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Introduction

La mortalité est une des mesures de la santé globale de la population les plus utilisées et on peut y intégrer une composante linguistique et culturelle en utilisant la langue d’usage à la maison qui est inscrite au Registre des décès du Québec.

Certaines études de mortalité de type écologique ont permis de porter indirectement un regard sur la santé des communautés linguistiques en s’intéressant au quartier de résidence et au statut socioéconomique (Guillemette, 1983 ; Loslier, 1976 ; Wilkins, 1980). D’autres études ont utilisé l’origine ethnique qui était autrefois enregistrée sur le bulletin de décès (Charbonneau et Maheu, 1973 ; Roy, 1975). Depuis le début des années 1980, on s’est parfois intéressé à la langue d’usage du Registre des décès, le plus souvent avec des objectifs démographiques plutôt que sanitaires : les données sur les décès ont été utilisées pour des projections de population ou pour mieux mesurer la composante démolinguistique, sans s’intéresser directement à l’état de santé. Dans d’autres études, les auteurs se sont quelquefois interrogés sur la confiance que l’on peut avoir envers la mention « langue d’usage à la maison » enregistrée sur le bulletin de décès (Tremblay, 1983 et 1985 ; Termote, 1988 et 2011).

Dans le cadre d’un projet visant à connaître l’état de santé des communautés anglophones du Québec, nous avons analysé sur une base linguistique les données du Registre des décès du Québec en utilisant la langue d’usage à la maison[1].

Nos premiers résultats ont soulevé des interrogations sur les procédures d’enregistrement sur le bulletin de décès et sur la valeur relative de la langue d’usage qui y est consignée. Comme c’est la seule information disponible, nous avons décidé de l’utiliser pour nos analyses de mortalité et nous avons effectué en parallèle une analyse plus approfondie, que nous présentons ici, des données manquantes sur la langue pour la période 1990-2007. Nous étudions les procédures d’enregistrement et nous complétons les données manquantes en utilisant une imputation multiple. Nous comparons également certains de nos résultats d’espérance de vie à ceux de Statistique Canada, ces derniers ayant été calculés grâce à des fichiers de décès jumelés au recensement canadien[2]. Pour terminer, nous proposons certaines améliorations pour la qualité future de l’information sur la langue ou l’origine ethnique.

Procédure de complétude du bulletin de décès

La modernisation des systèmes d’enregistrement des décès au Québec s’est faite à partir de la Loi de la protection de la santé publique de 1972. C’est en 1975 qu’a été adopté le formulaire de déclaration de décès qui a amené la disparition de l’enregistrement de l’ethnie et l’apparition de celui de la langue d’usage à la maison. La refonte la plus récente du formulaire de déclaration de décès SP-3, en 1994, a aussi conservé la mention de la langue d’usage à la maison.

La Loi sur la santé publique de 2001 précise les modalités à suivre lors d’un décès et identifie les personnes autorisées à compléter le bulletin de décès. Selon l’article 46 de la Loi sur la santé publique,

un établissement qui maintient une installation[3] dans laquelle décède une personne doit prendre les mesures pour qu’un bulletin de décès soit dressé par un médecin, aux fins de la présente loi.

Ce sont donc les établissements de santé, principalement les centres hospitaliers, qui portent la première responsabilité de la complétude des bulletins SP-3. Ce bulletin comprend une section sur l’identification de la personne décédée, une autre sur la certification médicale du décès et une dernière sur la disposition du corps. La certification médicale indique en particulier le diagnostic (basé sur la codification internationale des maladies) et les circonstances du décès (accident, suicide, homicide, lieu de l’événement, etc.). La loi faisant du médecin le principal intervenant chargé de dresser ce bulletin, il est exceptionnel qu’un bulletin de décès soit complété par quelqu’un d’autre sans intervention d’un médecin[4].

Le médecin qui doit constater le décès peut être celui ayant traité le défunt ou un autre médecin. Sa responsabilité principale et exclusive est de compléter la section sur la certification médicale du décès. Selon les circonstances du décès, c’est un médecin coroner qui peut se voir confier cette tâche. D’autres employés, souvent au service des archives d’un établissement, peuvent compléter entièrement ou en partie l’information sur l’identification de la personne décédée.

