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Les municipalités québécoises connaissent depuis 2000-2001 un épisode de réorganisations territoriales contestées prenant la forme de fusions municipales, regroupements de municipalités forcés par une mesure législative venant du gouvernement provincial. Concernant particulièrement la métropole de Montréal, 28 municipalités ont été fusionnées en une nouvelle entité appelée ville de Montréal. Des protestations ont conduit à l’échec relatif de cette politique de fusions municipales et abouti, sur l’île de Montréal, à la « défusion » de 15 municipalités de la nouvelle Ville. La « défusion » est un néologisme forgé pour désigner la séparation juridique de la municipalité. Cette défusion a été conditionnée à des référendums dans les municipalités où les citoyens concernés pouvaient s’exprimer sur leur préférence de retrouver une municipalité autonome sur la base territoriale de celle qui avait été fusionnée lors de la réforme.

Quelles caractéristiques sociales, économiques, culturelles, politiques sont de nature à expliquer que certains élus et citoyens de l’île de Montréal se soient opposés aux fusions municipales tandis que d’autres les ont acceptées ? Cette question contient un postulat : les phénomènes d’acceptation des fusions et des défusions n’ont pas lieu par hasard dans les municipalités ; des logiques sociales président à leur distribution, qu’il s’agit de découvrir. Au niveau local, des acteurs issus de coalitions civiles et politiques agrègent leurs comportements, formant un mouvement de protestation face aux changements imposés par l’État en vertu d’une rationalité gestionnaire et bureaucratique. Le phénomène des défusions peut ainsi être conçu, selon un schème d’intelligibilité de type causal, comme étant fonction d’autres phénomènes qui lui sont antérieurs. Entre autres possibles, une seule hypothèse explicative des défusions sera abordée ici[1] : être anglophone constitue un facteur de positionnement en faveur de la défusion dans le débat opposant les fusionnistes et les défusionnistes sur l’île de Montréal. En quoi les défusions municipales sur l’île de Montréal peuvent-elles être considérées comme une stratégie d’affirmation culturelle ?

Cet article tentera d’y répondre grâce à une méthodologie combinant revue de littérature (articles et ouvrages apportant des éléments historiques et de compréhension du débat ainsi que documents émanant d’organisations impliquées dans le débat), statistiques publiques émanant du recensement 2001 de Statistique Canada et enfin, entretiens semi-dirigés avec quinze élus et citoyens de l’île de Montréal concernés par la réforme. Sans pouvoir expliquer à proprement parler le rejet des fusions, ces lectures, statistiques et entretiens autorisent la déduction de liens entre langue et rejet des fusions.

Contexte sociopolitique

Avant les réorganisations territoriales municipales de 2000-2001, l’île de Montréal comptait 28 municipalités. Du fait de l’importance de leur population anglophone, 15 d’entre elles, comprenant une majorité de non-francophones (> 50 %), disposaient d’un statut de ville bilingue. Ce statut leur permettait de jouir de droits particuliers, notamment l’utilisation de l’anglais dans l’offre de leurs services, l’affichage public, la langue de travail des employés municipaux, les communications internes et officielles. En avril 2000, la ministre des Affaires municipales et de la Métropole fit paraître son Livre blanc qui présentait les grandes lignes de ses orientations politiques concernant les réformes municipales des zones urbaines. Un pan de ces réformes, celui des fusions municipales, suscita bien des polémiques. Au 1er janvier 2002, 212 municipalités québécoises ont été fusionnées pour donner naissance à 42 nouvelles villes. À Montréal, en vertu du projet de loi 170 adopté en décembre 2000, les 28 municipalités que comptait l’île ont ainsi été éliminées et incorporées à la nouvelle Ville de Montréal, divisée elle-même en 27 arrondissements. Le deuxième article de sa nouvelle charte la statue en ville francophone.

La nouvelle Ville de Montréal est divisée en 27 arrondissements, 9 issus de l’ancienne ville de Montréal, 18 issus des municipalités de banlieue. Le découpage du territoire de la nouvelle ville en arrondissements s’est fait plus ou moins selon le respect des limites administratives existant auparavant. Le statut bilingue garanti jusque-là à 15 municipalités a été transféré aux 9 arrondissements correspondants. Il est à noter qu’avant la réforme, les villes qui avaient une majorité de non-francophones (c’est-à-dire anglophones et allophones) pouvaient obtenir le statut bilingue. Désormais, seules les villes qui ont au moins 50 % d’anglophones peuvent obtenir ce statut. De plus, les services transférés au niveau de la nouvelle ville n’ont pas à être bilingues même dans les arrondissements bilingues.

Le processus défusionniste débute en mai 2000 lorsque le Parti libéral du Québec dépose une motion contre ce qu’il nomme « les fusions forcées ». Une série de poursuites judiciaires, manifestations, rassemblements, pétitions, référendums et autres débats civils et politiques s’ensuit, qui se soldera par l’adoption du projet de loi 9 en décembre 2003. Ce projet de loi présente les mécanismes politiques et démocratiques[2] retenus par le gouvernement libéral dans le but de rendre possibles les défusions des municipalités fusionnées par le gouvernement précédent. Sur les 212 municipalités concernées par les fusions, il s’est tenu 89 référendums dans tout le Québec, dont 32 se sont soldés par un vote positif en faveur du « démembrement », terme synonyme de défusion utilisé par le gouvernement dans la question référendaire. Au nombre de 22 sur le territoire de l’île de Montréal, ces référendums ont eu lieu le 20 juin 2004 et 15 d’entre eux se sont soldés par la défusion[3]. Quinze territoires municipaux ont ainsi retrouvé leur statut juridique au 1er janvier 2006. Mais ils n’ont pas retrouvé tous leurs pouvoirs antérieurs aux fusions. En effet, ils n’ont désormais « de compétences qu’à l’égard des services de proximité. Pour l’exercice des compétences de portée urbaine ou métropolitaine plus large, elles [sont maintenant] partie prenante d’un Conseil d’agglomération » (Collin, 2004, p. 8).

