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Les défis du pentecôtisme en pays musulman (Burkina Faso, Mali)

Sandra Fancello
p. 29-53

Résumés

La progression quasi simultanée de l’islam et du christianisme en Afrique de l’Ouest a bientôt fait de la religion musulmane le nouveau défi des pasteurs pentecôtistes qui multiplient les attaques frontales et les appels à la conversion des musulmans, notamment dans des pays à majorité musulmane comme le Burkina Faso, le Niger et le Mali. A partir de deux enquêtes menées dans la ville de Ouahigouya, au nord du Burkina Faso, et dans la ville de Mopti, au nord du Mali, nous verrons en quoi l’implantation récente de deux églises pentecôtistes permet d’illustrer la violence de la conversion pentecôtiste en pays musulman et comment pasteurs et fidèles tentent d’établir des relations de bonne entente et de tolérance réciproque, notamment en misant sur l’engouement collectif pour le football comme facteur de réconciliation.

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Texte intégral

1L’expansion des pentecôtismes en Afrique s’est traduite dès les commencements par la lutte contre la sorcellerie et l’offensive contre les religions païennes. Mais la progression quasi simultanée de l’islam et du christianisme en Afrique de l’Ouest a bientôt fait de la religion musulmane le nouveau défi des pasteurs pentecôtistes qui multiplient les attaques frontales et les appels à la conversion des musulmans, notamment dans des pays à majorité musulmane comme le Burkina Faso, le Niger et le Mali. A l’image de certains pays comme le Nigeria, dont la partition entre un sud chrétien et un nord musulman se traduit par de réguliers affrontements, d’autres pays comme la Côte-d’Ivoire, divisée depuis l’offensive rebelle de septembre 2002, se radicalisent dans le discours de la menace musulmane, particulièrement dans sa dimension politique. Si, à l’instar de la configuration politique mondiale, l’islam, souvent pris dans sa globalité, semble désigné comme le nouveau diable des chrétiens les plus radicaux, les contextes locaux des pays africains diffèrent pourtant nettement les uns des autres, avec leur histoire propre, traversée par les courants d’un islam multiple (Kane, Triaud, 1998).

2Après avoir éclairé le paysage religieux burkinabé et dans une perspective plus délimitée, nous tenterons d’illustrer la variabilité des contextes locaux, à l’échelle régionale, en insistant sur le contraste des régions situées plus au nord du Burkina Faso et du Mali où l’islam est nettement plus présent que dans les capitales respectives de ces pays, situées plus au sud. Dans ces régions, la conversion pentecôtiste suscite davantage de tensions au sein de la famille, voire de l’entourage du nouveau converti. Les pasteurs pentecôtistes y sont perçus d’un œil méfiant et l’ouverture d’une église, l’évangélisation et la conversion des musulmans relèvent parfois du défi. Pour certains pasteurs récemment affectés dans ces régions, l’épreuve consiste à prouver leur valeur sur ces terrains réputés hostiles à l’évangile. A partir de deux enquêtes menées dans la ville de Ouahigouya, dans la province du Yatênga en pays mossi, située au nord du Burkina Faso, non loin de la frontière avec le Mali, et dans la ville de Mopti, au nord du Mali, en pays dogon, nous verrons en quoi l’implantation récente de deux églises pentecôtistes permet d’illustrer le vécu des jeunes convertis dans des régions majoritairement musulmanes. Enfin, nous verrons comment pasteurs et fidèles tentent de contenir le conflit entre les communautés religieuses en établissant des relations de bonne entente et de tolérance réciproque, notamment en misant sur l’engouement collectif pour le football comme facteur de réconciliation.

3La coexistence de plusieurs religions dans le paysage burkinabé ne semble pas se traduire, à l’occasion d’un changement d’adhésion que la famille n’accueille pas toujours favorablement, par des relations conflictuelles entre fidèles de confessions différentes, du moins en dehors de la sphère privée et familiale. Une série d’enquêtes ethnographiques menées à Ouagadougou et dans la province du Sanmatênga, au nord est de la capitale, a montré que, même lorsque la conversion de musulmans au pentecôtisme – cas le plus fréquent dans un pays où plus de 60 % des Mossi sont musulmans – est mal acceptée par l’entourage du nouveau converti, la pacification progressive des relations sociales est la règle. La fin des conflits rétablit l’entente (wum taaba) ainsi que l’entraide (sông taaba) entre les villageois et membres d’une famille (Laurent, 2003 ; Fancello, 2006). Dans leur rapport à l’espace public, chaque confession n’ayant pas le même poids politique, et aucune ne dominant réellement le champ, sauf peut-être l’Église catholique, les conflits sont limités et plutôt exceptionnels. Les Églises pentecôtistes, qui sont en minorité, n’ont pas d’impact majeur sur la vie publique du pays, hormis, exceptionnellement l’Église des Assemblées de Dieu. De ce point de vue, le contexte religieux burkinabé n’est pas tout à fait comparable à celui des pays voisins. Dans son travail sur les Dynamiques religieuses en milieu urbain ouagalais (1999), René Otayek, qui analyse longuement les interactions entre le politique et le religieux dans la gestion urbaine de la politique de décentralisation, décrit un contexte de « religiosité tranquille » comparée à d’autres pays de la région : « Si l’on compare la situation du Burkina Faso à ses voisins, on ne constate pas, de prime abord, le même foisonnement d’Églises chrétiennes de toutes obédiences qui caractérise le Bénin et le Ghana, ni le phénomène de politisation de l’islam observable au Mali et au Niger » (1999 : 35). Il faut dire que le Burkina Faso combine à la fois une forte présence musulmane sans grand impact politique et une Église catholique puissante, bien que minoritaire, qui se traduit, comme dans d’autres pays africains, par la formation d’une élite catholique lettrée : le président Blaise Compaoré, au pouvoir depuis 1987, à la suite d’un coup d’État, puis réélu en 1991, 1998 et 2005, est catholique. La scène politique burkinabé est occupée par « une Église catholique remarquablement organisée et dont l’influence politique, sociale et morale est inversement proportionnelle à son poids démographique » puisque les chrétiens sont estimés à 20 % de la population, tandis que les musulmans « pourtant majoritaires, peinent à convertir en influence politique leur prédominance démographique » estimée à 52 % de la population. En revanche, les Églises de type pentecôtiste, qui demeurent minoritaires (moins d’un million de fidèles, toutes Églises confondues), « font preuve d’un dynamisme prosélyte associé à un dynamisme socio-économique qui leur confère une visibilité et une influence grandissante » (Otayek, 1999 : 35).

Chrétiens et musulmans dans l’espace public burkinabé

4La majeure partie des pays ouest-africains a connu une expansion massive de l’islam au cours des derniers siècles. Au Burkina Faso, l'islam aurait été introduit à la cour de Wogdogo, capitale de l’empire mossi pré-colonial, au XVIIIe siècle, par Naaba Dulugu (1796-1825) en nommant, parmi les dignitaires de la cour, un imam yarga1, sans que cela se traduise immédiatement par un mouvement de conversion au sein de la population. L’islam restera longtemps un islam « aristocratique ». Les premiers mouvements de conversion auraient eu lieu dans la région de Kombissiri, fondée par un frère de Naaba Zombré qui emmena avec lui, de Ouagadougou, des Mossi et des Yarse. Mais c’est plutôt en tant qu’imams que commerçants que les Yarse s’installent près des chefs, comme le montre le choix de Naaba Dulugu d’inviter un imam à sa cour sans pour autant essayer d’imposer l’islam dans son royaume. « Réfractaire à l’islam conquérant, le Moogho se montrait en revanche tolérant à l’égard de l’islam commerçant porté par les Dioula (…) mais en contrepartie, ils étaient tenus au respect de l’ordre traditionnel, à la limitation de leur élan prosélyte (lequel, il est vrai, n’était pas leur préoccupation première) » (Otayek, 1996 : 235). Durant la période coloniale, l’attitude française consiste à tenter d’imposer à l’islam une « mutation totale » et d’en faire en quelque sorte « l’instrument docile de la politique conçue à Paris, Dakar ou Ouagadougou » (Audoin, Deniel, 1974 : 25). La véritable expansion de la religion musulmane date de la fin des années 1950 à partir desquelles elle sera rapide et ininterrompue. Les musulmans semblent s’être organisés en une communauté maintenant reconnue à l’échelle nationale. Ce sentiment d’unité va se traduire par la volonté de regrouper les musulmans de Haute-Volta dans le cadre d’associations culturelles. Dès 1957 apparaît l’Union Culturelle Musulmane (UCM), en 1960 à Ouagadougou est créée la Communauté Musulmane de Ouagadougou (CMO), une section de l’UCM, et en 1962, deux ans après l’indépendance politique, la première tentative de regroupement des musulmans à l’échelle nationale aboutit à la création de la Communauté Musulmane de Haute-Volta (CMHV), devenue la CMBF (Kouanda, 1998 : 84). La constitution de ces différentes associations et communautés a encore favorisé la progression de l’islam qui n’a pas cessé depuis. La religion musulmane est répandue aujourd’hui dans tout le pays, même parmi les Mossi qui avaient longtemps résisté à la pénétration islamique. Ce n'est qu'au début des années soixante dix qu'une partie importante des Mossi se convertit à son tour. Aujourd’hui, plus de la moitié des Mossi est convertie à la religion musulmane.

