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Corps en mots, corps en textes

Prototypes chez Proust : une recherche à corps perdu

Pierre Zoberman
p. 23-41

Résumés

Tout au long de la Recherche, Proust crée des prototypes corporels en attribuant à ses personnages des identités qui, paradoxalement, les désindividualisent. En particulier, alors que, d’un côté, le passage du Temps brise l’illusion de la permanence de l’aristocratie traditionnelle, d’un autre côté, le Juif et l’homosexuel apparaissent comme des essences déchiffrables et identifiables dans et par leur corps, dont le sens devient ainsi univoque et clair pour le narrateur et auxquelles Proust s’efforce également de donner leurs noms propres, soit ceux des espèces dans lesquelles leurs corps les classent et les relèguent.

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Texte intégral

  • 1 Chambre 43. Un lapsus de Proust de Lavagetto est un cas particulièrement intéressant puisque, tout (...)
  • 2 Bien que je traite ici d’identité et que la Recherche prête beaucoup d’attention aux noms, je n’hés (...)

1Sans s’arrêter à la pratique désormais traditionnelle d’une étude des indices qui révéleraient l’homosexualité du narrateur et, par une identification si tentante que son simplisme n’a jamais suffi à la disqualifier1, de Proust, cet article étudiera un processus de construction des corps par l’écriture, une construction qui est aussi constitution paradoxale d’identité. Je rejoindrai, si l’on peut dire, l’obsession du narrateur enfin éclairé sur Sodome, en un point précis : ce processus, qui consiste en l’élaboration textuelle de prototypes, débouche finalement sur un prototype privilégié, l’homosexuel2 (l’inverti, l’homme-femme, le Charlus, pour reprendre une antonomase de la Recherche), constitué en s’appuyant sur un autre prototype privilégié, mais auquel la culture contemporaine confère une évidence qui manque à l’autre : le Juif.

  • 3 La théorie des prototypes est proposée dans les années 1970 par la psychologue Eleanor Rosch et rep (...)

2Le concept de prototype mis en place ici est dérivé de la conceptualisation des concepts et des catégories en sémantique cognitive3. Le prototype peut être défini comme un exemplaire suffisamment représentatif pour servir de critère définitoire de la catégorie par ressemblance ou « air de famille » (Wittgenstein). Le caractère souple du prototype en fait une notion particulièrement commode pour l’analyse littéraire. Mais, comme on pourra s’en rendre compte à partir des exemples étudiés plus loin, l’emploi non psychologique et non linguistique du terme, comme exemplaire unique et premier sur lequel un moule peut être fabriqué pour la production des exemplaires ultérieurs correspond à la manière dont l’identification de Charlus comme homme-femme permet au narrateur de reconnaître et à Proust de construire d’autres personnages qui partagent les principales caractéristiques du prototype. Il y a donc un lien conceptuel entre les deux versions.

3Le prototype homosexuel est une invention au double sens du terme : tel un trésor, il se présente comme une découverte, fruit d’une recherche qui s’ignore comme telle jusqu’au moment où elle aboutit ; et il résulte, au-delà d’une évidence toujours posée comme problématique, d’un travail (inter/intra)textuel d’élaboration. Les réflexions qui suivent visent donc à analyser la manière dont Proust écrit les corps et leur évolution pour mettre en évidence deux essences qui, non seulement résistent au temps, mais encore se manifestent dans et avec le temps. Proust incarne en ses personnages la judéité et l’homosexualité, la première étant d’ailleurs à la fois préfiguration et allégorie de l’autre, dans un lien favorisé par la contiguïté de Sion et de Sodome dans la tradition scripturaire.

Les intermittences du corps

4À la recherche du corps chez Proust : quel que soit le corps, tout n’est-il pas dit et ne vient-on pas trop tard, depuis des décennies qu’il y a une critique proustienne, et qui pense ? Du côté de chez Swann, avec la petite madeleine et les sensations qu’elle renferme, à celui des Guermantes, avec le pavé inégal de Venise et l’extase que le souvenir physique provoque, la Recherche parle du corps. Mais la question du corps révèle un paradoxe : on a beaucoup écrit à propos du corps chez Proust – jusqu’à montrer le corps comme un facteur d’opacité – mais on n’a pas mis en relief son importance dans les processus de construction d’identité, et surtout, de prototypes. La présence physique serait, chez Proust, un obstacle à la concentration et à la saisie de l’essentiel, tout comme chez son narrateur il constituerait une barrière à la saisie ou à l’expression des sentiments authentiques, et surtout de la partie du sujet qui intervient (l’amoureux, non le camarade de jeux) à un moment donné. Lorsque le narrateur jeune joue avec Gilberte, ce n’est jamais le bon moi qui peut, dans la présence, s’exprimer. Dans cette méprise constante, le corps est toujours en cause. Contro il corpo, tel est le titre du livre d’Eleonora Sparvoli, qui s’appuie en particulier sur cette incommunicabilité des sentiments de l’enfant qu’a été le narrateur pour Gilberte et qui résulte, précisément, d’une corporéité incontournable. Contre le corps – et le corps est présenté comme ce qui, chez Proust, résiste à l’intelligence, ce à quoi l’intelligence ne peut donner du sens. Le narrateur ne peut faire sens du témoignage de ses sens ; il ne peut, de ce fait, faire sens de son corps. Pourtant, comme le souligne Sparvoli, lorsque Saint-Loup court sur les banquettes du restaurant du Ritz pour apporter au narrateur la pelisse qui lui permettra d’avoir chaud, le corps du jeune aristocrate fait sens immédiatement. C’est peut-être, en réalité, un paradoxe – et même, partiellement, une illusion – mais c’est néanmoins la mise en œuvre dans la Recherche d’une différence entre le narrateur et certains personnages : alors qu’une vérité (sinon même la vérité) sur Saint-Loup échappe encore au futur romancier, le corps de son ami serait ainsi immédiatement déchiffrable – le fait, tout autant que le retard d’interprétation, lié à l’évolution de Saint-Loup, sont notables, et le narrateur n’aura garde d’oublier de revenir sur le portrait physique de son ami. Sparvoli propose ainsi une opposition entre le corps sain et le corps de celui qui souffre des nerfs (la scène du coucher a établi le narrateur dans son caractère d’enfant nerveux) :

  • 4 « Nel chiasmo inizialmente considerato, “opaque”, “obscur”, “significatif”, “limpide”, il corpore s (...)

Dans le chiasme initialement examiné, « opaque », « obscur », « signifiant », « limpide », le corps sain de Saint-Loup est non seulement limpide, mais aussi signifiant. Il signifie, c’est-à-dire qu’il produit des signes appartenant à une langue déchiffrable. Il a un alphabet clair. Le corps de celui qui a les nerfs malades [litt. d’un malade des nerfs] est au contraire ambigu lorsqu’il émet ses messages. « Le nervosisme est un pasticheur de génie » : c’est ainsi que s’exprime le docteur Du Boulbon, dans la Recherche. La névrose sait imiter à la perfection n’importe quelle maladie4.