Corrélation entre langue anglaise et positionnement par rapport aux fusions municipales

Le contexte sociopolitique ainsi campé, il est temps d’en venir au coeur de la problématique. Dans quelle mesure être anglophone constitue-t-il un facteur de positionnement en faveur de la défusion ? L’exploitation des statistiques fournies par le recensement 2001 de la population canadienne indique que concernant les anciennes municipalités de l’île de Montréal, il existe une relation statistique linéaire entre les caractéristiques linguistiques des individus et le pourcentage de signatures sur les registres, indicateur d’opposition aux fusions. Les coefficients de corrélation de Spearman sont élevés, supérieurs à 0,5, ce qui indique des corrélations de bonne qualité. Concernant les indicateurs de langue anglaise, en tant que langue maternelle et langue parlée à la maison, ces coefficients tendent vers +1, la relation se fait fortement et dans le même sens. Plus la proportion d’anglophones dans les anciennes municipalités est forte, et plus le pourcentage de signatures sur les registres est élevé[4] (« Anglais langue maternelle » et « % de signatures sur les registres » : +0,714 ; « Unilingues anglais langue parlée à la maison » et « % de signatures sur les registres » : +0,570). L’inverse est vrai concernant la langue française : plus la proportion de francophones est forte, moins le pourcentage de signatures est élevé (« Français langue maternelle » et « % de signatures sur les registres » : -0,528 ; « Unilingues français langue parlée à la maison » et « % de signatures sur les registres » : -0,742). Il y a pratiquement proportionnalité entre le pourcentage d’anglophones et le pourcentage de signatures des registres, ce que montre le tableau 1.

On retrouve ainsi, parmi les 15 municipalités qui ont défusionné en janvier 2006, 12 des 15 anciennes villes qui possédaient le statut bilingue avant la réorganisation territoriale. Montréal-Est fait figure d’exception : même si elle compte très peu d’anglophones, cette ancienne municipalité a voté massivement oui au référendum.

Tableau 1

Proportion d’anglophones et volonté des citoyens de défusionner selon la ville

Ville

% d’anglophones

Signature des registres (%)

Oui au référendum (%)

Anjou

3,6

16,9

--

Montréal-Nord

4,4

1,6

--

Montréal-Est

5,3

36,0

84,5

Saint-Léonard

7,2

3,2

--

Outremont

7,9

2,6

--

Montréal

10,5

0,2

--

Saint-Laurent

17,2

18,5

--

L’Île-Bizard

17,6

21,2

--

Verdun

18,1

2,2

--

Sainte-Geneviève

19,3

14,2

--

Lachine

22,0

6,8

--

Mont-Royal

26,0

24,4

81,8

LaSalle

27,8

11,2

--

Roxboro

31,0

25,1

--

Pierrefonds

35,8

15,9

--

Sainte-Anne-de-Bellevue

37,9

26,8

82,9

Kirkland

43,0

28,5

87,6

Senneville

46,2

61,8

93,4

Dorval

46,2

31,2

76,8

Dollard-des-Ormeaux

46,4

24,1

85,2

Côte-Saint-Luc

49,5

25,8

87,0

Baie-d’Urfé

54,2

57,4

92,9

Beaconsfield

56,3

37,7

80,4

Pointe-Claire

57,9

36,6

90,0

Westmount

61,1

38,5

92,1

Montréal-Ouest

61,9

36,7

82,6

Hampstead

63,2

24,7

90,4

Île-Dorval

--

79,2

75,5

Source : Recensement 2001 de la population canadienne de Statistique Canada et résultats des référendums sur les défusions sur l’île de Montréal.

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Pourquoi les facteurs de positionnement en faveur de la défusion le sont-ils ? Précisément ici, les liens entre caractéristiques linguistiques et opposition aux fusions ne peuvent être que déduits de ce travail. Les entretiens réalisés et les textes d’universitaires aident à éclaircir ces liens. Quelle peut être la nature déduite du lien entre les caractéristiques linguistiques et le positionnement en défaveur des fusions ? Entre autres éléments de réponse, un répondant pro-fusions, francophone et se disant indépendantiste, a interprété ces défusions comme « du mépris envers la majorité, qui est plus pauvre, plus démunie, et aussi une majorité qui parle une autre langue (…), c’est un genre de refus de vivre avec moi, de vivre ensemble [de la part d’] une minorité qui a les moyens, qui a des richesses accumulées depuis quelques décennies et aussi parlant anglais ». Ce répondant évoque la fracture linguistique et identitaire au niveau provincial, interprétant le vote défusionniste comme une réaction de même nature « que quand le Parti québécois a pris le pouvoir en 1976, vous [en] avez au-dessus de 100 000 [anglophones] qui ont quitté Montréal ». Un autre enquêté, francophone et membre du Parti québécois, exprime une position radicale. Pour lui, les défusions s’expliqueraient par un racisme des anglophones envers les francophones :

(…) dans l’ouest de l’île, la résistance est incroyable (…) parce que les anglophones (…) ne nous aiment pas, ils sont racistes, ils nous haïssent, ils ne veulent pas vivre avec les francophones (…) racisme pur et simple, pire que Le Pen.

L’ex-ministre des Affaires municipales et de la Métropole au moment du débat, francophone et membre du Parti québécois, émet la même opinion, évoquant une « transposition au niveau municipal de la question nationale (…) derrière ce refus de la nouvelle ville, le refus profond était celui d’être québécois ». Compte tenu du positionnement sur l’axe constitutionnel (fédéraliste / souverainiste) affiché lors des entretiens par ces répondants, cette thèse correspond à celle des nationalistes québécois. Le débat sur les fusions opposait donc les pro- et les anti-fusions mais aussi les souverainistes (péquistes) et les fédéralistes (libéraux).