5L’effervescence religieuse et la coexistence de plusieurs religions ont abouti au Burkina Faso, en milieu rural aussi bien qu’en milieu urbain, à la composition de familles pluri-religieuses, c’est-à-dire où se côtoient des fidèles de confessions différentes. Dans son étude sur les relations entre chrétiens et musulmans à Ouagadougou, Moïse Compaoré a montré que plus de la moitié des familles de Ouagadougou sont composés de musulmans et de chrétiens (1997 : 87). De même que près de 80 % des chrétiens et des musulmans interrogés « disent avoir assisté au moins une fois à un baptême, une fête, un mariage ou un enterrement d’une ou de l’autre partie » et plus de 80 % des chrétiens et musulmans déclarent avoir au moins un ami de l’autre religion ou connaître au moins un couple mixte2. On pourrait penser qu’en milieu urbain, l’habitation individuelle permet un cloisonnement relatif de la pratique religieuse, réintroduite dans le cercle familial restreint, pour ne pas dire nucléaire, par contraste avec le poids communautaire du milieu villageois. Mais la cohabitation dans l’espace urbain soulève des types de problèmes qui pourraient être équivalents à ceux qui se posent en milieu rural. La différence essentielle porte sur le mode de régulation des conflits à l’échelle d’un quartier de la capitale. L’étude de M. Compaoré porte sur le cas spécifique d’un conflit qui éclata autour de la mosquée du quartier Kologh-Naba. Tout a commencé par l’acquisition de matériel de sonorisation pour la mosquée au cours de l’année 1996. Ce matériel de sonorisation avait pour but de diffuser l’appel à la prière des musulmans et, occasionnellement le prêche, de jour comme de nuit. Ces pratiques sont courantes dans d’autres quartiers de la capitale, ainsi que dans d’autres villes et villages du pays. Dans le quartier Tanghin, qui abrite de nombreux musulmans, ou à Ouahigouya, dans le nord du pays, où les musulmans sont majoritaires, les mosquées diffusent leur message, sans que cela semble susciter de réactions de la part des chrétiens, certes localement minoritaires. A Kologh-Naba, en revanche, les habitants du quartier, après avoir tenté de négocier en vain une intervention sur le volume sonore des hauts-parleurs, ont eu recours aux forces de police pour faire plier les responsables de la mosquée. Moïse Compaoré (1997 : 91) rapporte un extrait du rapport de l’agent de police qui est intervenu à cette occasion :

J’ai réussi à avoir un entretien qui s’est avéré fructueux avec quelques responsables de la mosquée. Ils avaient reconnu que la sonorisation était très forte et promettaient de diminuer la tonalité (…) Mais contre tout attente, je recevais quelques jours plus tard la visite d’un certain El Hadj Maïga, visiblement insatisfait de la concession faite par ses prédécesseurs. Selon ce dernier, une prière n’est pas seulement dite pour les seuls musulmans, ni pour ceux qui se trouvent à l’intérieur d’une mosquée, mais il y a obligation de prêcher la religion de manière à ce que tout le monde entende et adhère. Les tentatives les plus subtiles de lui faire savoir qu’à côté de la liberté de culte existe le droit au repos du citoyen semblaient être malicieusement esquivées par l’intéressé (…) Jusqu’aujourd’hui, cette affaire continue son cours. Un voisin immédiat nous faisait savoir que les prêches ont été multipliés et le volume de la sonorisation a augmenté. De sorte que l’ancien imam a démissionné et d’autres musulmans ont changé de lieu de prière, tout cela à cause de certains musulmans qui tiennent à une attitude de provocation.

6Mais le volume sonore des prêches musulmans n’est pas seul en cause. En effet, la gestion de l’espace urbain impose des limites aux pratiques religieuses qui sont perçues comme autant de contraintes pour les fidèles, les signes d’une gêne réciproque entre confessions religieuses : les bars (lieux de vente de la bière de mil), les grillades aux abords des mosquées ou des Églises, les musulmans qui barrent les routes pour prier, sont autant de sujets de frictions qui renforcent le clivage entre chrétiens et musulmans. Les interventions successives des forces publiques n’ayant abouti à aucun accord, et les manifestations d’agressivité entre chrétiens et musulmans s’étant multipliées, les habitants du quartiers Kologh-Naba s’organisèrent en « collectif des riverains de la mosquée de Kologh-Naba ». L’un des dirigeants du collectif, Laurent Bado, qui se définit comme un « croyant pratiquant », plus précisément catholique, en fit une affaire publique notamment en publiant un texte dans le journal l’Observateur-Paalga où il interpelle les « communautés religieuses du Burkina Faso3» sur la question des limites de la liberté religieuse et son impact dans l’espace public. Il rappelle que si dans les démocraties, et qui plus est dans un État républicain et laïc comme le Burkina Faso « multiconfessionnel de surcroît », les libertés de croyance et de culte sont garanties, elles sont cependant soumises aux règles de la vie sociale, (« la liberté arrête la liberté ») et notamment au respect de la tranquillité des croyants des autres confessions. Mais les musulmans et le haut-parleur de la mosquée de Kologh-naba ne sont pas seuls en cause. L’auteur évoque en effet les veillées des protestants (plus probablement des pentecôtistes) qui durent en général toute la nuit (approximativement de 22h à 6h) au son des djembé et des « cris de joie » (chants de louange) de l’assemblée, et qui, lorsqu’elles ont lieu dans des assemblées de quartier, s’attirent les plaintes du voisinage immédiat. Laurent Bado conclut néanmoins en mettant en cause une « autorité administrative démissionnaire » et la passivité des autres confessions religieuses dans le débat qu’il a tenté de faire émerger par ses interventions militantes et affirme que sa détermination à défendre sa liberté de culte et son droit au repos qui « n’a d’égal que l’aveuglement satanique des prosélytes de tous bords ».

7Le militantisme de Laurent Bado lui a par ailleurs ouvert la voie à une carrière politique. Il est aujourd’hui à la tête du parti politique d’opposition qu’il a fondé lui-même, le Parti de la Renaissance (paren4). Mais ce qui est important dans l’affaire évoquée par M. Compaoré, c’est qu’elle illustre l’un des rares cas de conflit ouvert entre chrétiens et musulmans dans l’espace public : les musulmans de la mosquée et les imams furent amenés à insulter les chrétiens tandis que les jeunes chrétiens du quartier ont incendié une annexe de la mosquée et que les démarches administratives n’ont pas abouti. Ce type de conflit est à la fois exceptionnel et éclairant, dans la mesure où il reste contenu dans les relations de cohabitation entre fidèles de confessions différentes. Il ne se traduit pas par une partition politique du pays comme en Côte-d’Ivoire, encore moins par un poids politique imposant de l’islam comme c’est le cas au Mali ou au Niger, pour ne citer que les pays proches. Le Nigeria quant à lui, est souvent le terrain d’affrontements meurtriers entre chrétiens et musulmans. Mais rien dans le contexte politique ni dans l’espace public burkinabé ne laisse entrevoir le moindre affrontement religieux de cette envergure. Cela tient en partie au fait qu’il s’agit au Burkina Faso d’un islam commerçant, nous l’avons vu, sans grande prétention politique et sans élite. Les conflits les plus sérieux éclatent au sein du cercle familial à l’occasion de la conversion d’un des membres de la famille, notamment de l’islam au christianisme, auxquels le milieu rural donne une plus grande visibilité.

Pasteurs pentecôtistes sur le front de l’Islam

8L’Église de Pentecôte, d’origine ghanéenne5, est implantée au Burkina Faso depuis la fin des années cinquante. Sa progression croissante dans les pays côtiers (Ghana, Côte-d’Ivoire, Togo, Bénin) est plutôt ralentie dans les pays du nord (Mali, Burkina Faso, Niger). Face à elle, l’islam venu du nord progresse fortement vers le Sud. Cette frontière invisible se retrouve plus fortement à l’échelle nationale de la Côte-d’Ivoire (chrétiens du Sud/musulmans du Nord) et même dans la polarisation politique de ce pays (Gbabgo/Ouattara). Mais plusieurs autres pays, comme le Ghana et le Togo, entretiennent aussi plus ou moins ouvertement la perception imaginaire d’un sud chrétien et d’un nord musulman. Dans les pays du nord en revanche, les pasteurs pentecôtistes se trouvent en face à face avec un « front musulman » qui représente une partie importante de la population et parfois plus de la moitié d’un groupe ethnique comme les Mossi, les Dogon et les Peul du Burkina Faso et du Mali. Notre enquête s’est focalisée sur l’ouverture de deux églises pentecôtistes : l’Église des Assemblées de Dieu de Mopti qui a ouvert ses portes à la fin de l’année 1999, et l’Église de Pentecôte qui ouvrait une assemblée à Ouahigouya au cour de l’année 2000.

