de cette capacité a des conséquences dramatiques. Si une partie du cadre épistémique d’un peuple est perdue ou endommagée, mais que sa capacité à le reconstruire et à le réinventer est demeurée intacte, alors, il est relativement facile de défaire le mal causé par l’injustice épistémique. Mais, si la capacité collective du groupe est elle-même perdue ou endommagée, alors le mal est profond et peut être irrémédiable.

9Pour résumer, l’injustice épistémique peut prendre au moins trois formes distinctes. En premier lieu, celle de l’imposition d’un changement affectant le contenu des cadres épistémiques. En deuxième lieu, celle de l’altération des cadres épistémiques fondamentaux. Enfin, celle de l’endommagement ou de la perte de la capacité des individus d’un groupe à maintenir, à retrouver ou à développer leurs propres cadres épistémiques.

10Les mécanismes de l’injustice épistémique et culturelle sont légion. Tout d’abord, il suffit pour en être victime d’être né dans une société dans laquelle les pratiques dominantes empêchent les individus d’accéder à une connaissance suffisamment solide des traditions culturelles et historiques de leur propre communauté. Dans ce cas, le cadre épistémique des ancêtres est tout simplement inaccessible. Le passé d’une société reste certes présent dans ses vestiges, mais sous une forme si dispersée qu’il est condamné à rester hors d’atteinte. On a appelé ce phénomène l’« aliénation natale » (Bhargava, 2007 : 160), une condition dans laquelle l’assujettissement est total et irréversible, et à laquelle il n’existe virtuellement aucune échappatoire. C’est ce qui est arrivé à un certain nombre de groupes tribaux aux États-Unis et ailleurs, en fait à chaque fois que, pour une raison ou pour une autre, une civilisation a été entièrement détruite.

11Ensuite, l’injustice épistémique peut survenir d’une manière plus subtile. Dans ce cas, les cadres épistémiques du groupe colonisé sont toujours présents, à peu près intacts et sous une forme cohérente et reconnaissable. Même les colonisateurs en remarquent l’existence. En un mot, ces cadres existent comme des options, mais sont rejetés en raison de leur manque de valeur. La supériorité des cadres récemment importés par les colons est acceptée comme allant de soi. Elle est présupposée. Les colonisés acceptent le cadre des colonisateurs pour la bonne raison qu’ils ont en fait déjà perdu leur autonomie épistémique. Ce choix aveugle est généralement précédé par un processus d’infériorisation des cadres culturels et épistémiques des colonisés, processus qui se déploie en premier lieu par le biais du discours des colonisateurs.

L’injustice épistémique du colonialisme britannique

  • 3 Pandit est un titre honorifique accordé en Inde aux érudits et aux maîtres de la musique classique. (...)

12L’absence d’aliénation natale, la disponibilité totale des traditions indigènes et, par conséquent, le choix possible entre les cadres épistémiques locaux et les cadres « étrangers » fraîchement reçus, la forte présence de pandits3 traditionnels dans les réseaux d’écoles de l’Inde d’avant l’Indépendance ou encore, ces derniers temps, une capacité remarquable à développer une littérature postcoloniale : autant de facteurs qui pourraient donner l’impression que l’esprit indien n’a jamais souffert d’une injustice épistémique tangible. Du reste, il a été soutenu que, si le colonialisme blanc en Inde a indubitablement entraîné une injustice politique et économique, il s’est généralement abstenu de falsifier ou d’interférer avec la connaissance des traditions historiques et culturelles indiennes, et que le colonialisme britannique a laissé aux Indiens colonisés une grande autonomie par rapport à leurs cadres épistémiques. C’est tout simplement faux. En fait, le colonialisme britannique en Inde est même un excellent exemple du deuxième mode de l’injustice épistémique. Bien sûr, le colonialisme britannique n’a pas réussi à effacer complètement les cadres épistémiques des colonisés. Il reste néanmoins difficile d’accepter sans sourciller les affirmations générales que font certains intellectuels, selon lesquelles il n’y aurait « pas eu de rupture avec le passé », ou « les identités traditionnelles n’ont jamais été perturbées », ou encore « le colonialisme n’a rien fait d’autre que d’introduire un idiome supplémentaire, un nouvel élément dans la mosaïque complexe des sociétés colonisées », ou, enfin, « la prétendue schizophrénie induite par le conflit entre les identités modernes et traditionnelles n’existe pas » (Pieterse et Parekh, 1997 : 2-3).

13Développons un peu. Dans un article écrit dans les années 1920, Shrî Aurobindo, figure politique extrêmement importante de l’Inde d’avant l’Indépendance, déplore l’« appauvrissement croissant de l’intellect indien » et son impuissance totale face « aux nouvelles conditions et aux nouvelles connaissances que le récent contact que nous avons eu avec l’Europe nous a imposées. […] Rien n’est à nous. Rien n’est issu de notre intelligence. Tout est dérivé. Nous n’avons pas compris grand-chose à cette nouvelle connaissance, à part ce que les Européens désiraient que nous pensions d’eux et de leur civilisation moderne. Notre culture anglaise – si l’on peut réellement l’appeler une culture – a décuplé le mal de notre dépendance au lieu d’y remédier » (Aurobindo, 1997 : 39-40).

  • 4 En sanscrit, un traité. Le terme est généralement utilisé en tant que suffixe, comme dans le Nâtya- (...)
  • 5 Max Friedrich Müller (1823-1900), philologue et orientaliste allemand. Il fut l’un des fondateurs d (...)

14Une maladie bien plus grave résulte de « cette mise en esclavage bien intentionnée » : la perte de l’autonomie intellectuelle. Selon Aurobindo, le mot d’ordre des Indiens était devenu l’« autorité », c’est-à-dire l’acceptation aveugle des idées, qu’elles viennent de l’extérieur, de l’Europe – comme pour les Indiens éduqués à l’anglaise –, ou de l’intérieur, comme celle des pandits, c’est-à-dire des idées issues de traditions fossilisées. C’est comme si le seul choix offert aux élites intellectuelles indiennes se situait entre un modernisme hyperoccidentalisé et un ultranationalisme. Si bien que certains membres de l’élite avaient à cœur de déterminer chaque détail de leur vie selon des critères exclusivement occidentaux, tandis que les autres s’efforçaient de suivre les shâstra4, les coutumes et les Écritures sacrées. Et chacun voulait la réforme de l’autre : « l’autorité de Max Müller s’était substituée à celle de Sâyana, et le dogmatisme de la pensée européenne à celui des pandits5 brahmanes ». L’absence de choix réel était en réalité le symptôme de l’érosion de la capacité des Indiens à penser par eux-mêmes, le symbole de la perte du pouvoir des « animaux pensant correctement » : celui de ne rien accepter ou de rejeter sans l’avoir au préalable interrogé de manière critique.

  • 6 Adi Shankara (788-820) fut l’un des grands métaphysiciens de l’hindouisme. (Ndt.)

15Au mieux, pour Aurobindo, les Indiens avaient été transformés en « animaux pensant mal », en Européens ou en pandits d’occasion, dont la pensée ne pouvait engendrer autre chose qu’un innommable salmigondis. Dans ces conditions, toute tentative pour assimiler de manière créative était vouée à l’échec. Une nouvelle fois, je citerai Aurobindo : « Nous avons essayé d’assimiler, nous avons essayé de rejeter, nous avons essayé de sélectionner, et nous n’avons pu accomplir aucune de ces trois choses. Le succès de l’assimilation dépend de la maîtrise, et nous ne sommes pas devenus les maîtres de la condition et de la connaissance européenne, bien au contraire, c’est plutôt elles qui nous ont saisis, qui nous ont assujettis et qui nous ont réduits en esclavage. Le succès du rejet n’est possible qu’à condition que nous ayons une “possession intelligente” de ce que nous souhaitons garder. Notre rejet doit être un rejet intelligent. Nous devons rejeter parce que nous avons compris, et non parce que nous avons échoué à comprendre. Mais notre hindouisme et notre vieille culture sont précisément des possessions que nous avons chéries avec fort peu d’intelligence. Tout au cours de nos vies, nous faisons des choses sans savoir pourquoi nous les faisons, nous croyons en des choses sans savoir pourquoi nous y croyons, nous affirmons des choses sans savoir si nous en avons le droit – parce que, au mieux, quelque livre ou quelque brahmane nous y a enjoints, parce que Shankara le pense6, ou encore parce qu’une certaine personne a proposé une certaine interprétation de ce qu’il considère comme l’un des textes fondamentaux de notre religion. » Et Aurobindo de conclure : « Nous avons sélectionné au hasard, nous avons rejeté au hasard, nous n’avons pas su comment assimiler ou choisir. Si bien que nous avons simplement subi l’impact européen, dominés sur quelques points, résistants grossièrement sur d’autres, mais, en fin de compte, malheureux, asservis par notre environnement, et aussi incapables de périr que de survivre » (ibid.).