Les défusionnistes rencontrés ont unanimement critiqué cette thèse du clivage linguistique. L’une d’eux résume ainsi ce qu’elle considère comme un argument « très, très facile (…) très, très réductionniste (…) des nationalistes (…) parfait pour exciter la haine de l’autre » :

Oh, ils disent toujours que c’est anglais / français, ça c’est une vieille histoire de Montréal, l’ouest anglais, l’est français (…). Ça, c’est juste les vieilles politiques, quand ils ont besoin d’une excuse, ils mettent ça.

Deux types de démonstrations de nature statistique ont été mises en avant pour expliquer le caractère fallacieux de la thèse du « clivage linguistique ». Plusieurs défusionnistes ont évoqué le cas de Montréal-Est (seulement 5,3 % d’anglophones), sur l’île de Montréal, et, en élargissant à l’ensemble du Québec, les cas d’autres municipalités majoritairement francophones qui ont défusionné de la nouvelle ville de Longueuil ou de la ville fusionnée de Québec :

Francophones et anglophones, c’est la même chose (…) il y a une ville qui s’appelle Saint-Lambert (…) Brossard (…) Boucherville, L’Ancienne-Lorette, Montréal-Est, ça, c’est des villes francophones (…) il y a douze arrondissements de la ville de Québec qui ont demandé un référendum.

En vertu de cette remarque, l’analyse aurait pu être étendue à l’ensemble du Québec. Les statistiques du recensement de la population de 2001 complétées par des statistiques sur les défusions permettent de calculer le rapport entre le nombre de francophones et d’anglophones dans les 209 municipalités touchées par les fusions à l’échelle du Québec : il est de 3 115 475 / 397 055 = 7,8 fois plus de francophones que d’anglophones concernés par les fusions. Ce rapport dans les 32 municipalités qui ont effectivement défusionné n’est plus que de 208 498 / 127 442 = 1,6 fois plus de francophones que d’anglophones défusionnistes à l’échelle du Québec. Ces chiffres soulignent la propension défusionniste des anglophones et n’accréditent pas la thèse consistant à élargir au Québec entier pour contrer celle du clivage linguistique. À moins que ces résultats ne soient entièrement imputables aux données de l’île de Montréal et qui en feraient alors un cas tout à fait particulier… Pour le savoir, il s’agit de soustraire les données relatives à l’île de Montréal des données concernant l’ensemble du Québec. Sans l’île de Montréal, les municipalités québécoises touchées par les fusions comptaient 14 fois plus de francophones que d’anglophones, tandis que celles qui ont effectivement défusionné n’en comptaient plus que 8,3 fois plus. Les données concernant l’île de Montréal ne sont donc pas entièrement responsables de la tendance défusionniste des anglophones au Québec. Quelque chose d’important semble vraiment s’être joué du côté linguistique.

L’autre démonstration statistique mise de l’avant pour contrer la thèse du clivage linguistique est la suivante : si les anglophones ont davantage protesté contre les fusions, c’est tout simplement parce qu’ils ont été plus touchés par ces réorganisations :

(…) il faut réaliser que si vous étiez anglophone, les chances sont deux fois plus fortes que votre ville ait disparu (…) c’est presque deux fois plus d’anglophones qui ont été touchés par les fusions que de francophones. Pourquoi les anglophones sont plus intéressés par les défusions ? [Parce qu’ils sont plus touchés par les fusions était ma réponse, suivie d’un acquiescement et d’un éclat de rire.]

Cette affirmation ne résiste pas aux calculs, réalisés par simples additions grâce aux statistiques par municipalité du recensement 2001 de la population canadienne. Certes, la fusion sur l’île de Montréal a touché 15 des anciennes municipalités dotées d’un statut de ville bilingue sur les 26 touchées par les fusions (excluant l’Île-Dorval qui ne compte officiellement aucun habitant). Mais dans l’ensemble de ces municipalités touchées par les fusions, on compte un total de 198 615 anglophones et 339 970 francophones (soit 1,7 fois plus de francophones que d’anglophones touchés par les fusions). Ce sont les anglophones dont les municipalités ont effectivement défusionné qui sont près de deux fois plus nombreux que les francophones, là réside l’erreur de ce répondant. En effet, sur l’île de Montréal, les 15 municipalités défusionnistes comptent 109 561 anglophones contre 59 569 francophones, soit 1,8 fois plus d’anglophones. Le rapport s’est complètement inversé, et accrédite la thèse du « clivage linguistique » au lieu de la contrer, conduisant à la recherche des causes profondes de ce qui ressemble bien à un « clivage linguistique » ou à un clivage identitaire collectif au niveau national.

Les défusions comme stratégie d’affirmation culturelle

Les statistiques ont ainsi montré que dans le Québec entier et plus encore sur l’île de Montréal, quelque chose s’était véritablement joué du côté des caractéristiques linguistiques des défusionnistes. Sur l’île de Montréal, il semble que, de toutes les formes de résistance aux fusions municipales, celle provenant des municipalités de banlieue anglophones a été la plus visible et la plus audible. D’après Julie-Anne Boudreau, qui a comparé les mouvements prônant l’autonomie municipale à Toronto, Los Angeles et Montréal, la résistance aux fusions, placée dans le contexte de la question des tensions linguistiques entre anglophones et francophones à Montréal, prend une tonalité complètement différente de la résistance « traditionnelle » aux fusions, c’est-à-dire en dehors de toute tension linguistique d’arrière-plan. Elle devient pour les participants anglophones au mouvement de résistance une stratégie d’affirmation culturelle. On ne peut ainsi comprendre les fusions municipales sans considérer les tensions linguistiques propres à Montréal (Boudreau, 2003a, p. 190). Au moment du débat fusions / défusions sur l’île de Montréal, le mouvement de résistance, organisé en une coalition civile et politique, comptait en effet une forte proportion d’anglophones. Ce mouvement s’est formé à travers deux groupes d’acteurs principaux, des membres de la classe politique (les maires de banlieues et des militants pour les droits des anglophones au sein du mouvement Alliance Québec et du Parti Égalité) et des citoyens groupés en une organisation appelée DémocraCité. Si au début de la contestation des fusions municipales l’alliance entre les anglophones et les francophones était très forte, elle s’est brisée lorsque le débat s’est axé sur le thème de la langue, explique Sancton (2004, p. 443).