9La violence du discours pentecôtiste, et son refus de toute compromission avec la société traditionnelle ou avec l’islam, amènent souvent les convertis à entrer en conflit avec leur famille au point d’être contraints de fuir le village, la ville, parfois même leur pays. Ainsi, certaines églises locales accueillent des fidèles venus de plusieurs régions et donc de groupes ethniques différents qui tentent de se réfugier dans une communauté de « frères en Christ ». Paradoxalement, c’est à Mopti que nous avons rencontré le plus grand nombre de fidèles migrants. Le caractère minoritaire et marginal de la conversion pentecôtiste dans cette région expose les fidèles à une tension permanente des rapports humains, tandis que le pasteur, qui a une longue expérience des relations entre pentecôtistes et musulmans, les assure de sa protection. Notre intérêt s’est donc porté dans un premier temps sur les moyens par lesquels les fidèles préfèrent assumer leur conversion devant une domination musulmane anonyme plutôt que dans le cercle restreint du contexte villageois et familial de leur pays d’origine. Comment se construit, dans la marginalité et la migration, une communauté de convertis ? Quels sont les moyens mis en œuvre par l’Église pour se constituer en une communauté de fidèles « en mouvement » ? Enfin, selon quelle articulation le projet d’implantation de l’Église en pays musulman s’accommode-t-il des enjeux de la conversion individuelle ?

10L’Église de Pentecôte du Burkina Faso et ses dirigeants nationaux occupent une place centrale dans les stratégies d’expansion de l’Église ghanéenne vers les autres pays de l’Afrique sahélienne. Les différentes stratégies mises en œuvre pas l’Eglise ghanéenne ont pour ambition d’étendre leur influence en Afrique de l’Ouest malgré l’omniprésence de l’islam selon les termes de l’opération « Next Door » selon laquelle chaque pays où l’Église est implantée cherche à s’étendre dans le pays voisin. Mais l’Église de Pentecôte n’est pas la seule à nourrir l’ambition d’évangéliser les musulmans. L’Église des Assemblées de Dieu du Mali, qui tente une percée dans l’extrême nord, espère atteindre Tombouctou. Les conversions d’anciens musulmans sont, pour ces Églises, et dans ces régions, un des arguments les plus forts pour attester de la puissance supérieure du Dieu chrétien. Les témoignages de conversion de musulmans sont très prisés et alimentent la littérature évangélique, de même que les manuels destinés aux « missionnaires parmi les musulmans » (Prier pour le monde musulman, 2004 : 34 ; Livingstone, 1999). Pour l’Église de Pentecôte en particulier, le deuxième défi consiste à resserrer l’écart qui la sépare des Assemblées de Dieu du Burkina Faso, actuellement la première Église pentecôtiste du pays et qui a déjà entamé depuis longtemps sa progression vers les provinces du nord. Outre sa présence imposante au cœur de Ouahigouya, cette Église a des assemblées dans de nombreux villages de la province. Au Mali, ces deux Églises sont basée à Bamako où elles ont plusieurs temples chacune, mais seule l’Église des Assemblées de Dieu a pu envoyer un pasteur-missionnaire dans la région de Mopti. L’Église de Pentecôte, qui concentre ses assemblées dans la capitale, y est encore très faiblement implantée, comme au Niger : dans ces deux « missions », l’Église comptait respectivement 435 et 334 fidèles en 20046. Ces défis n’en deviennent pas moins ceux des pasteurs-missionnaires envoyés sur le front de l’islam.

La percée vers le nord

11Au début de l’année 2000, le pasteur Jean est affecté à Ouahigouya, au nord du Burkina Faso, pour y diriger la première assemblée de l’Église de Pentecôte. Comme souvent dans cette épreuve, le pasteur-missionnaire est peu soutenu par son Église-mère. Il trouve difficilement une maison car peu de propriétaires acceptent de louer à un chrétien. Il faut préciser que très souvent, l’identité religieuse d’un individu ne peut être gardée secrète, c’est au contraire l’une des premières questions que se posent des interlocuteurs et plus encore à l’occasion de passer un contrat. Finalement, il trouve à s’installer avec sa famille dans une petite maison à l’intérieur de laquelle il organise ses premiers cultes et où nous l’avons rencontré. Les premiers mois avaient été difficiles et le pasteur, qui prêchait essentiellement devant sa famille, mettait un point d’honneur à organiser le culte chaque soir comme si les fidèles allaient affluer en masse. Pour cela, il dispose plusieurs bancs et un pupitre tandis que l’un de ses fils commence à frapper le djembé et que son épouse entonne un chant en frappant des mains. La scène se répète chaque soir rituellement dans le but d’attirer quelques passants. Il est vrai que la musique, et quelquefois le prêche, parviennent à attirer quelques curieux, mais ce n’est pas le cas ici. Le pasteur, d’origine mossi comme la plupart des pasteurs de l’Église dans ce pays, prêche en möré, sans traduction, comme nous l’avions déjà constaté dans les assemblées de Ouagadougou et de Kutumtênga. L’adoption systématique de la langue möré comme langue de culte fait partie de la stratégie d’indigénisation de l’Église de Pentecôte au Burkina Faso, mais se traduit inévitablement par la composition d’une assemblée exclusivement mossi.

12Dramane fut dans les premiers temps le seul converti originaire de la province du Yatênga. Jeune instituteur, ancien musulman originaire d’un village de la province, il avait intégré une assemblée de l’Église de Pentecôte lors d’un séjour à Koudougou, une ville proche de la capitale, quelques années auparavant. De retour dans son village, en l’absence d’Église de Pentecôte, il forma progressivement autour de lui un groupe de prière avec des fidèles issus d’autres Églises telles que les Assemblées de Dieu ou l’Église Apostolique. Quand ses amis se rendaient à Ouahigouya, chacun se dirigeait vers son Église respective et lui-même se rendait à l’Église des Assemblées de Dieu. Lorsque le pasteur Jean ouvrit la première assemblée de l’Église de Pentecôte à Ouahigouya, Dramane le rejoignit et seconda le pasteur dans ses efforts pour l’évangélisation des musulmans de la ville, l’accompagnant lors de ses campagnes d’évangélisation de rue (faisant du porte-à-porte, une forme d’évangélisation que l’on appelle aussi « de maison en maison »). Dans leur démarche, ils se heurtent à l’hostilité des habitants. Beaucoup de musulmans refusent l’idée même qu’on leur parle de Jésus. Dramane raconte que lorsque le pasteur et lui se présentaient devant chaque maison, ils étaient d’abord bien accueillis. Mais lorsqu’ils prononçaient le nom de Jésus, ils essuyaient bien souvent un refus catégorique :

L’un d’eux disait que lui, il a été très clair, si c’est pour Jésus, ça pénètre même pas dans ses oreilles. On a tenté de parler, mais il a dit que lui il ne veut même pas écouter ça, mais il n’a même pas cherché à nous expliquer pourquoi. On est arrivé, on l’a salué, on a dit que c’est juste pour causer avec nous, il a dit ‘c’est à propos de quoi ?’ On a dit que c’est à propos d’une personne, Jésus, alors là il a dit que lui il ne veut même pas entendre ça. 

13A l’annonce à sa famille de sa propre conversion, Dramane fait l’expérience de la confrontation avec les musulmans qui la composent. Scolarisé à Gourcy, une ville proche de Ouahigouya, où il fut placé chez un tuteur et ami musulman de la famille, il raconte comment sa conversion fut reçue. Son père, un musulman modéré, manifesta à peine sa contrariété, au contraire de son tuteur et de la communauté musulmane du village :

Au début, je n’ai pas été très clair (…) je ne suis pas allé directement leur dire que je m’étais « donné »7 (…) Dans ma propre famille il n’y a pas eu tellement d’opposition, mais comme c’est une grande famille, il y a des gens qui sont venus dire que si je suis allé à Gourcy, c’était juste pour les études et que ce n’était pas normal que j’en profite pour aller chercher une autre religion (…) Il y a eu quelques réticences dans ma famille, mais c’est surtout à l’extérieur que les gens n’ont pas beaucoup accepté ça. (…) Parce que quand tu quittes, surtout l’islam, pour aller vers le christianisme, les gens acceptent ça difficilement. En tout cas, chez nous ici, souvent, il arrive qu’on te chasse de la famille, et c’était le cas à Gourcy, chez mon tuteur, c’est là-bas qu’il y a eu des problèmes, (…) On m’a dit de prendre mes affaires et de rejoindre le pasteur. Alors, je suis sorti, sans mes affaires, je suis allé dans la famille du pasteur pour lui expliquer la situation. Ensuite on a prié, je suis resté là-bas jusque dans la soirée, puis je suis reparti et ils se sont calmés. Mais quand je suis retourné dans la famille, je me suis caché pour rentrer. Je suis resté dans ma chambre et après on m’a appelé. Je sentais que ça s’apaisait un peu. Bon, après ça, souvent, il y a des paroles, souvent on a tenté de me faire sortir de l’Église, ils ont tenté de me calomnier. 