Lors de décès dans des circonstances obscures ou violentes (accident, suicide, homicide) et de décès dans certains endroits spécifiés par la loi (prison, famille d’accueil, garderie, etc.), le cas doit absolument être transféré à un coroner, mais le constat de décès doit avoir été établi préalablement par un premier médecin. Le coroner qui fera l’investigation sera celui qui finalisera le bulletin de décès. En 2011, 4 171 décès (7,2 % de l’ensemble des décès) ont été signalés aux coroners du Québec : 62 % étaient survenus dans des circonstances obscures ou violentes, 24 % étaient dus à des difficultés à identifier la cause médicale du décès et 9,2 % étaient associés à une demande de sortie d’un corps du Québec (Bureau du coroner, 2012)[5].

De manière générale, les bulletins de décès complétés doivent être acheminés à l’Institut de la Statistique du Québec (ISQ), qui est responsable de la production du Registre des décès. Ce fichier contient les décès des résidants du Québec, incluant ceux survenus hors du Québec. Ces derniers transitent généralement par Statistique Canada avant d’être transmis à l’ISQ. L’information sur la langue n’y figure alors généralement pas, puisque le Québec est la seule province à l’enregistrer. Cela touche moins de 1 % de tous les décès enregistrés au Registre des décès du Québec.

Des renseignements comme la date de naissance ou l’adresse peuvent être obtenus par l’accès aux documents personnels de la personne ou au dossier médical. La langue parlée à la maison est sans doute moins facile à obtenir et elle n’est pas enregistrée dans le système Med-Écho, qui recense les hospitalisations au Québec. On doit s’informer auprès de la famille, si elle est présente, ou auprès de personnes (voisin, concierge, préposé) ayant connu le décédé de son vivant. L’insistance des responsables à obtenir cette information est probablement très variable et nous n’avons trouvé aucune directive les guidant dans leur travail. Les autorités de l’ISQ nous ont confirmé que des rappels sont faits pour obtenir des données jugées essentielles comme la cause de décès, le nom, la date de naissance ou l’adresse de résidence, mais que des variables secondaires comme la langue d’usage ne font pas l’objet de rappel.

Analyse des données manquantes sur la langue

Notre analyse des données manquantes sur la langue a porté sur une période de 18 ans (1990 à 2007) et nous avons vérifié quelles variables ou conditions figurant au Registre des décès sont le plus fréquemment associées à l’absence de cette information.

Pour l’ensemble de la période, le nombre total de décès enregistrés est de 959 786[6]. De ce nombre, 108 635 bulletins, soit 11,3 %, n’indiquent pas la langue d’usage à la maison de la personne décédée.

Selon l’année d’enregistrement

L’année d’enregistrement des décès ne nous permet pas vraiment de déceler de tendance à l’amélioration ou à la détérioration dans l’exhaustivité des données sur la langue pour la période étudiée (figure 1). Bien que la proportion d’absence d’information varie entre 6 et 13 %, elle demeure relativement stable, à l’exception de la baisse inexpliquée de 1994 à 1998[7]. La proportion moyenne d’absence de réponse est de 11,3 %.

Figure 1

Proportion des décès où manque l’information sur la langue, selon l’année de l’événement, Québec, 1990-2007

Proportion des décès où manque l’information sur la langue, selon l’année de l’événement, Québec, 1990-2007

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Selon le lieu d’enregistrement des décès

La très grande majorité des décès au Québec a lieu dans les établissements du réseau de la santé et des services sociaux (86 %) et c’est là que sont complétés les bulletins de décès. Les autres bulletins concernent des décès qui ont eu lieu à domicile ou dans d’autres lieux (route, lieu de travail, prison) (tableau 1). La proportion de données manquantes varie peu selon que le décès a été enregistré dans un établissement de santé, à domicile ou dans un autre lieu. Même si la proportion est un peu plus élevée pour cette dernière catégorie (13,4 %), cela ne concerne au total que 3 % de tous les décès.

Tableau 1

Proportion d’absence d’information sur la langue d’usage à la maison selon le lieu du décès, Québec, 1990-2007

Proportion d’absence d’information sur la langue d’usage à la maison selon le lieu du décès, Québec, 1990-2007

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Concernant les décès hors Québec, le taux élevé (66,2 %) s’explique essentiellement parce que, comme nous l’avons vu, cette information n’est généralement pas enregistrée par Statistique Canada. Ces décès représentent moins de 1 % du total.