Contexte historique : la « question linguistique » au Québec

On nomme au Québec « question linguistique » le problème de la place respective des langues française et anglaise. Cette question linguistique a largement dominé la vie sociale et politique du Québec des années 1960 et aurait « contribué à la croissance du sentiment indépendantiste dans les années 1960 et 1970 » (Lévine, 1997, p. 13). Elle est encore très présente aujourd’hui et a resurgi au moment du débat sur les fusions / défusions municipales. L’histoire est en effet marquée par une lutte de pouvoir entre deux groupes majoritaires : les francophones et les anglophones. La typologie désigne une réalité plus complexe que le fait de parler français ou anglais et trouve ses ramifications dans la culture et l’identité collective : « (…) au Québec, comme ailleurs dans le monde, la langue (…) n’est pas que véhiculaire. Elle est bien davantage le mode d’expression par excellence d’une culture qui possède une mémoire propre » (Létourneau, 2002, p. 80). En utilisant les termes « anglophone » et « francophone », on désigne ceux qui ont été socialisés dans la langue porteuse de leur culture. L’identité collective culturelle des deux groupes linguistiques majoritaires se fonde sur le sentiment de différence. Ces identités collectives binaires transparaissent de façon stéréotypée dans la tradition intellectuelle et culturelle (littérature, médias, folklore et légendes, chansons populaires…) comme le note Johnson qui les a étudiées à travers les images véhiculées de l’Anglais au Québec :

(…) l’Anglais est une figure mythologique au Québec, (…) la tradition intellectuelle a créé un Anglais mythologique investi d’une grande puissance pour faire le mal.

Johnson, 1991, p. 7

De la même manière, les anglophones ont pu se forger une image collective des francophones et tirer leur identité collective par opposition à cette identité francophone, leur identité étant alors définie par rapport à ce qu’elle n’est pas (Caldwell, 1994, p. 17).

Parce que le poids de l’histoire des tensions entre les anglophones et les francophones du Québec peut aider à comprendre les résistances particulières des anglophones aux fusions municipales, un retour sur les principaux éléments du rapport historique entre les deux groupes s’impose. Au XIXe siècle, depuis la victoire en 1759 des Britanniques sur les Français, la société québécoise était découpée en organisations à base ethnique et religieuse. Quatre grands groupes ethniques (français, anglais, écossais et irlandais), deux blocs linguistiques (francophone et anglophone) et deux groupes religieux coexistaient, ce qui n’était pas sans tensions, explique Linteau. Pour éviter ces tensions, « une véritable stratégie de cloisonnement ethnique – l’antithèse du melting pot américain – a donc été mise sur pied. Ainsi, les dirigeants de chaque ethnie ont créé un ensemble de sociétés nationales et d’organisations charitables dont la tâche est d’encadrer les membres de leurs groupes et de minimiser les frictions » (Linteau, 1992, p. 48). Mais malgré cette ségrégation institutionnelle, des tensions se manifestaient fréquemment entre les Canadiens-français et ceux d’origine britannique. À l’émergence d’une société industrielle, à la fin du XIXe siècle, le coeur économique du Québec, Montréal, était une « ville anglaise » (Linteau, 1992, p. 48) dans le sens où les Britanniques, même s’ils n’étaient plus majoritaires en effectifs, dominaient l’activité économique, les services publics et le monde des affaires, et ce jusqu’à une période très récente. Selon Guy Rocher, « les Canadiens français acceptaient comme un fait irréversible la prédominance de l’anglais (…). La défense de la langue française ne s’accompagnait pas d’une contestation de cet état de fait. Elle consistait à lutter pour que le français survive, malgré son statut de langue minoritaire » (Rocher, 1992, p. 423). Il n’y eut donc pas à proprement parler de conflit linguistique au Québec jusque dans les années 1960, lorsqu’une période de réformes accélérées menées par des nationalistes francophones toucha le Québec. Des mesures visant à promouvoir la langue française et à permettre aux francophones d’accéder à des emplois plus rémunérateurs ont été prises dans le but d’assurer la « survivance de l’unique majorité francophone d’Amérique du Nord » (Legault, 1992, p. 229). C’est à cette période, qu’a éclaté une véritable « bataille linguistique » (Linteau, 1994, p. 120) amenant les gouvernements québécois souverainistes successifs à adopter des lois visant à assurer la prédominance de la langue française dans les différents secteurs de la vie publique. En dépit de ces mesures, aujourd’hui encore au Québec, la langue française est perçue par les francophones comme étant en danger dans un continent anglophone. Les prévisions pessimistes des démographes font craindre une minorisation de la langue française dans la métropole montréalaise dès 2016-2020 du point de vue de la langue maternelle effectivement parlée à la maison (Létourneau, 2002, p. 82).