14A Ouahigouya, comme dans de nombreuses villes, l’Église de Pentecôte subit la concurrence de l’Église des Assemblées de Dieu, largement plus développée, et dans une moindre mesure de l’Église Apostolique. Selon un principe de bonne entente, chaque Église prétend ne pas chercher à recruter parmi les fidèles déjà convertis dans une autre Église de la même mouvance. Les musulmans sont bien ici la cible principale des stratégies d’évangélisation de ces Églises. Les Assemblées de Dieu en particulier, qui ont déjà largement entamé leur implantation dans le nord du Burkina Faso, sont moins présentes dans le nord du Mali. Afin d’alimenter une analyse comparative des stratégies d’implantation de ces deux Églises, nous nous sommes intéressée au défi relevé par le pasteur Mathieu.

Une « secte » protestante à Mopti

15Le projet d'implantation d’une nouvelle église, au cours de l’année 1998, dans un quartier relativement excentré de la ville de Mopti, a confronté le pasteur Mathieu aux plus grandes difficultés administratives. Selon lui, l’arrivée d’une Église pentecôtiste dans cette région du Mali fut perçue comme une menace par les autorités locales. Cette méfiance se serait traduite par des complications administratives relatives à l’obtention d’un terrain puis à la location d’un local, et enfin à l’enregistrement de l’Église. Le maire lui-même aurait signifié au pasteur le caractère « indésirable » de son église dans la ville et aurait qualifié l’Église de « secte chrétienne ». Le pasteur met ces difficultés sur le compte de l’appartenance religieuse des dirigeants locaux, tous musulmans. Mais l’Église des Assemblées de Dieu n’est pas la première implantation chrétienne dans la région. La mission protestante CMA (Mission Alliance Chrétienne) y est installée depuis les années soixante, une époque où l’islam n’était pas encore aussi présent qu’aujourd’hui, en plein centre ville, près de la gare routière. La mission rassemblait la totalité des fidèles protestants avant l'arrivée de l'Église des Assemblées de Dieu, d’où l’hostilité des pasteurs de la mission à l’égard du pasteur Mathieu. Il raconte comment, un jour où il fut invité au culte de la mission, il entendit le pasteur principal mettre en garde ses fidèles face aux « nouvelles Églises » (même chrétiennes), désignant publiquement l’Église des Assemblées de Dieu comme une « secte nouvelle ». C’est la seconde fois que le pasteur Mathieu se voit accusé de diriger une secte. Notons à ce sujet que les pasteurs africains, qui ne semblent pas étrangers au contexte européen ou occidental relatif au phénomène social des « sectes » et des accusations qui sont portées à l’égard de ces mouvements, notamment par l’impact médiatique et politique de ces débats, reprennent pour leur compte l’effet stigmatisant de l’assimilation à la « secte ». L’accusation des Églises concurrentes n’empêchent pas qu’ils savent pertinemment qu’elles ne correspondent pas au type (de) « secte » dénoncé en Occident. Ainsi, le succès de l’implantation de cette nouvelle Église dans cette partie du Mali encore inoccupée par les pentecôtistes repose entièrement sur les capacités du pasteur à organiser sa mission d’évangélisation et à négocier sa présence et son activité auprès des institutions religieuses et politiques locales.

16C’est dans ce contexte que, dans un premier temps, le pasteur choisit de mettre volontairement en avant la prise en charge des convertis et attire à lui principalement des fidèles en fuite ayant quitté leur famille, parfois leur pays (Burkina Faso, Côte-d’Ivoire) en quête de repères et de refuge temporaire. L’assemblée de fidèles est composée essentiellement de migrants qui se reconnaissent néanmoins dans une « communauté » de croyants sans être nécessairement attachés à l’Église d’un lieu donné. Face à la multiplicité des situations particulières des fidèles en migration, le pasteur offre une diversité de modes de prises en charge qui ont pour but de renforcer le sentiment communautaire et de consolider la position de l’Église dans cette partie du pays. Pour ces fidèles, l’Église se présente comme un relais à l’intérieur d’un réseau trans-régional. Ils participent néanmoins de la mission de l’Église dans son projet d’implantation en pays musulman et sont appelés à se reconnaître, au moins temporairement, au sein d’une assemblée locale en quête de légitimité.

17En milieu rural, la plupart des conflits naissent dès l’arrivée du pasteur pentecôtiste dans un village. Les difficultés sont accrues du fait que le pasteur en général n’est pas originaire du village ni même de la province où il a été affecté par son Église centrale. Les premières frictions, liées à une hostilité manifeste de la part des villageois, s’accentuent avec les premières conversions, au point de donner lieu à un conflit ouvert et parfois violent entre les villageois, le pasteur et ses nouveaux convertis. Une situation de ce type est la trame de l’un des romans de Chinua Achebe, Le monde s’effondre (1958), dans le Nigeria de la fin du XIXe siècle, en pays Igbo. C’est un cas classique que nous nous proposons d’illustrer par un extrait de l’itinéraire du pasteur Mathieu qui a accepté de nous raconter les débuts de sa mission d’évangélisation en milieu rural bambara, de 1992 à 1998, avant que ne lui soit confiée l’ouverture de l’Église de Mopti en 1999.

18Après sa formation de pasteur à l’école biblique de Bamako, le pasteur Mathieu est envoyé dans la région de Ségou au Mali, dans un village où il n’y a pas d’église. De cette mission d’évangélisation dépend en partie sa carrière de pasteur. Cette première période prend pour lui tous les aspects d’une épreuve initiatique : il doit « faire ses armes » en milieu rural, face à une majorité écrasante d’animistes et de musulmans. Dès le troisième jour de son installation, le pasteur et sa famille sont chassés de la maison qui les avait accueillis : le propriétaire n’accepte pas les chrétiens. Le pasteur se tourne alors vers l’instituteur du village pour solliciter son intervention auprès des villageois : il refuse également. Dans le village voisin, même refus :

Tout le village est d’accord, personne ne doit me donner de maison, parce que si je m’installais, tous les enfants allaient abandonner les idoles [langage du pasteur] et devenir chrétiens. Et à ce moment-là leurs traditions seront finies.

19La première cause de refus porte sur l’incompatibilité de la conversion pentecôtiste avec les pratiques coutumières, ce qui rend impensable pour les villageois un mouvement de conversion massive qui mettrait en péril l’avenir de la société traditionnelle. Lorsque, plusieurs mois plus tard, le pasteur et quelques-uns de ses nouveaux convertis entreprennent de construire une église et une maison pour le pasteur, ils se heurtent aux mêmes résistances. Personne ne veut donner ou vendre un terrain pour l’Église. A ce moment survient ce que l’on peut considérer comme « l’épisode miraculeux » qui va aider le pasteur à s’imposer : lorsque finalement les villageois concertés proposent un terrain au pasteur, ses jeunes convertis lui apprennent qu’il s’agit d’un terrain inondable, qui chaque année est submergé à la saison des pluies et qu’il ne parviendra pas à construire quoi que ce soit sur ce terrain. Les autres villageois nient cette version et le pasteur décide d’essayer quand même. Une fois la construction de l’Église achevée, la saison des pluies arrive. Le pasteur raconte que « quand la pluie a commencé, on a vu que l’eau commençait à descendre et, avant que l’eau n’arrive dans notre cour, l’eau a pris deux directions et notre église était au milieu. » L’Église n’est donc ni inondée ni balayée par les eaux. A la suite de ce « miracle » et de quelques autres, le nombre de conversions augmente et au bout de trois ans de présence dans ce village, le pasteur compte déjà plus d’une centaine de convertis. De nouveau, les villageois s’en inquiètent et décident d’attaquer physiquement les nouveaux chrétiens :

Ils nous ont beaucoup frappés, ils ont blessé certains chrétiens, j’ai vu le sang couler. (…) ils m’ont frappé, ils ont frappé ma femme, tous les chrétiens qui étaient chez moi. Ils ont arraché ma porte et toutes les fenêtres. Même le hangar que j’avais construit, ils l’ont démoli. 