16Une décennie plus tard, le philosophe indien K. C. Bhattacharya faisait à peu près le même constat. Dans un article intitulé « Swaraj in Ideas », Bhattacharya (1931) soutient que les Indiens ont subi un « assujettissement culturel », c’est-à-dire une forme de domination subtile qu’une culture exerce sur une autre dans la sphère des idées. Si cette domination est subtile, elle est également plus profonde, car « elle n’est d’ordinaire pas ressentie ». Elle opère à l’insu de nos esprits, elle nous possède comme un fantôme. Son caractère suprêmement inconscient signifie qu’elle peut prendre possession des esprits subjugués sans qu’ils en aient conscience, et qu’en définitive elle remplace les idées et les sentiments traditionnels par des idées initialement étrangères, sans la moindre « comparaison ou compétition ». Une chose est certaine, quand deux cultures sont longtemps au contact l’une de l’autre, elles sont forcément amenées à se donner comme à s’emprunter mutuellement. Une culture peut même davantage donner qu’emprunter. Toutefois, toute « assimilation créative » implique un réel conflit d’idées, une « guerre culturelle », comme certains aiment à l’appeler, au cours de laquelle les éléments de la culture étrangère ne seront acceptés qu’après « qu’une lutte ouverte et totale a pu se développer » entre les deux cultures. Dans le cas des cultures assujetties, il est difficile de trouver la trace d’un tel conflit, dans la mesure où les idées des colonisateurs ont simplement été imposées aux colonisés. Bhattacharya remarque que l’imposition n’implique d’ailleurs pas que les subjugués aient adopté ces nouvelles idées à contrecœur. La servitude volontaire est l’une des caractéristiques bien connues de la puissance culturelle. Les idées étrangères sont le plus souvent embrassées avec énormément d’enthousiasme, car elles sont jugées bonnes pour le subjugué, et, ni les qualités négatives du cadre, ni le processus négatif par lequel il a été imposé ne sont ressentis comme tels.

17Bhattacharya souligne également que le dommage infligé par l’assujettissement culturel – ce que j’appelle ici l’injustice épistémique – est très profond. Après un siècle de contact avec les idées bien vivantes de l’Occident, on pourrait naturellement s’attendre à trouver quelques textes écrits dans un style distinctement indien et apportant une contribution majeure à la culture et à la pensée du monde moderne. On pourrait facilement imaginer que cette contribution indienne concernerait l’histoire, la philosophie et la littérature, qu’elle pourrait être appréciée par nos compatriotes qui ont su retenir un peu de l’esprit vernaculaire, et que, par conséquent, elle pourrait être reconnue par d’autres comme le reflet de l’âme indienne. Or, d’après Bhattacharya, à part l’œuvre de quelques hommes de génie, on a bien du mal à trouver la preuve d’un tel travail créatif dans la classe indienne instruite. Nous acceptons, répétons ou exprimons un ressentiment impuissant. Nous sommes soit d’incroyables conservateurs, soit les perroquets de l’Occident ; une chose est sûre, nous ne possédons pas notre propre jugement. Sur un ton typiquement herdérien, Bhattacharya soutient que, si la pensée ou la raison peuvent bien être universelles, les idées, elles, prennent des formes diverses dans les différentes cultures, en adéquation avec leurs génies respectifs. « Chaque culture a sa propre physionomie qui se reflète dans chaque idée vitale et dans chaque idéal de cette culture. Il s’ensuit qu’une idée propre à un langage culturel ne peut jamais être exactement traduite dans le langage d’une autre culture. » C’est pourtant une telle traduction qui est nécessaire à une assimilation créative, et c’est pourquoi il plaide pour une « traduction véritable des idées étrangères en idées nationales avant de décider de les accepter ou de les rejeter » (ibid.).

18Si l’on n’était pas encore convaincu de l’injustice de tels changements culturels et épistémiques, il suffirait pour en prendre la mesure de réaliser que l’imposition à une population de catégories de pensée étrangères et le retrait de leurs propres cadres épistémiques sont souvent le fruit d’une stratégie consciente des colonisateurs visant à incorporer les élites des colonisés à un système de règles et de domination. Cette stratégie a bien souvent fait partie d’une tentative délibérée de détruire intellectuellement la culture et l’histoire du colonisé, en se fondant sur des considérations intellectuelles et morales. Comme l’explique Ranajit Guha, c’est exactement ce qu’ont tenté de faire les historiens coloniaux en Inde afin de remplir le vide qu’ils avaient créé avec leurs propres idées civilisationnelles. La substitution de la culture indienne par une culture coloniale était censée se faire en deux étapes successives. Il fallait d’abord démolir la culture historique hindoue en montrant qu’elle avait été supplantée par la culture islamique, puis montrer que la culture islamique était elle-même inférieure à l’occidentale. Pris ensemble, ces deux gestes conduisaient virtuellement à la suppression pure et simple du passé précolonial de notre peuple, qui voyait « sa perte compensée par le don d’une nouvelle histoire – une toute petite histoire, dont l’État colonial était le sujet » (Guha, 1998 : 75-80).

  • 7 Fanon avait très bien compris cela. Pour lui, les peuples colonisés ne sont pas seulement ceux dont (...)

19En Inde, cette destruction culturelle n’a pas fonctionné comme stratégie d’incorporation des élites. Mais, dans ce cas, quels sont les mécanismes qui ont contribué à les incorporer au système colonial ? Cette incorporation s’est faite en donnant forme aux désirs et aux croyances de l’élite, ainsi qu’en altérant son identité. Pour que cette stratégie alternative fonctionne, il était vital que les colonisés soient convaincus de l’infériorité et de l’absence de valeur de leur propre culture et de leurs propres cadres épistémiques7. Il fallait donc au préalable opérer un travail d’infériorisation, afin d’amener les colonisés à dénigrer leur propre culture, à ce qu’ils la considèrent comme inutile, régressive ou arriérée – jugement qui, pour toute culture, n’est possible qu’à condition d’être extrêmement superficiel. Ainsi, au XIXe siècle, de nombreux éléments de la vie indienne commencèrent à être dénigrés. Par exemple, Raja Ram Mohan Roy, l’architecte du libéralisme indien à ses débuts, avait le sentiment que la politique gouvernementale soutenant l’éducation en sanskrit et en arabo-perse ne pouvait avoir d’autres effets que de laisser l’Inde dans les ténèbres.

20L’infériorisation des cultures indigènes, nécessaire à l’exercice du pouvoir colonial, fut également le fruit des discours coloniaux des théoriciens politiques occidentaux, des conseillers des gouvernements et des administrateurs coloniaux, des historiens officiels et des professeurs de littérature anglaise. À la suite d’Edward Said, certains chercheurs ont soutenu que le pouvoir colonial fonctionnait en produisant un cadre épistémique à propos de l’Orient, un cadre crucial pour l’interprétation que l’Occident avait de lui-même et qui reposait sur une opposition binaire entre l’occidental et le non-occidental qui travestissait fondamentalement ce dernier. Ainsi, dans les écrits des apologistes du colonialisme, comme John Stuart Mill, l’histoire indienne était assimilée à celle de la Grande-Bretagne, et était utilisée pour marquer la différence entre les habitants de ces deux pays. D’un côté, les maîtres blancs, matériellement prospères, bien plus civilisés et dotés d’une religion et d’un système de croyances supérieur ; de l’autre, les subalternes, ethniquement noirs, sous-développés et ayant atteint un moindre niveau de civilisation, dotés d’une religion et d’un système de croyances inférieurs (voir Guha, 1998: 3). Les colonisateurs avaient leur propre explication à cette prétendue supériorité : en contrôlant fermement leurs appétits sexuels et en travaillant dur, les Européens étaient parvenus à produire une civilisation plus mûre et moralement plus complexe. L’Orient était paresseux et barbare, au mieux, primitif, enfantin et moralement limité, car il lui avait manqué la croissance psychologique qu’avait connue l’Europe (voir Mehta, 1999 ; Sterba, 1996 ; Nandy, 1983 et Viswanathan, 1998). De la même manière, l’irrationalité des colonisés mettait en valeur la rationalité des Européens. Dans l’esprit primitif, c’était l’instinct qui prédominait, au détriment de la pensée et de la réflexion. La satisfaction différée du désir était inconnue des Non-Européens (voir Mehta, 1999), il était d’autant plus difficile de les rendre rationnels.

  • 8 Comme le souligne Mehta, l’enfance est l’un des thèmes récurrents des écrits des libéraux britanniq (...)

21Le colonialisme culturel et les injustices épistémiques sont donc avant tout le résultat d’un projet d’infériorisation des cultures colonisées dans lequel les colonisés étaient considérés comme des enfants, si ce n’est des barbares8. Une fois achevé, ce processus d’infériorisation eut deux conséquences principales. Tout d’abord, dans la mesure où il entraînait une perte du respect et de l’estime de soi, ceux qui, parmi, les élites pouvaient échapper à leur « culture inférieure » le faisaient, et se faisaient « plus anglais que les Anglais ». Ils devenaient, pour reprendre l’expression de Fanon, des hommes « à la peau noire et aux masques blancs ». Ils ne parvenaient pas à s’arracher complètement à leur culture, mais étaient mal à l’aise dès qu’ils étaient confrontés à la moindre de ses caractéristiques. Pendant une longue phase de la période coloniale, cette gêne vis-à-vis de la plupart des aspects de leur culture et de leurs traditions fut extrêmement répandue au sein des membres de l’élite indienne. Ensuite, ceux qui ne pouvaient pas ou ne souhaitaient pas échapper à leur culture étaient condamnés à être traités en inférieurs par les leurs, précisément par les élites qui l’avaient abandonnée. Tout cela mena à de nouvelles divisions culturelles et à de nouvelles formes de séparations épistémiques, et, enfin, à un système d’inégalité gradué.

  • 9 C’est la raison pour laquelle Tagore a dû écrire : « Nous venons d’être diplômés de l’Occident, nou (...)

