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En lançant un « Merci Montréal. Merci le Québec! » devant plus d’un milliard de téléspectateurs pour avoir remporté un prix Grammy en 2011, le groupe musical Arcade Fire renvoyait à un paradoxe : celui de la reconnaissance internationale de la culture québécoise par des oeuvres d’artistes plutôt associés à l’univers anglo-montréalais. Rarement obtenu par des artistes du Québec[1], ce prix a valu au groupe musical une motion spéciale de l’Assemblée nationale du Québec, tous partis confondus. Cependant, lorsque le groupe a été invité à performer à la fête nationale du Québec, il n’a pu éviter la controverse entourant la langue qui doit prévaloir lors de ce grand rassemblement francophone. Si Arcade Fire n’est pas l’objet de cet article, il est un exemple intéressant à citer parce qu’il incarne un modèle de réussite et de représentation d’une partie de la scène artistique montréalaise et de sa créativité, c’est-à-dire d’une scène qui se nourrit du métissage culturel, du bilinguisme, voire du plurilinguisme associés à l’urbanité et qui valorise un discours à la fois d’authenticité et d’innovation. Il traduit aussi l’ambivalence de l’appartenance à une société québécoise majoritairement francophone par une partie de ses membres issus d’autres communautés linguistiques et culturelles. Par ailleurs, ces communautés renouvellent les bases de l’identité collective québécoise tout en amplifiant les disparités entre les régions et la métropole.

Le succès de ces artistes du Mile-End cités plus haut n’est d’ailleurs pas unique. Du coup, la scène artistique anglo-québécoise éveille de plus en plus la curiosité des médias francophones. À ce titre, le documentaire From Montréal, récipiendaire d’un prix Gémeaux en 2013[2], témoigne de la réalité d’auteurs-compositeurs interprètes anglo-québécois et de leur relation avec la scène artistique francophone du Québec.

Malgré tout, si la scène artistique anglo-québécoise semble être plus présente dans les médias francophones au point de faire l’objet de reportages spécifiques[3], cette présence est-elle significative pour autant d’une plus grande vitalité de ses institutions et d’une meilleure reconnaissance sociale de ces artistes aujourd’hui? Dans ce texte, nous proposons de répondre à cette question en trois temps. Premièrement, nous traiterons de l’identité anglo-québécoise et de son rapport à la culture. Deuxièmement, nous décrirons plusieurs aspects de l’institutionnalisation et de la professionnalisation des artistes anglophones du Québec depuis les années 1960. Troisièmement, nous identifierons les mutations récentes de la scène musicale anglo-montréalaise en abordant la question de la relève et de la diversité culturelle. Nous conclurons sur les représentations de la communauté anglophone à travers l’expérience d’artistes anglophones et de leur collaboration avec des artistes francophones et de leur réception auprès d’un public francophone et bilingue. Notre hypothèse est que, malgré une meilleure organisation des réseaux artistiques anglo-québécois et la reconnaissance internationale de certains artistes, le mythe des deux solitudes se poursuit et se transforme. En effet, la plus grande diversité ethnoculturelle de la communauté anglo-québécoise et de sa scène artistique ne s’accompagne pas systématiquement d’une plus grande ouverture de la part des francophones vis-à-vis des oeuvres et des artistes anglophones et vice-versa. Certaines représentations sociales tendent donc à se reproduire, mais aussi à se transformer dans le cas de coproductions franco- et anglo-québécoises qui attirent un public nouveau, encore mal circonscrit, à savoir un public bilingue et principalement montréalais.

Une langue et des communautés : définir la communauté anglo-québécoise

Décrire les caractéristiques de la scène artistique anglo-québécoise des dernières décennies afin de comprendre son état actuel et son rôle dans les mondes de l’art au Québec et ailleurs n’est pas un simple exercice de juxtaposition d’événements marquants ou d’énumération d’artistes connus. Cela exige plutôt de mettre en perspective ce qui définirait la communauté anglo-québécoise et la façon dont l’entrée dans la modernité du Québec (Fournier, 1986a) s’est traduite au sein de cette communauté, notamment à travers des processus d’institutionnalisation et de professionnalisation de plusieurs sphères d’activité sociale comme celle des arts et de la culture. C’est aussi se demander ce qu’on entend par « scène musicale » à la lumière des travaux en sociologie de l’art et en quoi cette scène, qu’on désignerait comme étant anglo-québécoise, aurait sa spécificité propre et si cette dernière a une valeur heuristique dans la compréhension des phénomènes artistiques en général. Nous verrons donc, tour à tour, que plusieurs définitions de la communauté anglo-québécoise ont découlé de l’intérêt à saisir et à mesurer les impacts des transformations sociales vécues dans le contexte sociopolitique québécois et celui de la dualité linguistique canadienne. Ces définitions sont liées à diverses stratégies d’action publique provinciale et fédérale, dont certaines ont eu un effet structurant sur l’organisation de la communauté anglo-québécoise, son identité et une partie de sa diffusion artistique.

Une langue et des communautés

La rose, le trèfle et le chardon : il s’agit des emblèmes représentant les trois principales communautés anglophones et leur société respective issues de l’Empire britannique et installées, entre autres, au Québec, soit les Anglais et la Société St-Georges, les Irlandais et la Société St-Patrick et les Écossais et la Société St-Andrew. Au Québec, ces emblèmes figurent notamment sur le drapeau de la ville de Montréal à côté de celui de la fleur de lys symbolisant la communauté française. Ils rappellent ainsi l’importance historique de ces communautés et montrent qu’à l’origine, les trois groupes d’expression anglaise étaient bien distincts culturellement. Définir la communauté anglophone comme une « entité homogène » serait donc un phénomène plutôt récent datant des années 1960 et 1970 (Stein, 1982; Waddell, 1982). À cette époque d’émancipation de la société québécoise et d’affirmation du fait français, l’avènement d’un État-providence a transformé l’administration publique. En plus de se séculariser, la gestion de certains secteurs comme la santé et l’éducation est devenue de compétence provinciale. Cette gestion s’est donc plutôt structurée en fonction de services destinés aux communautés linguistiques francophones et anglophones alors que ce rôle était auparavant dévolu aux élites cléricales et leurs communautés respectives (catholiques, protestantes, juives). Waddell note à ce propos que la communauté anglo-catholique, principalement d’origine irlandaise, a souvent joué un rôle de médiateur (Waddell, 1982, p. 52). C’est donc progressivement que « la langue est devenue un marqueur identitaire » (Jedwab et Maynard, 2012) et que ce phénomène s’est renforcé avec une série de législations linguistiques aussi bien provinciales que fédérales (Leclerc, 2011).