Une inquiétude paraît donc demeurer du côté francophone mais « le sentiment d’exclusion semble maintenant s’être transposé des francophones aux anglophones » (Legault, 1992, p. 20). En effet, depuis ces mesures, de nouvelles voix se sont élevées au Québec, celles des anglophones regroupés en associations. Leurs revendications vont dans le sens d’une égalité linguistique comme seule possibilité de mettre fin au sentiment de rejet (ibid.). Ainsi, dans les années 1970, les anglophones du Québec ont commencé à se mobiliser en tant que minorité dans les buts d’assurer les services en anglais, de réaffirmer leurs droits en tant que minorité et de protéger une certaine qualité de vie dans leur environnement local[5] (Radice, 2000). Rejeté par une très faible majorité, le second référendum sur la souveraineté du Québec a été vécu comme un traumatisme et un rejet par les anglophones du Québec et a vu resurgir en force la question linguistique. À son lendemain, on assiste à une « radicalisation de l’opinion anglophone à Montréal » (Levine, 1997, p. 373). Quarante-sept municipalités du Québec, représentant une majorité de non-francophones, ont adopté des motions partitionnistes déclarant que si la province du Québec venait à se séparer du Canada, elles souhaitaient rester dans le territoire canadien (Boudreau, 2003a). L’opposition des anglophones aux fusions municipales interviendrait alors à la suite d’une longue liste d’événements entrant dans le cadre de la lutte de pouvoir entre les deux groupes majoritaires du Québec.

Le « sens communautaire » des anglophones

Mais avant d’explorer plus précisément cette piste, une indication donnée par plusieurs des quinze répondants de l’enquête, anglophones comme francophones, doit être retenue. En soutenant que les anglophones auraient un sens communautaire plus développé que les francophones, ils renforcent l’idée que la typologie anglophone / francophone va au-delà de la simple différence linguistique, puisqu’elle fait référence aux identités culturelles. En témoignent ces deux extraits d’entrevues, faisant référence à une forme de psychologie des peuples :

C’est des communautés très serrées et les anglophones sont tous ensemble. On trouve moins ça dans les communautés francophones, parce que ce sont des gens qui ont le sens de la clôture (…) on se méfie de ses voisins. (…) Il y a une différence culturelle. C’est une forme de communauté, la même forme de communauté que j’avais trouvée, moi, en Angleterre. (…) Ce sont les anglophones qui ont le plus manifesté, protesté parce qu’ils sentaient que leur communauté était affectée.

Question d’identité, les anglophones (…) ont l’esprit de communauté, ils sont beaucoup plus philanthropes (…) donc ils sont beaucoup plus près de leur communauté.

Que signifie cet « esprit de communauté » ? Martha Radice (2000), qui a enquêté sur les Anglo-Montréalais, définit ce terme comme évoquant « une ambiance de sociabilité et de solidarité, de connaissance et d’expériences partagées ». Cet élément important – cette stratégie de culture de la communauté ou de culture de l’environnement immédiat, qui passe par le bénévolat dans des institutions ou actions culturelles et sociales locales ainsi que par une forte participation aux affaires municipales – peut permettre de mieux comprendre pourquoi les anglophones ont résisté massivement aux fusions : « En s’engageant dans le bénévolat et en agissant sur le paysage urbain, les Anglo-Montréalais entretiennent les institutions et les services dont ils ont besoin, cultivent leurs connaissances et leur appartenance sociale à la communauté et assurent, par le fait même, la pérennité de cette communauté » (Radice, 2000, p. 93).

Radice soutient que les Anglo-Montréalais n’ont de cesse de répéter que leur forte participation dans leur municipalité tient à un sens de la communauté appuyé sur une culture du volontariat. Ces pratiques sociales font partie de ce qu’elle nomme « l’investissement social local et durable », qu’elle définit comme étant « toute action qui a pour but de maintenir des institutions et des services tels que les écoles, les équipes sportives, les structures politiques locales et les services de santé. Ces institutions et services existent souvent dans le quartier résidentiel immédiat » Radice (2000). Cet « esprit de communauté » duquel découlerait l’attachement à la municipalité (qui incarne cette communauté sur un territoire) ne serait pas propre aux seuls Anglo-Québécois mais serait un élément culturel caractéristique des Anglo-Saxons en général. Radice souligne que les municipalités de l’île comprenant une forte proportion d’anglophones « adoptent un modèle de politique locale près du peuple (grassroots) qui est calqué sur le modèle britannique. Ce modèle de gouvernement local se caractérise par un bon accès aux processus gouvernementaux (par l’intermédiaire d’élus municipaux connus, des maires disponibles et des réunions publiques) » (Radice, 2000, p. 80). Elle cite comme exemple la municipalité de Westmount : « (…) un système de gestion municipale corporatiste sans parti politique, dans le but d’éviter la corruption et le conflit. Une telle aversion pour la confrontation politique semble perdurer dans Westmount de nos jours, où plusieurs résidants m’ont fièrement informée que le maire est toujours nommé sans élection » (Radice, 2000, p. 80). L’exception Montréal-Est (majoritairement francophone et défusionniste) serait alors un cas où des francophones auraient développé un même sentiment communautaire que les anglophones. Un répondant soutient ainsi qu’ « il y a des possibilités pour les francophones d’avoir le même attachement à la communauté et Montréal-Est est un bon exemple (…) oui, c’est une communauté assez développée ».

Pour dévoiler la différence culturelle historique qui sépare sur le plan de la culture municipale les anglophones des francophones et qui va bien plus loin qu’une différence strictement linguistique, Caldwell relate une anecdote, celle de deux municipalités québécoises qui, au XIXe siècle, se séparèrent :

Lorsque (…) les contribuables du sud-ouest et ceux du nord-ouest du canton de Clifton (Estrie) ont décidé, en 1895, de se séparer pour former deux municipalités distinctes – Saint-Edwidge (francophone) et Martinville (anglophone) –, on a noté, au procès-verbal, une explication que tout le monde jugeait suffisante : les « Anglais et les Français ne font pas les choses de la même manière ».