22Cela mérite de plus amples explications. Peu importe à quel point les colonisés tentaient d’imiter leurs maîtres, jamais ces derniers ne les acceptaient comme des égaux (d’où la schizophrénie, le ressentiment et, plus tard, la résistance9). Les colonisateurs ne décourageaient pas les élites de les imiter, mais ils ne leur permettaient pas non plus de prétendre à une identité européenne. En fin de compte, cette imitation n’avait que le mépris pour récompense, et les élites colonisées ne pouvaient pas échapper à leur subalternisation culturelle. Et, plus ils se sentaient inférieurs à leurs maîtres coloniaux, plus ils essayaient d’inférioriser leurs compatriotes, dont ils s’écartaient de plus en plus au plan culturel en ayant adopté la culture coloniale. Je dirai donc qu’il y avait en réalité non pas une, mais trois séparations. La première concernait les élites occidentalisées et les gens ordinaires, la distance intellectuelle séparant les deux groupes s’accroissant toujours davantage. Une deuxième séparation se situait entre les élites occidentalisées ultramodernes et leur contrepartie hypertraditionnelle, les premières se ruant sur les idées nouvelles de la manière la plus superficielle, tandis que les secondes y restaient fermées au point de défier l’intelligence et le bon sens. La troisième séparation regardait l’élite traditionnelle hindoue et l’homme ordinaire. Avant la colonisation, les religions et les cadres épistémiques de ces deux groupes étaient différents, mais bien souvent complémentaires. Ils se soutenaient mutuellement grâce à la flexibilité des cadres épistémiques du premier. Mais, quand ces cadres commencèrent à devenir plus rigides, la distance entre ces deux groupes s’accentua inévitablement.

  • 10 Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la transformation des Indiens en hommes blancs était une pol (...)
  • 11 En effet, dans une culture coloniale, les gouvernés sont en permanence tentés de combattre leurs go (...)

23On peut trouver certaines de ces idées exprimées différemment dans les écrits d’Ashis Nandy. Il affirme par exemple qu’un système colonial ne peut se perpétuer qu’en contraignant les colonisés à accepter de nouvelles normes sociales et de nouvelles catégories cognitives, et ce, par le biais d’un système de récompenses et de punitions socio-économiques10. Mais, à ses yeux, cette technique est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur un système bien plus dangereux et résistant de récompenses et de punitions intérieures : les gains et les pertes psychologiques secondaires et inconscientes qui résultent de la souffrance et de la soumission au colonialisme (voir Nandy, 1983). Avec le temps, la victime en vient à s’identifier à son agresseur, et développe progressivement une incapacité à reconnaître ce que le colonialisme lui fait subir (ibid. : XIV)11.

  • 12 En hindi, vidya veut dire « savant ». C’est d’ailleurs la même racine qui donne le verbe « voir » e (...)

24L’éducation coloniale a joué un rôle majeur dans l’encouragement à l’imitation des maîtres coloniaux. Elle a appris aux élites indiennes à « apprécier la conquête coloniale comme un triomphe et une réussite, quand bien même ce triomphe signifiait leur propre défaite, et cette réussite la perte de leur indépendance » (Guha, 1998 : 171). De plus, l’éducation coloniale en est venue à remplacer les traditions populaires indiennes. Une fois que l’anglais fut devenu l’élément constitutif de la pensée elle-même, les élites se retrouvèrent coupées de leurs propres traditions. C’est ce que remarque le grand penseur bengali, Bankim Chandra Chatterjee, quand il écrit que « le terme sikshita est aujourd’hui devenu la désignation habituelle de ceux qui ont été éduqués à la mode occidentale », ce terme étant l’antonyme de vidya12. Ceux qui étaient sikshita étaient par nature étrangers à l’enseignement traditionnel, et complètement ignorants des systèmes de pensée de l’Inde ancienne. L’une des conséquences majeures du colonialisme fut de créer un schisme profond entre la modernité coloniale occidentalisée et les traditions indiennes, à tel point que la nouvelle génération de l’élite devint incapable de communiquer avec l’ancienne génération de savants traditionnels.

25Pour résumer, le colonialisme n’a pas détruit toute culture indigène, pas plus qu’il n’a objectivé et déshumanisé tous les sujets coloniaux, ou qu’il ne les a traités en barbares, comme ont pu le soutenir Césaire, Memmi et d’autres. Il n’a même pas annihilé la confiance en soi fondamentale de tous les colonisés. En revanche, en interférant avec les autres cultures, le colonialisme a commencé à les déformer. Il l’a fait en repoussant dans les marges des traits centraux des cadres épistémiques indigènes et en plaçant au centre des traits jusqu’alors périphériques ou latents. Ce processus de remplacement est souvent allé jusqu’à ce que les éléments initialement centraux dans l’organisation de l’expérience des peuples colonisés ne survivent qu’en tant que souvenir et soient remplacés par d’autres qui, eux, n’étaient aux yeux des colonisés qu’inutiles et sans valeur. C’est du moins en ce sens que j’interprète la thèse d’Ashis Nandy selon laquelle la culture coloniale a modifié les priorités culturelles des cultures colonisées. Aujourd’hui, ce mouvement de va-et-vient entre les éléments du centre et ceux de la périphérie est commun à toutes les cultures. Ce phénomène survient surtout parce que, sans une autorité coordinatrice, la culture reste un tout complexe et non systématisé. Par conséquent, ce changement n’est pas en soi moralement condamnable, pas plus que ne l’est la marginalisation d’éléments autrefois dominants ; ce qui l’est, en revanche, c’est le fait que ce changement soit en grande partie orchestré par une autorité dotée d’une immense puissance politique et économique qui, faute d’être capable de vivre les cultures indigènes depuis l’intérieur, a changé de force la direction prise par les cultures indigènes – un changement provoqué pour ainsi dire à leur insu. Ironiquement, les acteurs de ce changement furent le plus souvent les élites colonisées.

26Parmi les nombreux exemples que développe Nandy, j’en citerai un. Le colonialisme, dit-il, a produit un consensus culturel dans lequel la puissance politique et sociale symbolisait la domination de l’homme sur la femme et de la masculinité sur la féminité. L’androgynie et la bisexualité psychologique chez les hommes indiens furent dissimulées et marginalisées par les stéréotypes sexuels de la classe moyenne européenne. Ces stéréotypes furent bientôt internalisés par les Indiens qui, peu à peu, ressuscitèrent l’idéologie des races martiales, latente dans le concept indien traditionnel de gouvernement et en firent l’élément central de leur pensée et de leur expérience. À partir de ce moment, la kshatriyahood (la noblesse) devint l’indicateur de l’indianité authentique. Nandy nous apprend que la culture indienne précoloniale opérait des distinctions subtiles entre les différentes formes d’androgynie ; certaines étaient bonnes, et d’autres, mauvaises. Le colonialisme a dévalué toutes ces formes, les a réunies en une seule, et a opposé cette forme rudimentaire et diminuée d’androgynie à une forme indifférenciée et nouvellement valorisée de masculinité. Par exemple, l’écrivain bengali Madhusudan Dutt a réécrit le Rāmāyana en renversant la hiérarchie de valeur qui existait entre Rama et le démon Ravana. Pour Dutt, et en accord avec la valorisation culturelle et épistémique de la masculinité, le Rāmāyana d’origine était en train de devenir une tragédie grecque : Ravana, un démon masculin, courageux, fier, compétitif, ambitieux et technologiquement supérieur était battu par un dieu féminin, lâche, plein d’abnégation et technologiquement inférieur. Après la transvaluation coloniale des valeurs, Dutt s’empressa de greffer cette masculinité à Rama lui-même. Rama devint un seigneur, un kshatriya moderne, qui combattait et vainquait un autre kshatriya, un roi étranger mais partageant les mêmes codes culturels. Ainsi, en accord avec l’idéologie coloniale, une caractéristique récessive de la culture traditionnelle indienne et de ses cadres épistémiques, a priori vouée à disparaître, revenait d’un coup sur le devant de la scène.

27Jusqu’ici, je me suis consacré à deux sortes d’injustice épistémique : l’infériorisation des cultures indigènes et la marginalisation forcée que les colonisateurs font subir à certains éléments des cadres épistémiques indigènes. Mais il existe une troisième sorte d’injustice, dans laquelle la forme épistémique fondamentale des cultures indigènes est transformée par les actions des colonisateurs, qu’elles soient intentionnelles ou fortuites. Laissez-moi vous donner trois exemples de ce processus de transformation. Premièrement, dans les cultures coloniales, la classification en termes de groupes est devenue plus importante que celle en termes d’individus. Albert Memmi nous rappelle à ce propos que, bien souvent, la marque du pluriel est l’un des signes de la dépersonnalisation du colonisé. « Le colonisé n’est jamais caractérisé d’une manière différentielle ; il n’a droit qu’à la noyade dans le collectif anonyme. » (Memmi, 1973 : 106.) Il n’est pas rare, quand un groupe rencontre un groupe étranger, qu’il n’arrive pas à considérer les membres de l’autre groupe autrement que comme une masse indifférenciée, à les juger autrement qu’à l’aide de stéréotypes grossiers, comme s’ils étaient tous identiques, chacun incarnant parfaitement les traits principaux de ce groupe également partagés par les autres. L’individuation et l’individualité sont fréquemment refusées à ce qui n’est pas familier. Le colonialisme a simplement institutionnalisé ce processus et a élaboré des politiques fondées sur l’idée que les colonisés n’avaient tout simplement pas de conception de l’individu et que, dans leurs traditions, seule importait l’identité du groupe.

28Un deuxième exemple de ce processus de transformation, lié au premier, est l’invention en Inde d’une nouvelle conception de la caste et son élévation au rang de symbole central de la société indienne. L’Inde précoloniale possédait de nombreuses identités sociales ; leurs relations et leurs trajectoires ne pouvaient être comprises qu’à la lumière d’un contexte social et politique complexe et dynamique. Un individu pouvait être membre d’un groupe religieux local, d’un groupe territorial, d’une cellule familiale, d’un « groupe de référence professionnel », d’une association agricole ou commerciale, d’un réseau confessionnel, etc. Il était également membre d’un jāti (une caste), mais ce n’était qu’une catégorie parmi d’autres, l’une des multiples manières d’organiser et de représenter son identité. Le peuple de l’Inde précoloniale ne disposait pas, semblerait-il, d’un mot unique dans le langage ordinaire pour exprimer les diverses formes d’identités et de communautés. Le colonialisme a remplacé l’idée de jāti par celle de varni – la classification de toutes les castes en quatre ordres hiérarchiques, avec les brahmanes tout en haut –, et, en sanctionnant cette idée par les écritures religieuses, il a fait de la caste l’essence de l’identité religieuse d’un individu, la caractéristique centrale et centralisante de la société indienne et de la religion hindoue (Dirks, 2001 : 13-14 ; Sheth, 2000 : 237-263).