Aujourd’hui, les descendants de ces communautés anglophones, qui se concentrent surtout à Montréal, à Québec, dans les Cantons-de-l’Est et en Gaspésie, affichent plutôt un déclin démographique. Ils sont beaucoup moins nombreux par exemple que les nouveaux arrivants de langue maternelle anglaise ou de première langue officielle anglaise (Jantzen, 2012). Le phénomène du déclin démographique s’accentue en région avec l’exode rural des jeunes anglophones vers les centres urbains (Commissariat aux langues officielles, 2008; Magnan, 2008). De ces mouvements de migration et d’immigration, il ressort une certaine confusion sur ce qui constitue la communauté anglophone aujourd’hui, son nombre de locuteurs et sur la capacité de ses membres à s’intégrer à une société majoritairement francophone.

Les représentations sociales sur la communauté anglo-québécoise

Dans cette confusion, les représentations sociales sur la communauté anglo-québécoise semblent toujours fondées sur ces premières communautés anglophones. Ce qui peut s’expliquer par plusieurs éléments. Premièrement, les représentations d’une communauté anglophone comme force économique subsistent même si cette force, depuis la Révolution tranquille, n’est plus aussi dominante qu’elle a pu l’être historiquement au Québec. Comme le notait déjà Waddell dans les années 1980, le centre économique qu’était Montréal s’est déplacé vers Toronto et vers d’autres villes nord-américaines des États-Unis, du fait d’un mouvement d’« internationalisation » (Waddell, 1982). Les entreprises montréalaises détenues et administrées localement par une élite principalement anglo-protestante sont alors devenues des entreprises périphériques. Cela aurait fait en sorte que cette élite anglophone aurait migré « naturellement » vers ces nouveaux centres du pouvoir économique évoqués plus haut, étant donné que « c’est dans le secteur privé que l’élite anglophone avait d’abord pris racine » (Waddell, 1982, p. 51). Il faut bien entendu apporter une nuance à ce phénomène de migration, car ce n’est pas l’ensemble des anglophones qui appartenait à cette élite socio-économique. C’est ainsi qu’une partie d’entre eux est restée et forme (ou a déjà formé) des noyaux linguistiques dans diverses municipalités et régions du Québec (Sancton, 2004). De plus, aujourd’hui, un certain nombre d’entreprises, d’industries culturelles (en cinéma, dans le secteur des nouvelles technologies, etc.) et même de programmes universitaires (HEC) misent sur le bilinguisme pour favoriser le développement économique de certains secteurs tout en profitant de l’avantageuse position géographique de la métropole québécoise en Amérique du Nord.

Deuxièmement, cette force économique a permis de mettre en place des institutions culturelles, éducatives et sociales, dont certaines sont affaiblies par le déclin démographique alors que d’autres restent des symboles forts de la présence anglophone au Québec (universités, hôpitaux, etc.), et ce, même si une partie des francophones fréquentent aujourd’hui ces institutions. Ainsi, même si la communauté anglophone est passée d’un statut majoritaire à un statut minoritaire (Caldwell et Waddell, 1982), elle bénéficie d’une relative « complétude institutionnelle »[4]. Il faut notamment que cette minorité possède des institutions sociales, éducatives et culturelles menant à sa propre reproduction sociale et à l’identification de ses membres au groupe (Bourhis, 2012; Quebec Community Groups Network [QCGN], 2012), d’autant plus que certaines législations linguistiques s’appuient sur le nombre de locuteurs de langue maternelle anglaise ou française pour déterminer le droit à l’éducation dans cette langue et que c’est de ce nombre que dépend l’octroi de ressources. La forte complétude institutionnelle de la communauté anglophone est donc relative, car elle est surtout le fait de la région montréalaise et non des autres régions du Québec (Jedwab et Maynard, 2012, p. 302).

Ainsi, si certaines représentations sociales sur les anglophones du Québec restent attachées aux communautés anglophones fondatrices (parce qu’elles ont des institutions visibles ou des événements culturels très populaires et médiatisés comme le défilé de la St-Patrick), force est de reconnaître que la communauté anglophone d’aujourd’hui est encore beaucoup plus diversifiée qu’à ses débuts. En effet, en plus des trois communautés évoquées plus haut, diverses vagues d’immigration se sont succédé et ont contribué à la diversité de l’ensemble. Ces vagues d’immigration ne datent pas des deux dernières décennies : elles se succèdent depuis au moins la révolution industrielle et la construction du chemin de fer. C’est dans ce contexte que le père du fameux Oscar Peterson est venu travailler à Montréal (Rogders, 2011b, p. 10). Aux nombreux Noirs canadiens se sont ajoutés des Juifs et des immigrants de l’Europe de l’Est, qui ont contribué au développement du milieu artistique québécois. Ainsi, à côté de la riche bourgeoisie anglo-protestante, des classes sociales beaucoup moins aisées ont constitué cette communauté (Sancton, 2004).

La communauté anglo-québécoise et la diversité ethnoculturelle

Aujourd’hui, une partie de la communauté anglophone est encore composée de membres issus d’une immigration récente. Ce qui fait qu’avant d’être associées d’emblée à une communauté linguistique spécifique, les communautés culturelles d’expression anglaise sont plutôt associées à des communautés ethniques (communautés italienne, caribéenne, chinoise, pakistanaise, etc.) ou religieuses (communautés juive, sikh, etc.). Et comme le montrent par exemple Lamarre (2013) et Radice (2000), si certains des membres de ces communautés ethnoculturelles ont pour première langue officielle parlée l’anglais, ces membres sont souvent trilingues, voire plurilingues. De là surgissent des questionnements identitaires et de sentiments d’appartenance à une seule et même communauté culturelle et linguistique, étant donné qu’une langue renvoie également à des références culturelles. Celles-ci peuvent être acquises au gré de diverses expériences d’immigration. En effet, dans un contexte pluriculturel, comment les acteurs sociaux (groupes communautaires, agences gouvernementales, individus) engagés dans la mobilisation des ressources pour la communauté anglo-québécoise peuvent-ils parler d’une seule voix? Outre la nécessité de pourvoir à des services en anglais se pose la question d’avoir une identité rassembleuse. Sur quelles bases construire cette identité commune et comment l’articuler au sein de la société québécoise majoritairement francophone?