5Dans Proust, the Body, and Literary Form, Finn montre de même que l’écriture de Proust se définit dans une dialectique entre hystérie et neurasthénie – deux modalités de désordres d’abord corporels. Ici encore, c’est le corps du narrateur/de Proust commentateur de son œuvre (glosé par la maladie de Proust et la familiarité de Proust avec certaines théories médicales, grâce en particulier aux ouvrages de son père, lequel a d’ailleurs, d’après Finn, pris son fils pour sujet lorsqu’il a publié des ouvrages sur ce genre de troubles) qui est le point focal (voir Finn 1999). Et la reconnaissance de ce qu’on pourrait appeler un malaise du corps et surtout d’un discours du corps ne date pas des années 1990. Bien avant Parvoli et Finn, Deleuze avait apparemment fait justice au corps, posant le corps hystérique en modèle :

  • 5 La référence de Curtius à la Théorie de la démarche de Balzac implique déjà la reconnaissance d’une (...)

Il n’existe pas de choses ni d’esprits, il n’y a que des corps : corps astraux, corps végétaux… La biologie aurait raison, si elle savait que les corps en eux-mêmes sont déjà langage. Les linguistes auraient raison s’ils savaient que le langage est toujours celui des corps. Tout symptôme est une parole, mais d’abord toutes les paroles sont des symptômes. « Les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu’à la condition d’être interprétées à la façon d’un afflux de sang à la figure d’une personne qui se trouble, à la façon encore d’un silence subit. » On ne s’étonnera pas que l’hystérique fasse parler son corps. Il retrouve un langage premier, le vrai langage des symboles et des hiéroglyphes. Son corps est une Égypte. Les mimiques de Mme Verdurin, sa peur que sa mâchoire ne se décroche, ses attitudes artistes qui ressemblent à celle du sommeil, son nez goménolé forment un alphabet pour les initiés5. (Deleuze 1971 : 110-111)

  • 6 Espèce est un terme consacré des classifications. Il est particulièrement utile dans la mesure où i (...)

6Mais cette analyse, tout en manifestant une attention au corps, reste inadéquate. En faisant du corps hystérique l’archétype de la signification corporelle, Deleuze renvoie à un contenu refoulé, un désir latent chez le sujet individuel, et qui se trahit par la multiplication de symptômes – symptômes qui appellent, en retour, une interprétation. Deleuze est, ici comme ailleurs, guidé par les positions explicitement affirmées par le narrateur en ce qui concerne les mots. Or, s’il y a bien appel à interprétation, les corps qui signifient de la manière la plus frappante, chez Proust, ont en fait pour caractéristique de révéler le type auquel ils correspondent de manière parfaite : la vérité qu’ils révèlent n’est pas le désir secret de l’individu, mais son espèce propre6. Du coup, l’individu trouve son identité et son nom propres – c’est-à-dire l’espèce à laquelle il appartient. L’identité n’est pas individuation mais reconnaissance, et le nom est propre s’il est juste.

Noms d’oiseaux : Saint-Loup

7L’exemple de Saint-Loup, sur lequel s’ouvre quasiment l’analyse de Sparvoli, est extrêmement révélateur. On pourrait dire que, chez Saint-Loup, le sens précède l’essence : il y a du sens, mais l’essence que ce sens révèle ne se révélera réellement que tardivement, lorsque le narrateur aura aussi rencontré Charlus. Du coup, cette évidence joue comme un indice, homologue de ceux qui annoncent les essences de l’art.

8Car le sens du corps de Saint-Loup, sens aussi indubitable que celui que Charlus, oncle de Saint-Loup, reçoit de son propre corps, c’est de faire de lui le paradigme d’une espèce particulière. Proust semble écrire l’histoire familiale des corps de l’aristocratie – par exemple, le nez des Guermantes ou, plus généralement, la chronique de l’émergence du trait de famille sur le corps, et la réduction de l’individu à une reproduction d’un parent – selon la logique qui s’impose dans Le Temps retrouvé. Mais c’est pour dénoncer l’illusion d’une permanence aristocratique : lorsque la princesse de Guermantes apparaît à la fin du roman, c’est le front de Mme Verdurin qui fait son entrée, et son habitude de se frotter les tempes, non le nez des Guermantes. Par contraste, Swann manifeste en fin de compte, et à la grande surprise du narrateur, son identité de Juif, tandis que Charlus, Saint-Loup et tant d’autres révèlent leur homosexualité, par la voix, comme Vaugoubert, ou le visage, comme Charlus.

9De ce point de vue, on peut tirer du double paradigme du Juif et de l’inverti une conclusion tout opposée à celle que propose Kristeva lorsqu’elle aborde les questions d’identité chez Proust :

Loin d’effacer les différences, la superposition sarcastique de codes renforce la polysémie et surcharge d’empreintes les caractères de Proust. Ils en sortent ambigus, insaisissables, comme la transverbération d’une image de kinéscope. Il n’est pas question de décrire la réalité sociologique d’un juif (sic) ou de sa communauté, ni même de maîtriser la réalité psychologique de l’inverti. En entrechoquant les deux marginalités, en cumulant les critiques et les médisances dont elles sont couvertes par la « bonne société », Proust retourne la calomnie. Mais en dissipant la persécution, il défait d’un même geste jusqu’à l’exigence identitaire des calomniés. Il les arrache à leur piédestal de statues, sociologiques ou psychologiques pour les réduire à des caractères singuliers. À la limite, il n’en restera que des éclats ou des plis de son propre caractère de ses propres différences, remords et plaisirs les plus secrets. (Kristeva 1998 : 19)

  • 7 En somme, une pratique relevant des analyses de l’obsession classificatoire classique proposées par (...)

10Tout l’effort de Proust et, d’abord, de son narrateur, vise au contraire à faire de ces « caractères » des paradigmes, les prototypes d’espèces qui en rendent entièrement compte – bien reconnaître les individus revenant alors à identifier l’espèce à laquelle ils appartiennent, qu’ils représentent et de laquelle on peut leur donner le nom. Non une psychologie ou une sociologie, mais une histoire naturelle, une ornithologie ou une entomologie, une classification des espèces7.

  • 8 Sur cette notion de motivation et son rapport à la vraisemblance, voir Genette 1969.
  • 9 Rousseau est un cas particulièrement intéressant puisque, tout en reprenant d’un côté ce mythe de l (...)
  • 10 Sur cette formule, voir Kristeva 1998.
  • 11 Nous verrons par la suite que le narrateur prend un malin plaisir à expliquer que Bloch n’en est pl (...)