  • 13 Il n’existe pas de mot pour « religion » dans la plupart des langues indiennes. Le mot sanskrit dha (...)

29Enfin, la rencontre coloniale a fait bien plus que simplement accorder de l’importance aux groupes en général et aux castes en particulier : elle a transformé la manière dont les individus conçoivent leur propre foi. Wilfred Cantwell Smith, le grand spécialiste des religions comparées, nous rappelle que la religion, définie comme un ensemble de croyances en certaines doctrines – en certains textes – est une invention européenne du début de la modernité, et qu’elle commença à exister dans et à travers les disputes théologiques qui déchirèrent les XVIe et XVIIe siècles (Smith, 1991). Le colonialisme importa cette catégorie en Inde et obligea les Indiens à se penser eux-mêmes comme les membres d’une communauté religieuse exclusive, non seulement différente des autres, mais opposée à ces dernières13. Bien sûr, il est vrai que les dieux et les déesses, les normes éthiques et les devoirs moraux, et mêmes les rituels et les pratiques que nous associons aujourd’hui à l’hindouisme ont existé sous une forme ou sous une autre par le passé. Mais là n’est pas le problème ; le problème, c’est bien plutôt qu’aucun de ces éléments n’avait été pensé comme participant d’une entité unique, si bien que l’individu qui prêtait allégeance à une quelconque pratique ne se sentait pas pour autant membre d’une communauté de croyances ou de doctrines en concurrence ou en opposition avec les autres. Les éléments qui seraient plus tard considérés comme constitutifs de l’hindouisme n’étaient pas encore à l’époque des entités idéologiques réifiées susceptibles d’être mobilisées à des fins politiques, comme, par exemple, la cause nationaliste. C’est le colonialisme culturel qui a rendu ce phénomène possible, et lui seul, et cette modification a joué un rôle central dans le remodelage de nos vies modernes.

30On pourrait soutenir que, si la culture coloniale moderne a fourni aux colonisés un sens de l’identité collective à la fois solide et oppressant, ainsi qu’un sens tout aussi restrictif du système unifié de croyances, il leur a également fourni au passage la culture technologique leur permettant d’y échapper, dans la mesure où cette culture technologique implique les notions de liberté individuelle et de justice sociale. En réalité cet argument manque le coche : si l’on admet que la forme épistémique fondamentale des cultures indigènes a été transformée à l’insu des colonisés, alors nous avons affaire à une perte d’autonomie épistémique en un sens très profond, et il y a là une injustice culturelle majeure. De plus, une fois qu’ont été perdues ou remplacées les anciennes notions d’individuation, d’appartenance multiple, de foi et de fluidité du moi, le colonisé ne peut raisonnablement choisir qu’entre un nombre très limité d’options. Cette limitation des choix est en soi une perte de liberté intellectuelle, et donc une injustice épistémique définitive.

L’Inde coloniale et post-indépendante

31Pour écrire cet article, je me suis beaucoup inspiré de l’ouvrage d’Ashis Nandy The Intimate Enemy (1983). Sa thèse rappelle sans conteste celle de Bhattacharya et d’Aurobindo ; il a sans doute été influencé par leurs œuvres. Pourquoi, depuis toutes ces années, et malgré notre affranchissement de la tutelle coloniale, continuons-nous à parler des problèmes que posent la perte de l’autonomie intellectuelle et l’injustice épistémique ? Pourquoi ce problème reste-t-il toujours d’actualité ? Il semblerait que nous ayons été incapables de tenir compte des avertissements de Bhattacharya et d’Aurobindo, et que nous ayons ignoré leurs propositions de solution. Quand Aurobindo déplore le fait que l’assujettissement colonial nous a – au moins temporairement – privés de notre capacité collective à comprendre et à évaluer nos traditions intellectuelles aussi bien que les nouvelles connaissances que nous ont apportées les Européens, cela sonne toujours aussi juste. « Rien n’est à nous. Rien n’est issu de notre intelligence. Tout est dérivé. Nous n’avons pas compris grand-chose à cette nouvelle connaissance, à part ce que les Européens désiraient que nous pensions d’eux et de leur civilisation moderne. » L’usage de l’adjectif « dérivé » est d’ailleurs intéressant. Dans une monographie publiée une cinquantaine d’années plus tard, le théoricien politique et social indien Partha Chatterjee se demande si le discours nationaliste indien est lui aussi « dérivé ». Et, dix ans plus tard, tous ceux qui réfléchissent à la théorie politique en Inde se posent la même question.

32Dire d’une chose qu’elle est dérivée, c’est affirmer que sa source réelle repose ailleurs que là où cette chose est actuellement située, faite ou utilisée. Les entités dérivées n’ont pas toujours besoin d’être importées ; en un sens, elles peuvent même parfois être élaborées par ceux qui en bénéficient le plus parmi les utilisateurs, à condition toutefois que la situation y soit propice. La structure conceptuelle de ces entités est généralement décalée par rapport aux nouveaux contextes dans lesquels elles sont élaborées. Ce décalage peut être majeur ou mineur, facile, difficile, voire impossible à corriger et à aligner sur les nouvelles conditions. Ceux qui, à l’origine, produisent et utilisent ces entités ont une idée très précise des buts qu’elles doivent atteindre. Mais ceux qui les empruntent peuvent les utiliser à des fins qui n’avaient pas été prévues. En conséquence, non seulement de nombreuses entités dérivées mettent à mal l’autonomie, mais, de plus, elles tordent et obscurcissent les intérêts réels de leurs nouveaux utilisateurs.

  • 14 L’expression a été inventée par le sociologue C. Wright Mills, dans L’Imagination sociologique ([19 (...)

33Pourquoi, dans le sens plus ou moins négatif que nous venons de préciser, la « théorie » est-elle dérivée des modèles occidentaux ? Pourquoi n’avons-nous pas su créer une nouvelle tradition de théorisation sociale et politique ? Il existe plusieurs raisons à cela, et j’en citerai trois. Tout d’abord, les lieux dans lesquels les traditions de théorisation politique et sociale se développent sont presque exclusivement occupés soit par la théorie politique occidentale universitaire, soit par des versions gravées dans le marbre et ultratraditionalistes de cosmologies qui continuent à orienter la manière dont les gens définissent le monde, et ce, d’une façon si normative que toute théorisation critique en devient impossible (les cosmologies sont spéculatives et non rationnelles ; elles prospèrent sur l’ambiguïté et la polysémie et sont peu enclines à examiner leurs propres présupposés). Parce qu’elles ont pour fonction d’encadrer les identités, les cosmologies et les « Suprêmes Théories14 » se disputent un même espace. Les cosmologies existantes limitent le développement des Suprêmes Théories politiques et sociales, et, du même coup, le développement des petites théories se voit à son tour limité.

34Une deuxième raison qui pourrait expliquer pourquoi la théorisation en Inde ne peut être que dérivée réside dans notre absence de confiance en soi et d’estime de soi, deux facteurs nécessaires au développement d’une nouvelle tradition de théorie sociale qui serait à la fois construite sur un pied d’égalité avec celles de l’Occident et appropriée à nos conditions de vie. Shrî Aurobindo soutenait que si nous pensions logiquement pour nous-mêmes, alors nous réaliserions que c’est seulement en permettant à l’Europe de penser pour nous que l’Inde court le risque de devenir une « mauvaise contrefaçon de l’Europe ». Quand commence-t-on à arrêter de penser pour soi-même et à se plier aux désirs d’un autre ? Pour Ashis Nandy, il ne faut pas se contenter de considérer le colonialisme en des termes économiques et politiques, mais aussi apprendre à y voir un phénomène sociopsychologique. Si cela est vrai, la fin du colonialisme politique, et même du colonialisme économique, n’entraîne pas nécessairement celle du colonialisme sociopsychologique. Et, en effet, on peut à bon droit soutenir que le départ des dirigeants coloniaux a vu l’apparition d’une seconde phase du colonialisme, inédite, au cours de laquelle la classe instruite récemment libérée se débarrassa de toutes ses inhibitions et embrassa ouvertement et sans le moindre esprit critique les catégories cognitives occidentales. Pour Nandy, le colonialisme dépend de la présence d’un code culturel partagé encourageant l’assimilation culturelle grâce à un mécanisme bien rôdé que les psychanalystes appellent l’« identification à l’agresseur ». Cette acceptation et cette assimilation sans réserve des systèmes conceptuels occidentaux fournissent d’ailleurs une excellente illustration de ce processus psychologique. Certaines injustices ne peuvent être commises sans un minimum de complicité de la part des victimes.