À certains égards, c’est aussi une question qui se pose dans l’ensemble de la société québécoise. Dans son essai sur l’interculturalisme, Gérard Bouchard se demande notamment « comment atténuer la dualité tout en respectant le droit des personnes (issues de la majorité ou des minorités) à rester fidèles ou à maintenir un attachement quelconque à leur culture première et à leur groupe d’appartenance originelle, ce qui constitue précisément une source importante de la dualité québécoise? » (Bouchard, 2012, p. 75). Si l’interculturalisme parie sur la création d’« une identité au sein de la diversité », c’est à condition que cette nouvelle dynamique identitaire préserve l’équilibre entre ce qui est ancré culturellement[5] et ce qui est continuellement en mouvement et qui participe au renouvellement des identités. L’interculturalisme proposé par Bouchard pour le Québec repose donc sur une dynamique qui s’articule autour d’une identité francophone se redéfinissant entre autres en fonction des interactions de la majorité francophone et de ses minorités. Cela suppose la transmission d’un patrimoine commun au sein duquel est reconnu, ou tout au moins interprété, l’apport des dites minorités.

Pour la communauté anglo-québécoise qui, de la même façon, souhaiterait établir les bases d’une identité commune au sein de la société québécoise, le défi reste entier. Comment construire ce patrimoine commun alors que, d’une part, plusieurs minorités culturelles expriment des liens plus forts envers d’autres composantes de leur identité collective que celle basée sur la langue anglaise et que, d’autre part, l’identité anglo-québécoise repose historiquement et en partie sur des tensions avec la majorité francophone?

Dans les années 1980, Waddell observait que les anglophones recevaient leur formation « d’une élite plus ou moins déracinée » (Waddell, 1982, p. 51), car les entreprises multinationales, mais aussi un ensemble d’institutions (églises, écoles et université) engageaient des personnes « provenant de l’extérieur de la province qui ne connaissent guère le milieu, ni l’histoire ou la langue de la majorité […] [et] dont une proportion grandissante [était] constituée d’immigrants des première et deuxième générations ». Ce qui l’amenait à déclarer qu’il était alors plus difficile de « s’adapter pleinement à la société québécoise – à son passé, son milieu, ses symboles et ses traditions – ou de former l’élite intellectuelle et culturelle qui succédera à celle qui avait su s’enraciner au Québec » (Waddell, 1982, p. 51-52). Bien que ces propos méritent aujourd’hui d’être nuancés, à la même époque, Caldwell et Waddell écrivaient également qu’« une tradition de résistance propre à renforcer l’opposition entre les deux groupes [linguistiques] » avait longtemps structuré les rapports entre francophones et anglophones, mais que cette tradition s’effritait (Caldwell et Waddell, 1982, p. 59).

Ainsi, même si le premier référendum sur la souveraineté du Québec a cristallisé les positions entre francophones et anglophones sur l’avenir politique de la province, il semble qu’une rupture était déjà entamée sur les plans symbolique et culturel étant donné qu’une partie de la communauté anglo-québécoise migrait vers d’autres provinces et qu’elle devenait plus diversifiée ethniquement. L’héritage d’un débat sur les conflits linguistiques est devenu alors moins pertinent pour une communauté devenue minoritaire et abandonnant progressivement un discours fondé sur les bases d’une démocratie « consociationnelle » avant les années 1970 pour celui d’une « diplomatie discrète » (Stevenson, 1999 et 2003). Selon Stevenson, la démocratie « consociationnelle » reposait sur le fait que la communauté anglophone avait une certaine autonomie qui lui permettait aisément d’obtenir des compromis avec le gouvernement québécois d’avant la Révolution tranquille et en arrive à développer ses propres programmes d’éducation, de santé et de services sociaux (Stevenson, 1999 cité par Jedwab et Maynard, 2012, p. 307). La « diplomatie discrète » caractérise plutôt une approche plus consensuelle de groupes d’intérêts, par opposition à celle plus revendicatrice de groupes militants comme la défunte Alliance Québec. Cette approche plus diplomatique traduit bien la difficulté de la communauté anglophone, traditionnellement fédéraliste, à composer avec le politique en tant que minorité et en tenant compte des relations parfois tendues entre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial. En outre, si le Québec a des dispositions linguistiques concernant sa minorité anglophone, le gouvernement fédéral soutient également des programmes destinés aux communautés de langue officielle en milieu minoritaire. Ce qui a conduit à l’émergence et au financement de groupes communautaires qui inscrivent leur mandat dans le développement de la vitalité des communautés anglophones. C’est dans cet esprit que fonctionnent par exemple le Quebec Community Groups Network (QCGN) et l’English-Language Arts Network (ELAN). Le gouvernement provincial, de son côté, finance des secteurs propres à ses champs de compétences (santé, services sociaux et éducation), qui doivent inclure la population anglophone. Ce qui fait que les dirigeants des institutions et des services de langue anglaise préfèrent souvent se distancer d’une action plus militante de groupes anglophones pour ne pas compromettre leurs relations avec le gouvernement québécois et perdre de leur influence.

On comprend alors que les rapports politiques aient modulé et modulent encore les références à l’identité et à son affirmation dans la communauté anglophone du Québec. Différents modes d’appartenance à cette communauté en découlent et ils varient en intensité. Cela met au défi les groupes communautaires comme les plus institutionnalisés à définir leurs actions en s’appuyant sur l’homogénéité plus ou moins forte de la communauté anglophone.

Définir la communauté anglo-québécoise

Sachant que la communauté anglo-québécoise n’a cessé de se diversifier, il est difficile d’en fournir une définition univoque. S’agit-il d’une ou de plusieurs communautés anglo-québécoises? Pour traduire cette diversité, un réseau de recherche formé en 2006 sur les anglophones du Québec préfère utiliser le nom de Réseau de recherche sur les communautés québécoises d’expression anglaise. Dans son livre sur l’interculturalisme, Bouchard s’inspirant de Kymlicka (2001), désigne la communauté anglophone comme une minorité nationale à côté des minorités culturelles qui composent le Québec[6] (Bouchard, 2012, p. 75). Enfin, il existe également un ensemble de définitions dérivées des études statistiques dans lesquelles les chercheurs ont tenté de quantifier le nombre de locuteurs francophones et anglophones au Canada. Baillargeon qui a écrit un des rares articles sur les pratiques culturelles des anglophones, énonce diverses catégories statistiques utilisées comme celles de l’origine ethnique, de la langue maternelle et de la langue d’usage à la maison (Baillargeon, 1994, p. 256). Il y constate, par ailleurs, le déclin de certaines pratiques liées à des sorties culturelles. Ce qui correspond, à l’époque de la publication de son article, au premier exode massif d’Anglo-Québécois vers d’autres provinces. Cette migration a fragilisé du même coup certaines institutions culturelles, ainsi que l’offre et la demande culturelles. Des études plus récentes issues des enquêtes de Statistique Canada multiplient les catégories statistiques, en plus de celles mentionnées précédemment[7].