20Dans un recours auprès du chef de village, le pasteur apprend que tout le village est lié contre lui, le chef lui-même soutient les villageois, il veut voir le pasteur quitter le village. S’en suit une mise à l’écart du pasteur, de sa famille et de ses fidèles :

Tout le village a décidé de s’écarter de nous, si je salue quelqu’un, il ne doit pas me répondre, il ne doit pas parler avec moi, et pour ma femme la même chose (…) Dès ce moment, on a eu de graves problèmes : personne ne voulait plus acheter les produits que ma femme vendait (…) on est resté comme ça pendant un an .

21Ce récit ressemble en plusieurs points à d’autres récits de pasteurs confrontés en milieu rural à la résistance des villageois et témoigne de la violence de la conversion pentecôtiste en milieu musulman. Dans ces récits, tout commence dans un climat de violence, méfiance, complot, rejet, agressions, de la part des non convertis. Les nouveaux convertis sont à la fois soumis à l’autorité et à la violence de leurs aînés et l’annonce de leur changement d’adhésion se traduit souvent par un refus de la part des membres de leur famille, menaces et rejet qui amènent le fidèle à fuir sa famille, parfois le village, le pays.

La violence de la conversion

22Pour illustrer d’une autre façon la violence de la conversion pentecôtiste en pays musulman, nous nous appuierons en particulier sur un récit de conversion recueilli auprès d’un fidèle de l’Église des Assemblées de Dieu de Mopti. Le choix de ce récit est en partie fondé sur son caractère exemplaire, en ce qu’il contient à lui seul toutes les étapes et les paliers successifs de la violence et du rejet dont sont parfois victimes les nouveaux convertis. Si pour certains, le conflit familial et villageois ne dure qu’un temps, ou se déplace vers d’autres enjeux, il en est pour qui les persécutions ne cessent réellement qu’avec la rupture définitive des liens familiaux. A Mopti, nous avons rencontré plusieurs nouveaux convertis originaires d’autres pays, principalement du Burkina Faso ou de la Côte-d’Ivoire, qui semblaient avoir fui leur pays, et leurs escales successives, après que leur conversion pentecôtiste les ait soumis à plusieurs rejets de la part de leur famille ou de leur entourage, et les conduise jusqu’au nord du Mali.

Entre malédiction et persécution

23Parmi eux, Adama, originaire de Daloa en Côte-d’Ivoire et que son père avait envoyé au Burkina Faso pour y poursuivre ses études secondaires. En 1984, à l’âge de 22 ans, il arrive à Ouagadougou, mais la personne qui aurait du s’occuper de son inscription n’avait pas fait les démarches nécessaires. Il demeura ainsi à Ouagadougou sans occupation et attristé par le manque de soutien dont il était victime. Un jour, il reçoit la visite de deux personnes qui lui parlent de Jésus. Adama écoute les deux femmes et accepte leur invitation à des « discussions autour de la Bible ». Ce premier contact l’amène à fréquenter le milieu des Témoins de Jéhovah et leurs réunions dans la « salle du royaume » où il se familiarise avec la Bible. L’éloignement familial dans lequel il se trouvait au moment de cette rencontre fait qu’il se sent très vite « comme dans une famille ». Mais au bout de trois mois, « la dureté de la vie au Burkina » le pousse à rentrer chez lui, près de Daloa, où il rejoint ses parents. Il n’y retrouve pas cependant les Témoins de Jéhovah et demeure presque une année à « lire la Bible en solitaire », jusqu’au jour où un ancien camarade de classe l’invite à venir assister à une « réunion » à l’Église. Il s’agit de l’Église des Assemblées de Dieu : « Et là, je me suis retrouvé dans un milieu vraiment dynamique où je voyais comment le Seigneur agit puissamment. Cela m’a beaucoup plu et je suis resté là-bas. » Les problèmes plus sérieux se posent lorsque le père d’Adama, musulman, apprend que son fils fréquente les « Américains », selon l’expression qui désigne souvent les pentecôtistes8. Il s’oppose à la nouvelle vocation de son fils, et lui demande de renoncer à sa conversion. Devant les refus répétés d’Adama, son père convoque les membres de sa famille ainsi que ses amis susceptibles de convaincre son fils de renoncer à être chrétien : 

 Il a appelé un de mes cousins pour venir me dire qu’il n’est pas content de cela et de renoncer. J’ai dit : ‘je ne peux pas renoncer, parce que le Seigneur s’est révélé à moi un jour dans une vision’. Il a contacté aussi ses amis musulmans. Ils lui ont dit de me mettre à la porte alors il m’a mis à la porte. J’étais presque comme un orphelin, j’ai été battu, chassé de ma famille, et quand j’allais de maison en maison pour me réfugier, dès que mon vieux savait où j’étais, il venait et on me chassait encore et encore. J’ai été obligé de quitter la région. 

24Dans sa fuite, Adama atteint Bouaké où il se réfugie chez un pasteur pendant trois jours « car le délai ne pouvait pas dépasser cela », puis poursuit sa route jusqu’au Burkina Faso et arrive à Bobo-Dioulasso. Là, un pasteur lui suggère de rentrer chez lui, de ne pas fuir la persécution :

Je lui ai dit que c’était très difficile, et il a dit « vas-y, si tu as la foi... ». Je suis retourné en Côte-d’Ivoire mais arrivé chez mes parents, c’est comme si je versais de l’essence sur le feu, c’était encore pire. Maintenant, ils cherchaient même à me tirer dessus, à me tuer ! Et là encore, j’ai repris mes bagages, je suis parti de nouveau. 

25La poursuite reprend. Adama repart vers le nord. A Bouaké, il se réfugie chez un ami mais son père l’apprend : « quand mon vieux a su que j’étais là-bas, il est allé dire à mon ami de me faire partir parce que j’ai été maudit. » Successivement, dans tous ses relais, Adama se voit persécuté par l’influence de son père, y compris au Burkina Faso. Sur l’axe Daloa-Ouagadougou qu’il parcourt infatigablement, il épuise bientôt son réseau de solidarité, les soutiens familiaux se font rares. Les rejets successifs l’amènent régulièrement à s’éloigner puis à retourner vers la Côte-d’Ivoire, à se réfugier au Burkina Faso et à le quitter de nouveau, jusqu’à l’affrontement final au début des années 1990 :

« Je suis allé encore dans la grande ville, la capitale de Daloa et là encore, j’ai passé un ou deux ans et vraiment je ne supportais plus, je suis retourné à Ouagadougou. Arrivé à Ouagadougou, j’étais en famille dans la concession de mon père. Mon père a appris que j’étais à Ouagadougou, il a envoyé une lettre aux oncles pour me faire dire de quitter la cour et eux aussi ont commencé à me persécuter encore à Ouagadougou. J’ai passé une année dans la persécution et je me suis décidé à retourner encore chez mes parents en Côte-d’Ivoire. J’ai dit « s’il faut mourir, il faut que je meure parce que je suis fatigué de la vie » et c’est comme ça que je suis retourné encore à Daloa chez mes parents. A peine arrivé, il a dit [le père] : « tu es venu me honnir ! » et il a appelé ma mère et a dit : « cet enfant là, tout le suc de ces entrailles va sortir tout de suite ! je vais le fusiller et tu vas voir..., parce qu’il est venu me honnir ». J’ai dit que je préfère mourir mais que « je ne quitterai pas la cour, je préfère mourir parce que je suis fatigué de vivre et je veux mourir maintenant... ». Ma mère ne pouvait pas dormir, ni manger durant trois jours. Elle est allée solliciter des vieilles personnes, des amis du vieux, les a fait venir me supplier de quitter la cour sinon, elle risque de mourir avant moi. Mais moi j’ai dit que je ne quitte pas. Ils sont venus me voir et ont dit : « on t’en supplie, à cause de ta mère, quitte la cour..., sinon vraiment elle va mourir. Elle n’arrive pas à manger, elle n’arrive pas à boire à cause de toi ». J’ai été obligé de replier mes bagages encore, je suis encore allé les poser dans la cour du pasteur. »

26Chassé une nouvelle fois, Adama se réfugie chez un ami également chrétien et réparateur de radio. Faute de place dans la maison il est installé dans l’atelier. Bientôt, il trouve un emploi sur un chantier de bâtiment et connaît une accalmie. Mais un jour, un incendie ravage l’atelier de radio qui constituait son refuge et, outre les dégâts provoqués, il perd la confiance de ses amis. Le spectre de son père, qui connaît ses déplacements et ses déboires, réapparaît : « le vieux a dit que c’est le début de ma malédiction, c’est sa malédiction qui commençait à agir sur moi. » Au terme de cette suite d’événements, ses amis chrétiens eux-mêmes le poussent à renoncer à sa conversion : « même des chrétiens sont venus me voir et m’ont dit ‘vraiment, tu souffres beaucoup... il faut accepter ce que dit ton père…’ ». Sans renoncer à sa foi, Adama veut tenter une fois de plus de convaincre son père de lui donner sa bénédiction et d’accepter le choix de son fils :

Les musulmans, les plus proches voisins de mon vieux, se sont réunis pour demander à ce qu’il y ait la paix entre moi et mon père. Cela faisait une année ou deux années que nous ne nous parlions pas et il a fallu un interprète parce que mon père refusait de me parler. Mon père a dit que si je me convertis, je peux rentrer dans la cour. Les gens m’ont supplié de me convertir, les musulmans... J’ai dit : « je ne peux pas me convertir parce que moi j’ai opté pour Jésus » et cela s’est terminé en queue de poisson. Trois mois plus tard, les musulmans se sont réunis, et m’ont convoqué chez mon père comme la fois passée et cela n’a pas marché. Les frères et les petites sœurs se sont mis à pleurer parce que je devais encore quitter la famille. Avec ma mère, pour pouvoir nous parler, il nous fallait nous retrouver quelque part au marché en cachette sinon elle ne pouvait pas me parler. Et les petits frères qui étaient là aussi, si mon père me voyait avec eux, on les fout à la porte. Donc, j’étais seul et je suis retourné en ville pour chercher du travail.