35Mais ce processus est-il intégralement psychologique ? La réponse est non, du moins si, par « psychologique », on entend « non institutionnel ». Au sens propre, il s’agit ici d’un processus mental rendu effectif par le biais d’un ensemble d’institutions. Lesquelles ? Ici, mon hypothèse est que cette nouvelle phase de la colonisation a commencé avec l’académisation de la vie intellectuelle indienne. L’université indienne moderne a emprunté à l’Occident toute la gamme de ses discours et de ses pratiques, dont une confiance quasiment absolue dans les journaux, les livres et les pratiques universitaires, qui sont pourtant les vecteurs d’une nouvelle forme du pouvoir colonial auquel il est très difficile d’échapper. L’espace dans lequel devrait se développer une théorie sociale et politique autonome est non seulement habité par les cosmologies traditionnelles, mais également par des théories politiques purement occidentales, qui s’acheminent ici à travers tout le réseau des pratiques universitaires. En lisant les grands théoriciens politiques, nous devrions logiquement accéder aux mondes que leurs textes créent. Cela devrait être également facile pour tous les anglophones. Mais nous sommes incapables de distinguer ce monde textuel du monde réel des hommes et des femmes ordinaires. Nous succombons encore et toujours à la même idée fausse : prendre l’abstrait pour du concret. Nous avons tout d’abord pris le monde idéal de la théorie politique occidental pour la réalité vécue de l’Occident, puis, nous avons commencé à imaginer que ce « monde réel » était notre propre habitat, ou devait l’être. Point n’est besoin de quitter l’Inde pour être un Indien non résident !

Briser nos chaînes ?

  • 15 Sur la dissociation morale, voir Sterba, 1996.

36Mais les choses changent, et, pour nous aider dans ce projet, nous pouvons aujourd’hui invoquer des écrivains comme Ranajit Guha, Partha Chatterjee, Sudipta Kaviraj, Dipesh Chakrabarthy, D. L. Seth ou Rajni Kothari. Leurs œuvres proposent des outils cognitifs destinés à changer la manière dont sont considérés les rapports entre colonisateurs et colonisés. Laissez-moi vous donner un exemple tiré de ma propre expérience. Les universités indiennes ont tendance à faire preuve de peu d’enthousiasme pour la philosophie politique et sociale, à la fois en raison du peu d’intérêt qu’ont les universitaires pour les problèmes liés à la normativité, mais également à cause de certains traits de la philosophie politique elle-même. Son contenu est peut-être universel, mais une chose est sûre, sa forme est bien locale, ne serait-ce que parce qu’il y a bien peu d’universitaires non occidentaux qui la pratiquent. La plus grande partie de la philosophie politique universitaire se soucie peu des sociétés non occidentales, ne fait quasiment aucune référence à leurs problèmes, ni aucune allusion à la manière dont les questions transculturelles subissent une inflexion spécifique au sein de ces sociétés. Non seulement la plupart des exemples utilisés en philosophie politique n’entretiennent pas de liens immédiats avec ces sociétés, mais bien peu de philosophes non occidentaux peuvent prétendre au rôle de modèle pour les étudiants indiens. Il n’est alors guère étonnant que les chercheurs en sciences politiques en Inde se tournent si peu vers la philosophie politique. La tâche d’un philosophe politique en Inde s’en trouve très difficile, d’autant que les journaux spécialisés sont tous publiés à l’étranger. Sans surprise, donc, les rares étudiants qui s'y intéressent n’y brillent guère et n’ont pas une grande confiance en eux. « Changer tout cela, cela signifie littéralement mettre le monde à l’envers, passer de l’autre côté du miroir, et expérimenter ce en quoi la vie n’est pas la même, vue depuis Bagdad plutôt que depuis Boston, ainsi que comprendre pourquoi il en est ainsi. Cela signifie prendre conscience que, quand l’Occident s’intéresse au monde non occidental, il ne voit généralement rien d’autre qu’un reflet de lui-même et de ses hypothèses, et non ce qu’est véritablement le monde non occidental, ou la manière dont les gens de là-bas vivent et se perçoivent eux-mêmes. » (Young, 1990 : 2.) Un tel travail nécessite un engagement intellectuel total, encadré, d’une part, par un engagement moral plus large visant à une considération et à un respect égal pour tous, y compris pour le plus vulnérable ou le plus étranger, et, d’autre part, par la volonté de construire des espaces communs dans lesquels les différentes cultures pourraient dialoguer sur un pied d’égalité. Il nécessite également de construire une culture plus large, une culture qui permettrait aux gens ordinaires des pays colonisateurs de se dissocier moralement des pratiques de leurs gouvernements et des multinationales qui perpétuent l’injustice15.

37Ce projet a également des implications financières. La rectification des erreurs intellectuelles passées n’est possible qu’à condition d’institutionnaliser un apprentissage systématique des autres cultures et des autres civilisations. Il ne suffira pas d’un geste symbolique. Il ne suffira pas de créer un institut de recherches ou un programme d’étude dédié à une zone géographique donnée. Il faudra au contraire investir massivement dans la recherche et l’éducation, dans des bourses ou encore dans le recrutement d’un personnel suffisamment compétent.

38J’en suis conscient, tout cela est plus facile à dire qu’à faire. Finalement, peu importe à quel point les élites non occidentales sont ou ont été complices de la production de l’injustice culturelle : une indéniable asymétrie dans la distribution du pouvoir et de la connaissance subsiste. Nous devons tenir compte du fait que les Occidentaux, y compris ceux qui se sont dissociés du colonialisme, continuent à tout ignorer du monde non occidental. Ce qui, à l’inverse, n’est pas le cas des intellectuels non occidentaux. En effet, ils ne peuvent faire leur travail sans une connaissance approfondie des traditions intellectuelles occidentales. Je ne suis pas seulement en train de dire qu’il existe une inégalité dans la connaissance empirique que les intellectuels ont les uns des autres, non, ce que j’ai en tête est quelque chose de plus profond : les présupposés et les hypothèses qui sous-tendent les recherches que nous effectuons sur notre propre monde sont eux-mêmes élaborés à partir de catégories dérivées de l’expérience occidentale. J’espère qu’il est maintenant suffisamment clair que les catégories de la pensée occidentale sont inadaptées à notre expérience et à notre monde vécu. Malgré cela, nous n’arrivons pas à nous en débarrasser. Même si nous savons qu’elles ne doivent être ni le point de départ de nos recherches, ni leurs résultats, ces catégories restent encore aujourd’hui le plus gros danger pour nos recherches. Nous savons par exemple que la théorie politique contemporaine peut être précieuse pour penser nos sociétés, mais nous savons tout aussi bien que le contexte dans lequel cette théorie a été produite n’a strictement rien à voir avec le nôtre. En un mot, le vrai problème aujourd’hui pour ceux qui subissent une injustice épistémique, est que, d’un côté, les catégories occidentales possèdent un potentiel universel indéniable et que, de l’autre, elles sont étroitement entremêlées aux pratiques occidentales et, pire, profondément imprégnées par la domination et l’hégémonie occidentale (voir Pieterse et Parekh, 1997). Nous ne pouvons ni ignorer les idées occidentales, ni les sauver des effets pernicieux de leur empreinte impériale. Pour les Non-Occidentaux, la pensée occidentale est la fois la leur et étrangère.

  • 16 J’emprunte l’expression à Leela Gandhi, 1998.

39Il semblerait qu’en plus de travailler main dans la main avec leurs homologues occidentales, les victimes de l’injustice épistémique doivent travailler, seules, à construire leurs propres réponses. Pour commencer, il leur faut savoir quelles réponses éviter. Premièrement, elles doivent éviter de céder à la tentation de la « revanche postcoloniale16 » ; ne rien évacuer d’occidental pour la seule raison que cette chose serait occidentale ; ne rien rejeter ni accepter aveuglément. Deuxièmement, ces victimes ne doivent pas tomber dans la chausse-trape d’un indigénisme dangereux et naïf, ou dans celle d’un nationalisme intellectuellement appauvri. Troisièmement, les élites anciennement colonisées ne doivent pas se comporter comme si elles n’avaient eu aucune responsabilité dans leur propre victimisation ni dans celle de leurs concitoyens. En effet, ces élites devraient reconnaître ouvertement le rôle actif qu’elles ont tenu dans la négligence ou l’infériorisation de leurs propres traditions et de leur propre culture.

40Et ensuite, que doivent donc faire les victimes d’injustice épistémiques ? Elles doivent d’abord s’efforcer de transformer leur biculturalisme en force plutôt que d’y voir seulement le signe de leur assujettissement. En même temps qu’elles mettent au jour l’eurocentrisme et le régionalisme des catégories occidentales, elles doivent également y voir une invitation au renouveau créatif d’une tradition potentiellement commune – une tradition parmi tant d’autres, mais une tradition partagée. Cela n’est possible qu’à condition que les peuples non occidentaux donnent un nouveau souffle à cette tradition, à l’aide de leurs propres intérêts et de leurs propres perspectives. En effet, les traditions occidentales se sont calcifiées en raison de l’impact du colonialisme et de la léthargie intellectuelle de ses héritiers. Elles ont besoin d’outsiders pour se vivifier. C’est d’ailleurs déjà le cas pour des concepts comme ceux de la laïcité, de la religion ou de la démocratie.

41Toutefois, le renouveau des traditions occidentales par les peuples non occidentaux n’est possible que si ces derniers s’engagent dans un effort collectif soutenu afin d’exhumer leurs propres traditions épistémiques oubliées ou négligées. Cela implique d’étudier des textes qui, jusqu’à présent, prennent la poussière dans des lieux inconnus. Mais est-il vraiment possible de recouvrer ces traditions indigènes ? Est-il possible de restaurer l’état d’origine des cultures des colonisés, celui d’avant la colonisation ? Peut-on les remettre à l’endroit où elles étaient avant que le colonialisme ne les déplace ? Peut-on vraiment recouvrer les formes épistémiques fondamentales ? Il y a peu de chance que nous ne retrouvions jamais les « cadres épistémiques originaux ». En un sens, il n’y a pas de retour en arrière possible, vers une culture purement indigène, car toute redécouverte est en partie réinvention. La restauration est peut-être envisageable pour des artéfacts culturels physiques, mais pour un artéfact immatériel comme un cadre conceptuel, cela semble extrêmement difficile. Le travail de fourmi consistant à retrouver la voix et l’histoire du colonisé peut cependant commencer en réunissant et en réinterprétant les traces d’une signification perdue présentes dans des textes en grande partie oubliés.