En somme, loin d’être exhaustives, ces définitions renvoient à des représentations sociales et à des conceptualisations nourries par diverses idéologies sur la place du Québec au Canada. Même s’il est difficile de dépasser certains clivages, il nous semble possible de mieux comprendre les efforts de mobilisation de la communauté artistique anglophone pour accroître sa visibilité et la façon dont cela s’articule dans le Québec contemporain. Dans la partie suivante, nous verrons d’ailleurs comment la création et la consolidation de certaines associations professionnelles d’artistes ont permis une plus grande cohésion de l’organisation et de la diffusion des arts produits par des artistes anglo-québécois.

Institutionnalisation de la scène artistique anglo-québécoise et professionnalisation des artistes anglophones du Québec

Dans cette partie, nous allons voir que la scène artistique anglo-québécoise s’appuie sur un réseau d’institutions, d’organismes et d’acteurs qui a réussi au fil des ans à créer une synergie entre ses différentes composantes. C’est pourquoi nous parlons de deux processus distincts mais concomitants d’institutionnalisation et de professionnalisation qui, s’ils caractérisent l’ensemble de la scène artistique québécoise, ont leurs propres spécificités dans la communauté anglophone.

Liés à un contexte de dualité linguistique et culturelle, ces processus n’ont pas pu se mettre en place en faisant abstraction de la question linguistique et identitaire que nous avons abordée jusqu’ici. L’institutionnalisation et la professionnalisation ont permis que cette scène artistique fasse émerger une nouvelle génération d’artistes qui semblent plus enclins à appuyer leur démarche sur le métissage culturel et qui font le pont entre plusieurs communautés linguistiques, surtout dans le contexte montréalais plus exposé à l’immigration et à la diversité culturelle et linguistique. Avant d’aller plus loin, nous décrirons donc les principales étapes des processus d’institutionnalisation et de professionnalisation de la scène artistique anglophone, en commençant par la définition de ces concepts.

L’institutionnalisation et la professionnalisation : deux processus distincts

Tout d’abord, par institutionnalisation de la scène artistique anglo-québécoise, nous entendons le processus par lequel un ensemble de mécanismes, de lieux et d’acteurs fournissent un cadre d’action favorisant la création, la production, la diffusion et la transmission des arts et de la culture de la communauté anglophone. Le processus de professionnalisation est concomitant à celui d’institutionnalisation puisqu’il implique l’émergence de nouveaux champs de pratique et une spécialisation progressive d’activités professionnelles, en l’occurrence dans le monde des arts et de la culture.

Généralement, en plus d’une forte spécialisation, toute forme de professionnalisation se caractérise par une formation universitaire ou un apprentissage reconnu et par un certain monopole de l’activité professionnelle conférée par l’expertise et le diplôme ou le savoir-faire. De plus, une spécialisation est souvent encadrée par une association professionnelle et par l’adhésion à un code d’éthique ou tout au moins à un « idéal de service » qui guide, légitime et contrôle la qualité du service donné, et fournit un statut social élevé ou proportionnel au prestige associé à la formation, le degré de spécialisation et la rareté de la spécialisation (Langlois, 2011, p. 286). D’ailleurs, le statut d’artiste a donné lieu à différentes réglementations[8] et réflexions (Fournier, 1987; Menger, 2002 et 2009).

Dans le monde des arts et de la culture au Québec, le processus d’institutionnalisation a traversé plusieurs phases depuis la Révolution tranquille. La province s’est, en effet, dotée à la fois d’institutions culturelles et de politiques publiques de la culture (Saint-Pierre, 2011). Quant au processus de professionnalisation dans le domaine des arts et de la culture, il est repérable notamment à travers la mise en place de programmes de formation en art et en administration de l’art. De nouveaux rapports à l’art et à la culture, favorisés par l’émergence de nouvelles catégories de professionnels, en ont découlé (Fournier, 1987, p. 54-55). Cela a favorisé le développement d’une société de loisirs et une diversification des pratiques culturelles (Bellefleur, 1997; Pronovost, 1997, 2004).

Il faut dire aussi que cette institutionnalisation et cette professionnalisation de la culture sont caractéristiques des sociétés occidentales engagées dans un processus de démocratisation culturelle, marqué par la préoccupation d’un accès plus égalitaire aux équipements culturels et à certaines formes « légitimes » de culture (Donnat et Tolila, 2003). Au Québec, cette démocratisation a été à la fois encouragée et critiquée : on a voulu se doter d’institutions culturelles qui profiteraient à l’ensemble des Québécois tout en mettant en valeur la culture populaire qui tendait à être hiérarchisée, voire discréditée dans ce processus (Dumont, 1987; Rioux, 1985). Ce débat annonçait, par ailleurs, les prémisses des débats actuels sur la démocratie et la médiation culturelles (Lafortune, 2012).

Dans l’univers anglophone du Québec, ces processus ont également participé au développement d’institutions culturelles de langue anglaise, de programmes de formation et d’organismes dédiés à la création et à la diffusion artistiques (Rodgers, 2011a; Rodgers, Needles et Garber, 2012). Ils ont, en quelque sorte, posé les jalons de la scène musicale anglo-québécoise d’aujourd’hui et que nous décrirons en troisième partie. Par scène musicale, nous faisons référence à un espace où [traduction] « une gamme de pratiques musicales coexistent, interagissant les unes avec les autres dans une variété de processus de différenciation et selon des trajectoires variées de changements et de pollinisation » (Straw, 1993, p. 373). Cela traduit bien l’idée de circulation des acteurs et des produits culturels qui s’auto-influencent et qui forment un espace bien spécifique d’interaction et de métissage chez les artistes anglo-québécois. Et en contextualisant l’émergence de cette scène artistique au sein d’une succession de périodes charnières de son développement, nous faisons également référence à « l’effet de génération » (Bourdieu, Boltanski et Maldidier, 1971), c’est-à-dire au « poids qu’exerce sur un groupe d’intellectuels et d’artistes un espace temporel et social commun » (Fournier, 1986b, p. 11).

Comme nous allons le voir, cet espace temporel et social commun s’est structuré chez les artistes de la communauté anglophone à la fois autour d’une plus grande institutionnalisation et professionnalisation artistique au Québec et en fonction de questions linguistiques qui ont redéfini leur espace d’expression et ont fait naître des organismes dédiés à la promotion de la scène artistique anglophone.