Nous nous sommes donc intéressés plus particulièrement à l’absence d’information sur la langue des bulletins de décès provenant des établissements. Elle est très variable d’un établissement à l’autre (tableau 2). Parmi ceux ayant enregistré plus de 10 000 décès entre 1990 et 2007, la proportion de données absentes varie entre 2,3 % et 45,8 % selon l’établissement (pour une moyenne de 11,2 %). L’écart varie entre 1,7 % à 40 % (moyenne de 13,5 %) pour les établissements ayant enregistré entre 5000 et 10 000 décès et, pour ceux en ayant enregistré entre 1000 et 5000, entre 1,3 % et 36 %, avec une moyenne de 9,6 %.

Les médecins de 47 établissements ont donc complété près de 500 000 bulletins de décès (60 %) pendant la période. Si l’on tient compte également des 83 établissements ayant déclaré entre 1 000 et 5 000 décès, on obtient un total de 130 établissements ayant complété près de 83 % des bulletins de décès. Plus de 500 établissements ont enregistré moins de 1 000 décès pendant la période, beaucoup d’entre eux n’ayant complété que quelques bulletins.

Si l’on décidait d’obtenir une information plus complète sur la langue parlée à la maison, ce sont donc les établissements ayant un plus gros volume d’enregistrement qu’il faudrait viser, car ce sont eux qui auraient le plus d’impact sur la statistique globale.

Tableau 2

Nombre de bulletins de décès enregistrés dans les établissements et répartition selon leur taille, Québec, 1990-2007

Nombre de bulletins de décès enregistrés dans les établissements et répartition selon leur taille, Québec, 1990-2007
a

Les multiples changements de codes, les fusions d’établissements ou les fermetures ont rendu complexe le décompte et l’attribution correcte de tous les décès à un même établissement. Durant la période de 18 ans à l’étude ont coexisté près de 1 360 codes différents. L’attribution des décès aux établissements de plus grande taille a été relativement facile mais celle aux établissements de petite taille est très difficile à réaliser de façon parfaite.

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Selon le type de déclarant

Pour la période 1990-2007, les bulletins ont été complétés dans une proportion de 93 % par un médecin et 7 % par un coroner (tableau 3). Comme nous l’avons vu, la collaboration des personnes qui les assistent dans les établissements est souvent nécessaire pour compléter correctement les données personnelles de la personne décédée.

Nous constatons que l’information sur la langue est moins présente quand le bulletin est complété par un coroner. Rappelons que 67 100 bulletins ont été complétés par un coroner au cours de la période étudiée, dont environ la moitié pour des décès s’étant produits à l’intérieur d’un établissement de santé et l’autre moitié à l’extérieur d’un établissement (domicile ou autre). Les taux d’absence d’information sont très semblables dans les deux cas : 20,8 % et 22,3 % respectivement (données non présentées). Il y a cependant des variations régionales importantes sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Le contexte particulier d’intervention du coroner explique peut-être ce taux plus élevé d’absence d’information sur la langue.

Tableau 3

Nombre de bulletins de décès selon le type de déclarant, Québec, 1990-2007

Nombre de bulletins de décès selon le type de déclarant, Québec, 1990-2007
a

Sont inclus dans ce total 1 824 décès s’étant produits hors du Québec et ayant fait l’objet d’une analyse par un coroner. Même en excluant ces derniers, plus de 20 % de tous les bulletins produits par un coroner ne donnent pas l’information sur la langue.

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Selon le lieu de naissance

Le lieu de naissance de la personne décédée indiqué sur le bulletin de décès a aussi été inclus dans notre analyse des données. C’est une information importante qui peut être associée à la langue parlée à la maison, surtout pour les langues autres que le français ou l’anglais.

Parmi les 959 786 décès enregistrés au Registre des décès pour la période 1990 à 2007, 72 % correspondaient à des résidants nés au Québec, 4 % nés au Canada[8] et 8 % nés à l’étranger. Près de 16 % n’indiquaient aucun lieu de naissance. Cette information est donc plus souvent absente que celle sur la langue d’usage. Il semble y avoir une corrélation entre l’absence d’information sur la langue et l’absence d’information sur le lieu de naissance, puisque plus de 40 % des décès sans indication de langue ne présentaient pas non plus d’indication sur le lieu de naissance (tableau 4).