  • 17 Ashoka (304 av. J.-C.-232 av. J.-C.) est le troisième empereur de la dynastie indienne des Maurya. (...)

42Nous devons reconnaître qu’une énorme quantité de matériau a déjà été retrouvée. C’est juste que les chercheurs indiens en sciences politiques et sociales ne s’en sont pas encore rendu compte. La rencontre intellectuelle de ces textes pourrait constituer l’un des éléments les plus importants de cet effort collectif. Tout ce qui pourra en ressortir promet d’être intéressant. Permettez-moi d’illustrer cette idée avec quelques exemples. Le premier est tiré de l’histoire indienne. On parle souvent de l’importance de la tolérance dans la civilisation indienne, mais qu’en est-il exactement ? La tolérance implique que celui qui tolère s’abstient d’intervenir dans les croyances et les pratiques qu’ils trouvent répugnantes ou moralement inacceptables, quand bien même il en aurait le pouvoir. Les choses se passaient-elles vraiment ainsi, par exemple à l’époque d’Ashoka17 ? Ce que nous savons des édits de son époque ne donne pas cette impression. Un grand nombre d'entre eux reconnaissent comme naturel l’existence de plusieurs religions, et il semblerait qu’à l’époque, toutes étaient considérées comme dignes de respect. Les fois non bouddhistes n’étaient pas perçues comme des erreurs, mais comme des « parties constructives de la réalité dans une société moralement productive » (Scheible, 2008 : 321 ; voir également Thapar, 2000 : 432). Il était conseillé au praja, c’est-à-dire au seigneur, d’« éviter de louer sa propre foi et de dénigrer celle des autres d’une manière inappropriée, ou, quand l’occasion est appropriée, avec trop peu de modération » (Scheible, 2008 : 323). Il s’ensuit qu’une critique adéquate et modérée des autres fois est justifiée. Il est de plus présupposé que celui qui fera une telle critique se placera du point de vue de sa propre foi et que, par conséquent, il considère, au moins marginalement, que sa foi est supérieure à celle des autres. Ashoka lui-même a dû croire en la supériorité des enseignements de Bouddha. Selon ses édits, toutes les religions doivent être capables de partager un espace commun au sein duquel elles peuvent se respecter et dialoguer entre elles. Mais reconnaître et respecter les autres religions, ce n’est pas exactement la même chose que leur accorder un respect égal. Le respect est compatible avec la hiérarchisation, et c’est pourquoi l’utilisation du terme « tolérance » dans le contexte des édits d’Ashoka est en partie appropriée. En fait, c’est comme si ces édits exprimaient quelque chose de plus que la tolérance mais, en même temps, de moins qu’un appel à un respect égal pour toutes les religions. Nous avons clairement affaire à un concept qui refuse de se ranger gentiment dans les catégories bien nettes de la théorie politique occidentale.

  • 18 On pourrait ici rendre dharma par « vertu », « devoir ». En effet, Kaushika apprend à contrôler sa (...)
  • 19 Pour une discussion de la notion bouddhiste d’égalité humaine, voir Obeyesekere, 2002 : 182-185 ; a (...)

43Depuis que l’anthropologue français Louis Dumont a posé en principe l’idée essentialiste selon laquelle la société indienne doit être comprise comme un tout organique s’incarnant dans un système hiérarchisé de castes, et que cette idée en est venue à être l’idéalisation de la réalité sociale de l’Inde du XIXe siècle, il est devenu difficile pour les universitaires de concevoir qu’une certaine forme d’égalité ait pu être une ressource conceptuelle mobilisable au sein de nos traditions. Le Mahābhārata, généralement considéré comme étant en parfait accord avec le système des castes, contient des vers dans lesquels le brahmane Kaushika est enjoint à apprendre le dharma18 auprès d’un membre d’une caste inférieure. Il y a donc bien ici, de manière implicite, l’idée d’une certaine forme d’égalité « dharmique ». Mais il est possible de soutenir que la transformation du brahmanisme védique par le bouddhisme est en réalité l’une des premières origines de l’idée d’égalité sociale19. Le bouddhisme est devenu une sorte de catalyseur et a ouvert un espace conceptuel qui sera largement utilisé par les basses castes, les shudras, puis, plus tard, par les sans-castes.

  • 20 En français : dévotion. (Ndt.)
  • 21 Virasaiva signifie la foi en Shiva (saivisme ou sivaïsme) militante et héroïque (vira). Les virasai (...)
  • 22 Ekantada Ramayya et les aradhyas donnèrent un contenu à ce mouvement avant que Basavanna n’en prenn (...)
  • 23 Sur la liberté accordée aux femmes de renoncer au mariage, voir Thapar, 2007. La communauté de Mira (...)

44Entre le VIIe et le XIIIe siècle, divers mouvements que l’on regroupe généralement sous le terme de bhakti 20 prônèrent une certaine forme d’égalitarisme. L’un de ces mouvements était à ce sujet particulièrement radical : il s’agit du mouvement des virasaivas21, mené par le saint du Karnataka, Basavanna22, et popularisé par les auteurs vachana du XIIe siècle. Bien qu’il fût brahmane, Basavanna se révolta contre l’orthodoxie brahmanique, le ritualisme et la discrimination fondée sur la caste, sur les croyances ou sur le genre. Son mouvement accorda une place particulière à la femme qui, du même coup, devint le facteur déterminant du renversement de la supériorité brahmanique, et, dans une certaine mesure, des valeurs patriarcales. La femme, avec son pouvoir créateur et nourricier, devint plus importante que l’homme, et les membres des basses castes, dénués des privilèges de la richesse et du pouvoir, étaient considérés comme plus proches des dieux que les brahmanes (Ramaswamy, 1996 : 147). Adorateurs de Shiva, les membres de ce mouvement rejetèrent l’autorité védique en matière de rites de crémation, et lui préférèrent la mise en terre. Ils défendaient le remariage des veuves, combattaient les mariages arrangés et les mariages d’enfants, et ne considéraient pas les femmes comme impures pendant leurs règles (Jones, 1994 : 11). En effet, les femmes saintes, qui s’étaient dédiées aux dieux dès le plus jeune âge, subvertissaient de nombreuses normes phallocentristes. Elles défiaient leurs parents et échappaient au mariage de plusieurs manières : grâce à un amour farouche, en devenant courtisane, en se transformant en vieille femme immariable ou même en se transformant en homme. Comme de nombreuses bouddhistes ou jaïnes du passé, elles disposaient également de la liberté de refuser explicitement le mariage (Dharwadker, 1999 : 271-278)23. Certes, le radicalisme des débuts et l’« antisanskritisation » du mouvement des virasaivas ne survécurent pas au XIIe siècle, ni aux inégalités socio-économiques (entre les membres de la caste des madigas et les holeyas, des ouvriers agricoles très pauvres, et celle des okkaligas, leurs propriétaires très riches), aux inégalités de genre, au patriarcat et aux hiérarchies de castes (Ramaswamy, 1996 : 192). Toutefois, trois positions de ce mouvement méritent d’être soulignées : tout d’abord, la défense de l’égalité sociale et le rejet de la hiérarchie de caste et de genre ; ensuite, l’accent mis sur le choix individuel et la responsabilité dans le domaine religieux, y compris la possibilité de s’en libérer sans la médiation de l’autorité sociale ou de l’institution, développant par là le répertoire conceptuel de la liberté socioreligieuse pour les individus ; enfin, cette liberté non seulement mettait en question l’autorité établie par son existence même, mais constituait également un très bon terreau pour une contestation radicale.

  • 24 Pour une discussion du Sultanat et de la période moghol, voir Alam, 2004.

45Il y a donc bien, dans l’histoire indienne ancienne, des espaces conceptuels au sein desquels certaines formes de tolérance religieuse, d’égalité sociale et de liberté individuelle ont pu se développer. Intéressons-nous maintenant aux périodes du sultanat de Delhi ou de l’Empire moghol, et tournons notre attention vers les notions de charia, d’État et de justice. Certains chercheurs ont soutenu que ce sont les exigences de la politique qui ont empêché les chefs turcs et afghans d’imposer la charia à toute la population de leur royaume. On pourrait tout aussi bien soutenir qu’ils ont seulement suivi l’injonction coranique selon laquelle il ne saurait y avoir de contrainte en matière de foi, et les musulmans doivent coexister pacifiquement avec les non-musulmans. En effet, le pragmatisme politique n’était pas si courant parmi le clergé et l’élite dirigeante de l’époque ; nombreux sont d’ailleurs ceux qui ont succombé à la pression exercée par l’orthodoxie religieuse. Ziauddin Barani (1285-1357), par exemple, s’opposait à tous les mécréants, et promouvait le din et la charia. Puisque la fonction première du roi était de protéger l’Islam et les musulmans, tout acte bénéfique pour les musulmans était digne de louanges, quel que soit le préjudice causé aux mécréants. Pour Barani, une action royale au service de l’Islam ne pouvait être despotique ; à l’inverse, toute décision qui ignorait, négligeait ou offensait l’Islam sunnite ne pouvait qu’être tyrannique. Le chef musulman devait être juste, c’est entendu, mais cette justice n’était établie qu’à condition que le roi suive les commandements de la religion24.

  • 25 Un mécréant ou un infidèle. (Ndt.)