11Que l’évidence sémiotique du corps de Saint-Loup est à la fois privilège, leurre et promesse ou signe apparaît clairement dans la description que le narrateur fait de son ami bien plus tard, au moment précisément où il est au seuil de l’écriture et où Proust (d)écrit soigneusement l’ami transformé – ou plutôt adapté – et chez qui l’homosexualité se marque et se reconnaît, au moins aux yeux de celui qui sait voir. Peut-être d’ailleurs cette évidence immédiate, si contraire à la manière dont le narrateur affirme vivre son propre corps, peut-elle apparaître comme une forme de motivation : même si le sens n’est pas donné, ou est d’abord mal interprété, il s’annonce comme disponible, et cette annonce rend plus acceptable l’évolution-révélation de Saint-Loup8. Compagnon ironise sur la manière dont le narrateur, complètement aveugle jusque-là aux signes qui pourtant devraient lui crever les yeux – ignorance difficile à accepter pour le lecteur et se méprenant donc autant sur les « œillades » de Charlus qu’il s’était mépris sur le regard que lui avait jeté Gilberte enfant, acquiert (et professe) en un instant un savoir d’une étonnante étendue sur les « hommes-femmes » (Compagnon 1997). Si, cependant, le corps des ressortissants de Sodome fait signe et renvoie à leur commune appartenance – ils en sont – alors le savoir si instantané du narrateur était, d’une certaine manière, en germe dans la perception qu’il en avait. Et cette identité, loin d’être, comme l’affirme Kristeva, acquise par une individuation qui détruit le type, est, au contraire, construite sur le modèle élaboré par la tradition classique de la réflexion sur l’origine des langues comme nomination et surtout comme attribution de noms communs aux objets de l’expérience quotidienne après que l’esprit les organise en classes9. Et, si la question centrale est, comme le souligne Kristeva, moins le dilemme existentiel shakespearien qu’une obsession anxiogène d’appartenance, « en être ou ne pas en être », alors le véritable exilé de Sodome montre par des signes corporels qu’il en est10. Naturellement, Swann aussi, en tant que Juif, puisque, quelque converti qu’il soit et depuis quelque temps qu’il le soit, il réaffirme finalement sa solidarité avec les siens, mais, loin d’être la fin ultime de la recherche et de la Recherche, cette appartenance-là n’est qu’un modèle métonymique pour l’autre11.

12Les réflexions sur Saint-Loup sont d’une urgence assez forte pour imposer au narrateur une rupture dans la chronologie du récit, et il est nécessaire, pour mettre en évidence la manière dont Proust écrit les corps, de citer intégralement le passage :

  • 12 La parole vivante empêcherait donc le narrateur de voir la réalité, par l’illusion de continuité qu (...)
  • 13 On notera que le narrateur emploie ici la même expression que lorsqu’il a évoqué la ressemblance, q (...)
  • 14 Un lecteur tant soit peu soupçonneux pourrait être tenté de suggérer que le nom de Balzac sert peut (...)

J’eus du reste l’occasion, pour anticiper un peu puisque je suis encore à Tansonville, de l’y apercevoir une fois dans le monde, et de loin, où sa parole malgré tout vivante et charmante me permettait de retrouver le passé12, je fus frappé13 combien il changeait. Il ressemblait de plus en plus à sa mère, la manière de sveltesse hautaine qu’il avait héritée d’elle et qu’elle avait parfaite, chez lui, grâce à l’éducation la plus accomplie, elle s’exagérait, se figeait ; la pénétration du regard propre aux Guermantes lui donnait l’air d’inspecter tous les lieux au milieu desquels il passait, mais d’une façon quasi inconsciente, par une sorte d’habitude et de particularité animale. Même immobile, la couleur qui était la sienne plus que de tous les Guermantes, d’être seulement l’ensoleillement d’une journée d’or devenu solide, lui donnait comme un plumage si étrange, faisait de lui une espèce si rare, si précieuse qu’on aurait voulu le posséder pour une collection ornithologique ; mais quand, de plus, cette lumière changée en oiseau se mettait en mouvement, en action, quand par exemple, je voyais Robert de Saint-Loup entrer dans une soirée où j’étais, il avait des redressements de cou tellement plus souples, plus fiers et plus coquets que n’en ont les humains, que devant la curiosité et l’admiration moitié mondaine, moitié zoologique qu’il vous inspirait, on se demandait si c’était dans le faubourg Saint-Germain qu’on se trouvait ou au Jardin des Plantes et si on regardait un grand seigneur traverser un salon ou se promener dans sa cage un oiseau. Tout ce retour, d’ailleurs, à l’élégance volatile des Guermantes au bec pointu, aux yeux acérés était maintenant utilisé par son vice nouveau, qui s’en servait pour se donner contenance. Plus il s’en servait, plus il paraissait ce que Balzac appelle tante14. Pour peu qu’on y mît un peu d’imagination, le ramage ne se prêtait pas moins à cette interprétation que le plumage. (1989 : 281-282 ; c’est moi qui souligne)

  • 15 « La realtà è un testo que altri hanno scritto », remarque Sparvoli (1997 : 40), après qu’elle a ci (...)

Revanche du narrateur, qui ici, comme face à Charlus, saisit la vérité de la réalité et la déchiffre parfaitement, d’autant que c’est la sienne, en contraste avec les situations innombrables dans lesquelles elle lui échappait15.

  • 16 Voir infra.

13Ce qui avait été Guermantes, ce qui avait paru faire sens alors, fait office de matériau réemployé (témoin ce « vice nouveau, qui s’en servait pour se donner contenance »). Si le corps sain présentait un alphabet clair, le narrateur, ici, doit faire une translittération dans une autre écriture – le « vice nouveau » jouant en somme le rôle que la maladie joue en rendant les signes opaques, à cette différence près que, si Proust sait écrire des corps, le narrateur a maintenant la science nécessaire à leur lecture et à leur intelligence, voire à leur interprétation. Comme Swann mourant16, Saint-Loup, nouveau citoyen de Sodome, marque sur son corps une identité qui le désindividualise, mais de manière beaucoup plus définitive et essentielle que son appartenance familiale. Si, à Balbec, juste après qu’il a rencontré Charlus pour la première fois, le narrateur souligne la commune appartenance familiale (et donc la communauté de maison et de nom) entre Saint-Loup, Charlus, et Mme de Villeparisis – ces trois noms apparaissant alors comme des pseudonymes, ou des alias, des identités d’emprunt tant que l’espèce n’a pas été reconnue – cette appartenance ne peut jouer le rôle d’identifiant, ne peut donner lieu à prototypification. Il y a peut-être des traits de physionomie Guermantes, mais comment les rattacher définitivement à un nom quand l’intronisation de Mme Verdurin en Princesse de Guermantes démasque (tout comme les métamorphoses d’Odette) l’illusion de l’identité du nom de famille (et l’on sait l’importance des rêveries sur les noms de personne ou de lieu chez Proust) ? D’ailleurs, ni Saint-Loup, ni Charlus, ni Mme de Villeparisis ne portent leur nom de Guermantes, et l’on pourrait interpréter la subsomption des trois personnages sous le nom qu’ils partagent comme un symptôme de la préoccupation qu’a le narrateur de trouver pour chaque individu l’espèce appropriée où le ranger. Ayant été tancée par son neveu pour l’avoir appelé Baron de Guermantes, la Marquise se trouve des excuses : « Après tout, l’erreur n’est pas si grande, ajouta-t-elle, tu es bien un Guermantes après tout. » (1988a : 113) Le narrateur peut alors tisser les fils onomastiques du roman, en demandant à Saint-Loup une confirmation qui lui permet d’impliquer et la lanterne magique, avec Geneviève de Brabant, et le vitrail qui lui avait fourni le sujet d’une autre rêverie sur le nom de Guermantes :

Dites-moi, ai-je bien entendu ? Madame de Villeparisis a dit à votre oncle qu’il était un Guermantes.
— Mais oui, naturellement, c’est Palamède de Guermantes.
— Mais des mêmes Guermantes qui ont un château près de Combray et qui prétendent descendre de Geneviève de Brabant ?
— Mais naturellement. Mon oncle est on ne peut plus héraldique.
(1988a : 115)

14Et le narrateur peut alors conclure : « Ainsi s’apparentait, et de très près, aux Guermantes cette Mme de Villeparisis… » (1988a : 115) et l’épisode se conclut momentanément sur une première tentative de synecdoque généralisante : « Devant le Grand-Hôtel, les trois Guermantes nous quittèrent. » (1988a : 117)

  • 17 Même si toutes les réflexions sur le nom peuvent apparaître comme une variante non scientifique d’u (...)
  • 18 Curtius souligne ce que Proust doit à la Théorie de la démarche de Balzac (voir Curtius 1928 – je r (...)
  • 19 Charlus et Saint-Loup sont en somme de la même famille (et ils sont, comme on dit en anglais, famil (...)