Moments charnières de l’institutionnalisation et de la professionnalisation de la scène artistique anglo-québécoise

Trois moments charnières semblent avoir rythmé l’institutionnalisation et la professionnalisation de la scène artistique anglo-québécoise jusqu’à son renouveau dans les années 1990 : l’Expo 67, la promulgation de la Loi 101 et les deux référendums sur la souveraineté du Québec (Rodgers, 2011b). Cela ne signifie pas qu’avant cette époque, il n’y ait eu aucune activité professionnelle et aucun artiste professionnel. De toute évidence, y compris dans le contexte plus religieux et conservateur précédant les années 1960, il existait certains endroits au Québec où la vie culturelle était assez intense, notamment à Montréal, reconnue pour ses nombreux clubs de jazz (Gilmore, 2011). En particulier, Dimitri Nasrallah montre la manière dont Montréal était devenue une plaque tournante de l’industrie musicale avant l’arrivée de la télévision (1952) et la métamorphose de la ville par le maire Jean Drapeau[9] (Nasrallah, 2011).

Cependant, il semble bien que ce soit l’Expo 67 qui marque le moment clé de l’éveil du Québec à la modernité et de l’affirmation de sa place dans l’ensemble des sociétés industrialisées. Cette première fenêtre sur le monde a cristallisé les aspirations de tout un peuple vers son émancipation sur les plans culturels, sociaux, politiques et linguistiques. Sur le plan artistique, elle a permis de faire connaître des pratiques et des technologies nouvelles. Cette ouverture a autant profité aux anglophones qu’aux francophones du Québec. Toutefois, la promulgation de la Loi 101 ainsi que les deux référendums sur la souveraineté ont causé des tensions, bien documentées par ailleurs et que nous ne rappellerons pas ici, avec la communauté anglophone, qui a vécu un exode massif. Malgré cet exode, une partie des membres de la communauté anglophone est restée et c’est sur cette base que s’est construite la nouvelle réalité de la scène artistique anglo-québécoise, comme en témoignent des artistes et des dirigeants communautaires de cette scène :

« Dans les années 1990, l’émergence d’une nouvelle voix parallèle, moins spectaculaire, a commencé à faire connaître des anglophones s’identifiant fortement au Québec et ayant découvert de nouvelles façons de vivre et de travailler ici, tout en parlant de plus en plus français. La communauté artistique anglophone a frayé le chemin au processus de transition d’une solitude autosuffisante vers une minorité intégrée. ».

Rodgers, Needles et Garber, 2012, p. 265

Ils relatent aussi que ce renouveau a commencé à se faire sentir dans les années 1990, quand des membres de la communauté artistique anglophone ont pu siéger à des conseils d’administration ou proposer certaines initiatives de rapprochement entre les deux communautés linguistiques et certains organismes. Plus précisément, en 1991, le Conseil québécois du théâtre crée un siège réservé aux artistes anglophones sur son conseil d’administration. Puis, en 1995, la Writers Union of Canada et l’Union des écrivaines et écrivains québécois soutiennent une soirée de lectures bilingues après d’intenses négociations. Rodgers, Needles et Garber rapportent également qu’il a fallu lutter contre le mythe que les artistes anglophones étaient fortement subventionnés par du mécénat privé alors que, dans les faits, les riches familles anglophones ou les entreprises détenues par des anglophones qui étaient restées après les référendums ne voulaient guère être associées à des événements unilingues anglais qui auraient de facto exclu la majorité francophone (Rodgers, Needles, Garber, 2012). C’est ainsi que, progressivement, les organisateurs d’événements se sont aperçus qu’il était plus facile de subventionner des événements bilingues voire multilingues, comme le Festival des films du monde, le Festival Metropolis Bleu et le Festival TransAmériques, ainsi que certaines scènes artistiques en musique ou en danse dont le contenu linguistique était moins important.

Plusieurs associations professionnelles artistiques anglophones ont vu le jour dans les années 1990 et 2000. Il y a eu la Quebec Drama Federation (QDF) fondée en 1990 qui a donné naissance au Quebec Drama Festival, puis la Quebec Writers’ Federation (QWF), l’Association des éditeurs de langue anglaise du Québec (AELAQ) et l’English Language Arts Network (ELAN). Tous ces organismes ont mis en place divers événements et prix qui continuent de contribuer à la reconnaissance et à la visibilité des artistes anglophones.

Dans cette perspective, le rôle de l’organisme English Language Arts Network (ELAN) est particulièrement intéressant, car il illustre bien l’impact des politiques fédérales concernant les langues officielles sur la restructuration et la « vitalité » de certains milieux. ELAN[10], qui représente une très grande partie des organismes artistiques et des travailleurs culturels, artistes et étudiants en art d’expression anglaise du Québec, se positionne clairement comme « médiateur » entre les deux communautés linguistiques québécoises en déclarant vouloir « aider [les artistes anglo-québécois] à créer des ponts avec leurs collègues francophones, et de leur donner accès à un plus large public »[11]. La mission d’ELAN puise sa source dans l’ambiguïté de l’identité anglo-québécoise et l’indifférence que les artistes anglo-québécois ressentent à leur égard de la part à la fois du Canada anglais qui ignore leur situation et de la société franco-québécoise qui ne les différencierait pas des anglophones du reste du Canada.

La création d’ELAN, en 2005, est à relier à la fois à la mise en place de nouveaux programmes du gouvernement fédéral en matière de culture et de langue officielle en situation minoritaire et à des pressions de groupes communautaires pour obtenir plus de ressources. Ces pressions ont surtout été exercées par son homologue franco-canadien, la Fédération culturelle canadienne-française (FCCF) (1978), et par la Fédération des communautés francophones et acadiennes (FCFA) à la suite de la mise en oeuvre de la Loi sur les langues officielles et après plusieurs décennies de mobilisations collectives. Le ministère du Patrimoine canadien et l’ensemble des agences fédérales touchées par cette loi devaient établir de nouveaux programmes afin de respecter leur engagement quant à l’épanouissement des communautés de langue officielle en situation minoritaire, c’est-à-dire autant chez les minorités francophones hors Québec que chez la minorité anglophone du Québec.