46De façon similaire, pour Ali Hamdani (XIVe siècle), les sujets du roi devaient être divisés entre musulmans et kafirs25. Si ces deux groupes jouissaient également de la miséricorde divine, ils devaient en revanche être traités différemment par les gouvernants musulmans. Ces derniers étaient enjoints à protéger la vie et les biens des kafirs, à la seule condition qu’ils n’aient pas construit de bâtiments publics voués à leurs divinités. Même leurs constructions religieuses privées devaient, quoi qu’il arrive, rester ouvertes aux voyageurs musulmans, et aucune démonstration publique de leur foi et de leurs coutumes n’étaient autorisées. Le jizya, une taxe spéciale imposée aux kafirs, était non seulement très lourd financièrement, mais également un symbole d’infériorité, ce qui encourageait les conversions à l’islam. Le statut inférieur des hindous leur était en permanence rappelé dans l’État islamique.

47Cependant, la réalité est loin d’être aussi simple : cette interprétation oublie la manière dont, à l’époque, la charia a été réinterprétée et comment la justice, bien plus que la loi religieuse, a été l’une des valeurs principales sous-tendant l’État. Tout d’abord, dans un contexte dans lequel les croyances religieuses des dirigeants ne coïncident pas avec celles de leurs sujets, les dissidents au sein de l’islam sunnite continuaient à invoquer la charia, mais en en altérant le sens. Par elle, ils légitimaient l’idée d’une cité dans laquelle cohabiteraient harmonieusement différentes religions et pratiques sociales, dirigée par un souverain qui n’assurerait pas seulement le bien-être des musulmans, mais celui de son peuple tout entier. Pour ces dissidents, la charia ne devait pas être interprétée en des termes strictement juridiques, mais en des termes philosophiques (Alam, 2004). De concept rigide de la loi, elle devint un concept bien plus souple de philosophie politique pratique. Dans l’interprétation étroitement juridique de la charia, telle qu’on peut la trouver chez des auteurs du XVIe siècle comme Barani ou Sirhindi, la charia ne signifie pas seulement la domination totale des musulmans, mais également – au moins – l’humiliation des infidèles, sinon l’élimination complète de l’incroyance. Pour ceux qui interprétèrent la charia d’une manière davantage philosophique, comme par exemple Abul Fazl, la charia est synonyme de Nâmûs (loi divine) : sa tâche la plus importante est de maintenir l’équilibre entre les intérêts conflictuels, de promouvoir l’harmonie entre les groupes et les communautés, et de veiller au respect des croyances personnelles.

  • 26 Naīr al-Dīn al-Tūsī, de son vrai nom Muhammad ibn Muhammad ibn al-Hasan al-Tūsī, philosophe, scient (...)

48De plus, ces dissidents développèrent une conception de l’État fondée sur une justice compatible avec la charia mais en partie indépendante de cette dernière. Une telle idée est par exemple présente dans les écrits de Naṣīr26, notamment dans son Akhlāq-e nāsirī (1232, « Éthique »). Ce texte se concentre sur l’homme, sur sa vie et sur le monde temporel. Si l’adoration de la divinité est l’une des conditions de la perfection de l’homme, cette perfection ne peut néanmoins être atteinte sans une organisation sociale paisible et solidaire. Et la coopération sociale, à son tour, dépend de la justice. Si la justice – c’est-à-dire l’adl – disparaît, les hommes ne poursuivront que leurs intérêts privés, et il n’y aura pas de coopération sociale. Pour la faciliter, il faut réussir à maintenir un équilibre entre les intérêts privés. C’est le rôle de la charia, mais son action n’est possible qu’à condition qu’elle soit appliquée par un roi juste dont le devoir principal est de contrôler le peuple par le biais de son amour et de ses faveurs. La coopération peut être effective : 1) grâce à l’amour mutuel (mohabbat). Toutefois, en l’absence d’amour naturel, la seule solution pour l’atteindre est 2) un artifice, c’est-à-dire la justice. Si chacun éprouvait de l’amour pour son prochain, alors l’insaaf (la justice) serait redondante. (Le mot insaaf vient de nafst qui signifie « prendre la moitié, couper en deux ». Le munsif, celui qui rendait la justice, divisait l’objet disputé en deux parts égales, et les partageait.) La coopération sociale est rendue effective grâce à ce partage, à travers une justice appliquée en accord avec la loi, protégée et défendue par un roi dont le principal instrument de contrôle est l’affection, les faveurs et la justice plutôt que la contrainte.

  • 27 Ce qui, comme nous l’avons déjà dit, introduit un certain degré d’ambigüité dans la charia.

49Dans ces écrits, la justice dans un État idéal engendre l’harmonie sociale et l’équilibre des revendications conflictuelles des divers groupes d’intérêts ou religieux. Les divergences à propos de la justice (adl ) sont sources d’affrontements et de destructions. Dans un traité du xVIIe siècle compilé dans les sultanats du Deccan, il est écrit que l’objectif du sultanat est de satisfaire les besoins humains temporels. Or, puisque les êtres humains croient en diverses religions, des conflits s’ensuivent nécessairement. Le rôle de l’envoyé du dieu parfait, du Nâmûs ou de la charia est donc de rendre ce genre de conflits impossibles27.

  • 28 Les Sassanides régnèrent sur l’Iran de 224 à 651, soit 427 ans. Leur religion était le zoroastrisme (...)
  • 29 Le mutazilisme est une école de pensée théologique musulmane (VIIe siècle-XIIIe siècle) qui défenda (...)

50En outre, la justice implique que chacun ne reçoit ni plus ni moins que ce qu’il mérite en tant que membre de sa classe. L’excès, comme le manque, bouleverse la nature de l’union et les relations sociales de cette association. Cet accent sur la désirabilité de la justice traduit le point de vue d’une éthique laïque. La justice est pour tous, et elle combat toutes les discriminations. L’un des premiers conseils prodigués aux rois dans ces textes est de considérer tous leurs sujets comme « leurs amis et leurs fils », indépendamment de leur foi. Un souverain non musulman mais juste servira mieux la société qu’un sultan musulman inique (Alam, 2004). Les anciens rois sassanides régnèrent pendant presque cinq cents ans, alors que ces infidèles vouaient un culte au feu28. Les théories de la justice de Naṣīr et celle du mutazilisme29 ont beaucoup en commun, mis à part que la première dépendait de la volonté divine et, la seconde, de la raison humaine. C’est la théorie de la justice de Naīr qui a prévalu dans la tradition sunnite, mais des traces de la seconde s’y sont glissées, du moins quand l’éthique de la première en était suffisamment proche.

  • 30 Jalâluddin Muhammad Akbar, en persan (1542-1605) dirigea l’Empire moghol de 1556 jusqu’en 1605. Il (...)

51Akbar30 alla encore plus loin (voir Aquil, 2006 : 232). Puisque le sultan était de facto calife en Inde, tous les dirigeants musulmans dépendaient des directives religieuses des seuls oulémas. Le Sadar-us-Sadur était le théologien en chef de l’État, responsable de l’interprétation et de l’application de la charia. En 1579, Akbar réduisit les pouvoirs de ce fonctionnaire, expliqua qu’il était un gouvernant juste, qu’il n’était lié à aucune interprétation particulière de la charia, et qu’au moindre désaccord sur un point juridique, il avait toute autorité pour donner une interprétation de la charia légalement contraignante. Cette prise de position revêt clairement des connotations laïques.

52Akbar abolit également l’impôt sur les pèlerinages hindous, ainsi que le jizya. Les chercheurs ont légitimement soutenu que « ces décisions furent dictées par les exigences de l’État et non au nom de la tolérance religieuse », mais cela n’est vrai que pour la première partie de son règne. En effet, il adopta par la suite la philosophie soufiste du Sulh-I-Kul – « paix absolue/universelle » – qui implique notamment la tolérance socioreligieuse. Il promulgua le Din-i-Ilahi, une « religion universelle et philosophique du Dieu unique », – indépendante de l’islam orthodoxe et de l’hindouisme, et utilisant une terminologie neutre destinée à résoudre les controverses à la fois internes et externes – mais fortement influencée par le panthéisme : « Dieu a créé des différences visibles, mais la Réalité est une » (voir Athar Ali, 2006). Il interdit les conversions forcées à l’islam, abrogea les restrictions sur les constructions de temples et nomma des hindous à des postes enviés. Il organisa des discussions religieuses ouvertes non seulement aux musulmans, mais également aux hindous, aux jaïns, aux Parsis et aux chrétiens. Le Mahābhārata et les Upanishad furent traduits en persan, et de nombreuses festivités hindoues furent célébrées à la cour d’Akbar. Suivant en cela les yogis hindous, Akbar ne mangeait pas de viande et se rasait une partie des cheveux. Il appelait ses domestiques des chelas (titre que l’on attribuait aux disciples des yogis). Il demanda à un brahmane de traduire le Khirad Afza et se montra curieux des cultes voués au feu et au soleil. Il autorisa ses épouses hindoues à vénérer leurs idoles dans l’enceinte de son palais, et, à la fin, montra un intérêt certain pour l’idée de réincarnation. Ajoutons qu’il adorait la Vierge Marie, et qu’il autorisa la construction d’églises chrétiennes.

53Tout cela offre un contraste saisissant avec le reste d’un monde dans lequel le fanatisme religieux et l’intolérance étaient considérés comme des vertus. L’« Âge d’Akbar », correspond, en France et ailleurs en Europe, à une époque de guerres religieuses sanglantes (massacre de la Saint-Barthélemy, par exemple, en 1572). Plus proche de l’Inde, l’empereur ottoman déclara que l’une des priorités politique de l’État était de renforcer la charia. Les Britanniques ont repris le flambeau de cette tradition, développée par Akbar, de respect égal – ou presque égal – et d’impartialité vis-à-vis de toutes les religions. Il ne semble pas exagéré d’en conclure que, alors que les Européens apprenaient à la dure l’idée de tolérance religieuse, un espace conceptuel pour une idée d’impartialité à l’égard de toutes les fois avait déjà été créé dans le sous-continent indien, et que l’Europe le découvrit, si tant est qu’elle l’ait réellement découvert, grâce à la rencontre coloniale et à l’héritage politique de ses sujets colonisés.