27Un jour, en 1995, il apprend que son père souffrant le réclame et il retourne dans son village. A son arrivée, son père, sur le point de mourir, lui annonce que « la palabre est finie » et avant de mourir, « il a donné sa vie à Jésus ». Après la mort du père, les relations d’Adama avec sa famille sont apaisées. Par la suite, plusieurs de ses jeunes frères se convertissent également. Nous avons vu que la conversion du jeune Adama lui a attiré les foudres paternelles. C’est fort de cette expérience qu’il s’adresse aujourd’hui aux jeunes musulmans pour les aider à surmonter les conflits que suscite leur conversion. Ces conflits sont généralement d’ordre familial mais se doublent d’un rejet social et communautaire, aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain où il se traduit par la rupture des liens de dépendance, l’exclusion du réseau de relations sociales.

28Il est intéressant de noter que les tensions relatives à la conversion se sont déplacées d’une religion à une autre entre le début du XXe siècle et sa fin. Dans un article consacré à la conversion musulmane chez les Minyanka du sud du Mali, Danièle Jonckers met en évidence les logiques de rupture familiale qui accompagnent une nouvelle conversion. Si la tolérance mutuelle permet aujourd’hui la cohabitation pacifique des animistes et des musulmans, y compris au sein d’une même famille, certains ont encore en mémoire la violence des premières conversions musulmanes : « Si la religion du chef de famille n’est plus, en effet, nécessairement partagée par ses dépendants, il n’en a pas toujours été ainsi et les premiers convertis se souviennent de leurs parcours douloureux » (Jonckers, 1998 : 22). Les conflits du passé et du présent s’alimentent aussi et surtout des peurs de l’inconnu, du changement qui se profile à travers la conversion massive à une nouvelle religion, étrangère et destructrice. C’est cette rencontre que décrit Chinua Achebe (Le monde s’effondre, 1958), mettant en scène l’arrivée d’un missionnaire en pays Igbo à la fin du XIXe siècle. Du temps des missionnaires, comme des imams, l’on constate que « les conversions anciennes résultent du contact avec un étranger venu au village » (Jonckers, 1998 : 25). Ce sont les pasteurs pentecôtistes aujourd’hui qui jouent le rôle de l’étranger au village, comme nous l’avons vu dans l’itinéraire du pasteur Mathieu en milieu bambara. La scolarité ou le milieu professionnel favorisent également la rencontre avec une nouvelle religion, et comme les chrétiens d’aujourd’hui, les premiers convertis à l’islam, de retour au village « renonçaient ou restaient discrets et priaient en cachette. Il en allait de leur vie ». Danièle Jonckers nous transmet le récit d’une Bamana dont le père qui avait séjourné à Mopti et Tombouctou dans les années 1930 s’était converti à l’islam. De retour dans son village, soumis à l’autorité et aux menaces de son père et de son frère aîné, il dit renoncer à l’islam. Mais sa fille témoigne qu’il priait chez lui en cachette. Ce n’est qu’à la mort de son père puis de son frère aîné, lorsqu’il fut lui-même devenu chef de famille, en 1968, qu’il put prier ouvertement et se rendre à la mosquée du village ouverte en 1967.

La conversion par le foot

29Devant les manifestations d’hostilité de la part des villageois, les pasteurs pentecôtistes tentent de mettre en œuvre des stratégies originales de conversion et d’apaisement des conflits. Ainsi, au cours d’enquêtes antérieures, dans le village de Kutumtênga au Burkina Faso (1999), l’Ancien Boureima racontait déjà que pour calmer la violence montante des villageois à l’égard des jeunes convertis, il eut l’idée d’organiser un match de football. Il commença à former sa propre équipe, naturellement composée de ses jeunes fidèles, puis choisit et aménagea un terrain à proximité des habitations et tous commencèrent à s’entraîner sous le regard des villageois. L’attrait du ballon et du jeu d’équipe se fit bientôt sentir chez les jeunes villageois non convertis et des équipes se formèrent :

Certains nous regardaient et l’envie de jouer les a pris, alors quand on a été assez nombreux, on a formé des équipes et les jeunes ont commencé à jouer. Certains d’entre nous n’étaient pas convertis, mais on a joué ensemble. C’est comme ça que les querelles (zabré) ont cessé. Les « vieux » ont vu que ça valait mieux que de se disputer et les choses se sont calmées comme ça.

30A la différence du pasteur Mathieu, l’Ancien Boureima n’est pas étranger au village. Ici, l’hostilité des villageois ne s’est pas manifestée par des actes de violence directe à l’encontre des convertis, mais plutôt par d’interminables querelles à propos des effets de la nouvelle religion sur l’organisation sociale et communautaire, les pratiques des uns et les tabous des autres. Au sein des familles, plusieurs conversions avaient abouti à la rupture des liens familiaux, et donc des réseaux de solidarité et d’entraide, mais il ne semble pas y avoir eu de cas de persécution semblables à celle qu’a connue le pasteur Mathieu dans ses tentatives d’évangélisation en milieu bambara ou le jeune Adama après sa conversion. A la suite des mauvais traitements que nous avons décrits, le pasteur Mathieu entreprit, comme l’avait fait l’Ancien Boureima à la fin des années 1980, de rassembler les jeunes, convertis ou non, grâce à ce que Christian Bromberger (1998 : 7) décrit comme un « engouement quasi universel pour un jeu qui présente toutes les apparences de la futilité », le football :

En 1997, les problèmes étaient toujours là entre nous et les villageois. Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant pour en finir avec ces problèmes ? Comme j’aime jouer au foot, j’ai acheté un ballon.... J’ai acheté douze maillots. Des rouges, et douze maillots bleus. Les chaussures, je n’avais pas d’argent pour payer ça. Mais j’ai commencé à emmener les jeunes chrétiens avec moi, sur une place, on a joué au ballon. On a mesuré le terrain, moi et les jeunes, on a commencé à jouer. C’est comme ça que certains jeunes du village nous ont rejoints et chaque soir, on jouait au ballon. Il y a eu un moment, parce que j’ai bien calculé, dans notre club de foot, j’ai vu que..., il y avait au moins trente jeunes du village qui n’étaient pas chrétiens. Donc, j’ai dit, maintenant, je vais mettre une coupe entre les quartiers du village. Et le jour où l’on jouait cette coupe là, beaucoup de vieux sont sortis, pour regarder. Plus tard, pour « faire la curiosité », j’ai fait ça entre le village où j’étais et les autres villages et les jeunes sont venus. Les vieux du village ont dit que si les jeunes jouent avec les jeunes de Pouré [village voisin], il faut sortir et supporter les jeunes. C’est comme ça qu’ils sont sortis. Et ce jour-là, c’est moi qui ai marqué le but de la victoire. Des vieux ont saisi ma main, c’était la joie et il y en a certains qui m’ont appelé pour me demander pardon. Depuis ce jour-là, les choses se sont calmées et j’ai eu la paix totale dans mon cœur. Mais il faut savoir que, il y a des gens qui cherchaient à me tuer. Il y a des gens qui ont essayé de me tuer avec la charrette, d’autres avec un fusil. C’est après tout ça qu’ils sont venus se confesser et me demander pardon. 