La fondation d’ELAN s’est concrétisée peu de temps après un premier sommet sur les arts et la culture dans la communauté anglo-québécoise tenu en novembre 2004[12]. Il a donc fallu plusieurs années avant qu’un réseau multidisciplinaire en art destiné aux artistes anglo-québécois se mette en place après une première invitation lancée en 2000 par le Ministère du Patrimoine canadien auprès du QCGN pour signer une entente similaire à celle existant entre des organismes culturels franco-canadiens et le gouvernement fédéral. À la suite de la fondation d’ELAN, plusieurs études ont été menées sur les besoins du milieu artistique et l’état de diverses disciplines. Les recommandations issues de ces études et les défis soulevés lors de rassemblements de la communauté artistique ont été intégrés dans un plan quinquennal. Une des dernières études menées sur les artistes anglo-québécois concerne leur participation à la créativité et à l’économie québécoises (Zhang, 2012). Ce rapport met entre autres l’accent sur la diversité de la communauté anglo-québécoise et l’apport des immigrants dans le secteur artistique, et plus largement celui associé à l’économie créative.

Ainsi, il existe des organismes qui travaillent à la promotion des artistes de langue anglaise du Québec. Ils ont été créés après les référendums sur la souveraineté, en lien à la fois avec de nouveaux programmes fédéraux sur les langues officielles et en réponse à la diversité ethnoculturelle croissante du Québec, en particulier de Montréal.

Les mutations récentes de la scène musicale anglo-montréalaise : relève et diversité culturelle

Comme nous l’avons mentionné en introduction, plusieurs groupes musicaux, comme Arcade Fire, et plusieurs artistes individuels suscitent de plus en plus la curiosité des médias francophones québécois. Cet intérêt médiatique, s’il n’est pas automatiquement synonyme d’un véritable échange culturel entre les deux communautés linguistiques, pourrait témoigner d’une plus grande cohésion de la scène musicale indépendante anglo-québécoise, ou tout au moins d’une façon plus efficace de s’organiser pour projeter cette image de cohésion. Autrement dit, on peut émettre l’hypothèse que si cette scène musicale fait plus parler d’elle, c’est parce qu’elle repose sur une communauté d’artistes et un réseau de professionnels culturels tous deux mieux organisés et ayant une plus grande réception du côté francophone.

De façon générale, une meilleure organisation peut se traduire par la cohérence d’un ensemble de mécanismes ou de « rituels de valorisation » (Grenier, 1997) propres aux mondes des arts et de la culture et qui conduisent à mettre en valeur certaines oeuvres ou produits culturels plutôt que d’autres. Selon cette perspective, divers processus de consécration des oeuvres et des artistes (prix, concours, palmarès) soutenus par différents acteurs sociaux (pairs, professionnels de la culture et de l’industrie musicale, médias, publics, organismes artistiques, festivals, etc.) favorisent la reconnaissance de la scène musicale anglo-montréalaise. Nous avons d’ailleurs montré dans la partie précédente comment une institutionnalisation et une professionnalisation de la scène artistique anglo-québécoise avaient eu lieu et avaient pu permettre l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes dont la pratique est ancrée au Québec. Ce que nous désirons montrer maintenant, c’est la façon dont s’articule le lien entre le succès[13] d’une partie de la scène musicale anglo-montréalaise, notamment celle de l’Indie Pop, et l’évolution de la communauté anglo-québécoise traversée par une plus grande diversité ethnoculturelle. Ce choix a pour objectif de centrer notre analyse sur un phénomène social interne à la scène artistique anglo-québécoise, car il représente, à nos yeux, un exemple de la légitimation de la convergence d’au moins deux discours. L’un est porté par cette communauté elle-même et un ensemble d’organismes la représentant[14] : il valorise, entre autres, la contribution de la communauté anglophone au développement culturel de Montréal, et plus largement du Québec. L’autre discours est porté par divers acteurs montréalais[15] qui cherchent à créer et amplifier la « valeur culturelle » de la métropole en s’appuyant sur la rhétorique des villes créatives. Dans cette rhétorique, la diversité ethnoculturelle, qui inclut la diversité des langues, participe au discours sur l’originalité, la créativité et l’innovation associée à la métropole (Germain, 2013) et elle est conçue comme un facteur d’attraction pour un ensemble d’artistes et de professionnels culturels. Cela contribue à créer un sentiment d’appartenance à Montréal, considérée comme un centre urbain soumis à de multiples influences culturelles et où tout est possible en tant qu’artiste. D’autre part, cette diversité, qui évolue tantôt parallèlement à la dualité linguistique tantôt avec elle, contribue également à un discours sur la spécificité d’une identité anglo-montréalaise. Cette identité joue à la fois sur le registre de l’appartenance linguistique et de ses réseaux et sur celui de l’appartenance à un milieu urbain. Enfin, à côté de cette identité sociolinguistique, il y a l’identité artistique, associée à une pratique artistique ou à une communauté d’artistes. La combinaison de l’identité artistique et de l’identité sociolinguistique est précisément ce qui nous intéresse dans le cas de la scène musicale anglo-québécoise indépendante, car elle semble constituer l’un des piliers de développement par lequel passe sa reconnaissance.

En effet, depuis plusieurs années, cette scène musicale a réussi à se forger un réseau, ce qui lui a permis d’être associée à un Montreal sound par plusieurs acteurs de la scène musicale internationale. Il semble alors que la reconnaissance internationale d’artistes anglo-québécois ait participé à leur légitimation sur un plan local. Par la désignation de Montreal sound, on renvoit à un son qui serait typiquement montréalais. Dans les faits, il est difficile de définir objectivement ce son, à moins d’une analyse musicologique approfondie. Dans une perspective sociologique, il serait plutôt caractérisé par l’adhésion à un discours qui mise sur une « attitude créative ». Celle-ci se traduirait chez les artistes par une ouverture à l’expérimentation et aux influences culturelles diverses et conduirait à la concentration de scènes musicales spécifiques sur le territoire montréalais[16]. Cette concentration favoriserait les collaborations artistiques et relèverait alors d’une « pollinisation » musicale dont la territorialisation sur le sol montréalais représente probablement le facteur de spécificité le plus facilement repérable par les médias qui sont à l’origine de cette appellation[17]. Cela rejoint un argument développé par Lussier dans une étude sur les musiques émergentes à Montréal, qui incluent la scène musicale anglo-québécoise dont nous traitons dans ce texte. En analysant le discours médiatique qui associe ces musiques à un son spécifiquement montréalais, il reconstitue une série d’événements et décrit la stratégie d’acteurs qui ont créé le « buzz Montréal ». Il traite notamment du rôle de Culture Montréal, mais aussi de celui d’organismes tels que la Société pour la promotion de la relève musicale de l’espace francophone (SOPREF)[18], dans la popularisation des études de Richard Florida sur les villes créatives. Il invoque que pour ces organismes, « ces études[19] ne résident pas tant dans leurs ’résultats’ sur le plan de l’analyse – dans leurs conclusions – que dans leurs ’effets’ sur celui du rayonnement » (Lussier, 2011, p. 272). L’auteur soutient alors que l’engouement autour de Florida et son invitation à produire une étude de cas sur Montréal ont permis d’asseoir un discours créant « l’événement » autour duquel a pu se construire le « buzz Montréal ». A suivi une série d’actions et d’interventions visant la pérennisation de ce « buzz » au sein des politiques publiques locales et de plans stratégiques de développement culturel. Lussier remarque également que ce « buzz » a introduit l’idée d’une temporalité entre deux périodes, celle précédant le « buzz » et celle l’actualisant (Lussier, 2011, p. 293). Mais c’est sans doute son argument lié au changement d’échelle qui correspond le plus à notre analyse sur l’internationalisation d’une partie de la scène musicale anglo-montréalaise. Lussier entend par « changement d’échelle » l’importance donnée à l’événement créé autour du « buzz Montréal », qui se manifeste par la plus grande couverture médiatique internationale des musiques émergentes. Il conclut, entre autres, que « la curiosité manifestée par ces gens de l’international et les accords conclus avec des festivals à l’étranger sont présentés comme la matérialisation du changement d’échelle apporté par le ’buzz Montréal’ » (Lussier, 2011, p. 318).