15Mais chez Proust, le nom se révèle progressivement être une fausse piste17 et l’identification de Saint-Loup, finalement, va bien au-delà du Guermantes. Le nom propre est celui que Balzac fournit : celui de tante18 Le nom qui convient aux habitants de Sodome – même si l’on tient compte de l’ironie et du sarcasme que relève Kristeva – est celui de leur espèce, non pas même celui de leur cité détruite, mais celui que leur donne Balzac, nom de parenté, mais non pas de famille ou de clan19. Le narrateur est satisfait lorsqu’il a rangé l’individu dans le paradigme qui lui convient. Et l’on peut dire que Proust attribue à son narrateur une capacité d’identification très poussée.

16« Sveltesse hautaine », « pénétration du regard », « particularité animale », « redressements de cou », « oiseau » en cage : l’élégance volatile des Guermantes est poussée au-delà de sa limite par un parcours des traits physiques observables au moins par le narrateur, et qui servent à Proust à faire le portrait d’un… oiseau.

Le chemin de Sodome : l’autre côté des Guermantes

17Non content de reconnaître, par les indices corporels, l’espèce de créature à laquelle il est confronté, le narrateur nous rappelle que les particularités physiques ne sont pas seulement d’ordre visuel : « Pour peu qu’on y mît un peu d’imagination, le ramage ne se prêtait (?) pas moins à cette interprétation que le plumage », conclut-il immédiatement. Transformant immédiatement le personnage, par l’allusion, non plus à Balzac, mais à La Fontaine, moins en corbeau qu’en oiseau fabuleux (c’est-à-dire de la fable, littéralement, au moyen de l’intertexte impliqué par le couple ramage/plumage). La remarque est d’importance puisque c’est la voix de Charlus qui a été le premier signe : la nichée de voix de jeunes filles annonçait la découverte de la raison pour laquelle le narrateur « avai[t] pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une » (1988b : 16), mais les voix de femmes hantent Charlus depuis sa première présentation. Et c’est bien d’abord à sa voix que Charlus doit de devenir un prototype. Son nom, dont nous avons vu qu’il était en quelque sorte un nom d’emprunt, une manière de refuser d’être subsumé sous le nom des Guermantes (c’est-à-dire, comme le montre la manière dont il porte son nom, d’affirmer sa grandeur individuelle) devient à son tour l’appellatif paradigmatique pour tous ceux qui sont comme lui – et ce, par l’intermédiaire de la voix. La présentation du marquis de Vaugoubert est très significative :

[J]’entendis une voix de la sorte que, dans l’avenir, je devais, sans erreur possible, la discerner. C’était, dans le cas particulier, celle de M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus. Un clinicien n’a même pas besoin que le malade en observation soulève sa chemise ni d’écouter la respiration, la voix suffit. Combien de fois plus tard fus-je frappé dans un salon par l’intonation ou le rire de tel homme, qui pourtant copiait exactement le langage de sa profession ou les manières de son milieu, affectant une distinction sévère ou une familière grossièreté, mais dont la voix fausse suffisait pour apprendre : « C’est un Charlus » à mon oreille exercée comme le diapason d’un accordeur ! (1988b : 63)

  • 20 Voir deux passages très significatifs : « Les proportions de cet ouvrage ne me permettent pas d’exp (...)
  • 21 Elle est fréquente dans la Recherche, et entre souvent dans la réflexion sur le corps du nerveux, d (...)

18Tout, dans ce passage, fait sens, d’autant qu’il est surdéterminé par les pages qui précèdent, dans lesquelles la personnalité de Vaugoubert a été examinée, dans un contexte saturé de références à Charlus20. L’analogie médicale21 souligne surtout la compétence quasi professionnelle du narrateur dans la lecture des symptômes et la constitution du corps en objet signifiant. « C’est un Charlus » renvoie à la fonction prototypique de Charlus, qu’il n’aura apparemment fallu que quelques pages pour établir, mais qui est en effet construite depuis la première apparition du personnage de Charlus cette fois surdéterminée par un lexique de l’enquête, de l’espionnage, du mystère et, surtout, du secret (voir 1988a : 110-112) – secret que le narrateur se vantera par la suite de pouvoir déchiffrer sur le visage de Charlus dont les œillades lui avaient pourtant posé un problème d’interprétation insoluble.

  • 22 Kristeva voit dans le lien récurrent entre Sion et Sodome l’expression en creux d’une double culpab (...)

19Voix de Vaugoubert, écho de celle de Charlus, ou visage de ce dernier : la lecture que fait le narrateur renvoie à la construction proustienne de l’identité par le corps. Et je voudrais ici en dégager deux aspects. D’abord une sorte de facticité qui attire l’attention sur la manipulation même du matériau descriptif ; ensuite l’utilisation de clichés culturels (ceux du racisme et de la xénophobie ordinaires) pour naturaliser l’« empreinte » homosexuelle (j’emprunte le terme à Kristeva). Les deux aspects concourent d’ailleurs au processus que Lee Edelman a appelé « homographèse » (Edelman 1994), le marquage du corps comme corps homosexuel, qui permet de sortir de l’incertitude et de la confusion possible entre identités22. On n’est guère surpris alors que le passage identifiant Vaugoubert à – et comme – Charlus intervienne si vite après ce que Proust appelle la « révélation première » (32) de son narrateur, puisque c’est cette révélation qui permet la relecture et la resignification de ce qui avait fait, intuitivement, sens de soi, comme le corps de Saint-Loup.

  • 23 Butler fait d’ailleurs du drag queen le modèle de la performativité du genre et montre tout le pote (...)