Parmi ceux pour lesquels un lieu de naissance et une langue avaient été indiqués, plus de 85 % indiquaient le français comme langue d’usage, près de 11 % l’anglais et près de 4 % une autre langue (tableau 5). Ceux dont le lieu de naissance était le Québec avaient principalement le français comme langue d’usage à la maison (93 %). En revanche, moins de 40 % des décédés nés hors Québec (que ce soit dans le reste du Canada ou ailleurs) avaient le français comme langue d’usage, 36,8 % avaient l’anglais et 23,9 % une autre langue.

Tableau 4

Bulletins de décès selon le lieu de naissance des personnes décédées et selon l’absence de mention de la langue, Québec, 1990-2007

Bulletins de décès selon le lieu de naissance des personnes décédées et selon l’absence de mention de la langue, Québec, 1990-2007

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Tableau 5

Bulletins de décès selon le lieu de naissance de la personne décédée et la langue inscrite, Québec, 1990-2007

Bulletins de décès selon le lieu de naissance de la personne décédée et la langue inscrite, Québec, 1990-2007

* Sont exclus du tableau les décès où la langue ou le lieu de naissance n’ont pas été déclarés et ceux ayant été déclarés bilingues français-anglais (5156)

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Selon la région sociosanitaire

La région sociosanitaire (RSS) où a été produit le bulletin de décès[9] est un bon indicateur des différentes pratiques régionales. Les RSS de Laval, de Montérégie, d’Estrie, du Nord-du-Québec et de Gaspésie—Îles-de-la-Madeleine sont les plus fidèles dans la complétude de l’information sur la langue et ont des proportions d’absence de réponse de seulement 7 % ou 8 %, alors qu’à l’opposé les RSS de la Côte-Nord, des Laurentides, du Nunavik, de Montréal, de la Capitale-Nationale et de l’Outaouais affichent des proportions d’absence supérieures à 11 %. Dans les deux groupes, nous trouvons autant de régions centrales et urbaines que de régions éloignées.

Évidemment, l’impact de l’absence de réponse est très différent quand on sait que 33 % de tous les décès enregistrés viennent de la RSS de Montréal, contre seulement 1 % venant de la RSS de la Côte-Nord. Ainsi, près de 40 % des décès survenus au Québec dont l’information sur la langue d’usage n’a pas été fournie ont été enregistrés dans la RSS de Montréal.

Le croisement de la région sociosanitaire avec le lieu physique du décès (établissement de santé, domicile ou autre) permet des constats intéressants sur les proportions d’absence d’information sur la langue. Ainsi, pour les décès survenus à domicile, un bulletin de décès sur quatre ne contient pas d’information sur la langue dans la RSS de l’Outaouais alors que c’est le cas une fois sur vingt seulement dans les RSS de Gaspésie—Îles-de-la-Madeleine et de Nord-du-Québec. Les RSS de Laval et de la Capitale-Nationale présentent des proportions d’absence de l’information de 8 % seulement lors de décès à domicile, alors que la moyenne nationale est de 11,2 %.

Pour les décès ayant eu lieu en établissement, les écarts interrégionaux sont moindres que pour ceux à domicile. Ils varient quand même du simple au double ou plus entre les RSS de l’Estrie, de Lanaudière, de Chaudière-Appalaches (autour de 6 %) et celles de la Côte-Nord, des Laurentides et de Montréal (13 à 15 %). Il est important toutefois de souligner que les établissements des régions à forte immigration peuvent être confrontés à un défi plus grand que ceux des régions plus homogènes du point de vue linguistique.

La pratique des coroners varie également selon les régions. Nous avons indiqué antérieurement que la complétude de l’information sur la langue est moindre de façon générale quand le bulletin est complété par un coroner (22 % de données absentes). La proportion des bulletins complétés par ces derniers varie de 5 % à 12 % selon les régions, à l’exception des deux régions nordiques qui ont des proportions plus élevées. La proportion de bulletins de décès complétés par un coroner dont l’information sur la langue est absente varie aussi beaucoup selon les régions, allant de 10,5 % à 39 % : la variation est de 7,5 % à 34,9 % lors d’un décès en établissement, et de 9,2 % à 43,4 % pour les décès hors établissement. Nous ne spécifions pas ici les régions concernées afin de préserver la confidentialité des coroners, sachant que leur pratique peut être affectée par de multiples facteurs.