Ainsi, que cela soit justifié ou pas, le « buzz Montréal » et la désignation de Montreal sound ont bel et bien mis en lumière la scène musicale indépendante anglo-montréalaise. Cela a aussi montré l’efficacité de certains réseaux et de l’importance de certains acteurs, en particulier ceux de la critique musicale spécialisée dans ce processus de consécration. En effet, cette critique internationale, en tentant de décrire les caractéristiques d’un Montreal sound, a créé les conditions pour penser la scène musicale anglo-montréalaise comme un ensemble d’acteurs assez homogènes (artistes, professionnels de la musique, etc.). Elle a mis aussi l’accent sur la scène musicale anglophone parce que les médias qui lui attribuent le qualificatif de Montreal sound partagent cette langue, sont également issus de grands centres urbains et évoluent dans des réseaux artistiques spécialisés où les francophones sont absents. Et parce que cette critique internationale s’est appuyée sur ses propres critères de légitimation provenant de l’industrie musicale, elle a du même coup conféré à cette scène un statut particulier exempt d’une lecture sociopolitique où serait articulé son lien avec le fait francophone au Québec et en Amérique du Nord. Ce que le « Merci Montréal. Merci le Québec! » d’Arcade Fire, lors de la remise des prix Grammy, a contribué à rappeler.

C’est d’ailleurs l’articulation actuelle entre fait anglophone et fait francophone qui suscite le plus notre intérêt, car elle renvoie à la reproduction du mythe des deux solitudes et à sa transformation. Il est parfois difficile de dire à quel point ce mythe perdure dans l’ensemble de la société québécoise et s’il est encore pertinent d’analyser des rapports sociaux uniquement sur la base d’un débat linguistique, étant donné la plus grande diversité ethnoculturelle québécoise, ce qui amène d’autres débats sur l’intégration et la laïcité de l’État par exemple. Selon nous, la question linguistique reste sous-jacente à ces nouveaux débats car elle est intimement liée à celle de la culture et de l’identité francophones. Au sein de la scène musicale anglo-montréalaise, cette question se pose aussi dans la mesure où cette reconnaissance internationale, en évacuant le lien avec le contexte francophone, pourrait laisser penser que cette scène évolue en vase clos et ne cherche pas à se positionner dans l’ensemble de la société québécoise majoritairement francophone et choisirait même délibérément de l’ignorer. Or les rapports qu’entretiennent les artistes de cette scène musicale avec leurs homologues francophones montrent que cette dynamique est, d’une part, plus complexe que celle décrite par les critiques spécialisés à l’international et, d’autre part, qu’elle est encore mal circonscrite.

Thomas A. Cummins-Russell et Norma M. Rantisi ont justement analysé la façon dont l’identité bilingue de Montréal participe à une dynamique de réseaux au sein de l’industrie musicale indépendante (Cummins-Russell et Rantisi, 2012). C’est à la réputation de Montréal comme incubatrice de talents artistiques et à la présence de cinq universités qu’ils attribuent une partie de la prolifération de groupes musicaux au sein de la scène musicale indépendante comme celle de l’Indie Pop qui a, par ailleurs, son public. Ils reconnaissent que le bilinguisme à Montréal et le statut francophone de la province ont aussi des effets sur la régulation de cette industrie et sur la configuration des réseaux de musiciens. D’une part, les marchés francophone et anglophone de la musique sont distincts et s’appuient sur des réseaux de diffusion différents. D’autre part, plusieurs réseaux se forment encore au gré de rencontres marquées par la langue d’usage des musiciens et par la concentration linguistique anglophone ou francophone dans certains quartiers. Comme il s’agit d’une scène locale indépendante relativement restreinte composée de liens très serrés entre musiciens et acteurs de cette scène, cela tend à renforcer le processus d’autoexclusion par la langue. Cependant, les auteurs, en se basant sur des entrevues, font remarquer que les collaborations entre les artistes des deux groupes linguistiques sont plus fréquentes, mais qu’il est encore rare que les musiciens anglophones et francophones partagent un même espace de performance (Cummins-Russell et Rantisi, 2012). Cela fait en sorte que les publics anglophones et francophones se mélangent peu.

Les médias locaux et certains professionnels culturels ont toutefois remarqué l’existence d’échanges et de rapprochements entre les musiciens des deux communautés linguistiques :

Les musiciens s’exprimant en anglais sont encore ceux qui définissent, aux yeux des observateurs extérieurs, la « scène montréalaise », mais la chanson en français n’en remporte pas moins sa part de succès international. De plus, on peut se questionner si nous n’assistons pas à l’émergence d’une nouvelle identité propre à la scène musicale montréalaise : celle des « néo‐anglo‐montréalais », ces artistes dont la langue première est l’anglais, originaires des autres provinces canadiennes ou des États‐Unis, et qui trouvent à Montréal non seulement un environnement (culturel, social, économique) favorable à la poursuite de leur carrière musicale, mais également le « charme » discret du fait français (comme c’est le cas pour Grimes, pour certains membres de Arcade Fire, etc.)[20]