20Le Charlus, à en croire les quelques lignes qui évoquent Vaugoubert, se définit, pour reprendre le vocabulaire de Judith Butler, par une performance ratée (voir Butler 1990 et 199323). C’est celui qui « copi[e] exactement le langage de sa profession ou les manières de son milieu », mais que sa « voix fausse » trahit. Les traits physiques sont donc là pour dénoncer la tentative pour « passer » et se faire passer pour autre qu’on est, pour contrefaire une identité. Le paradoxe apparent de la signification du corps homosexuel comme secret pleinement et clairement visible (mais que les spectateurs potentiels, à la différence du témoin proustien exceptionnel, refusent de voir par dénégation) est d’abord un effet rhétorique. Si la voix de Vaugoubert le trahit si évidemment, l’expression même de cette évidence devient le signe d’une construction d’identité dans le texte. Il y a eu révélation première, dont l’effet se prolonge en impressions fortes, lesquelles, au contraire de l’inintelligibilité dont Sparvoli fait la chronique et répétant l’immédiateté qui marque la course de Saint-Loup sur les banquettes du Ritz, mènent immédiatement à une interprétation, et qui plus est une interprétation juste. Ainsi, tout à son zèle de néophyte et à son plaisir de savoir, le narrateur exprime son diagnostic sur Vaugoubert comme vérité qui s’impose : « Combien de fois plus tard fus-je frappé dans un salon par l’intonation ou le rire de tel homme. » Ce qui est remarquable, c’est que la même expression servira pour réécrire Saint-Loup en habitant de Sodome : « Je fus frappé combien il changeait. » (1988b : 281) Pour comprendre la fonction de cette expression dans le processus de construction du corps homosexuel, on doit noter que le narrateur est moins frappé à proportion de l’intensité du phénomène auquel il fait référence qu’il n’utilise cette expression pour permettre au processus d’introduction et d’élaboration d’un corps spécifiquement homosexuel. Au moment où le texte bifurque vers l’identification de l’espèce qui permet d’assigner à Saint-Loup une place dans la classification des êtres, le narrateur vient encore de ressentir cette impression :

Et en effet, j’avais été frappé d’une vague ressemblance qu’on pouvait à la rigueur trouver maintenant entre elles. Peut-être tenait-elle à une similitude réelle de quelques traits (dus par exemple à l’origine hébraïque pourtant si peu marquée chez Gilberte) à cause de laquelle Robert, quand sa famille avait voulu qu’il se mariât, s’était, à conditions de fortune égales, senti plus attiré par Gilberte. (1988b : 280)

21Or, si on examine cette affirmation, il apparaît que ce qui frappe le narrateur est quasi inexistant : qu’est-ce qui rapproche en effet Gilberte de Rachel ? Une vague ressemblance, à peine perceptible à en croire le texte (« à la rigueur »). Et la même attitude rhétorique d’atténuation désaccentue, en quelque sorte, au moins superficiellement, les causes possibles d’une telle ressemblance, affirmée avec si peu de conviction : « l’origine hébraïque pourtant si peu marquée chez Gilberte. » Et pourtant, le narrateur est frappé. Le rapprochement entre les trois passages suggère que la formule fonctionne comme indice de construction textuelle d’identité : physique, à la fois sexuelle et raciale, comme nous allons le voir, Gilberte apparaissant comme l’un des ponts entre Sion et Sodome.

22En somme, en nous disant qu’il est frappé par une révélation sur l’identité des personnages qu’il côtoie, le narrateur nous en apprend moins sur eux et leurs déterminations identitaires intrinsèques que sur sa manière d’identifier les êtres, suivant une facticité que le texte cherche pourtant à réduire, précisément par l’association, préparée de longue date (en fait depuis la scène inaugurale du coucher) entre les membres de deux diasporas : les Juifs et les homosexuels, Sion et Sodome. Et c’est là que la complexité de la fonction de l’évocation de Gilberte, alors femme de Saint-Loup, peut être dégagée.

En revenant du côté de chez Swann

23Le narrateur minimise apparemment l’interprétation de traits physiques réellement juifs chez Gilberte en suggérant que celle-ci a peut-être simplement choisi d’imiter les manières d’une femme qu’elle connaissait par des photographies, même si elle ne l’identifie pas comme l’ancienne maîtresse de son mari. Si l’on garde cependant à l’esprit la plaisanterie par association automatique à laquelle Rachel, ou plutôt son nom, donne lieu de manière récurrente (le narrateur ayant immédiatement associé son nom à l’air d’Halévy et Scribe, « Rachel, quand du Seigneur »), et surtout si l’on a à l’esprit le titre de l’opéra dont cet air est tiré, La Juive, alors ces traits corporels qui restent indéterminés dans ce passage, et qui font de Gilberte un avatar de Rachel, ont aussi pour effet de renvoyer les deux personnages féminins à un même paradigme, la Juive, et acquièrent ainsi une importance paradoxale (vu leur quasi-absence…) – ce que renforce encore le manque de vraisemblance narrative : « vague ressemblance » implique un parallèle bien forcé.

  • 24 On peut penser à la Rebecca du roman de Sir Walter Scott, Ivanhoe (1820), ou à Jessica, fille de Sh (...)

24Gilberte est ainsi en position de pivot. Elle-même, comme les jeunes filles en fleur, toujours susceptible de renvoyer à Gomorrhe, elle rend explicite, sur le modèle d’un transfert d’obédience, le passage du prototype du Juif à celui de l’inverti ou, pour reprendre le terme que Proust emprunte à Balzac, celui de la tante, espèce que Saint-Loup incarne si parfaitement. C’est pour cela que la digression anticipatoire à laquelle le narrateur se laisse aller est significative. Gilberte établit de manière tangible, dans la société fictive où elle évolue, le lien métonymique et paradigmatique à la fois que Proust tisse dans son texte. La culture européenne est pleine de références à « la belle Juive24 ». Le texte proustien, cependant, semble laisser de côté ce qui pourrait être vu comme spécifiquement féminin pour s’attarder sur les traits physiques de la race. On notera, au passage, que Gilberte n’a, ici, aucune valeur propre et que, loin que son corps la signifie, il renvoie aux deux hommes qui définissent traditionnellement le statut des femmes : son mari et son père.

  • 25 L’emploi de l’adjectif est problématique et mes guillemets renvoient au fait que le terme apparaît (...)

25Or, s’il est un personnage dans la Recherche qui finit par incarner la judéité, c’est Swann. C’est à une véritable judéographèse que Proust se livre, et qui fonctionne comme l’homographèse d’Edelman. Mais, pour le Juif, le stéréotype flotte déjà dans la culture. En somme, nul besoin de construire un corps juif ex nihilo, puisque les traits « raciaux25 » sont connus de tous, comme la forme du nez.

26Le dernier portrait de Swann montre à quel point le temps et la maladie ont fait apparaître sur son corps son allégeance à « Sion » :

[T]ous les regards s’attachèrent à ce visage duquel la maladie avait si bien rongé les joues, comme une lune décroissante, que sauf sous un certain angle, celui sans doute sous lequel Swann se regardait, elles tournaient court comme un décor inconsistant auquel une illusion d’optique peut seule ajouter l’apparence de l’épaisseur. Soit à cause de l’absence de ces joues qui n’étaient plus là pour le diminuer, soit que l’artériosclérose, qui est une intoxication aussi, le rougît comme eût fait l’ivrognerie ou le déformât comme eût fait la morphine, le nez de polichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable, semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’un vieil Hébreu que d’un curieux Valois. D’ailleurs peut-être chez lui en ces derniers jours la race faisait-elle reparaître plus accusé le type physique qui la caractérise, en même temps que le sentiment d’une solidarité que Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que greffées les unes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, la propagande antisémite, avaient réveillé. Il y a certains Israélites, très fins pourtant et mondains, délicats, chez lesquels restent en réserve et dans la coulisse, afin de faire leur entrée à une heure donnée de leur vie, comme dans une pièce, un mufle et un prophète. Swann était arrivé à l’âge du prophète. (1988b : 89)

  • 26 En d’autres termes, Bloch n’est pas essentiellement juif, malgré les apparences, et son nom trahit (...)