Selon le genre, l’âge et l’état civil

Le genre, l’âge et l’état civil des personnes décédées ont été également analysés en lien avec l’absence de consignation de la langue, mais aucune observation concluante n’a pu être tirée. Les hommes sont légèrement surreprésentés et la proportion de données manquantes sur la langue est plus élevée dans le groupe des jeunes de 15 à 30 ans ainsi que dans celui des célibataires. L’absence de langue chez les 15 à 30 ans s’explique peut-être par l’implication plus fréquente du coroner compte tenu du contexte particulier dans lequel se produisent beaucoup de ces décès (accidents, suicides, homicides, morts suspectes, etc.). Ces mêmes jeunes sont aussi probablement surreprésentés parmi les célibataires.

La correction des données manquantes sur la langue

Le grand nombre de décès pour lesquels l’information sur la langue est absente constitue un obstacle aux analyses de mortalité différentielles selon la langue.

Il est possible de traiter les données manquantes par la création d’une catégorie spécifique « langue d’usage inconnue » ou par l’attribution de la langue selon la répartition des données connues. Nous préconisons plutôt la méthode d’imputation multiple qui est considérée comme la plus rigoureuse sur le plan scientifique pour analyser les données manquantes (Raghunathan, 2004 ; Rubin, 1987).

Nous présentons le résultat du calcul d’imputation multiple qui a été fait dans le cadre de l’étude de la santé de la communauté anglophone du Québec menée à l’INSPQ. Dans ce calcul, des variables tirées du fichier des décès (âge, sexe et pays de naissance de la personne décédée) et des variables tirées du recensement (proportion de population selon la langue parlée à la maison dans l’aire de diffusion de résidence de la personne décédée et indice de défavorisation matérielle [Pampalon, Hamel, Gamache et Raymond, 2009]) ont été utilisées dans le modèle d’imputation comme prédicteurs de la valeur de la variable langue parlée. L’imputation a été faite par la méthode de fonction discriminante de SAS (proc MI, option monotone discrim) qui tient compte de la nature catégorielle des variables (SAS Institute Inc, 2011).

Suite à cette imputation, 83,2 % des décès sans indication de langue ont été classés comme ceux de francophones, 10,4 % comme ceux d’anglophones, 5,9 % comme ceux de personnes parlant une langue tierce (« autre langue ») et 0,5 % comme ceux de personnes bilingues (tableau 6, ligne 3)[10]. Si nous comparons le résultat de cette imputation des décès de langue inconnue aux données connues (ligne 2), nous constatons une légère surreprésentation de la catégorie « autre langue » (5,9 % contre 3,4 %). Ceci souligne l’avantage de notre modèle d’imputation qui prédit (selon les valeurs des autres variables pertinentes) que, parmi les données manquantes, davantage se rapportent à des personnes parlant une « autre langue » que de francophones ou d’anglophones. Ce genre de prédiction n’est en général pas possible quand on utilise les méthodes plus simples pour traiter les données manquantes. Cependant, la distribution finale après imputation est très semblable à celle des données connues (ligne 6 par rapport à la ligne 2) étant donné la très forte majorité francophone.

Tableau 6

Résultats de l’imputation d’une langue d’usage à la maison pour les personnes décédées dont la langue n’a pas été enregistrée dans le Registre des décès, Québec, 1990-2007

Résultats de l’imputation d’une langue d’usage à la maison pour les personnes décédées dont la langue n’a pas été enregistrée dans le Registre des décès, Québec, 1990-2007

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Comparaison de deux calculs d’espérance de vie

Nous avons tenté de valider de façon indirecte la justesse de la langue parlée à la maison inscrite au Registre des décès et l’imputation que nous avons faite pour les données manquantes sur la langue. Nous avons obtenu pour cela la collaboration de Statistique Canada, qui a pu nous produire des espérances de vie à l’âge de 25 ans selon trois catégories de langue maternelle (français, anglais et autres langues), pour les hommes et pour les femmes et pour le Québec dans son entier, ceci à l’aide de son fichier jumelé (Wilkins, Tjepkema, Mustard et Choinière, 2008). Nous avons produit des données similaires en fonction de l’information sur la langue parlée à la maison disponible dans les fichiers des décès dont nous disposions[11].