Renaud, 2013, p. 10

La découverte du fait français par de nouveaux artistes anglophones installés au Québec participerait donc à une sorte de « pollinisation linguistique » (Renaud, 2013, p. 11) et culturelle qui pourrait être une des explications de cette identité que certains médias tentent de saisir en évoquant un son plutôt unique et typiquement montréalais. À ce titre, le documentaire From Montréal, qui explore plus précisément la scène musicale de l’Indie Pop, a montré justement le cas de musiciens venant d’autres provinces canadiennes et la façon dont ils ont créé leur réseau. Par exemple, Daniel Seligman, directeur du Festival Pop Montreal, y témoigne du fait que Montréal représentait un point de départ intéressant pour entamer une carrière musicale étant donné son caractère multiculturel, le coût abordable des loyers et des studios d’enregistrement et de sa proximité avec d’autres centres urbains très créatifs comme New York ou Toronto. L’aspect créatif de Montréal s’expliquerait aussi par la présence d’autres scènes bien organisées de la musique, comme celle de la musique électronique avec le Festival Mutek, celle de la musique pop underground avec le Festival Suoni Per Popolo ou celle des musiques nouvelles avec le Festival international Montréal/Nouvelles Musiques, qui ne sont que la pointe de l’iceberg de réseaux de diffusion de l’art alimentés par des départements universitaires d’arts et de musique ainsi que par des collectifs d’artistes qui créent et diffusent leur musique de façon autogérée.

Cette « pollinisation » musicale et linguistique se manifeste également par la formation de groupes composés d’artistes anglophones et francophones, comme Arcade Fire avec Régine Chassagne, une Québécoise qui a des origines haïtiennes, et d’autres membres du groupe issus des États-Unis. Cela se manifeste aussi par le choix de certains artistes de créer dans leur seconde langue officielle, comme l’Anglo-montréalaise Martha Wainwright qui, influencée par la culture française plus accessible au Québec que dans le reste du Canada, a consacré un album à Édith Piaf. C’est aussi le cas de Jason Bajada, qui a également lancé un premier album en français et qui a grandi au Québec avec un père francophone et une mère anglophone, ou encore celui d’Ariane Moffat, qui habite dans le fameux quartier du Mile-End et qui chante pour la première fois en anglais (2012). D’autres scènes musicales comme celles du hip-hop ont aussi leur phénomène, avec les Dead Obies, un groupe de la Rive-Sud de Montréal qui se qualifie de post-rap et qui défie les normes linguistiques en chantant dans un langage empruntant au français, à l’anglais et au joual.

En chantant dans « l’autre langue », ces artistes s’ouvrent ainsi à un nouveau public. Ceux qui chantent dans les deux langues peuvent aussi conquérir un public bilingue, comme on l’observe dans d’autres industries culturelles comme celle de l’humour où certains de ses représentants jouent sur cette spécificité. Emprunter à deux registres linguistiques implique également de maîtriser des références culturelles appartenant aux deux communautés linguistiques, ce qui peut rejoindre un public et des artistes qui ont grandi au Québec après la Loi 101 et qui sont minimalement bilingues, mais souvent plurilingues dans le cas de ceux dont les parents sont issus de l’immigration.

On peut ainsi penser que l’effervescence de cette scène musicale anglo-montréalaise traduit un phénomène plus large, qui combine l’effet de génération des enfants de la Loi 101, la circulation des oeuvres et des artistes de langue anglaise dans les industries culturelles et un discours valorisant la diversité et la créativité.

Dans cet article, nous avions comme objectif de saisir les caractéristiques de la scène artistique anglo-québécoise d’aujourd’hui. Notre hypothèse était que celle-ci était de plus en plus médiatisée, sans pour autant que sa visibilité conduise automatiquement à une grande reconnaissance chez les francophones et mette fin au mythe des deux solitudes. Pour l’explorer, nous avons d’abord expliqué ce qu’on entendait par « communauté anglo-québécoise », afin de mieux comprendre le lien entre ce qui compose cette communauté et ses productions culturelles et artistiques. À cet égard, il s’est avéré que plusieurs définitions coexistaient et que celle de « communauté anglo-québécoise » faisait plutôt référence à une construction sociale récente, datant des années 1970 et liée à la montée du nationalisme québécois et à la promulgation de plusieurs législations linguistiques qui ont conféré à cette communauté le statut de « minorité nationale » dans la province. D’autres événements sociopolitiques marquants comme la tenue des référendums sur la souveraineté ont même conduit à l’exode d’une partie de la communauté anglo-québécoise et de son élite économique. Ceci dit, ces événements, s’ils ont fragilisé cette communauté dans un premier temps, l’ont forcée à s’organiser dans un deuxième temps. Ce sont les années 1990 qui ont été les plus significatives pour la revitalisation de la scène artistique anglo-québécoise, après une période d’institutionnalisation et de professionnalisation culturelle et artistique dans l’ensemble du Québec et cristallisée par l’Expo 67. Dans les années 1990, plusieurs programmes, notamment ceux liés aux langues officielles à l’échelle fédérale et ceux liés au développement communautaire à l’échelle provinciale, ont permis une forme de réseautage d’organismes dédiés à l’expression des artistes québécois de langue anglaise. Outre la présence de ces organismes culturels, nous avons noté que de nouveaux acteurs oeuvrent aujourd’hui sur la scène artistique anglo-québécoise. Nous avons pris comme exemple la scène musicale anglo-montréalaise Indie Pop et le rôle de certains acteurs internationaux, en particulier la critique musicale spécialisée dans le processus de légitimation et de consécration des artistes. Nous avons également montré comment le fait que certains acteurs gravitent autour de mêmes lieux de création et de diffusion amenait une sorte de « pollinisation » artistique, culturelle et linguistique. Les solidarités qui se créent lors de ces échanges participent, en effet, à une sociabilité qui peut générer un sentiment d’appartenance à une communauté artistique. Et parce que cette « pollinisation » se concentre dans certains quartiers, elle est aussi très territorialisée en fonction de la langue, de la créativité et de la diversité ethnoculturelle qui y sont associées. Selon nous, la scène musicale anglo-montréalaise Indie Pop est représentative de phénomènes culturels et artistiques plus larges qui valorisent un discours sur la spécificité culturelle d’un contexte local de production et de création et de ses possibilités de métissage. Cette spécificité permet alors aux différentes scènes artistiques de s’appuyer sur des traits distinctifs liés à leur ancrage local tout en s’inscrivant dans des réseaux internationaux de diffusion, qu’ils soient peu ou très spécialisés. Ces réseaux élaborent des critères destinés à un public réceptif à des produits culturels caractérisés par un certain métissage. Celui-ci est d’autant plus valorisé que, dans nos sociétés contemporaines pluriculturelles, il renvoie à des compétences particulières nécessitant de connaître plusieurs registres culturels, voire linguistiques.