27Swann n’est pas seulement redevenu juif, il est le Juif archétypique, le « prophète », il incarne sa « race », et son corps à l’article de la mort retrouve une « solidarité » que la société présuppose entre tous les individus des groupes maudits. Le corps de Swann est, comme le faubourg Saint-Germain, traversé par l’histoire, sous la forme de l’affaire Dreyfus. Le parcours inverse de Bloch marque clairement qu’il n’est pas donné à tous les personnages d’atteindre au statut d’archétype26. Ce qu’il y a d’intéressant, dans le cas de Swann, c’est l’épaisseur des couches qu’il a fallu au prophète pour émerger du mondain, de l’homme choyé de l’élite aristocratique, voire d’une figure de Valois – tandis que Bloch est au contraire tout de suite présenté comme source d’un « rire bruyant comme une trompette » (1987 : 89), et la Recherche foisonne en mentions de son manque de tact, et d’éducation.

  • 27 Et cela, après que, quelques pages plus tôt, le narrateur a constaté le caractère éphémère des « ce (...)

28Or, lorsque le Temps retrouvé assigne aux personnages leurs traits familiaux (une contrepartie non essentielle de l’identité essentielle du Juif et surtout de l’homosexuel), on apprend que Bloch a changé de nom et ne présente aucun des signes du prototype27 :

J’eus du mal à reconnaître mon camarade Bloch, lequel d’ailleurs maintenant avait pris non seulement le pseudonyme, mais le nom de Jacques de Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand-père pour reconnaître la « douce vallée » de l’Hébron et les « chaînes d’Israël ». (1989 : 530)

29Passant du pseudonyme au nom, comme lorsque Charlus, Saint-Loup et Mme de Villeparisis s’étaient révélés représenter trois générations et trois incarnations de Guermantes, Bloch échappe à l’identité prédéterminée et englobante qui finit, au contraire, par éclater chez Swann.

  • 28 La formulation « problème juif » est en elle-même problématique.

30Qu’annonce donc le prophète Swann ? La solidarité intertextuelle entre Sion et Sodome, la création du prototype homosexuel, qu’il préfigure. Kristeva articule les trois catégories de l’aristocratie, de l’homosexualité et de la judéité en faisant de cette dernière le véritable réfèrent des trois : « Car les juifs, ces singuliers, tendent un miroir aux singularités du clan, des clans. Aristocrates ou homosexuels, élus du sang ou élus du sexe, y reconnaissent leurs différences. » (Kristeva 1998 : 22) Au cœur de la Recherche se cache un secret : « Il est clair que le problème juif est le secret de polichinelle d’À la recherche, tel le “nez de polichinelle de Swann”28. » (Kristeva 1998 : 22)

Sodome et Guermantes : Charlus et les prototypes de Sion

  • 29 Sur cette notion, voir Paveau 2006. Dans le cas du racisme, de la xénophobie, et spécifiquement de (...)

31Le rapport doit en fait être inversé, et Swann, le Juif, figure centrale du monde où évolue le narrateur enfant, est plus un prophète et un précurseur, une clef, que la réponse. Loin que, comme Kristeva l’affirme, aristocrates et invertis servent uniquement à aborder le problème qui préoccupait réellement Proust, celui de la judéité, Swann mourant préfigure Charlus, tel qu’en lui-même enfin la Recherche le change, il en est, littéralement, le pré-texte. Non que Kristeva manque le parallèle : « La transmutation de Charlus en femme est décrite dans une longue digression qui cite explicitement le langage de Daniel. » (19) Simplement, Charlus lui-même entre en scène comme un appel au décryptage et à l’élucidation. Et c’est la métamorphose de Swann qui, dans un contexte saturé par les références à deux diasporas parallèles, sert de modèle à toutes les autres. C’est elle qui fournit le cadre interprétatif (le contexte mémoriel) pour reconnaître celle de Charlus qui, paradoxalement, n’est un secret de Polichinelle que pour le narrateur – alors que la métamorphose de Swann, d’avance naturalisée par les prédiscours antisémites29, se perçoit immédiatement. On comprend alors l’étonnement teinté de supériorité du narrateur devant l’auto-aveuglement des spectateurs devant le visage d’un Charlus qui crie à tous qu’il est un Charlus, variante de la lettre volée, invisible parce qu’exposée au regard :

M. de Charlus déboutonna son pardessus, ôta son chapeau : je vis que le sommet de sa tête s’argentait maintenant par places. Mais tel un arbuste précieux que non seulement l’automne colore, mais dont on protège certaines feuilles par des enveloppements d’ouate ou des applications de plâtre, M. de Charlus ne recevait de ces quelques cheveux blancs, placés à sa cime, qu’un bariolage de plus, venant s’ajouter à ceux du visage. Et pourtant, même sous les couches d’expressions différentes, de fards et d’hypocrisie qui le maquillaient si mal, le visage de M. de Charlus continuait à taire à presque tout le monde le secret qu’il me paraissait crier. J’étais presque gêné par ses yeux où j’avais peur qu’il ne me surprît à le lire à livre ouvert, par sa voix qui me paraissait le répéter sur tous les tons, avec une inlassable indécence. Mais les secrets sont bien gardés par les êtres, car tous ceux qui les approchent sont sourds et aveugles. Les personnes qui apprenaient la vérité par l’un ou l’autre des Verdurin par exemple, la croyaient, mais cependant seulement tant qu’elles ne connaissaient pas M. de Charlus. Ce visage, loin de répandre, dissipait les mauvais bruits. Car nous nous faisons de certaines entités une idée si grande que nous ne pourrions l’identifier avec les traits familiers d’une personne de connaissance. Et nous croirons difficilement aux vices, comme nous ne croirons jamais au génie d’une personne avec qui nous sommes encore allés la veille à l’Opéra. (1988b : 731 ; c’est moi qui souligne)

32On retrouve ici la structure récurrente, déjà mise en lumière, d’un sujet frappé par un phénomène en somme peu visible, et qui demande à être décelé. Et la clef du code, c’est encore le Juif caché, que la mort et l’affaire Dreyfus ont fait remonter au jour. Swann est toujours présent dans le portrait de Charlus, dans la dernière phrase, et confirme la clairvoyance du narrateur, et la stratégie proustienne consistant à naturaliser un paradigme à partir des données évidentes de la culture. Que nous a-t-on dit de Swann en effet, quand on nous l’a présenté pour la première fois ? Que la famille du narrateur ne soupçonne pas ce qu’est en réalité leur visiteur, un des mondains les plus introduits de Paris :

Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand-tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas que […] sous l’espèce d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient – avec la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand – un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du Faubourg Saint-Germain. (1987 : 15)

33Ici encore, le portrait du Juif, pour parodier Albert Memmi, sous-tend celui de l’homosexuel. Mais alors que celui-là s’appuie sur une histoire et une mémoire caricaturales (par où il faut entendre « capable de réduire la représentation à quelques traits supposés connus et évidents »), c’est précisément dans la contiguïté Sion/Sodome que celui-ci se constitue comme donnée de la conscience.