La première limite méthodologique[12] est évidemment l’utilisation de deux mesures différentes de la langue de la personne décédée. Cependant, notre intention était uniquement de vérifier si les tendances allaient être les mêmes, c’est-à-dire que l’on allait observer des différences significatives entre l’espérance de vie des allophones (la plus élevée), celle des anglophones et celle des francophones. D’autres limites méritent d’être soulignées, comme le fait que la population du fichier de Statistique Canada est fermée alors que nous utilisons des cohortes synthétiques, ou comme le fait que nous avons inclus les décès en établissement, ce que n’a pas fait Statistique Canada[13].

Dans les deux calculs, l’espérance de vie des allophones est significativement plus élevée que celle des anglophones, cette dernière étant plus élevée que celle des francophones, tant chez les hommes que chez les femmes (tableau 7). Nous en concluons que l’utilisation de la langue d’usage à la maison qui est inscrite au bulletin de décès permet de mesurer des tendances réelles en termes d’espérance de vie et de mortalité, même si la fiabilité de la variable n’est pas connue. Faire une imputation des données manquantes contribue selon nous à augmenter la qualité de l’information sur la langue venant du Registre des décès du Québec ainsi que la confiance que l’on peut avoir en elle, et réduit, sinon élimine, le biais introduit par les valeurs manquantes.

Tableau 7

Espérances de vie à l’âge de 25 ans pour les hommes et les femmes francophones, anglophones et allophones, calculées à partir de deux sources de données, Québec

Espérances de vie à l’âge de 25 ans pour les hommes et les femmes francophones, anglophones et allophones, calculées à partir de deux sources de données, Québec

Abréviations : BDJ-SC, Banque de données jumelées de Statistique Canada ; INSPQ, Institut national de santé publique du Québec ; ISQ, Institut de la statistique du Québec.

Sources : INSPQ : Registre des décès du Québec et estimations de la population 1996, ISQ : calculs des auteurs ; BDJ-SC : compilation spéciale de l’Étude canadienne de suivi de la mortalité selon le recensement 1991-2001. Pour des détails sur les méthodes et le matériel, voir Wilkins, Tjepkema, Mustard et Choinière (2008)

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Termote et ses collaborateurs ont réalisé en 2011 un exercice semblable sur l’espérance de vie par groupes linguistiques (Termote, 2011). Ils avaient obtenu de Statistique Canada des données pour la langue d’usage à partir du même fichier jumelé, sexes réunis, mais pour des périodes et une géographie différentes des nôtres. Nos tendances concordent avec celles décelées tant par Statistique Canada que par Termote.

Conclusions et recommandations

La situation actuelle

Il y a une très grande variabilité dans la complétude des informations sur la langue d’usage dans les bulletins de décès, que ce soit par région, par établissement ou par catégorie de déclarants. Certaines régions et certains établissements sortent du lot et semblent compléter beaucoup plus systématiquement que d’autres l’information sur la langue d’usage. Nous pourrions les considérer comme des modèles de bonne pratique, après une vérification de leurs procédures permettant de nous assurer que leur haut taux de réponse n’est pas le résultat de l’attribution systématique de valeurs par défaut.

Compte tenu du grand nombre de décès enregistrés dans la région sociosanitaire de Montréal et de la proportion importante de données manquantes sur la langue, une attention particulière devrait être accordée à certains de ses établissements. Il est évident que cette région vit une situation particulière considérant la présence croissante de nombreux groupes ethniques et la difficulté peut-être plus grande à identifier une langue parlée à la maison. Malgré cela, certains établissements importants semblent réussir mieux que d’autres à compléter l’information sur la langue (proportion d’absence de réponse variant de 2 % à 40 %).

Des suggestions pour enregistrer l’appartenance ethnique et linguistique

Lors de l’introduction de la variable sur la langue dans le bulletin de décès implanté en 1975, le choix s’est arrêté sur la langue d’usage à la maison et non sur la langue maternelle. Dans l’optique où l’avenir des analyses de mortalité par groupes linguistiques ne tient plus seulement à la dualité francophone-anglophone et que l’on doit tenter de caractériser de mieux en mieux le groupe allophone, il serait peut-être pertinent de questionner ce choix. La langue maternelle ne change normalement pas en cours de vie et elle permet de mieux isoler les immigrants de langue maternelle autre que le français et l’anglais qui auraient adopté l’une des deux langues officielles comme langue d’usage. Nous sommes persuadés que les proches, et même les intervenants dans les établissements de santé, peuvent la plupart du temps fournir l’information sur la langue maternelle des personnes décédées. Elle nous semble plus facile à identifier que la langue parlée à la maison, même si les doubles langues maternelles vont sans doute être de plus en plus fréquentes. Évidemment, un tel changement impliquerait une fracture temporelle dans l’analyse des données.