31Dans ce contexte, le match de football prend plusieurs dimensions symboliques pour les acteurs des deux partis (convertis et non convertis). Tout d’abord, il paraît clair que les jeunes convertis tentent de produire un autre mode de relation à leur entourage social, en proposant un « jeu d’équipe » comme modèle d’harmonie collective au sein du groupe. Mais en tentant d’y incorporer les non convertis, ils témoignent également de leur refus du rejet de l’autre différent, en proposant la création de nouveaux espaces de solidarité et d’identification. Lorsque le pasteur organise un match entre les jeunes du village (convertis ou non) et ceux du village voisin, il met à l’épreuve son modèle de « bonne entente », en même temps qu’il souhaite faire la preuve que la conversion pentecôtiste n’enlève rien aux qualités individuelles de ceux qui y adhèrent. La rivalité sportive entre les deux villages contribue à déplacer stratégiquement les enjeux de la solidarité villageoise : les « vieux » ne se préoccupent plus de ce que la conversion pentecôtiste des jeunes les détourne de l’islam ou de la religion traditionnelle, en somme des coutumes, mais ne pensent qu’à les voir gagner contre le village voisin. Et, de fait, dans le récit du pasteur, l’enjeu de la victoire semble décisif puisque c’est par la victoire acquise que l’équipe – et le pasteur se place lui-même comme un « gagnant » par son but final – réconcilie les villageois qui lui étaient jusque là hostiles. Ainsi, dans cet exemple, plus complet que celui de Kutumtênga, le football se présente comme un modèle de cohésion qui mène à la victoire, ou comme l’explique Christian Bromberger : « alliant la virtuosité individuelle et la solidarité collective, la prise de risques personnels et le sens de l’abnégation au profit du groupe, le football offre ainsi un modèle pour l’action efficace » (1998 : 45). La distanciation des jeunes convertis face au pratiques traditionnelles se maintient et veut s’affirmer dans l’adoption du football comme sport « d’importation » (et d’origine anglo-saxonne comme le pentecôtisme), mais plus encore par « l’émergence de héros en marge des modèles conventionnels » (Bromberger, 1998 : 122). Mais on peut aller plus loin, en faisant le parallèle avec d’autres pays.

32Dans le cas iranien, l’auteur explique que « à travers l’irrésistible ascension du football en Iran se cristallise tout d’abord une tension profonde entre tradition et modernité culturelles » (1998 : 122). La qualification de l’équipe nationale iranienne pour la coupe du monde, à l’issue d’un match contre l’Australie, contribua à relancer la tension qui entourait habituellement l’image de ce nouveau sport d’importation. A partir de ce moment là, ajoute l’auteur, « les codes imposés se brouillèrent, les dichotomies contraintes s’abolirent » (1998 : 123), même si l’événement fut stigmatisé par le quotidien conservateur Jomhuri eslâmi (République islamiste) de « chute culturelle », le prix à payer pour être devenus jahâni (« mondiaux universels »). L’auteur affine la comparaison « footbalistique » en ajoutant que le parcours « cahoteux »9 de l’équipe nationale vers la coupe du monde peut être lu comme une « parabole caricaturale de la réinsertion difficile du pays dans la vie internationale » (1998 : 127). Ainsi, la séduction qu’exerce cette activité sportive à travers sa popularité contribue au dépassement de certaines tensions ou dichotomies culturelles perçues comme rigides, en suscitant une évolution vers des « standards mondiaux » et en déplaçant les tensions liées aux enjeux identitaires locaux à une sphère d’identification nationale. La victoire d’une équipe composée, au moins pour partie, de nouveaux convertis pentecôtistes, affrontant les joueurs d’un village voisin, contribuait déjà à ce déplacement, et à ce dépassement des enjeux identitaires. Elle n’est pas sans évoquer l’adhésion à une activité sportive importée, perçue comme une ouverture à un monde globalisé et à sa modernité, à ses nouveaux enjeux et à sa dimension planétaire, dans lequel la mouvance pentecôtiste et le football peuvent être perçus comme des formes d’expressions « globales » et transnationales.

33Mais pour revenir à l’impact du football dans la sphère proprement religieuse, on peut également prendre l’exemple de ce « messie coréen », Chông Myôngsôk10 qui fonda l’Église de la Providence à Séoul en 1980 (Luca, 1997). Recrutant spécialement dans les universités, « JMS » place le football au centre de ses méthodes de recrutement de même qu’il multiplie les références à la culture occidentale. Nathalie Luca explique comment « c’est par la manipulation de cette culture transnationale que le fondateur cherche à développer un langage transculturel » et va plus loin, en suggérant que « la réussite d’un tel mouvement repose sur sa capacité à absorber les changements relatifs à la modernité et à leur donner sens » (1997 : 14). Cet exemple coréen de recours au football pour asseoir une pratique religieuse, qui s’inscrit également dans la mouvance pentecôtiste, nous paraît correspondre, dans un autre contexte, à l’usage que peuvent faire de ce sport des pasteurs pentecôtistes africains, en allant plus loin. Ici, le match de football est en lui-même intégré au culte et en compose la structure « liturgique », l’assemblée étant divisée en participants et en supporters (même si seuls les jeunes hommes jouent sur le terrain, tandis que les filles les encouragent de leurs chants). Du point de vue que l’on pourrait dire « liturgique », Nathalie Luca explique comment les matchs sont en effet plusieurs fois interrompus pour laisser place aux interprétations du « messie » sur « les raisons d’un but marqué ou manqué », il commente les stratégies des joueurs, en les associant à des traits de caractère (confiance en soi et dans les autres, conséquences de cet état d’esprit : « si tel joueur lui avait vraiment fait confiance, il lui aurait passé le ballon, même si l’opération paraissait délicate, ce qui aurait permis à l’équipe de marquer un but difficile » ; « si tel autre n’avait pas égoïstement accaparé le ballon… », etc.). De même, les performances de « JMS », toujours gagnant, sont attribuées à l’inspiration divine qui le guide dans son jeu – « à chacun d’être à son écoute ». Ainsi, JMS apparaît rapidement comme le modèle de comportement « qui plait à Dieu ».

34Replacé dans une stratégie d’évangélisation, le match de football prend une autre signification qui en fait un lieu d’affrontement symbolique. Dans la rhétorique de JMS, « le ballon devient le symbole d’un être humain : son destin dépend des joueurs qui le poussent et des spectateurs qui influencent le jeu » (1997 : 25). Les matchs étant organisés dans le campus universitaire, sur le terrain de football de l’université, bientôt les étudiants non convertis, attirés par ce rassemblement, manifestent des comportements variés, de curiosité, d’intérêt ou d’hostilité. La métaphore du ballon comme être humain se traduit par une perception de l’autre comme « autant de ballons qu’il s’agit d’amener au fondateur ». Chaque but marqué par le « messie », ou mieux, la victoire, contribue à affirmer sa puissance. La comparaison avec les pasteurs pentecôtistes sur le front de l’islam est immédiate, car comme l’explique l’auteur, « c’est durant ces matchs de football que les initiés vont pouvoir reconnaître leur Messie en testant son appartenance à la lignée des élus » (1997 : 131). Il est lui-même porteur et vecteur d’une énergie de puissance et les adeptes tentent de s’approcher au plus près de cette source d’énergie, jusqu’à toucher sa main, ou en rattrapant le ballon « lui-même plein de cette force protectrice ». C’est en effet par son pouvoir attesté – et sa forme physique – que JMS parvient à séduire les jeunesses étudiantes. A partir du cas décrit par Nathalie Luca, où la métaphore footbalistique de la pratique religieuse est la plus complète, la comparaison avec le travail des pasteurs pentecôtistes sur le front de l’islam peut être alimentée par les contextes sociaux spécifiques où s’inscrivent ces stratégies d’acteurs.

35La conversion pentecôtiste dans les régions les plus islamisées du Burkina Faso et du Mali, ainsi que les stratégies mises en œuvre par les pasteurs dans ce contexte, ont attiré notre attention parce qu’elles se distinguent de la plupart des cas observés dans les régions où l’islam n’est pas aussi dominant. Pour Nathalie Luca, l’émergence de l’Église de la Providence dans une société moderne ne permet pas d’attribuer son succès charismatique à une « force de rupture ». Son succès viendrait au contraire d’une « force réconciliatrice » qui « [re]met en contact l’ordre du religieux et l’ordre du social, et valorise leur complémentarité » (1997 : 137). La violence de la conversion pentecôtiste africaine tient pour beaucoup à la perception de cette nouvelle religion par les musulmans eux-mêmes, ajoutée à la radicalité des termes par lesquels les nouveaux convertis manifestent leur prise de distance à l’égard de pratiques que le pentecôtisme condamne sévèrement. Le rôle des pasteurs consiste alors à contenir les risques d’affrontement auxquels peut donner lieu un tel discours, à limiter les actes de violence à l’égard des fidèles – et de lui-même – en instaurant un lieu symboliquement a-religieux, sorte de no man’s land confessionnel, où pourrait se déplacer le conflit : un terrain de football improvisé (car souvent il n’existait pas). Sur ce terrain, nous l’avons vu, c’est une rivalité de puissance qui se donne à voir. C’est donc la victoire du pasteur et de son équipe qui va être à l’origine de ce « charisme de réconciliation » et qui va permettre à tous les acteurs de se retrouver, symboliquement réconciliés, à travers la victoire identitaire d’un match de football.