Le corps retrouvé

34À lire les réflexions du narrateur sur Saint-Loup ou sur Charlus, entre autres, on s’aperçoit que l’inaptitude à décrire le réel, et d’abord à faire sens de son corps et, par là, à saisir quelque vérité que ce soit par l’intermédiaire du corps et des sens, a fait place à une hyperacuité sans faille. Toute la théorie des lunettes mise en œuvre dans la Recherche semble avoir porté ses fruits. Qu’il ait ou non réglé son conflit avec son propre corps, le narrateur est aussi, désormais, capable d’identifier les êtres et leur corps, donc leur espèce.

35On peut mieux comprendre maintenant l’importance des signaux récurrents qui accompagnent la reconnaissance/construction du prototype de l’homosexuel, de manière détournée lorsqu’il s’agit de Gilberte, et très directement à propos de Saint-Loup (les deux occurrences se suivant d’ailleurs de près) et de Vaugoubert. Ce narrateur, chez qui Sparvoli souligne l’incapacité de faire sens du corps, est maintenant « frappé » par des détails à peine perceptibles ; il perce à jour Charlus alors que les autres continuent d’être aveugles au secret – mais dès son apparition, Charlus avait fait au narrateur l’impression d’un mystère en attente d’élucidation – et il n’a qu’à entendre Vaugoubert pour le nommer aussitôt, sans avoir besoin de prolonger son auscultation, un Charlus.

36Tout comme le côté de chez Swann et le côté de Guermantes, en apparence opposés, finissaient par se rejoindre, le narrateur découvrant finalement que tous les chemins mènent pour lui à l’écriture, la même convergence se dessine corporellement entre les Swann et les Guermantes, que Gilberte relie symboliquement : le côté de Sion et celui de Sodome, le prophète et l’homosexuel convergent dans ces retrouvailles du corps, dans ce processus qui subordonne les traits culturellement évidents du corps juif à la création d’un prototype, le Charlus, et ce prototype fournira la pierre de touche nécessaire pour identifier les individus en les ramenant à leur espèce propre et en leur donnant leur nom, Swann (le prophète), Jacques du Rozier, l’oiseau exotique, la tante.

  • 30 Et ceci est peut-être une manière de retrouver la thèse soutenue par Greet van Belle, selon qui Pro (...)

37Par ce détour, nous voici en apparence revenus au sport proustien par excellence. Cependant, il ne s’agit plus de se demander si le narrateur et Proust en sont, mais plutôt de comprendre la fonction de l’élaboration textuelle d’un prototype, corporel, de l’homosexuel. Peut-être le narrateur finit-il par projeter sur l’autre l’image du corps malade, impliquée par l’allégorie médicale dont Vaugoubert est l’occasion. Mais, cette fois, le corps malade lui laisse lire ses symptômes à livre ouvert. Le « vice nouveau » que le narrateur diagnostique chez son ami métamorphose celui-ci en drôle d’oiseau, certes, mais surtout donne clairement sens à son corps – et, si on lit ce vice comme un équivalent de la maladie, on voit que, retrouvant le temps perdu, le narrateur retrouve et invente aussi une intelligibilité nouvelle du corps30.

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Bibliographie

Butler, J., 1990, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York et Londres, Routledge [trad. fr. 2005, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte].

— 1993, Bodies That Matter: On the Discursive Limits of Sex, New York et Londres, Routledge.

Compagnon, A., 1997, « La Dernière Victime du narrateur », Critique, no 598, p. 131-146.

Curtius, E. R., 1928, Marcel Proust, Paris, Éditions de la Revue Nouvelle.

Deleuze, G., 1971, Proust et les Signes, Paris, PUF.

Edelman, L., 1994, Homographesis. Essays in Gay Literary and Cultural Studies, New York et Londres, Routledge.

Finn, M., 1999, Proust, the Body and Literary Form, Cambridge, Cambridge University Press.

Foucault, M., 1966, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard.

Genette, G., 1969, « Vraisemblance et motivation », dans Figures II, Paris, Le Seuil, p. 71-99.

Kristeva, J., 1998, Proust. Questions d’identité, Oxford, Legenda (Humanities Research Centre).

Lavagetto, M., 1996, Chambre 43. Un lapsus de Proust, Paris, Belin.

Paveau, M.-A., 2006, Les Prédiscours. Sens, mémoire, cognition, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.

Proust, M., 1987, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I.

—, 1988a, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II.

—, 1988b, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. III.

—, 1989, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV.

Rousseau, J.-J., 1965 [1753] Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard.

Sparvoli, E., 1997, Contro il corpo. Proust e il romanzo immateriale, Milan, Francoangeli.

Van Belle, G., 2000, The Virile Fallacy: Proustian Readers Caught in the Act of Reading, Ph. D. Dissertation (Columbia University).

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Notes

1 Chambre 43. Un lapsus de Proust de Lavagetto est un cas particulièrement intéressant puisque, tout en mettant en garde contre une assimilation hâtive entre l’écrivain et sa création, il finit malgré tout par impliquer que l’erreur de Proust, faisant servir le narrateur dans la chambre qui est celle où Charlus se trouve au centre d’un dispositif sado-masochiste, révèle, et l’implication du narrateur, donc son homosexualité, et, par contrecoup, celle de Proust (Lavagetto 1996).

2 Bien que je traite ici d’identité et que la Recherche prête beaucoup d’attention aux noms, je n’hésiterai pas à utiliser le terme homosexuel sans en stipuler particulièrement l’emploi, pour subsumer tout ce qui fait référence au désir et aux pratiques homoérotiques.

3 La théorie des prototypes est proposée dans les années 1970 par la psychologue Eleanor Rosch et reprise par les sémanticiens comme alternative à l’analyse sémique issue du structuralisme. Je remercie Marie-Anne Paveau dont les suggestions ont beaucoup contribué à affermir ma conception du prototype.

4 « Nel chiasmo inizialmente considerato, “opaque”, “obscur”, “significatif”, “limpide”, il corpore sano di Saint-Loup, oltre que limpido, è significativo. Significa, cioè produce segni appartenenti a una lingua decifrabile. Ha un alfabeto chiaro. Il corpo d’un malato di nervi è al contrario ambiguo quando invia i suoi messagi. “Le nervosisme est un pasticheur de génie”: cosi si esprime il dottor Du Boulbon, nella Recherche. La nevrosi sa imitare alla perfezione ogni malattia. » (Sparvoli 1997 : 33 ; sauf indication contraire les traductions sont de Pierre Zoberman) Cette insistance sur le pastiche, d’autant plus intéressante si l’on garde à l’esprit le portrait de Vaugoubert (infra), où celui-ci ne parvient pas à bien imiter les pratiques qui correspondent au personnage social qu’il veut jouer, et se trahit, est aussi utile pour comprendre le processus de construction du prototype de l’homosexuel sur le modèle de celui du Juif.

5 La référence de Curtius à la Théorie de la démarche de Balzac implique déjà la reconnaissance d’une écriture du corps (voir Curtius 1928).

6 Espèce est un terme consacré des classifications. Il est particulièrement utile dans la mesure où il renvoie à la fois au vivant et au langage. Du Système des plantes, où Linné classe les individus en fonction de caractères communs en ordres, genres et espèces, à L’Origine des espèces de Darwin, l’espèce s’oppose à l’individu (encore que Darwin, avec le concept d’adaptation, fasse intervenir les individus dans la survie des espèces). Mais c’est aussi un terme employé dans les taxinomies rhétoriques (en particulier dans le système de Fontanier). Comme on le verra infra, le terme est employé par Foucault aussi bien que par Proust. Le terme est ici employé spécifiquement pour renvoyer à un groupe pensé comme catégorie d’individus qui partagent un trait distinctif commun.