54Comme je l’ai déjà dit, quelques fractions de l’élite indienne, à un certain degré et pendant au moins une phase du colonialisme, ont expérimenté une rupture avec le passé : leur identité a été fortement perturbée, et ils ont flirté avec une forme de schizophrénie, à tel point que la modernité coloniale en est venue à ne pas être seulement un langage parmi d’autres, mais le langage dominant de la compréhension de soi-même et de la société. En tant que tout, la société coloniale a échappé à ce destin, pour la bonne raison que la majorité de ses membres était exclue de la culture coloniale et ne subissaient donc pas les effets délétères que cette culture avait sur les élites.

55Au mieux, nous sommes si profondément inscrits dans un cadre conceptuel étranger que les cadres créés par les générations précédentes ne peuvent nous apparaître que comme des reliques curieuses et exotiques. Pourtant, ces cadres sont bel et bien présents dans nombre de nos pratiques, et même dans certains de nos traits de caractère, mais nous ne sommes plus capables de les reconnaître comme nôtres ou de voir en quoi ils sont connectés à notre identité.

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Notes

1 En 1931, lors d’une conférence, le philosophe indien Krishna Chandra Bhattacharya développa l’idée d’un esclavage de l’esprit, conséquence de la violence de l’assujettissement d’une culture par une autre. La version épistémique de cette idée est l’assujettissement épistémique.

2 Les membres d’une communauté ne sont pas toujours conscients de ces prédispositions, mais leurs actes les trahissent. Par ailleurs, ce devoir de transmission est institutionnalisé au sein du système éducatif soutenu par les enseignants et les éducateurs, et fait partie de ce que les parents attendent des enseignants.

3 Pandit est un titre honorifique accordé en Inde aux érudits et aux maîtres de la musique classique. (Note du traducteur.)

4 En sanscrit, un traité. Le terme est généralement utilisé en tant que suffixe, comme dans le Nâtya-shâstra, le « Traité de la danse et du théâtre ». (Ndt.)

5 Max Friedrich Müller (1823-1900), philologue et orientaliste allemand. Il fut l’un des fondateurs des études indiennes et de la mythologie comparée. Sâyana (1315-1387) fut l’un des principaux commentateurs des textes védiques. (Ndt.)

6 Adi Shankara (788-820) fut l’un des grands métaphysiciens de l’hindouisme. (Ndt.)

7 Fanon avait très bien compris cela. Pour lui, les peuples colonisés ne sont pas seulement ceux dont l’on s’est approprié le travail, mais « tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d’infériorité, du fait de la mise au tombeau de l’originalité culturelle locale » (1952 : 116).

8 Comme le souligne Mehta, l’enfance est l’un des thèmes récurrents des écrits des libéraux britanniques en Inde. Pour ces derniers, « l’Inde est une enfant à laquelle l’Empire offre la perspective d’une filiation progressive et légitime. En tant que parent, la Grande-Bretagne a envers elle autant d’autorité que de responsabilités » (ibid. : 32).

9 C’est la raison pour laquelle Tagore a dû écrire : « Nous venons d’être diplômés de l’Occident, nous venons de réussir à traduire ces termes étrangers d’égalité, de liberté, de fraternité, etc. en bengali, et, dans notre naïveté, nous pensions que l’Europe, avec toutes ses prouesses matérielles, reconnaîtrait le faible comme son égal en termes de droits de l’homme. Nous, les récents diplômés, nous avons considéré les Occidentaux comme des dieux que nous pourrions toujours adorer, et qui, armés de leur infinie bonté, veilleraient toujours sur nous. […] Ce que je veux dire, c’est qu’il y a une idée qui gagne très vite du terrain, aussi bien en Inde qu’en Angleterre : les principes européens sont faits pour l’Europe, et pour l’Europe seule. Les Indiens sont si différents que les principes de la “civilisation” ne correspondent pas tout à fait à leurs besoins » (cité dans Guha, 1998). Ainsi, même le plus célèbre des libéraux indiens – un homme qui croyait davantage à l’universalité de la culture que la majorité de ses contemporains – ne fut en définitive pas dupe de la prétention à l’universalisme du libéralisme anglais.

10 Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la transformation des Indiens en hommes blancs était une politique coloniale tout à fait consciente. Lord Macaulay a élaboré une stratégie célèbre pour répondre à la nécessité « de former une classe d’individus, indiens de sang et de couleur de peau, mais anglais dans leurs goûts, leurs opinions, dans leur moralité et dans leur intellect », cité dans Mehta, (1999 : 15).

11 En effet, dans une culture coloniale, les gouvernés sont en permanence tentés de combattre leurs gouvernants, mais dans les limites psychologiques que ces derniers leur ont imposées. Par exemple, les protestations anticoloniales prirent bien souvent modèle sur une image de la masculinité récemment valorisée. Pour Nandy, il n’est pas surprenant que l’Occident ait créé non seulement des admirateurs et des imitateurs serviles, mais également des opposants fantoches, de cirque, qui, comme des gladiateurs, livrent leur dernier combat devant des Césars appréciateurs. Pour Nandy, l’opposant classique à l’Occident a été intégré au sein de la conscience dominante comme un « contestataire ornemental ».

12 En hindi, vidya veut dire « savant ». C’est d’ailleurs la même racine qui donne le verbe « voir » en français ou « Wissen » en allemand. (Ndt.)

13 Il n’existe pas de mot pour « religion » dans la plupart des langues indiennes. Le mot sanskrit dharma, par lequel il est le plus souvent traduit, n’est pas adéquat pour notre propos.

14 L’expression a été inventée par le sociologue C. Wright Mills, dans L’Imagination sociologique ([1959] 1997). Il faut entendre par là une théorie prétendant rendre compte de la totalité de l’univers, comme ont pu le faire le marxisme, le structuralisme, etc. En France, dans le même ordre d’idée, le lecteur sera plus familier des « Grands Récits ». (Ndt.)

15 Sur la dissociation morale, voir Sterba, 1996.

16 J’emprunte l’expression à Leela Gandhi, 1998.

17 Ashoka (304 av. J.-C.-232 av. J.-C.) est le troisième empereur de la dynastie indienne des Maurya. Afin de diffuser son idéal de tolérance, il promulgua un certain nombre d’édits qu’il fit graver dans la pierre et ériger dans tout l’Empire. (Ndt.)

18 On pourrait ici rendre dharma par « vertu », « devoir ». En effet, Kaushika apprend à contrôler sa colère auprès d’un boucher. (Ndt.)

19 Pour une discussion de la notion bouddhiste d’égalité humaine, voir Obeyesekere, 2002 : 182-185 ; ainsi que Thapar, 2007.

20 En français : dévotion. (Ndt.)

21 Virasaiva signifie la foi en Shiva (saivisme ou sivaïsme) militante et héroïque (vira). Les virasaivas sont aussi appelés lingayatas, ceux qui portent le symbole de Shiva, le linga. (Ndt.)

22 Ekantada Ramayya et les aradhyas donnèrent un contenu à ce mouvement avant que Basavanna n’en prenne le contrôle.

23 Sur la liberté accordée aux femmes de renoncer au mariage, voir Thapar, 2007. La communauté de Mirabai (1498-1550), par exemple, s’exprima au nom des classes subalternes (et plus particulièrement des communautés de tisseuses du XVIe siècle) du Saurashtra et du Rajasthan (Inde occidentale) contre les privilèges féodaux et le poids des castes. Elle appela à la résistance culturelle contre les relations maritales imposées et offrit un refuge à ceux qui renonçaient à leur caste. Voir Mukta, 1994, ainsi que Sangari, 1990.

24 Pour une discussion du Sultanat et de la période moghol, voir Alam, 2004.

25 Un mécréant ou un infidèle. (Ndt.)

26 Naīr al-Dīn al-Tūsī, de son vrai nom Muhammad ibn Muhammad ibn al-Hasan al-Tūsī, philosophe, scientifique et mathématicien persan (1201-1274). (Ndt.)

27 Ce qui, comme nous l’avons déjà dit, introduit un certain degré d’ambigüité dans la charia.

28 Les Sassanides régnèrent sur l’Iran de 224 à 651, soit 427 ans. Leur religion était le zoroastrisme. (Ndt.)

29 Le mutazilisme est une école de pensée théologique musulmane (VIIe siècle-XIIIe siècle) qui défendait, entre autres, l’idée d’un libre arbitre humain fondamental et s’opposait à l’idée de prédestination. (Ndt.)

30 Jalâluddin Muhammad Akbar, en persan (1542-1605) dirigea l’Empire moghol de 1556 jusqu’en 1605. Il est généralement considéré comme le plus grand – akbar en arabe – Moghol. (Ndt.)

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Pour citer cet article

Référence papier

Rajeev Bhargava, « Pour en finir avec l’injustice épistémique du colonialisme »Socio, 1 | 2013, 41-75.

Référence électronique

Rajeev Bhargava, « Pour en finir avec l’injustice épistémique du colonialisme »Socio [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 15 mars 2014, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/socio/203 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio.203

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Auteur

Rajeev Bhargava

Économiste et théoricien politique, dirige le Centre for the Study of Developing Societies de Delhi, Inde. Ses principales publications sont : Individualism in Social Science, Oxford, Clarendon Press, 1992 ; Secularism and its Critics, New Delhi, OUP, 1998 ; Politics and Ethics of the Indian Constitution, New Delhi, OUP, 2008 ; What is Political Theory and Why do we need it?, New Delhi, OUP, The Promise of India’s secular democracy, New Delhi, OUP, 2010.
rbhargav4@gmail.com

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