36La transposition de la lutte sur le terrain de football est devenue une image commune et largement diffusée. Une reproduction du type d’image que l’on peut rencontrer fut utilisée par le Research Centre for Religion and Society en couverture de son rapport d’activité pour les années 1992-199711. On y voit Jésus en tenue blanche, portant le chiffre 9, symbole du bien, terrassant l’adversaire (des reproductions de Satan en tenue noire, que l’on identifie grâce au chiffre 6) et marquant un but. Au Ghana, deux des plus populaires leaders pentecôtistes, Mensa Otabil et Nicholas Duncan-Wiliams, appartiennent à une association appelée the Charismatic Churches Football Association, regroupant les quinze principales Églises pentecôtistes du pays et organisant régulièrement des compétitions dans le grand stade d’Accra (Gifford, 1998 : 84). Paul Gifford y voit le signe du dynamisme qui anime le milieu pentecôtiste. Mais il faut ajouter que le choix du football s’inscrit bien dans un processus ritualisé de conciliation tel que nous l’avons décrit plus haut. Il est significatif qu’en Côte-d’Ivoire, en 2004, un match de football fut envisagé entre « forces nouvelles » (ex-rebelles) et forces gouvernementales, à Bouaké, après épuisement des autres moyens de réconciliation. Plus récemment, la victoire des « Eléphants » de Côte-d’Ivoire contre Madagascar dans le cadre de la CAN 2008, par cinq buts à zéro, fut considérée comme l’événement qui scelle la réconciliation nationale après 5 ans de conflit : « 5 buts pour effacer 5 ans de guerre » titre ainsi le journal Fraternité Matin12.

Conclusion

37Le défi auquel répondent des Églises telles que les Assemblées de Dieu et l’Église de Pentecôte, toutes deux à la fois d’origines anglo-saxonnes et très « indigénisées » dans le contexte ouest-africain, les distinguent pour l’instant des nouvelles Églises pentecôtistes ou néo-pentecôtistes ghanéen­nes ou nigérianes, telles que la Winner’s Chapel (récemment installée à Ouagadougou), qui préfèrent nettement le milieu urbain au milieu rural et ne tentent pas de percées dans les régions les plus « hostiles à l’évangile », pas plus qu’elles ne recrutent parmi les « pasteurs-paysans » tels que les décrit P.-J. Laurent (2003). Ces deux Églises sont donc dans une démarche de conquête missionnaire inscrite dans une tradition héritée de la période coloniale. La tradition missionnaire de l’Église des Assemblées de Dieu en Afrique de l’Ouest n’est plus à démontrer, compte tenu des données fournies par P.-J. Laurent (2005). L’Église de Pentecôte du Burkina Faso a choisi d’étendre son influence en soutenant plus récemment une jeune assemblée au Niger. En mai 2004, lors d’une visite à l’Église centrale de Ouagadougou, le pasteur Basile Kambire, président de l’Église de Pentecôte du Niger de 1998 à 200313, présente ce pays comme « un pays dominé par l’islam ». Invité à faire la prédication, il a choisi le thème des défis à relever par les nouvelles générations : « Dieu a un plan pour chaque génération (…) à chaque génération, il y a un défi à relever », puis il ajoute : « lorsqu’un défi se présente, Dieu suscite quelqu’un pour relever le défi ». Il fait allusion, bien sur, à son propre rôle missionnaire au Niger, où la communauté de fidèles était estimée à 334 fidèles en 2004. Ces défis justifient des percées offensives sur le terrain de l’islam. L’implantation des deux églises, à Mopti et à Ouahigouya, fut inaugurée dans les deux cas, par une croisade d’évangélisation dirigée, à Mopti, par des missionnaires français et américains venus soutenir la nouvelle église (1999), et à Ouahigouya par l’Église de Pentecôte centrale de Ouagadougou (2000). Les croisades mettent l’accent sur les guérisons publiques de malades (paralytiques, non voyants, etc.) « pour témoigner de la puissance des miracles opérés par le Saint Esprit » explique le pasteur Mathieu. La croisade de Mopti, plus particulièrement, fut perçue par les musulmans, et même par les autres Églises, comme une méthode agressive et brusque, mettant l’accent sur l’aspect spectaculaire du rassemblement pour attirer les conversions (guérisons publiques, mise en avant des moyens – matériels et financiers – spectacle musical, prêche public avec équipement sonore, orchestre, parade de voitures et de pasteurs, etc.). Comme l’explique Paul Gifford à propos d’une croisade de Reinhard Bonnke dans la ville de Kano au Nigeria en 1991, pour certains pasteurs, les musulmans ne font l’objet d’aucun ménagement : « there is no sensitivity possible in Bonnke’s approach. If Muslims make up part of Satan’s empire, there is no place for respect, cooperation or dialogue. Aggressive proselytism becomes the will of God » (Gifford, 1992 : 170). Et, de fait, la croisade de l’évangéliste allemand provoqua de violentes manifestations de la part des musulmans de Kano et fut annulée. C’est paradoxalement l’échange des stratégies de prosélytisme, entre islam et christianisme en milieu urbain, relevant d’une même conception de la conversion religieuse, qui exacerbe les tensions entre les individus et met fin au régime de cohabitation tranquille.

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Bibliographie

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Prier pour le monde musulman, un guide de prière pour le combat spirituel, 2004 [titre original : Praying for Muslims A Spiritual Warfare Prayer Guide], Centre International, Luynes.

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Notes

1 yarga, sg. de yarse, nom donné aux commerçants musulmans par « les peuples parlant les langues du groupe voltaïque », entre autre les Mossi (Audoin, Deniel, 1974 : 13).
2 à l’exception des pentecôtistes et des musulmans wahhabites qui sont opposés au mariage mixte.
3 Laurent Bado, « Trois questions aux communautés religieuses du Burkina Faso », L’Observateur-Paalga du 30 octobre 1996.
4 Laurent Bado est professeur, député et président du paren, une formation politique récente qui, en association avec le Mouvement du Peuple pour le Socialisme/Parti libéral (mps/pl), a formé l’obu (Opposition Burkinabé Unie). En août 2003, l’obu s’est agrandie avec l’adhésion de trois autres partis : la Convention Nationale pour la Démocratie (cnpd), le Parti Démocratique National (pdn) et le Parti Socialiste Unifié (psu).
5 Fondée en Gold Coast à la fin des années 1950 par un missionnaire écossais dissident, James McKeown, la Church of Pentecost est aujourd’hui l’une des Églises pentecôtistes majeures dans ce pays. Elle est implantée dans plus de soixante pays dans le monde dont une trentaine de pays africains et une vingtaine de pays européens.
6 2004 International Missions Board, End-of-Year Report, Sowutum, Accra, May 2005.
7 « se donner », de l’expression « se donner à Jésus », se convertir.
8 L’Église des Assemblées de Dieu, d’origine américaine, fut implantée au Burkina Faso par des missionnaires américains en provenance de Sierra Leone. Son implantation en Côte-d’Ivoire est le résultat de la migration burkinabé dans ce pays, notamment des pasteurs mossi formés par les missionnaires (Laurent, 2005).
9 C’est en effet à l’issue de dix-sept matchs (« un record », précise l’auteur) que l’équipe iranienne fut qualifiée « dans les ultimes minutes de la rencontre contre l’Australie », p. 128.
10 Ou, dans une autre transcription : Jông Myông-Sôk qui, comme l’explique l’auteur, permet au fondateur de « donner un sens providentiel à son nom » en se surnommant « JMS » qui signifie aussi ‘Jesus Morning Star’ (littéralement « Jésus, étoile du matin »). Il est considéré par ses fidèles comme le « second messie ».
11 The Research Centre for Religion and Society, « A Report of the First Five Years 1992-1997 », Amsterdam.
12 « La réconciliation nationale par le foot : 5 buts pour effacer 5 ans de guerre », Fraternité Matin, 3 juin 2007.
13Affecté au Gabon depuis 2003
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Pour citer cet article

Référence papier

Sandra Fancello, « Les défis du pentecôtisme en pays musulman (Burkina Faso, Mali) »Journal des africanistes, 77-1 | 2007, 29-53.

Référence électronique

Sandra Fancello, « Les défis du pentecôtisme en pays musulman (Burkina Faso, Mali) »Journal des africanistes [En ligne], 77-1 | 2007, mis en ligne le 30 septembre 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/africanistes/1132 ; DOI : https://doi.org/10.4000/africanistes.1132

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Auteur

Sandra Fancello

Anthropologue, chercheur associée à l’UR 107 « Constructions identitaires et mondiali­sation » de l’IRD.

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