7 En somme, une pratique relevant des analyses de l’obsession classificatoire classique proposées par Foucault dans Les Mots et les Choses, aussi bien à propos de Linné que de la rhétorique, vue, de manière bien restrictive il est vrai, comme catalogue de figures (Foucault 1966 : 136-176).

8 Sur cette notion de motivation et son rapport à la vraisemblance, voir Genette 1969.

9 Rousseau est un cas particulièrement intéressant puisque, tout en reprenant d’un côté ce mythe de la nomination, il en dénonce de l’autre l’impossibilité et le caractère aporétique – les concepts étant nécessaires pour l’activité de comparaison et de classement qui préside à la nomination, mais l’existence de ces concepts impliquant l’existence même des noms catégoriels dont ils sont censés permettre la création.

10 Sur cette formule, voir Kristeva 1998.

11 Nous verrons par la suite que le narrateur prend un malin plaisir à expliquer que Bloch n’en est plus.

12 La parole vivante empêcherait donc le narrateur de voir la réalité, par l’illusion de continuité qu’elle crée. On peut rapprocher cette remarque de l’effet général de la conversation et de la parole, qui empêchent le narrateur de se concentrer sur lui-même et qui l’aliènent (voir Finn 1999).

13 On notera que le narrateur emploie ici la même expression que lorsqu’il a évoqué la ressemblance, quelque peu tirée par les cheveux, entre Gilbert et Rache, ou sa capacité de reconnaître en Vaugoubert un Charlus.

14 Un lecteur tant soit peu soupçonneux pourrait être tenté de suggérer que le nom de Balzac sert peut-être moins à introduire son usage du terme tante qu’à valider le portrait de Saint-Loup, puisque la technique narrative de Balzac fait une large place aux descriptions – qui prétendent introduire des fragments de réel dans le roman réaliste – ou, à tout le moins, suivre de près ce réel.

15 « La realtà è un testo que altri hanno scritto », remarque Sparvoli (1997 : 40), après qu’elle a cité une affirmation de la Recherche doublement pertinente ici : « Nous ne connaissons vraiment que ce qui est nouveau. » Certes, le texte mentionne le « vice nouveau », mais cette nouveauté doit commencer à s’estomper chez le narrateur confronté à une diaspora de Sodome apparemment innombrable !

16 Voir infra.

17 Même si toutes les réflexions sur le nom peuvent apparaître comme une variante non scientifique d’une théorie du nom propre comme terme signifiant.

18 Curtius souligne ce que Proust doit à la Théorie de la démarche de Balzac (voir Curtius 1928 – je remercie Christophe Pradeau d’avoir attiré mon attention sur cette référence). Dans une perspective riffaterrienne, on peut se demander si le terme tante est vraiment l’élément significatif : (d)écrivant Saint-Loup dont il élabore le portrait, Proust attire par la référence l’attention autant sur les techniques du romancier réaliste, dont les descriptions constituent un cliché dans la culture littéraire, au moins autant que sur l’objet, et sur le nom, quelque propre qu’il le rende.

19 Charlus et Saint-Loup sont en somme de la même famille (et ils sont, comme on dit en anglais, family, mais non pas par leur nom de famille).

20 Voir deux passages très significatifs : « Les proportions de cet ouvrage ne me permettent pas d’expliquer à la suite de quels incidents de jeunesse M. de Vaugoubert était l’un des seuls hommes du monde (peut-être le seul) qui se trouvât ce qu’on appelle à Sodome être ”en confidences“ avec M. de Charlus. » (1988b, 43) Et un peu plus loin : « M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas dire bonjour le premier. » (1988b, 45) Et l’intimité qui existe, depuis un en-deçà du roman, et la similitude de comportement, entre autres détails, favorisent l’assimilation que le texte propose finalement.

21 Elle est fréquente dans la Recherche, et entre souvent dans la réflexion sur le corps du nerveux, dont le narrateur pourrait finalement être l’archétype, mais qui renvoie à l’absence de sens diagnostiquée par Sparvoli ou Finn.

22 Kristeva voit dans le lien récurrent entre Sion et Sodome l’expression en creux d’une double culpabilité de Proust. Si l’on s’éloigne cependant de cette analyse de l’auteur et de ses motivations, on pourra suggérer plutôt que le texte permet de donner des directives pour être sûr de ne pas se méprendre sur l’identité des individus.

23 Butler fait d’ailleurs du drag queen le modèle de la performativité du genre et montre tout le potentiel subversif du caractère parodique de cette identité jouée. Dans cette perspective, la réflexion de Proust/de son narrateur ouvre la lecture de la Recherche sur la (post)modernité. Bodies That Matter, en particulier, s’achève sur un chapitre qui explore la force politique des définitions et des pratiques queer (Butler 1993).

24 On peut penser à la Rebecca du roman de Sir Walter Scott, Ivanhoe (1820), ou à Jessica, fille de Shylock. Parmi d’autres avatars, voir encore Grillparzer, Die Jüdin von Toledo (1872), Cazotte, Rachel ou la Belle Juive (ce titre est également celui d’un drame en trois actes, ainsi que d’une nouvelle historique). Rachel peut apparaître comme une antonomase de la belle Juive.

25 L’emploi de l’adjectif est problématique et mes guillemets renvoient au fait que le terme apparaît fréquemment dans les discours d’autrui, et plus spécifiquement les discours antisémites.

26 En d’autres termes, Bloch n’est pas essentiellement juif, malgré les apparences, et son nom trahit ce manque. Jacques de Rozier, de pseudonyme, devient son nom propre.

27 Et cela, après que, quelques pages plus tôt, le narrateur a constaté le caractère éphémère des « cellules morales qui composent un être » (1989 : 516) et associé dans une même phrase Bloch et le retour du sémitisme de Swann (517).

28 La formulation « problème juif » est en elle-même problématique.

29 Sur cette notion, voir Paveau 2006. Dans le cas du racisme, de la xénophobie, et spécifiquement de l’antisémitisme, la perception (fantasmée) des différences (souvent tout aussi fantasmées) est particulièrement revendiquée, et souligne le caractère anxiogène de la pensée du mélange. Toute la classification des individus issus d’unions interraciales aux États-Unis, ou l’affirmation souvent agressive d’une capacité particulière de reconnaître les Juifs, les homosexuels, etc., n’en sont que deux exemples.

30 Et ceci est peut-être une manière de retrouver la thèse soutenue par Greet van Belle, selon qui Proust propose un modèle de masculinité paradoxale, par une validation et une normalisation de la nervosité du narrateur, dès l’enfance (voir van Belle 2000).

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Zoberman, « Prototypes chez Proust : une recherche à corps perdu »Itinéraires, 2009-1 | 2009, 23-41.

Référence électronique

Pierre Zoberman, « Prototypes chez Proust : une recherche à corps perdu »Itinéraires [En ligne], 2009-1 | 2009, mis en ligne le 10 juin 2014, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/itineraires/322 ; DOI : https://doi.org/10.4000/itineraires.322

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Auteur

Pierre Zoberman

Université Paris 13, CENEL

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