Caldwell, 1997, p. 8

Quelle est cette spécificité culturelle ? Pour le sociologue, elle tient à l’importance pour les anglophones de la « société civile[6] », dans laquelle il inclut les institutions municipales, ce qui n’a rien d’évident a priori et qui sous-tend une conception gestionnaire et paternaliste fondamentalement apolitique de la municipalité. Pour eux, dit-il, la société civile est une réalité très présente (1997, p. 9). Et selon Caldwell, les anglophones éprouveraient actuellement un malaise face à ce qu’il caractérise comme un assujettissement croissant de plusieurs des institutions de la société civile aux impératifs économiques et politiques. Là se dévoile le rapport avec les défusions municipales, en cela qu’en imposant les fusions municipales à des fins politiques et économiques, le gouvernement du Québec a encore un peu plus assujetti une institution issue de la société civile, la municipalité. Les anglophones, en plus de se sentir exclus de la vie politique (cf. choc du référendum de 1995), auraient le sentiment de se trouver « en pleine technocratie » (ibid.). Radice accrédite empiriquement cette analyse. Elle a remarqué grâce à ses entrevues une particularité des anglophones de Montréal pour qui « les qualités ou les valeurs attribuées à Montréal ne peuvent être nourries qu’à certaines conditions, dont la séparation stricte de la sphère de la politique de celle de la vie quotidienne. Lorsque la politique empiète sur le quotidien, des anxiétés surgissent, ce qui fait que les Anglo-Montréalais doutent qu’il soit possible d’habiter Montréal avec plaisir (…). Lorsque la politique empiète sur le quotidien, soit dans les faits, soit dans l’imagination, la tension latente entre les groupes sociaux dans la ville resurgit et déstabilise les Anglo-Montréalais » (Radice, 2000, p. 95 et 126). En substance, cet argument est le même que celui de Caldwell lorsqu’il évoque les inquiétudes des anglophones face à l’emprise technocratique sur la société civile, sur le quotidien, la sphère de proximité. Les fusions municipales, en tant qu’empiètement du politique sur le quotidien, ont fait peur aux anglophones et les ont conduits à une vive protestation. En somme, pour les anglophones, la municipalité serait considérée à la fois comme une « communauté » où il fait bon vivre et comme étant vitale pour la participation politique citoyenne, d’où les résistances aux fusions municipales qui éliminent le palier de la municipalité locale.

La municipalité comme dernière institution que contrôleraient les Anglo-Montréalais

Les rapports étroits entretenus par les anglophones de Montréal avec leurs administrations municipales résulteraient donc d’un sens de la communauté propre à la culture anglophone. Cet attachement à la municipalité aurait été renforcé par l’épisode historique de la Révolution tranquille. Sans toutefois faire référence explicitement à cette période de l’histoire du Québec et de Montréal, plusieurs répondants, quelle que soit leur position dans le débat, m’ont signalé ce lien fort entre les anglophones et leurs municipalités. L’un d’eux indique par exemple : « Peut-être que les anglophones (…) sentaient que la municipalité était la dernière institution (…) sur laquelle il y avait un contrôle. » Un autre, plus affirmatif, soutient de la même manière : « C’est surtout les anglophones qui voulaient montrer que c’[la municipalité] était le seul point de ralliement de la communauté anglophone. C’était la seule institution qu’ils avaient qui était à eux. » En inférant, il semble admis au Québec que le municipal est considéré comme le seul palier où les anglophones disposent aujourd’hui d’un certain contrôle.

Plusieurs analystes ont indiqué ce lien entre un attachement fort à la municipalité propre aux anglophones et les conséquences de la Révolution tranquille. Sébastien Arcandetal. (2003) soutiennent que la Révolution tranquille avait profondément modifié les rapports ethniques existant jusqu’alors et aurait transformé les anglophones en une minorité. Le projet de loi 101 de 1977, en francisant la sphère publique, a minoré l’usage de l’anglais dans certains secteurs tels que le monde du travail, et a réduit le poids du domaine éducatif protestant, puis anglophone. Les anglophones ont alors commencé à se percevoir comme une minorité au Québec. D’une situation dans laquelle ils n’avaient pas besoin de revendiquer une autonomie locale du fait de leur influence culturelle et économique, ils se sont trouvés dans une situation où ils ont dû marquer leur territoire et garder du pouvoir là où il leur était encore possible d’en avoir. Les municipalités étaient ce lieu. En conséquence, leur rôle dans la vie des anglophones se serait accru. Boudreau explique également que l’adoption en 1974 du projet de loi 22 – déclarant le français seule langue officielle de la province – par un Parti libéral élu au provincial en qui les anglophones avaient tendance depuis longtemps à avoir confiance, a été vécue par eux comme une trahison. En conséquence, ils se seraient rabattus sur le niveau municipal en y étant plus actifs. Par ailleurs, même si leur présence provinciale a toujours été faible, leur influence politique y a encore été affectée par l’émigration d’un grand nombre d’anglophones pour l’étranger ou le reste du Canada. De plus, les intérêts divergents des anglophones du Québec rural et des Anglo-Montréalais rendant impossible la formation d’un front commun, leur pouvoir au provincial en aurait été affaibli (Boudreau, 2003a, p. 190). Diriger sa propre municipalité apparaît d’une grande importance symbolique et matérielle dans un contexte où leurs sphères d’influence sont réduites. Placées dans ce contexte, les fusions municipales ont modifié une fois de plus les relations entre francophones et anglophones et la capacité de ces derniers à contrôler leurs institutions et affaires quotidiennes. Avec les fusions, les anglophones perdaient ce qu’ils considéraient comme un lieu essentiel, parce que c’était le dernier, d’exercice direct de leur pouvoir. Par la même occasion, ils avaient le sentiment de perdre un élément important de leur identité puisque « les citoyens définissent leur identité politique, du moins en partie, par la municipalité où ils habitent » (Sancton, 2004, p. 454). La participation, pour un anglophone, à la vie politique du Québec deviendrait alors une tâche plus ardue puisque, même si les municipalités anglophones n’ont jamais eu pour tâche légale de constituer le lieu de défense des intérêts linguistiques, celles-ci constituaient un lieu politique et d’affirmation culturelle pour les anglophones.