Nous n’ignorons pas qu’existent des débats politiques, philosophiques et démographiques portant sur des façons novatrices d’enregistrer la langue, notamment au niveau du recensement canadien. Notre recommandation tient compte du contexte dans lequel une telle information est recueillie sur un bulletin de décès et de l’importance de l’appartenance linguistique et culturelle dans l’utilisation de la mortalité comme mesure de l’état de santé.

Par ailleurs, le pays de naissance peut être un très bon indicateur de l’appartenance culturelle d’une personne tout en étant complémentaire à la langue maternelle. Cette information figure déjà dans le bulletin de décès, mais elle est absente dans 15,7 % des cas, une proportion supérieure à l’absence de la langue d’usage. Nous pensons là aussi que les proches d’une personne décédée, famille ou amis intimes, peuvent généralement indiquer son pays de naissance si on insiste sur cette demande. Des études exploratoires pourraient être faites en utilisant le pays de naissance, sachant qu’au recensement de 2006, 11,5 % de tous les résidants du Québec et 20,6 % de ceux de la région métropolitaine (RMR) de Montréal étaient nés ailleurs qu’au Canada.

Quelle que soit l’information qui est ou pourrait être recueillie (langue parlée, langue maternelle, lieu de naissance, etc.) pour identifier une appartenance linguistique, certaines mesures pourraient être envisagées pour améliorer la qualité de l’information actuelle. Donnons à titre d’exemple :

  • Sensibiliser l’ensemble des médecins et des professionnels qui remplissent des déclarations de décès à l’importance d’indiquer la langue d’usage et le pays de naissance.

  • Investiguer les établissements et les régions qui atteignent des taux de réponse supérieurs quant à l’enregistrement de la langue d’usage à la maison afin d’identifier les meilleures pratiques.

  • Sensibiliser les établissements présentant des taux élevés d’absence d’information sur la langue d’usage à la maison et chercher avec eux des voies d’amélioration.

  • Trouver une manière d’améliorer la présence de l’information sur la langue dans les données venant des coroners.

  • Chercher des moyens d’obtenir l’information sur la langue d’usage à la maison pour les Québécois décédés à l’extérieur de la province, sachant que cette information est absente dans 67 % des cas.

Des suggestions pour la validation des informations obtenues

L’ISQ a déjà tenté par le passé d’obtenir l’information manquante sur la langue lors d’interventions pour obtenir une autre information cruciale (date de naissance, sexe, diagnostic). Il semble que cette pratique ait été abandonnée parce qu’elle ne donnait pas de résultats concluants : il est peu réaliste de croire qu’un médecin ou un établissement vont communiquer ultérieurement avec les proches d’un défunt pour leur demander de fournir cette information.

Certains fichiers administratifs (Régie de l’assurance maladie du Québec, Société de l’assurance automobile, Revenu Québec) contiennent une langue de correspondance et pourraient être jumelés aux fichiers des décès. Cependant, ils ne permettent que de discriminer entre français et anglais, ce qui ne correspond pas à la langue d’usage d’une grande partie de la population immigrante ou des membres des Premières nations. Le jumelage avec le recensement canadien présenterait selon nous un plus grand potentiel, si les informations sur la langue apparaissent toujours fiables après le recensement de 2011. Ceci demanderait évidemment des ententes particulières, compte tenu de la nature des données en cause et des deux niveaux de gouvernement. Il faudrait dans ce cas transmettre à Statistique Canada les données sur la langue d’usage à la maison des personnes décédées afin de permettre l’appariement des informations avec le recensement canadien.

Enfin, malgré toutes les mesures qui peuvent être prises pour améliorer le taux de présence de cette information, il restera toujours une partie des bulletins où l’enregistrement sera incomplet. Pour traiter et analyser les valeurs manquantes, nous recommandons donc l’utilisation de la méthode de l’imputation multiple, qui est facilement disponible avec les logiciels statistiques. À la suite à l’analyse approfondie que nous avons faite des données manquantes dans le fichier des décès, d’autres variables pourraient être prises en compte afin d’améliorer encore la précision de l’imputation.