Le concept d’identité, mis en rapport avec le territoire d’appartenance (ici l’identité municipale), mérite d’être développé. Pierre Delorme définit l’identité municipale comme « un ensemble de valeurs symboliques partagées par les citoyens, de croyances par lesquelles ils s’identifient à un environnement municipal qui les distingue des autres » (Delorme, 2002, p. 28). La municipalité serait pour ses résidents un lieu symbolique de leur identité. Selon Bernard Poche (1995), l’« identité » liée au niveau municipal revendiquée dans les discours des répondants clés de l’enquête est une combinaison de deux types. Le premier est celui des « identités liées au territoire », ici le territoire qui correspond aux limites municipales. Le territoire, en tant que générant chez ses habitants un sentiment d’appartenance et un besoin d’appropriation, en tant que faisant sens pour les groupes sociaux qui l’habitent, paraît en effet fondamental pour éclaircir le concept d’identité municipale. Le second est celui des  « identités revendiquées par des groupes qui se réclament d’une autoréférence ou d’une autodéfinition, et que l’on qualifie parfois de “communautés” » (ici le groupe que constitueraient les citoyens de la municipalité en question). L’identité communautaire pourrait ainsi se définir comme une participation affective à un groupe. Cette identité municipale se traduirait ainsi par un « sentiment d’appartenance » ou « sentiment identitaire » ressenti subjectivement. Dans un article sur l’identité régionale, ricq indique bien ce lien entre identité et sentiment d’appartenance : « l’identité traduit un sentiment d’appartenance (et non une rationalité d’appartenance) » (RICQ, 1982, p.126). La vigueur de ce « sentiment d’appartenance » serait mesurable. En effet, l’adjectif « fort » est souvent accolé à ces expressions. En l’occurrence, dans le débat fusions / défusions à Montréal, le sentiment d’une « forte identité municipale » ou, dit autrement, le « fort sentiment d’appartenance à une collectivité territorialement située à l’échelon municipal », paraît s’affirmer dans le discours des défusionnistes. La municipalité, ce territoire objectivé, institutionnalisé, concret, serait aussi un territoire vécu, subjectivé, un territoire d’appartenance investi d’une forte charge émotionnelle, affective, symbolique. Le rôle du territoire, et ici de la municipalité, dépasse « largement celui du simple périmètre géographique » (Lapointe, 2003, p. 38).

Les fusions municipales comme affaiblissant les anglophones dans leur pratique linguistique

La résistance aux fusions municipales peut également être interprétée comme une stratégie de protection des droits de la minorité anglophone. En effet, la fusion municipale aurait de plus été perçue, selon Arcandetal. (2003) et Boudreau (2003a), comme une attaque directe contre les droits des communautés anglophones de l’île de Montréal en ce sens qu’elle aurait affaibli les anglophones dans leur pratique linguistique :

Bien que la fusion municipale ne porte pas explicitement sur les pratiques linguistiques, elle les affecte, constituant une mesure qui pourrait bien affaiblir les anglophones et plus spécifiquement les Canadiens anglais dans leur capacité à former une communauté dynamique et bien organisée institutionnellement.

Arcandetal., 2003, p. 25, traduction.

Prédisant la perte des protections bilingues – et de fait, les lois concernant l’attribution du statut de ville bilingue aux arrondissements en ont durci les conditions[7] – et la domination de la politique locale par des partis nationalistes, les anglophones ont craint pour leurs droits linguistiques en tant que minorité au Québec. Un parallèle intéressant entre la période de la Révolution tranquille et l’épisode récent de fusions / défusions est à faire ici. En ces deux contextes, pouvant être interprétés comme des « périodes d’effervescence nationaliste » (Legault, 1992), les anglophones du Québec ont pu se sentir menacés collectivement, en tant que communauté de langue et d’identité culturelle, et réagir par une forte participation politique :

De nombreux Anglo-Montréalais associent la loi sur les fusions avec des motivations nationalistes et ils déplacent constamment leurs stratégies de mobilisation de l’échelon provincial vers le niveau local.

Boudreau, 2003, p. 191, traduction.

Les défusions peuvent être interprétées comme une stratégie territoriale pour assurer la protection des droits et de la culture des anglophones. Au moment des procès contre les fusions devant la Cour suprême, « le droit réclamé par la minorité anglophone de maintenir les structures municipales existantes pour la protection de ses droits linguistiques avait fait l’objet d’un vif débat » (Poitras, 2003). Une partie importante du litige découlait du projet de loi 170 qui édicte que « Montréal est une ville de langue française ». Mais le juge de la Cour suprême a fait remarquer que cette assertion n’est pas supportée par la preuve démographique. Et effectivement, l’île de Montréal compte 32,5 % d’anglophones, 44,1 % de francophones et 23,4 % d’allophones selon les chiffres du recensement 2001 de Statistique Canada. Cette affirmation fausse aurait provoqué « un sentiment de rejet parmi l’importante communauté anglophone » (ibid.). Ces débats tendent à montrer que la municipalité est jugée essentielle pour préserver les droits de la minorité anglophone. Selon Annick Germain, la fusion a pu être interprétée comme une politique linguistique offensive dans la lignée des réformes nationalistes menées par le Parti québécois depuis la Révolution tranquille. La fusion municipale à Montréal aurait été interprétée par certains comme un complot du Parti québécois au gouvernement visant à « noyer la communauté anglophone dans une nouvelle ville dont on affirmerait le statut français. De nombreux Anglo-Montréalais ont de fait très mal réagi de se voir ainsi dépouiller de manière autoritaire de leurs municipalités bilingues » (Germain, 2003).

De plus, le partitionnisme, comme la défusion, peuvent être considérés comme des stratégies territorialisées d’affirmation culturelle. Au lendemain du référendum de 1995 sur la souveraineté, 47 municipalités du Québec ont adopté des motions partitionnistes. Sur l’île de Montréal, « 15 des 17 municipalités comptant 46 % et moins de francophones ont adopté des résolutions partitionnistes. Ce seuil indique que les anglophones furent à peu près les seuls à appuyer cette option » (Serré, 2001, p. 110). Boudreau interprète ces motions partitionnistes comme un exemple de la façon dont les Anglo-Montréalais se sont mis à utiliser les municipalités comme instrument d’une lutte pour l’autonomie territoriale :

Avec l’apparition du partitionnisme, les Anglo-Montréalais conçoivent maintenant le territoire comme un outil pour exercer des pressions politiques sur le gouvernement du Québec afin d’obtenir davantage de pouvoir politique. Les municipalités sont utilisées pour voter des motions de partition ou de défusion au nom de l’autonomie locale.

Boudreau, 2003a, p. 193, traduction.

Avec le référendum de 1995, les Anglo-Montréalais auraient ressenti le besoin de se tourner davantage vers des stratégies territorialisées à l’échelle municipale et de revendiquer l’autonomie locale pour protéger leurs institutions locales, utilisées de plus en plus comme moyen d’affirmation culturelle. Les motions partitionnistes prises en sont une illustration. Mais les fusions municipales ont eu pour conséquence de rendre caduques ces motions prises sur la base territoriale de la municipalité ainsi que tout le mouvement partitionniste puisque avec les fusions municipales, les municipalités perdent leur autonomie. Il fallait alors à tout prix préserver ces municipalités, qui, sinon, ne pourraient plus se protéger en cas de sécession de la province québécoise. Les défusions auraient alors constitué une stratégie visant à protéger la stratégie territorialisée qu’est le partitionnisme. En cela, les résistances aux fusions visent à poursuivre les mêmes objectifs d’affirmation culturelle et d’autonomie municipale que le partitionnisme (Boudreau, 2003a, p. 186).

Arcand etal. concluent que les fusions ont ravivé ce qui semblait un conflit en déclin entre deux groupes identitaires, les francophones et les anglophones. En effet, selon eux, ce conflit a été restructuré autour de la question de la survie de la municipalité, qui est devenue le symbole et le lieu de la présence des anglophones sur l’île de Montréal. Et ils font un parallèle entre le séparatisme au palier provincial et le séparatisme municipal qui s’est donné à voir lors des défusions : « Le langage utilisé et les mesures proposées par les Canadiens anglais et les anglophones partisans de la défusion ressemblent de très près à ceux des Québécois ”séparatistes“ » (Arcand et al., 2003, p. 26, traduction). Les auteurs accordent ici crédit à une expression d’un leader anti-fusions fort médiatisée dans le débat : « je suis un souverainiste… municipal ». La question nationale se voit dans une telle analyse largement transposée à l’échelle municipale.

À la question posée en introduction : « Quelles caractéristiques sociales, économiques, culturelles, politiques sont de nature à expliquer que certains élus et citoyens de l’île de Montréal se soient opposés aux fusions municipales tandis que d’autres les ont acceptées ? », cet article n’a répondu que partiellement, exploitant une seule hypothèse explicative des défusions entre plusieurs possibles : être anglophone constitue un facteur de positionnement en faveur de la défusion dans le débat opposant les fusionnistes et les défusionnistes sur l’île de Montréal. En guise d’ouverture annonçant des pistes pour élargir cette étude, une remarque de la part d’un répondant lors de l’enquête de terrain semble très pertinente pour décrire l’enchevêtrement des caractéristiques des défusionnistes. Il utilise un terme intéressant, parlant de « coïncidences » qui rendraient compte des défusions. Il prend l’exemple de deux villes de l’île de Montréal comme deux municipalités défusionnistes typiques :

Baie-d’Urfé (…) Beaconsfield (…) ce sont des endroits avec des belles maisons, avec des terrains assez grands, puis avec une fierté de la petite ville qui est très loin de la grande ville de Montréal, donc y a des coïncidences (…) d’avoir beaucoup d’anglophones, d’avoir des gens relativement aisés, et puis la coïncidence en même temps d’être loin de la ville de Montréal et puis pas de se sentir apparenté à Montréal.

Tous ces facteurs ont fait que dans ces villes, les citoyens ont pu penser : « on se sentait comme une petite ville différente ». Ces critères de la différence, qui ont pu avoir une efficace dans l’action de signer les registres et d’aller voter aux référendums sur les défusions, varient d’un citoyen à l’autre en fonction de différentes variables :

  • son niveau de revenu (ou son degré d’acceptation du partage de ses richesses, son degré de crainte devant une hausse de taxes, s’il est propriétaire) ;

  • son groupe culturel et linguistique d’appartenance ;

  • sa municipalité de résidence (taille, localisation par rapport à Montréal, la façon dont il y est attaché) ;

  • son positionnement sur l’axe constitutionnel (dont les pôles sont souverainiste et fédéraliste) ou de son appartenance partisane (les partis dominants et en opposition dans le débat étant le Parti québécois (fusionniste) et le Parti libéral (défusionniste).

Les fusionnistes et les défusionnistes ne constituent pas deux groupes en tant que tels. La polarisation du débat entre pro- et anti-fusions doit être nuancée. Parmi eux, les raisons de s’opposer ou d’adhérer aux fusions municipales divergent, de même que les caractéristiques sociologiques des acteurs et des entités politico-territoriales pour lesquelles ils sont en lutte, les municipalités. Différentes stratégies entrent dans l’opposition aux fusions municipales, l’affirmation linguistique et culturelle ne constituant que l’une d’entre elles.